Seconde semaine d'Avril 1763
Le silence des fonds marins avait quelque chose de reposant, mais à mesure que le soleil disparaissait à la surface miroitante de vagues pour ne laisser que le linceul d’une obscurité opaque, la quiétude se transforma progressivement en une angoisse pesante. Le site archéologique immergé qu’il avait découvert récemment s’offrait à son regard comme l’image miroitante d’un rêve confus. Les colonnades mangées d’algues et de corails se dressaient comme les côtes d’un monstre éventré, enfouit dans un sable noir volcanique. Les habitations n’étaient que des ruines et les rues jadis pavées ne ressemblaient plus qu’à des langues grisâtres rongées par une végétation fournie, enrichie par un sol fertile et une température d’eau clémente grâce aux cheminées brûlantes de quelques conduits souterrains directement reliés au ventre rugissant de Tiamat.
Depuis plusieurs jours, Purnendu plongeait au plus haut du cycle solaire afin de bénéficier de la meilleure visibilité possible. Son kattumaram projetait son ombre racée au dessus de lui et l’ancre à l’épais cordage lui servait d’unique lien entre les profondeurs et la surface. Il s’aidait de la corde pour descendre rapidement, mais aussi pour remonter lorsque sa besace était pleine ou que ses poumons criaient pitié. En cet instant, il venait tout juste d’atteindre le nouveau palier qu’il s’était imposait et ses griffes s’accrochaient sur une fresque à moitié effacée dont quelques gravures en or subsistaient. Ses yeux dévoraient chaque détail afin qu’il puisse, plus tard, coucher sur papier cette merveille du passé. Alors qu’il passait les coussinets sur une zone rongée par des bernicles, il vit une ombre apparaître soudainement derrière lui.
Aussitôt le félin fit volte-face, doigts crispés afin de rendre ses griffes aussi menaçantes que possibles, babines retroussées sur ses crocs de smilodon. Si l’on ignorait ses airs de peluche à cause de sa fourrure gonflée et ondoyante autour de lui comme un coton gris et beige, il y avait de quoi faire peur à n’importe quel animal qui l’envisageait comme repas. Ces eaux étaient habitées de grands prédateurs, il s’en doutait parfaitement et ne comptait pas finir dans l’appareil digestif d’une murène géante ou d’autre chose à tentacules. Quelle ne fut pas sa surprise de tomber plutôt nez à truffe avec… Aldaron Leweïnra, le compagnon d’Ivanyr et Bourgmestre de Caladon. Le graärh redressa les oreilles et l’observa avec doute, craignant de subir une hallucination à cause de la pression dû à la profondeur… mais à voir la réaction du pauvre elfe immergé ? Il s’agissait bel et bien de lui. Le cri -ou gargouillement- qui s’en suivit fut aussi sincère qu’abasourdit :
« - Hnnn !? Ald-bloubl... blp !? »
Une nuée de bulles échappa à la gueule grande ouverte du graärh stupéfié qui plaqua aussitôt les deux mains sur le devant de sa truffe pour essayer d’en retenir -futilement- la majorité. Ses yeux ronds restèrent encore accrochés quelques secondes sur l’elfe avant qu’il ne l’attrape par le bras et ne l’attire à lui. Par une série de signes hâtifs, il lui indiqua de se mettre dans son dos afin de pouvoir s’accrocher à ses cornes. Lorsque ce fut le cas, Purnendu attrapa l’épais cordage et commença à se hisser vers la surface. Sa puissante musculature roulait sous la fourrure rendue évanescente dans ce milieu aquatique et la longue queue ondoyait dans son sillage comme un gouvernail qui ajustait sa posture dès qu’un courant trop fort les percutait.
L’air commença à manquer dans ses poumons, mais il ne vint pas à accélérer le rythme de ses brasses sachant qu’une secousse trop forte pourrait déloger son précieux colis. Il ne comprenait pas comment le Bourgmestre s’était arrangé pour se retrouver soudainement devant lui à des dizaines de mètres sous la surface de l’océan, mais dans leur situation précaire ; ça n’avait pas réellement d’importance. Lorsque sa tête fendit enfin les flots, il se contorsionna pour passer un bras ferme autour de la taille de son ami et s’assura qu’il ait lui aussi droit à une grande bouffée d’oxygène. Près d’eux, le clapotis des vagues résonnait sur la coque de l’étrange embarcation graärh que l’herboriste utilisait comme point d’ancrage.
