La promesse des honorés [Ilhan et Janga]

-Vladimir ?

Tout en rangeant son parchemin scellé lui permettant de circuler librement en Délimar, Jangali cherchait des yeux le Serval. Même si le chasseur voulait absolument en découdre avec le garde du corps, il avait promis à Ilhan de ne pas faire d’esclandres. Surtout le jeu n’en valait pas la chandelle, il se retrouverait très vite enchainé et déshonoré, entachant par la même l’honneur et la réputation d’Ilhan. Couvrir de honte son bienfaiteur était inenvisageable pour le gourmet. D’ailleurs il comptait bien lui rendre l'appareil si seulement il trouvait Vlad…

Le Serval lui posa la main sur l’épaule, lui arrachant un cri de surprise. Maudit soit-il ! Il n’avait donc pas idée de surprendre les gens comme ça ? Et comment avait-il donc fait pour être si discret ? Jangali avait des sens affûtés et pourtant il ne l’avait pas senti sortir des ombres… C’était décidément un sacré spécimen. Le Dauphin était bien entouré, c’était certain.

-Je dois voir Ilhan, tu m’accompagnes ?

Question purement rhétorique. Sa mission était bien évidemment de le suivre partout, autant pour le protéger que pour le surveiller. Bien sûr qu’il allait le suivre, mais rien n’empêchait le facétieux graärh de plaisanter !

Tantôt comptant sur sa mémoire spatiale, tantôt avec l’aide de Vladimir, Jangali finit par arriver à la demeure du Conseiller. Dihya les accueillit, évitant toujours autant le regard du félin pour le moment. Leur rencontre avait été pour le moins très intense et il tardait à Jangali qu’elle ne surmonte son appréhension afin qu’ils puissent s’amuser tous deux en cuisine. Jamais il ne pourrait vraiment intégrer la culture sans-poil, mais la culture culinaire, elle, est universelle !

-Bonjour Ilhan.

Le salut, accompagné d’un ronronnement en bonne et due forme, était chaleureux et sincère. Encore une fois, la maitresse de maison l’avait emmené dans le bureau personnel du conseiller. Pour un peu, le chasseur aurait pu croire que c’était également la chambre du petit humain, tant il l’avait associé à cet endroit. Il se garda de lui faire remarquer, par respect pour lui. Il était encore trop tôt pour titiller la patience du Dauphin. Peut-être après avoir discuter de la raison de sa visite ?
Prenant place dans le même siège que la veille, il planta ses yeux droit dans ceux de son hôte.

-Ilhan, j’ai pas mal cogiter depuis hier et j’aimerai te parler de certaines choses.

Se disant, son ton restait enjoué mais un brin sérieux. Seule sa queue semblait agitée. Ce qu’il s'apprêtait à dire n’était pas quelque chose d’anodin dans la vie d’un graärh.

-J’ai parlé à Purnendu tout à l’heure. Ne t’inquiètes pas, je suis sorti sur la plage pour t’éviter des taxes inutiles, s’empressa-t-il d’ajouter en voyant ses tics nerveux.Et j’ai pris quelques décisions…

Finalement il se releva, faisant quelques pas dans le bureau pour ordonner ses pensées.

-Je t’ai dit que je ferai tout pour te remercier pour ce que tu as fait pour moi jusqu’à présent pas vrai ? Et bien j’ai bien quelque chose qui pourrait t’aider…

Tournant le dos à Ilhan, il sortit de sa poche deux bracelets dorés. Il les regarda avec apréhention et inspirant comme s’il allait sauter du haut d’une montagne, il se rapprocha du bureau et les y déposa. Il laissa le temps à Ilhan d’en saisir un et de l’examiner. Puis enfin il répondit à son regard interrogatif et expliqua le fond de sa pensée.

-Ces bijoux, se nomment “la Promesse aux Esprits”. Depuis le temps, tu dois savoir que nous accordons énormément d’importance aux Esprits-Liés et ceci, est en quelque sorte la représentation physique du plus grand honneur pour un graärh. En portant cet objet, ce n’est ni plus ni moins une promesse faite en présence des Esprits eux-même que tu te jures d’honorer. Tu te doutes bien de l’énorme portée symbolique que cela représente n’est-ce pas ?

Il laissa le temps à Ilhan de méditer à ses paroles. Nul doute que l’ingénieux Dauphin avait déjà compris l’immense valeur de ces bracelets, allant bien au-delà de la simple valeur marchande…

-Si tu acceptes, j’aimerai que nous échangions une promesse, toi et moi. Celle de tout faire pour oeuvrer pour la libération et le respect de mes frères et soeurs. Et avant qu’il ne put répondre, il enchaina.Mais avant que tu ne prennes le temps de répondre… je dois t’avouer quelque chose. Quelque chose de délicat…

De nouveau, il fit les cent pas dans le bureau. À présent il était vraiment agité.

-Je ne sais pas si tu l’avais déjà deviner mais… en venant ici à Délimar… en venant de mon propre chef prévenir pour le réveil des Couronnes… je me suis couvert de honte. Ma mission était d’aller enquêter et de rapporter à mon Aaleeshaan ce qu’il se tramait dans les marais. Pas d’aller chez des sans-poils et révéler une information que mon Aaleeshaan seule devrait décider de la divulguer ou non.

Il s’arrêta et planta de nouveau son regard directement dans les orbes sombres. Leurd lois étaient le ciment de leur société, et elles ne pouvaient être prises à la légère.

-Ilhan, je suis un Ashuddh pour les miens. J’ai sacrifié mon honneur pour donner à mon peuple une chance de survivre à ce fléau. J’ai affronté Rog. J’ai ressenti jusqu’au plus profond de mon être la différence de puissance. Les graärh ne sont plus la glorieuse civilation qu’ils étaient avant. Humains ou Graärh, si nous ne faisons pas front commun, l’esclavage ne sera plus que le cadet de nos soucis…

Encore une fois il s’était laissé emporté par ses émotions. Mais n’était-ce pas là sa vraie façon d’être ?

-Sachant tout cela, la décision te revient. Si tu me considère toujours comme digne de confiance et que tu acceptes, alors ces bracelets te seront utiles pour ton projet d’abolition.

