Correspondance Délimar - Sélénia / Lettre du 8 janvier 1763
Tout était fin prêt pour l’arrivée imminente de Luna Kohan, qu’il devait recevoir dans l’après-midi. Toute sa maisonnée était en effervescence à préparer les dernières touches finales et à s’habiller décemment pour recevoir avec dignité une princesse dans la maison des Avente. Tous, sauf Ilhan, qui, de son stoïcisme légendaire, était tranquillement assis à son bureau devant un parchemin, une plume à la main. Aucune agitation en lui, aucun geste précipité, aucun trait tiré par l’excitation ou l’animation euphorique qui irradiait de sa maisonnée. Rien de tout cela.
Et pour cause. Il réfléchissait. Rien de bien étrange en lui, certes. Mais il réfléchissait à comment tourner cette lettre… pour le moins litigieuse. Délicate. Compliquée. Lui, diplomate, peinait à trouver les mots pour tourner une lettre fort simple au demeurant, une simple reprise de contact, une lettre accompagnant cadeaux et vœux sincères, mais… une lettre qui n’était pas adressée à n’importe qui. Une lettre destinée à un être auquel, malgré toutes ces belles promesses faites à lui-même, il s’était, finalement, un peu attaché quand même.
Une lettre pour la jeune princesse Victoria. L’ambitieuse et talentueuse Victoria. Une de ses meilleures élèves s’il devait tout avouer. Si ce n’était peut-être la meilleure. Il avait eu grand-peine à l’abandonner, à la laisser à son triste sort, entourée de ces voraces rapaces de la Cour, où tout danger la guettait au moindre détour. Quand bien même il avait laissé des araignées veiller un tant soit peu.
Pourtant, eu égard à sa véritable parenté, il aurait pu souffrir de la côtoyer. Mais, loin de là, il avait apprécié sa vivacité, son intelligente curiosité, son ambition jusque-là bienveillante, qu’il craignait tant, à chaque instant, de voir tourner en folie narcissique dévorante. Les enfants ne devraient pas, selon lui, souffrir des erreurs de leurs parents. Quand bien même le nom Kohan était à jamais souillé et serait à tout jamais incapable de rallier le peuple humain en son entier sous leurs bannières, quand bien même Kohan n’était plus que synonyme de discorde, ce n’était pas une raison de rejeter l’individu en tant que tel. Pas pour la faute de ses parents. Rejeter sa couronne, peut-être, mais la personne en elle-même méritait sa chance. D’autant plus que Victoria était de ces individus capables d’une grande destinée. Pour le meilleur… ou pour le pire. Et ce, même sans une couronne pour lui ceindre le front.
Si seulement il avait pu la garder sous sa férule. Veiller sur elle, l’écarter des mauvaises influences, la conseiller dans l’ombre, tout en silence… Mais il avait senti ne plus pouvoir rester à la Cour. Pas en restant intègre avec ses propres principes, ses propres vœux, et la Grande Oeuvre à laquelle sa Toile s’était vouée corps et âme. Les Kohan avaient trahi leurs vœux pour l’humanité. La Toile ne pouvait plus les suivre. Il n’avait pu rester…
Et il l’avait abandonnée. C’était là une sinistre vérité. Elle devait l’avoir ressenti comme tel en tout cas. Voilà toute la délicatesse de sa tâche : reprendre contact avec la jeune princesse, lui tendre une main si elle le désirait, sans qu’elle ne le rejette pour ce qu’elle devait considérer comme une trahison. Tout le reste était fin prêt. Les étoles, les ballotins de confiseries, les coffrets pour transporter tout cela… Il avait également trouvé le plus sûr coursier pour faire parvenir tout cela à Sélénia, en étant certain de déjouer tout barrage qui aurait pu se faire. Luna Kohan elle-même. Même s'il n'était pas certain que ce soit le meilleur émissaire pour sa missive à Victoria. Depuis tout ce temps où il n'avait plus eu de contact avec les deux princesses, il ne savait où en était leur relation. Il n'avait jamais été bien certain de leur relation d'ailleurs, au vu des véritables origines de Luna. Mais c’était le plus sûr pour que tout arrive à Sélénia sans encombre et sans se perdre.
Ilhan jeta un rapide vers son cadran solaire placé près de la fenêtre. Le jour avançait. Luna risquait de ne plus tarder. Il devait écrire sa missive. Ses songes ne l’amenaient à rien. Peut-être devait-il simplement se porter à la sincérité. Et la simplicité. Une missive courte, en simple accompagnement, en espérant que le geste et l‘attention en diraient bien plus que les mots. Car oui, parfois, les non dits, les silences, et les petits gestes les plus anodins portaient bien plus votre parole que cent mots. Même lui, qui prônait pourtant leur pouvoir, ne niait pas cette vérité-là.
Il ferma alors les yeux, inspira profondément, se laissa happer par chaque sensation et laissa son esprit dériver en elles. Le contact à la fois doux et dur de la plume dans sa main, le contact rêche et suave du parchemin sous ses doigts, la table rigide au bois noueux juste à côté, les délicates senteurs d’encens, l’air frais et le vent doux qui s’infiltrait du dehors, le discret tintement de la cloche d’une de ses chèvres, les bruissements de pas dans le couloir se voulant discret, mais pressé… Il s’imbiba de toutes ces sensations, laissa ses sens s’en enivrer, son corps flotter dans cette étrange réalité, et enfin, enfin, quand son esprit sembla s'apaiser, se faire plus lucide et plus libre, il rouvrit les yeux.
Il n’eut même plus à penser à ce qu’il devait, voulait, écrire, que les mots se couchèrent d’eux-mêmes sur le doux parchemin.
Chère Princesse Victoria Kohan,
Voici quelques présents de votre "oncle" qui vous affectionne et que, j'espère, vous affectionnez encore un peu quand même. Nulle duperie ni fourberie dans ces friandises ou dans cette étole, juste un souvenir d'Althaïa, la Romantique, maintenant mélancolique. Ces cadeaux ont été conçus avec tout le savoir-faire de mon peuple perdu. J'espère qu'ils sauront vous apporter un peu de cette douceur que nous aimions tant antan.
Avec affection
Votre "oncle" Ilhan Avente
Votre "oncle" Ilhan Avente
Simple, sincère, distingué, mais sans apprêt mensonger. Il ne restait plus qu’à voir si la jeune princesse saurait lire entre les lignes. Si elle saurait lire à travers son geste. Il ne restait plus qu’à voir si elle lui répondrait...