Elle se composait de deux coques parallèles en bois léger, oblongues et retenues à une certaine distance l’une de l’autre par deux tiges en bois flotté. Le dessus était fais d’un large filet de cordage huilés aux mailles denses et qui constituait un vaste espace de vie. Il n’y avait qu’une seule voilure, de toile rectangulaire, dont la base du mât permettait une rotation de 180° afin de pouvoir naviguer dans un sens ou dans l’autre sans avoir à manœuvrer. Taillé dans une ligne basse volontaire, ce bateau offrait une navigation dite à plat et par son manque évident de leste, il paraissait insubmersible. Avec son faible tirant d’eau, il semblait certain que les mouillages en étaient grandement facilité lui permettant de s’amarrer autant sur des plages que des criques, mais aussi d’être utilisé dans les fleuves que les eaux profondes comme aujourd’hui.
« - Aatmaon dvaara ! Que fais-tu ici !? »
La voix enrouée à cause de la tasse particulièrement salée qu’il venait de boire dans sa stupeur quelques minutes plus tôt, Purnendu hissa l’elfe sur le filet et ne tarda pas à la rejoindre dans une cascade lorsque son épaisse fourrure dégorgea le plus gros de son eau. Complètement trempé, l’herboriste paraissait soudain moins impressionnant, même si sa musculature épaisse n’en ressortait que davantage. Accroupi, il vint à s’ébrouer vivement histoire de redonner un peu de volume à ses poils, puis s’approcha de son invité inattendu pour commencer à le déshabiller. Sourd à ses protestations, il le laissa quelques secondes le temps d’aller vers une caisse sanglée près du mât. Lorsqu’il l’ouvrit, l’immense félin en tira une large couverture en laine épaisse et enroula l’elfe dans ses replis avant de le frictionner pour essayer de lui redonner quelques couleurs.
« - Comment… Non, plutôt par quelle magie es-tu ici ? »
Il leva la truffe pour contempler son environnement immédiat, mais à part l’imposant volcan qui trônait au centre de Tiamat, couvrant le ciel de ses cendres éternelles et coupant la ligne d’horizon de sa silhouette noire ; il n’y avait rien. Aucun navire de l’Alliance, aucun radeau de naufrage… Troublé, il rabaissa son attention sur son ami et vint fléchir des pattes afin de pouvoir se mettre à sa hauteur. Oreilles plaquées sur l’arrière en signe d’inquiétude, il frotta sa tête à la sienne avec un profond ronronnement.
« - Ne me fais plus des frayeurs comme ça, tu veux bien ? Je vais croire que sauver ta vie est devenu la norme de nos rencontres ! »
Le timbre quitta ses accents d’angoisse pour retrouver la chaleur d’une taquinerie affectueuse alors qu’il se redressait pour ramasser ses habits et les étendre sur les cordages qui tenaient la voile. La surface d’étendage était réduite, mais suffisante et lorsqu’il eut terminé, Purnendu s’installa confortablement au milieu du filet qui réagissait avec souplesse et élasticité. Il fit signe à Aldaron de le rejoindre et l’attira contre lui pour partager sa chaleur corporelle à la sienne.
« - … Es-tu ici pour m’annoncer de sombres nouvelles ou puis-je espérer n’avoir qu’une conversation paisible à tes côtés ? »
Il n'était pas dupe, une telle visite avait peu de chance d'être de simple courtoisie. Un petit clin d’oeil alors qu’il observait les rives sombres de Tiamat à quelques kilomètres de là et il ajouta, d’une voix basse :
« - Nous rentrerons à mon camps lorsque tu auras un peu séché, d’accord ? »
Il n’était pas très sûr de la résistance des elfes et craignait que celui-là en particulier n’attrape un rhume ou pire s’il faisait immédiatement le voyage de retour. Même si ce dernier durerait que quelques minutes d’ici à ce qu’ils atteignent les rivages de l’île, le vent pouvait être encore froid et piquant à forte vitesse.