Il avait parfois l’impression de crouler sous les parchemins. Il avait passé tout le début de journée à la citadelle à travailler sur les avancées à Cordont, à répondre aux courriers du Conseil établi là-bas sur diverses questions, puis à avancer le projet sur l’abolition de l’esclavage. Notamment il avait ajouté tout un pan à son étape de propagande, escomptant utiliser la présence du Graärh arrivé la veille pour commencer à montrer une bonne image de ce peuple. Il comptait faire en sorte que le Graärh soit vu au maximum en présence de personnes d’importance. Certes, Jangali serait vu souvent à ses côtés. Mais, même si la réputation de l’althaïen n’était pas mauvaise, il ne faisait pas aussi forte impression que des délimariens de " souche ", si l’on pouvait parler ainsi.

Il comptait donc lui faire rencontrer au plus vite Nyko Svenn et Sigvald Elusis, deux personnalités notables, ayant un fort impact sur la population. Deux personnalités hautes en couleur, si représentatives de Délimar, qui auraient un impact mental réel sur la conscience du peuple et des fiers guerriers qu’ils étaient tous. Si par ailleurs il parvenait à faire accepter aux deux nordiques de prendre le Graärh sous leurs ailes, ou, mieux encore, de lui accorder un petit duel amical…

Cette arrivée avait ajouté un coup de fouet à leur projet, de façon inattendue, inopinée, mais bienvenue, et le Tisseur comptait bien en tirer le meilleur parti possible. Tous ses plans l’avaient toutefois accablé de fatigue. Il avait donc demandé à pouvoir finir sa journée chez lui. Cela ne l’empêcherait pas de continuer à travailler, peut-être même jusqu’à pas d’heure. Mais au moins, il pouvait travailler avec plus de confort, plus de latitude. Et contacter, sans crainte, ses araignées…

Un projet lui trottait en tête depuis longtemps déjà et prenait forme aussi. Celui de retrouver tout althaïen, apparenté de près ou de loin à la Romantique, et de les rapatrier auprès de lui. Ici, à Délimar, si ce fut possible. Il n’avait pour l’heure pas encore évoqué cette idée à sa Reine, pas aussi franchement. Et n’avait pas encore vu avec elle les modalités de cette possible arrivée de nouveaux étrangers. Pas que cela serait une arrivée de masse, cela dit. Il savait d’ores et déjà qu’ils n’étaient plus qu’une poignée. Une à deux dizaines. Peut-être trois dizaines, dans le meilleur des cas. Une trentaine de personnes ne pourrait mettre en péril une cité, quelle qu’elle soit. Non, là ne serait pas le problème. Le plus gros souci serait de convaincre les siens de venir en cette cité si fermée par certains aspects, d’accepter de payer une taxe folle pour certains d’entre eux, eux si souvent adeptes de la magie et amoureux des belles choses raffinées.

Il n’en était pour l’heure qu’à tenter de les localiser et prendre contact, via ses araignées. Il pouvait d’ailleurs fortement remercier son réseau d’informateurs qui permettait d’avoir un recensement assez fidèle en ce genre de cas. Ainsi qu'un recensement des talents intéressants à recruter, surveiller, tenter de rapatrier pour Délimar... Mais pour en revenir aux althaïens, si une majorité répondait favorablement et exprimait le désir de le rejoindre à Délimar, alors il évoquerait ce projet plus précisément avec sa Reine. Il ne doutait pas qu’elle accepterait sur le principe. Il serait surtout question d’avoir son aval officiel et de préparer leur arrivée.

Il en était là de ses pensées, scellant un dernier parchemin, quand on lui annonça l’arrivée de Jangali. Bien, parfait, il n’aurait pu rêver meilleur moment. Il avait assez bien avancé son travail de la journée pour accorder un certain temps à leur nouvel invité.

– Salutations à toi, Jangali Pasu, répondit Ilhan en se levant et en imitant la pose du Graärh.

Sans bien entendu pouvoir lui rendre son ronronnement. Mais le regard franc qu’il rendit au félin était aussi parlant que ces vocalises.

-Ilhan, j’ai pas mal cogité depuis hier et j’aimerais te parler de certaines choses.

Ils se rassirent tous deux et Ilhan invita d'un geste Jangali à exposer ses idées. Il ne connaissait pas totalement le langage corporel des grands félins, mais il sentait que les choses en question devaient être sérieuses. Le Graärh était-il revenu sur ce qu’il avait dit ? Doutait-il de nouveau de la volonté de Délimar d’abolir l’esclavage des siens ? Moult questions agitèrent le dauphin en son esprit, mais il se garda bien de les poser, et attendit sagement, son visage aussi lisse que le marbre, mais un sourire encourageant aux lèvres et son regard sombre se faisant des plus attentifs.

Toutefois l’agitation du Graärh, qui soudain se releva et fit les cent pas, ne l’aida en rien à calmer les pensées torrentielles qui coulaient en lui tel un fleuve en crue.

-Je t’ai dit que je ferai tout pour te remercier pour ce que tu as fait pour moi jusqu’à présent pas vrai ? Et bien j’ai bien quelque chose qui pourrait t’aider…

Ilhan arqua un sourcil, soudain circonspect. Attendit, attendit encore, alors que le Graärh lui tournait maintenant le dos, hésitant entre méfiance et appréhension – que sortait-il de son sac ? Allait-il l’attaquer soudain ? – et inquiétude pour son invité. Invité qui enfin se retourna et posa sur son bureau…

Deux bijoux magnifiques qu’Ilhan n’avait encore jamais vus auparavant. Il se saisit de l’un d’eux et le tourna entre ses doigts, faisant jouer la lumière sur le bracelet. Oui, magnifique, dans sa simplicité. Il n’égalait pas le raffinement des orfèvres althaïens… mais il transpirait d’une autre beauté. Bien plus tribale. Bien plus Graärh. Et en un sens, bien plus vraie de beauté pure. Toujours sans un mot, Ilhan releva un regard empli de questions sur Jangali. Une chose appréciable chez cette espèce : ils étaient sensibles à tout signal du corps, ils savaient comprendre les paroles invisibles, intangibles, d’un regard, d’un sourire… Il n’eut pas à attendre pour avoir de plus amples explications.

Et le dauphin écouta avec une avide curiosité.

- Tu te doutes bien de l’énorme portée symbolique que cela représente n’est-ce pas ?

D’un simple hochement de tête, il acquiesça et l’encouragea à poursuivre.

Mais, s’il avait bien compris la valeur des bijoux, la valeur sentimentale possible et surtout spirituelle, et se sentait honoré que le Graärh lui confie une telle tradition… il ne s’était pas attendu pour autant à la suite. Une promesse ? Tous deux ? Qu’ils se lient… à l’aide de ces bracelets… tous deux ? Un Graärh se lierait de son plein gré à un humain ?

Et la suite le laissa plus pantois encore. Ashuddh. Il connaissait ce mot. Sa signification. Purnendu le lui avait bien expliqué. Un exclu, un sans tribu... Mais, loin de s’en offusquer, loin d’alarmer réellement Ilhan, qui sentait là non pas un réel déshonneur, mais une certaine grandeur d’âme au contraire, le Tisseur entrevoyait là une autre possibilité. Un autre pan de propagande, plus fort encore, plus impactant, que tout ce qu’il aurait pu espérer. Si le Graärh acceptait, bien entendu… mais… après tout...

-Sachant tout cela, la décision te revient. Si tu me considères toujours comme digne de confiance et que tu acceptes, alors ces bracelets te seront utiles pour ton projet d’abolition.

Ilhan doutait que les bracelets l’aident véritablement pour le projet en tant que tel, pour tout avouer. Par contre… Par contre un tel lien avec un Graärh, se lier avec le Graärh par une fidélité sans faille, que le Graärh l’aide à mieux faire comprendre et connaître son peuple pour faciliter le projet d’abolition… ça oui, en effet. Que cela renforce la confiance de ce Graärh envers lui et les aide dans leur volonté de rapprochement entre leurs deux peuples... Oui, c'était possible aussi. Et si pour cela, Jangali souhaitait se lier par ces bracelets…

Même s’il lui fallait en savoir un peu plus à leur sujet avant d’accepter tête baissée, bien entendu.

– Que tu sois Ashuddh n’est pas un problème pour moi et ne le sera sans doute pas pour notre Intendante non plus. Pas dans ses conditions. Votre peuple a l’air très strict sur la notion d’honneur. Délimar l’est tout autant, mais le plus grand honneur est aussi parfois de savoir sacrifier le sien pour l’honneur de tous. Ce que tu as fait. Cela n'entâche en rien ma confiance en toi.

Ilhan ramassa un des bracelets et le fit tourner de nouveau dans ses mains.

– Et tu as raison. Les Humains et les Graärh vont devoir s’unir pour combattre leur fléau respectif. Les chimères pour nous, le fléau des cendres pour vous. Et si nous combattons ensemble, nous serons plus forts pour contrer ces vieux ennemis. En fait je suis persuadé que seule une telle alliance nous permettra de vaincre et de survivre tous.

Il reposa le bracelet, avec un geste empreint de respect.

– Je me sens honoré de ta proposition. Et je suis prêt à l’accepter. Pour tout avouer, je n’ai pas besoin personnellement de ces bracelets pour m’engager à tout faire pour abolir l’esclavage en Délimar ni pour avoir confiance dans ton engagement à nous aider. Tu ne serais pas là sinon, et pour ma part j’oeuvre déjà en ce sens. Mais si tu tiens à sceller encore mon engagement par une promesse, par une promesse plus… solennelle…

Son regard sombre voleta sur les bracelets, avant de revenir sur le Graärh.

– Je ne dis pas non. Mais… Il me faudrait toutefois en savoir plus. Si j’ai bien compris, cela comprendrait un échange de promesses, n’est-ce pas ? En échange de cette promesse, que je te ferai, je te demanderai une promesse également, c’est bien cela ? Souhaites-tu vraiment te lier à moi par un serment de si grande importance ?

Il s’humecta les lèvres.

– Ils s’appellent… la promesse des esprits. Quel est leur nom Graärh d'ailleurs ? Qu’ont-ils de… particulier ? Chez nous, les objets permettant de tels serments ont souvent des… capacités. Des pouvoirs. Positifs si le serment est tenu, négatifs si le serment ne l’est plus. Qu’en est-il de ces bracelets ? Je suppose qu’une fois la promesse scellée, ces bracelets ne peuvent être enlevés ?

Il garda bien toutefois d’aborder la promesse qu'il pensait demander au Graärh en échange. De même qu’il n’évoqua pas encore ses idées quant à ce qu'il attendait de Jangali, pour l’aider dans son projet de propagande pro-Graärh. Ou ses idées quant à lui retrouver une possible tribu… Il avait besoin de réponses avant. Il exposerait ses idées ensuite.

Les oreilles de Jangali marquèrent un angle étrange, que tout graärh savait interpréter comme du soulagement. Il ne savait pas trop si c'était les mots, o bien l'attitude posée du Dauphin, mais il sentait qu'il avait compris son message, son importance. Et bien plus encore, il avait enfin abandonné son vouvoiement qui lui été si cher. Pour le graärh, ce n'était en rien anodin ! Cela le confortait en quelque sorte dans son choix finalement. Sa confiance était réciproque, et ça, ça n'avait pas de prix. Délimar, la cité de l'honneur. Il semblait bien qu'il le prouvait encore une fois...

-Vaada ko Devataon, c'est leur nom en graärh, dit-il avec un sourire, heureux de sa curiosité. Je doute que la traduction en Commun soit aussi bonne pour égaler leur nom originel, mais libre à toi d'utiliser l'un ou l'autre. Tant que tu les utilises comme il faut, leur nom à peu d'importance après tout.

Sa queue battant toujours l'air, il finit par se rasseoir. Il était toujours agité, mais au moins, il était au même niveau que les yeux de l'Althaïen au moins. Comme il lui avait demandé, bien sûr, il saisit un bracelet et l'enfila sur son poignet gauche.

-Ta confiance m'honore Ilhan. Aussi je vais t'expliquer ce que je sais sur ces bracelets. Tout d'abord, ils sont très rares. Beaucoup de graärh considèrent qu'ils n'ont pas besoin de bijoux pour tenir une promesse, l'honneur nous pousse naturellement à tenir nos engagements. Je suppose que je ne te surprend pas sur ce point n'est-ce pas. Donc, de ce que je sais, ils étaient autrefois utilisés pour sceller des pactes entre des tribus rivales, souvent pour éviter que la Kamda n'intervienne directement. Puis peu à peu, ils sont devenus de moins en moins répandus. Bien sûr ils n'ont pas perdu leur utilité pour autant.

Il se pencha vers Ilhan, en montrant clairement les petits glyphes représentant la Vache et la Gerridae. Ce n'était bien sûr pas des représentations très fidèles des Esprits, mais plutôt des petits pictogrammes stylisés, assez rustiques mais néanmoins évocateurs. Ils étaient apparus au moment même où il avait enfilé le bracelet et pourtant ils semblaient comme être présent depuis le tout début de sa conception...

-Tu as vu juste en disant qu'ils avaient des effets bénéfiques. Regardes, en affichant notre dévotion et notre volonté d'honorer notre promesse devant les Esprits, représentées par ces petits symboles, le porteur d'un bracelet peut temporairement utiliser les pouvoirs des Esprits de l'autre porteur. J'aime à croire que c'est en quelque sorte une aide des Esprits pour que l'on puisse mener à bien notre promesse. C'est bien sûr que ma théorie hein.

Il sourit, dévoilant de nouveaux ses impressionnants crocs, avant d'enlever le bracelet, faisant disparaître les symboles par la même.

-Maintenant, comme tu peux le voir, je peux l'enlever facilement. Ce n'est pas le cas une fois la promesse faite. C'est un engagement de corps et d'âme après tout. Et si jamais tu viens à manquer à ta parole... Je ne vais pas te mentir. Je ne sais pas vraiment. Je n'ai vu qu'une poignée de personnes en porter, et jamais ne pas respecter leur promesse. Il se gratta l'oreille, mal à l'aise. Je... Je suppose que tu ne pourras tout simplement plus l'enlever et qu'il deviendrait une marque de honte, preuve que tu t'es parjuré devant les Esprits eux-même. Il est même possible, je pense, que les Esprits eux-même ne te feront plus confiance et que tu perdrais une partie, ou la totalité de leur faveurs...

Il le fixa droit dans ses obsidiennes, avec un petit sourire gêné. Il se rendait maintenant compte que ses explications faisant carrément peur à vrai dire.  Mais au final, il lui devait bien ces explications. Il devait être transparent s'il voulait son entière confiance. Il acheva donc.

-Tu en sais à présent tout autant que moi, la décision te revient donc. Acceptes-tu de jurer devant les Esprits de tout mettre en oeuvre pour abolir l'esclavagisme de mes frères graärh et de tout faire pour protéger les intérêts de tout graärh qui s'en montrerait digne ?

C'était une grande responsabilité, mais lui-même était prêt à jurer n'importe quoi qu'il lui demanderait en retour. Après tout, qu'avait-il à perdre de plus ?.. Sauf bien sûr de trahir son peuple, cela allait de soi.

Ilhan écouta avidement les propos du Graärh, ses yeux sombres sondant intensément les lacs céruléens qui lui faisaient face. Y cherchant tout mensonge, toute duperie. Venant d’un Graärh, et de ce Graärh-là en particulier, il en doutait, mais il n’avait pas survécu toutes ces années durant d’espionnage en se laissant aller à une confiance aveugle. Toutefois ni ce qu’il observait chez le grand félin, ni son glyphe de détection du mensonge ne décelait une quelconque tromperie. Non, nulle fourberie en face de lui. L’autre révélait ce qu’il savait, tout ce qu’il savait, sans retenue et sans mensonge.

Il observa alors la démonstration du Graärh, et les glyphes apparus sur le bracelet qu’il avait mis. C’était là… une belle magie. Si l’on pouvait parler ainsi. C’était un objet bien plus précieux encore que ce que lui révélait Jangali, pour tout avouer. C’était là un serment bien plus puissant que ceux qu’il avait pu voir ou connaître, mis à part le serment des baptistrels. Il n’était pas un puissant mage, loin de là, même si depuis Cordont sa magie s’était un peu améliorée, mais il avait presque l’impression de sentir l’énergie vibrer de ce bracelet. Pure impression sans doute…

Il releva ses orbes de jais sur Jangali, manquant frissonner à la vue des crocs en ce rictus se voulant sourire.

Magnifique. Le Graärh lui proposait un pacte, un serment, avec ces bracelets a priori puissants, aux enjeux drastiques… sans en connaître tous les enjeux ? Ilhan retint une moue dubitative quant à la pure folie que cette proposition représentait alors.

- Tu en sais à présent tout autant que moi, la décision te revient donc. Acceptes-tu de jurer devant les Esprits de tout mettre en oeuvre pour abolir l'esclavagisme de mes frères graärh et de tout faire pour protéger les intérêts de tout graärh qui s'en montrerait digne ?

Fou, oui, le Graärh était fou. Et il était sans doute aussi fou que lui pour concevoir la possibilité d’accepter. Pourtant tous ses instincts lui criaient de refuser, de rejeter l’offre et le cadeau. Mais ne serait-ce pas là offenser son nouvel allié ? Ne serait-ce pas là ruiner tous les efforts qu’il avait entrepris jusque-là pour le rapprochement de leurs deux peuples ? Il n’avait pas fait tout ce chemin, pour reculer là maintenant, simplement face à des bracelets.

Il ne répondit pas de suite toutefois, préférant se laisser du temps encore pour réfléchir. Il espérait que le Graärh comprendrait. Ce n’était pas là une décision à prendre à la légère. Il allait possiblement se lier au félin, sans aucune chance de retour, en mettant en jeu l’un de ses plus forts alliés, son esprit lié, qui l’avait si souvent secondé dans les passes difficiles.

– Vaada Ko Devaa… Devataon, tenta-t-il de répéter d’une voix sourde tout en reprenant un des bracelets entre ses doigts. La promesse des esprits.

Mais prenait-il véritablement un si grand risque ? La promesse que le Graärh lui demandait, il l’accomplissait déjà, corps et âme, sous l’ordre de Tryghild et en plein accord avec sa propre conscience. Cet ordre et cette promesse ne faisaient déjà qu’un avec ses convictions, il n’avait aucune raison de ne pas tout donner. Il donnait déjà tout. Il oeuvrait pleinement en ce sens. La promesse ne le lierait donc pas tant que cela au final. Et une fois l’abolition votée, car elle le serait, foi d’Avente, il n’avait pas fait tout cela pour rien, sa promesse aura été accomplie et il ne serait plus enchainé.

Et en acceptant, il pouvait se lier le Graärh plus étroitement encore. En apprendre pleinement sur ce peuple, dont ils allaient avoir besoin si ce qu’il disait était vrai, et qui allaient avoir besoin d’eux tout autant. Certes se lier à un Ashuddh ne serait peut-être pas bien vu du peuple Graärh. Mais ce peuple avait-il besoin de le savoir ? Pour sa part, s’il acceptait, il se liait l’un des leurs, pouvant obtenir de plus amples informations, en apprendre plus pour comprendre mieux et donner plus de clés à sa Reine quand le moment viendrait. Si elle allait jusqu’au bout et se revendiquait Kamda Aaleshaan de Calastin, ce qu’il était persuadé qu’elle ferait pour tout avouer. S’il se liait au Graärh et pesait bien les mots de la promesse qu’il lui demanderait, il pourrait peut-être en faire un des leurs, un Graärh de Délimar, libre, qui montrerait alors… la voie… à d’autres ? Il avait déjà pensé utiliser le Graärh comme objet de propagande, pour leur projet d’abolition. Mais en se liant à lui, en le liant à une promesse bien pensée, il pourrait en faire un outil plus acéré encore.

Il risquait gros. Surtout avec si peu d’informations quant à ce bracelet. Mais il pouvait y gagner gros aussi. Ou plutôt Tryghild pouvait y gagner, et Délimar avec. Quant à lui… le risque en valait peut-être la chandelle. Après tout, en cet instant, ce n’était que lui qui prenait un risque, et non plus les autres qui prendraient des risques pour lui. C’était lui qui risquait de le payer chèrement s’il se trompait. Mais peut-être cela en valait-il le prix, si cela permettait à Tryghild d’obtenir ce dont elle avait besoin. Et après tout, au crépuscule de sa vie, peut-être pouvait-il se permettre ce possible sacrifice, si cela était pour le plus grand bien. Pour la Grande Oeuvre. Oui, la Grande Oeuvre. Et sa Reine. C’était là tout ce qui comptait. Et peu importait ce que cela lui coûterait à lui.

Fort de cette résolution, il releva soudain des yeux déterminés sur le Graärh. Il s’empara pleinement du bracelet et, tout en observant Jangali droit dans les yeux, il enfila le bijou.

– J’accepte de jurer devant les Esprits de tout mettre en œuvre pour abolir l’esclavage du peuple Graärh en notre cité et de tout faire pour protéger en Délimar tout Graärh qui s’en montrerait digne et qui soutiendra mon Aaleeshaan.

Il avait certes ajouté un tronçon au serment. Mais il était hors de question qu’il fasse quoique ce soit qui contreviendrait à Tryghild et à Délimar. Et par cette phrase, il ajoutait cette condition, somme toute légitime connaissant son statut, au serment qu’on lui proposait. Il laissa planer un léger silence entre eux, sondant Jangali du regard, comme cherchant à lire s’il acceptait ce serment-là. Puis finalement, ajouta, toujours de sa voix grave et posée, empreinte d’une solennité et d’une détermination sans faille.

– Et toi, Jangali Pasu, acceptes-tu de tout faire pour soutenir mon Aaleeshaan Tryghild Svenn, actuelle intendante de Délimar, Dame loup détentrice du bouclier de l’honneur, dans tous ses projets, notamment concernent le peuple Graärh ?

Le regard était une chose puissante, presque aussi universel que la nourriture. C’est par ce biais que se dévoilait l’âme, antre des émotions. Si l’on pouvait y cacher la vérité, le ressenti du coeur pouvait difficilement l’être. Et c’est par cette fenêtre, que Jangali observait, amusé, actionner les rouages de pensée du Dauphin. Il le voyait clairement peser le pour et le contre, tourner et retourner ses moindres paroles pour en tirer tous les tenants et aboutissants. Et c’est parce qu’il faisait ce travail avec une minutie sans pareil qu’il lui offrit sa réponse.

Et dire que cela lui mettait du baume au coeur serait sûrement un euphémisme. Un véritable soulagement. Le Gourmet, plus que la nourriture, vivait pour l’honneur, et Ilhan lui offrait l’honneur de Délimar. Maigre compensation pour apaiser la douleur d’avoir quitter les siens… mais c’était peu de chose comparé à la peur de décevoir les Esprits. Si le graärh était sûr de son choix, il l’était beaucoup moins vis à vis de la Vache et de la Gerridae. Même si ces deux Esprit figuraient parmi les moins “guerriers”, le chasseur se devait de les honorer et de ne pas les porter à faux. Accepteraient-elles qu’il vienne en aide aux Sans-Poils ? Le condamneraient-elles pour avoir choisi cette voie ?

C’est avec tant d'appréhension qu’il se saisit du bracelet à son tour. Il inspira un coup, souhaitant de tout coeur faire le bon choix. Et si ce n’était pas le cas… il serait aussi prêt à en subir les conséquences. Il était allé trop loin pour reculer maintenant. Ce n’était pas la façon d’être de Jangali Pasu.

-Je jure devant les Esprit de soutenir Aaleeshaan Tryghild dans tous ses projets, tant qu’elle vivra dans l’honneur et respectera les intérêts des Graärh.

S’il n’était pas aussi éloquent et ne maîtrisait pas aussi bien le phrasé que Purnendu ou Ilhan, il connaissait suffisamment les enjeux pour laquelle il luttait pour se permettre cette reformulation ! Il était peut-être un peu idiot et insouciant, mais jamais il ne laisserait tomber son peuple.

Et puis il attendit. Son compagnon aussi visiblement. Et pourtant rien. Rien. Pas un coup d’éclairs, pas de lueur surnaturelle. Rien qu’une douce chaleur émanant du bracelet, dont la fermeture rayonnait et se scellait, épousant la forme du poignet et l’emprisonnant définitivement. Seul un petit dauphin, d’une teinte légèrement différente, se différanciait de la vache et la gerridae sur la surface du bijou. Tout simplement, sans fioritures. Ils étaient à présent liés par un serment d’honneur.
Un instant il hésita à lui faire une frayeur en criant sans signes avant coureurs. Mais si la taquinerie était ô combien tentante, il se retint, tant pour le respect du moment que le pauvre palpitant de l’humain. Au lieu de cela, il opta pour sa seconde demande.

-Bien , très cher Bhae Bandhe*, j’aimerai te soumettre autre chose. J’aimerai offrir les derniers rites à mes valeureux ancêtres, trépassés dans le caveau de Rog. Crois-tu que je peux le faire chez toi ? Normalement nous incinérons nos morts dans des lieux sacrés mais il n’y en a pas encore ici…

Il lui décrivit rapidement en quoi la cérémonie consistait : un bûcher et une prière pour le repos de l’âme. Rien de bien compliqué et la petite cour suffisait amplement. C’était peu de chose comparé au sacrifice auquel les guerriers avaient consenti…

*Frère-Lié

– Je jure devant les Esprits de soutenir Aaleeshaan Tryghild dans tous ses projets, tant qu’elle vivra dans l’honneur et respectera les intérêts des Graärh.

Ilhan nota la légère reformulation du serment. Mais il lui convenait, sûr qu’il était de l’honorabilité de Sa Reine. Tryghild vivait déjà dans l’honneur. Il ne l’imaginait pas ne plus suivre cette voie. Quant à respecter les intérêts des Graärh… en un sens, c’était déjà ce qu’elle faisait en les ayant engagés, Delimar, Sighild et lui, et il l’espérait l’Alliance ensuite, sur le chemin de l’abolition de l’esclavage du peuple félin. En son coeur, sa Reine avait déjà entamé une démarche de respect envers ce peuple opprimé. Et revenir en arrière sur une parole donnée n’était pas le genre de Tryghild ni de tout Svenn qui se respectait.

Ilhan hocha donc la tête, puis observa le bracelet à son poignet. Il n’était pas encore totalement certain d’avoir fait le bon choix en acceptant tel serment. Il en avait calculé les coûts, les risques, et les avantages possibles à en tirer. Ces derniers lui avaient paru valoir la peine de prendre un si gros pari. Et il espérait que l’avenir ne le détromperait pas. Il fut tenté un instant de questionner sa pythie, mais il préféra laisser l’objet en paix. Regarder les possibles, tenter de démêler les nœuds de l’avenir, en cet instant, ne lui apporterait que plus de confusion encore.

Il fut rassuré en tout cas quand aucun incident ne se produisit. Rien, pas d’explosion, d’étincelles, pas de douleur. Pas de sensation de perte non plus. Il sentait toujours son Esprit-Lié palpiter en lui. Là, tout près, lui insufflant sa patience et son calme. Il n’avait pour l’heure qu’un seul Esprit-Lié, mais il devait avouer s’y être attaché. Il lui avait apporté beaucoup et l’avait souvent aidé dans des épreuves difficiles. Il se verrait mal devoir se passer de lui dès lors.

Il caressa d’un doigt le bracelet fermé sur son poignet. Le bijou enserrait parfaitement les contours de sa peau. Impossible de l’enlever. Ainsi scellé à jamais. À moins que le Graärh ne le défasse de son serment sans doute. Non pas qu’il veuille revenir en arrière, lui non plus. Simplement, la sensation d’un bijou comme ancré en lui était étrange, déroutante. Il observa les deux formes à côté de son dauphin et sourit quand il parvint à les reconnaître. Intéressant. Voilà qui devrait lui permettre en tout cas de survivre en terrains dangereux et inhospitaliers. Vu ses maigres capacités et son peu de connaissances quant aux méthodes de survie, ces deux nouveaux alliés ne seraient pas de refus.

Et de voir les silhouettes briller sur le bracelet le rassura aussi. Le serment du bijou l’avait accepté. Lui, Sans-Poils, avait été accepté par un artefact typiquement Graärh, et les Esprits-Liés semblaient l’accepter et le juger digne d’eux aussi.

Ilhan releva enfin la tête vers son invité quand Jangali reprit la parole. La demande était somme toute mineure et tout à fait acceptable. Du moins pour lui. Peut-être les défunts se rongeraient l’âme, en se voyant offrir les derniers rites chez un Sans-Poils. Mais si Jangali jugeait l’endroit approprié, Ilhan n’allait pas le lui refuser.

– Bien entendu. Cela peut se faire dans la Cour si tu le souhaites, elle est suffisamment grande. Il me faut juste prévenir les gardes qu’ils ne s’alarment pas de la fumée. Je te demande un instant, je reviens de suite.

Se disant, il se leva, et s’exécuta de suite. Il en profita pour donner des consignes à Vladimir et Elyas afin de rapporter de quoi construire le bûcher. Quand il revint, il fit signe au Graärh de le suivre dehors dans la petite Cour, en le faisant passer directement par la baie vitrée.

– Si je peux me permettre une question… Bhae Bandhe ? Qu’est-ce que cela signifie ?

Puis d’un geste de la main, il désigna la petite cour intérieure. L’eau clapotait en un rythme régulier tout en circulant dans le petit lit qui lui était construit. Des oiseaux serinaient tout près, perchés sur une branche dans un arbre au fond de la Cour. On entendait une petite clochette sonner, certainement une des chèvres curieuse tentant de voir qui entraient dans la Cour, même si elles n’y avaient pas accès depuis leur enclos.

– Je te laisse choisir l’endroit le plus approprié pour installer le bûcher. Vladimir et Elyas vont apporter le nécessaire pour le construire et pourront t’aider. Nous aider.

Bon, il était peu sûr de pouvoir faire grand-chose lui-même et risquait plus de gêner qu’autre chose. Mais il se voyait mal ne rien faire et les regarder travailler.

– Si tu as besoin de quoi que ce soit d’autre… Et si tu souhaites être seul, bien sûr, dis-le-nous et nous te laisserons prier en paix.

Jangali aimait bien cette cour. Elle représentait à merveille la spiritualité d’Ilhan. Même si beaucoup à la Légion le charriait sur son horreur de l’eau, le Gourmet appréciait les petits cours d’eau et rivières. Juste assez pour se désaltérer et faire une toilette rapide. Si sa nature survoltée n’était pas aussi forte, il aurait lui aussi bien voulu avoir un coin comme celui-là. Mais voilà, il était un graärh chasseur et bucolique. Seule la musique et la cuisine avaient le pouvoir de le maintenir en place.
Jugeant l’espace d’un oeil acéré, il hocha la tête d’approbation et sourit à Ilhan.

-Nous sommes lié par l’honneur, tu es donc mon Bhae Bandhe, mon Frère-Lié. En tant que tel, je t’assisterai toujours si tu as le moindre problème et que j’ai la possibilité de t’aider, comme tu l’as fait pour moi.

C’était une confession parfaitement sincère. Une fois sa confiance accordée, il la vivait sans limite. Il n’avait jamais connu la traîtrise jusqu’à maintenant mais il savait d’avance que ce ne serait jamais le cas avec Ilhan.

-Et tu peux rester si tu veux, ça ne me gêne pas. La mort fait partie du cycle de la vie et il nous faut la célébrer avec le même respect que les autres aspect de notre vie terrestre.

Même s’il n’était pas versé dans la spiritualité comme l’était la Maitresse des Cérémonies ou Kamda Sa’Hila, il savait sa foi suffisamment forte pour que les Esprits entendent sa prière. Même si celle ci était bien en dessous d’une réelle prière funèbre, au moins avait-elle le mérite de venir du coeur.

-Tiens, si tu veux m’aider, tu peux disposer ces petits sachets de khaokka. C’est une plante de Néthéril qui fait beaucoup de fumée en brûlant. La fumée est très importante, elle sert de transport pour l’âme, comme les nuages emportent la pluie.

Tout à ses explications, il remit une dizaine de sachets à Ilhan. C’était tout ce qu’il lui restait de cette épice mais il n’allait pas lésiner sur les moyens. Ce rituel était plus important, la Vache lui pardonnerait sans doute. Shan et Vladimir arrivèrent également et Jangali leur désigna le carré d’herbe idéal. Pendant que les Sans-Poils montaient le bûcher, le graärh s’appliquait à peindre sur le front de chaque crânes, les symboles tribaux “honneur” et “sacrifice”. Disposant les restes de ses ancêtres au coeur de la structure, pour être au plus proche de la source de flammes, il finit par sortir sa flûte. Une fois les préparatifs terminés, il s'éclaircit la gorge et récita sa prière.

-Esprits-Liés vivant dans les étoiles, entendez mon humble appel. Je vous prie de rendre grâce à l’honneur de leur sacrifice et accueillez les dans la prairie de la Chasse Éternelle.

Allumant le feu d’une main experte, usant de deux silex, il porta sa flûte à ses babines et entonna le chant funèbre. Étonnamment, il ne consistait pas en notes basses et mélancoliques, mais plutôt en mélopés solennelles, empreintes de vigueur. C’était une ode à la résilience et à la vie.
Ses notes s'élevaient en même temps que l'épaisse fumée blanche et opaque. Fermant les yeux, il ne remarqua pas que petit à petit, le vent l’enveloppait, le plongeant dans un tourbillon brumeux.

Des petits frottements de pattes le sortirent de sa concentration et ses mires s’ouvrirent de stupeur et même temos que sa musique s'arrêtait. Incrédule, il se trouvait dans une immense prairie vaporeuse où gambadaient des petits animaux. Un seul coup d’oeil lui indiqua qu’il s’agissait de lièvres, de toute les couleurs, des plus naturelles, aux plus fantasques. Ayant une petite idée de cet endroit, il en eut la confirmation quand un lièvre, beaucoup plus grand que tous les autres réunis, s'approchait de lui.

Cela le renvoyait des décades en arrière. Le jour où la Vache s’était présentait à lui. Ce même sentiment de sérénité. Quelque peu ému, Jangali n’avait pas besoin de demander que faisait-il ici et ce que le Lièvre voulait. Aussi soudain qu’il n’était apparu, l’Esprit intemporel bondit vers le chasseur…

Fixant les dernières flammèches s’éteindre pour former des cendres, Jangali se sentait apaisé. Il n’avait pas besoin de regarder le petit glyphe apparut sur son bracelet pour se sentir plus alerte, plus vivant, plus connecté à la terre. Il était profondément reconnaissant de la confiance que le Lièvre lui portait et jura de lui rendre hommage. Ses bienfaits seraient utilisés à juste escient, surtout pour les épreuves à venir…

-Ça m’a donné faim tout ça. Tu veux que je te prépare quelque chose Ilhan ?

Toujours à sa bonne humeur naturelle, le Gourmet invita Ilhan à rentrer. Il avait réellement faim. Si le Dauphin voulait lui poser des questions, il n’obtiendrait des réponses qu’une fois les estomacs du spirite remplis !

Son Bhae Bandhe. Frère-Lié. Quelle ironie, quand l’on savait que l’un des mantras d’Ilhan était, ou du moins avait été pendant longtemps, "pas d’attache, pas d’emprise". Dans le cas présent, fort heureusement, c’était un lien très différent. Son "Bhae Bandhe" était capable de se défendre seul. A priori du moins. Et Ilhan n’avait pas à craindre de le voir pris en otage d’une quelconque façon pour faire pression sur lui. Cet archipel était certes féroce et hostile, mais elle avait aussi ce net avantage : les individus qui en étaient issus, qui parvenaient à y survivre, étaient dotés d’une force naturelle qui leur donnait dès lors des armes pour se défendre.

Ilhan hocha alors simplement la tête. Il ne répéta pas qu’il en serait de même le concernant. Il l’avait, au final, déjà montré, et ce sans même le connaître. Cet acte parlait pour lui, songea-t-il.

Et quand le Graärh l’invita à rester, il accepta d’un autre signe de tête., et obtempéra aux consignes que Jangali lui donna. Puis écouta, dans un silence religieux la prière aux Esprits-Liés, même s'il n'en comprit pas tous les mots. Quelques uns lui parvinrent tout de même, et il fut heureux de voir combien il progressait un peu en langage Graärh. Il avait entendu parler du lien fort qui unissait les Graärh aux Esprits-Liés, mais assister à l’un de leurs rituels vous imprégnait d’une étrange émotion, et révélait bien plus encore ce lien spirituel si cher au peuple Graärh. D’être témoin d’une telle cérémonie était un grand honneur, Ilhan en prit parfaitement conscience. Il en fut touché et ancra chaque instant dans sa mémoire. C’était là un souvenir qu’il consignerait dans son livre de vie, assurément. À la fois pour ne pas l’oublier, et pouvoir le consulter à loisir, mais également pour laisser ces précieuses informations à celui, ou plutôt celle, qui héritera du fameux livre à sa mort.

Mai quelle ne fut pas sa surprise d’apercevoir soudain scintiller sur la Promesse des Esprits un nouveau pentagramme. Un nouvel Esprit-Lié, réalisa soudain Ilhan, en un sourire. Le lièvre, dirait-on. Ilhan contemplait toujours le précieux bijou à son poignet, quand soudain la voix du Graärh s’éleva, manquant le faire sursauter.

– Ça m’a donné faim tout ça. Tu veux que je te prépare quelque chose Ilhan ?

Ilhan offrit alors un sourire franc et sincère à son invité. Son Frère-Lié.

– Oui, viens. Je vais te guider à la cuisine. Même si tu connais déjà le chemin. Et même si, au pire, ton nouvel allié peut te guider, ajouta-t-il avec un petit clin d’oeil et un rapide regard vers le bracelet. Félicitations d’ailleurs. Être honoré une fois encore par un troisième Esprit-Lié…

Il entra alors dans sa maisonnée, et guida le Graärh vers ce qu’il soupçonnait devenir bientôt l'antre du spirite de la Vache.

– J’ai tenté de faire appel à un deuxième Esprit-Lié également. Mais je n’ai pas encore eu l’honneur d’être à nouveau choisi, confia-t-il sur le chemin. Même si je suis déjà plus qu’heureux de mon lien avec le Dauphin. C’est un Esprit-Lié puissant. Et précieux.

Rapidement, ils arrivèrent à destination. Ilhan invita le Graärh à entrer dans la cuisine, mais lui-même s’arrêta sur le seuil.

– Tu peux te servir dans la réserve, sans aucune restriction. Je vais faire venir Dihya, elle pourra t’aider. Vous pourrez… faire plus ample connaissance. Elle est un peu timide de premier abord, ne l’oublie pas. Mais si tu gagnes sa confiance, elle te sera une précieuse alliée aussi. J’ai encore du travail, je vais donc retourner à mon bureau. Si besoin de moi, n’hésite pas à me faire mander.

Et se disant, il s’apprêtait à laisser le Graärh fait joujou avec tous les ustensiles et ingrédients à sa disposition. À savoir… un assez grand nombre. Quand soudain, il se ravisa, et se retourna.

–J'allais oublier. Après le déjeuner, j'irai te présenter à deux ou trois personnalités importantes de la cité de Delimar. J'espère que tu pourras nouer avec elle des liens forts également. Ce pourrait être de précieux alliés.

Il songeait notamment à Sigvald et Nyko. Il escomptait bien en tout cas faire voir le Graärh en présence de ces personnes de haute importance, au si haut prestige. Ce serait là un atout de taille pour leur projet d'abolition. Un acte fort pour sa propagande pour les Graärh.

–Je te laisse t'amuser. Ne casse pas tout.

Et cette fois il se dirigea vraiment en direction de son bureau.

Il accueilli sa remarque avec un sourire complice. Il n'en attendait pas moins de son frère-lié. Son sens de l'observation ne lui permettait sûrement pas de survivre dans la nature, mais sa force était tout autre quand il s'agissait d’observer les gens.

-Ne t'en fais pas, si tu montres autant de dévotion aux Esprits que celle à ton Aaleeshaan ou Délimar, alors ils répondront à tes prières... souvent même quand tu t'y attendras le moins.

Il avait glissé cette remarque à moitié amusé, à moitié sérieux. Les voies des esprits étaient impénétrables et souvent dans des formes incongrues mais au final, elles étaient bénéfiques et récompensaient ceux qui en étaient dignes. Il allait ajouter que de son point de vue, la Pie ne tarderait pas à lui octroyer ses faveurs mais se ravisa au dernier moment. Ce n'était pas très gentil ni pour Ilhan, ni pour la Pie. Il se fustigea intérieurement et suivi le maître des lieux à travers la maisonnée. Mine de rien, le Dauphin n'avait pas tord. Instinctivement, il connaissait les moindres recoins de la demeure sans y avoir posé une seule patte. Il pouvait s'y orienter les yeux bandés qu'il ne serait pas capable de se perdre. C'était une sensation nouvelle qu'il lui fallait apprendre à maîtriser, à traiter en arrière-plan. Cependant, cela ne lui enlevait rien au plaisir de découvrir de visu le cœur de la maison : la cuisine. Il lui fallut quelque instants pour se ressaisir. La prolifération d'ustensiles et autres instruments était un véritable plaisir visuel. Son odorat surdéveloppé s’abreuvait déjà des senteurs émanentes du garde-manger qu'une porte croyait retenir efficacement. C'était... c'était la fête du Renne avant l'heure. Comme à son habitude, il perdit le fil de la conversation en imaginant déjà les nombreux plats qu'il lui étaient ouverts. Retenant à grand peine un déversement inopiné de bave, il acquiesça aux propos d'Ilhan. Il faisait assez confiance au Dauphin pour lui présenter les bonnes personnes. S'il les approuvait, alors le chasseur les approuvait aussi, aussi simplement.

–Je te laisse t'amuser. Ne casse pas tout.

Juste avant qu'il ne prenne congés, il lui adressa un petit clin d’œil. Il pouvait lui faire confiance sur ce coup là. La cuisine était un véritable temple dans le cœur de Jangali. Il s'y mouvait comme un Ragondin dans l'eau. Ni une, ni deux, il s'élançait dans la réserve, furetant dans les étagères chargés de victuailles n'attendant que d'être cuisinées. Près de la moitié des aliments étaient nouveaux pour lui et il remerciait mille fois la Vache pour lui avoir ouvert la porte au monde merveilleux de la gastronomie. Tel un graärhon, il sautillait partout, humant chaque senteurs comme un affamé, gravant leur fragrance dans sa mémoire. Pour sûr, il cuisinerait Diyha pour savoir le nom de chaque chose ! Et parce qu'il avait promis un repas à son hôte, il jeta son dévolu sur une pièce de viande assez singulière. La tournant et retournant dans tout les sens, il en déduit qu'elle avait été braisée dans des cendres. Il saluait une telle ingéniosité quand soudain... cela lui rappela la raison principale de sa visite.

-Bouse de Vache !, s'écria-t-il en frappant l'étagère de son front.

Mais quel étourdi, mais quel étourdi ! Une fois n'était pas coutume, il avait oublié un détail important... le réveil de la seconde Couronne de Cendres. Décidément,  le chasseur n'en touchait pas deux. Enfin.. il supposa qu'il aurait tout le temps pour lui annoncer après un bon repas. Oui voilà, il lui annoncerai une fois repu, ça passait toujours mieux...