De petits problèmes dans notre plantation ? [ pv Victoria]

L’après-midi était douce et les arbres en fleurs couvraient de pétales les trottoirs et les charnières, effaçant presque la présence de la boue et de la poussière dans les rues bondées. L’odeur sucrée des pistils engorgés de pollen cachaient l’acidité des déchets que l’on retrouvait dans les ruelles plus sombres et moins entretenues, hors de la vue des nobles et bourgeois qui s’affairaient dans les artères bourdonnantes de la Ville Haute. La silhouette imposante de la Bibliothèque couvrait de son ombre la belle place circulaire qu’elle flanquait. Ses escaliers ouverts en éventail de pierres blanches étaient rehaussés par des piliers et des statues qui prônaient, dans leurs exquis détails, le savoir et la connaissance. Une fois que l’on passait les doubles portes au bois gravé, un grand hall lumineux accueillait les visiteurs avides de connaissances. Un bureau de réception circulaire, îlot d’administration dédié aux questions et aux directions à offrir, comblait le centre du hall avant que des arches jumelles n'ouvrent de part et d’autre le mur confrontant l’entrée. Sous leurs bras ouverts, se dévoilaient enfin les rangées de tables et d’étagères accessibles à la masse populaire.

Bien sûr, les ouvrages les plus rares ainsi que les originaux se trouvaient ailleurs, loin des mains souvent sales et parfois même illettrées. Leur valeur ne pouvait souffrir pareil traitement et ces livres reposaient donc à l’étage, dans des vitrines ou sur des présentoirs, maniés avec toute la délicatesse et le respect que l’on pouvait attendre de ceux ayant la véritable conscience des valeurs de ce monde. Surplombant les arches de l’entrée, les escaliers menant à cette zone privilégiée se courbaient pour se rejoindre en une terrasse qui offrait une vue imprenable sur le dallage du hall donc les carreaux de pierres immaculées formaient dans leur découpe une sublime rosace des vents. Toutefois, pour accéder à cette aile privée de la Bibliothèque, il fallait être reconnu par les gardes qui en surveillaient jalousement l’entrée. Pour cela, il fallait un titre de noblesse ou une carte d’élite que l’accueil vendait à un prix exorbitant et qu’une infime partie de la bourgeoisie pouvait réellement s’offrir.

Pour le jeune Lomion, les gardes qui lui refusaient le passage arboraient des expressions fermées et des regards aussi sévères que de plus en plus irrités à son insistance. Qu’il soit un représentant du Beau Peuple les empêchait de le jeter hors de la Bibliothèque sans plus de formalité, comme ils le feraient de tout autre péon venu réclamait quelque chose visiblement hors de sa portée. Le papier qu’il leur agitait sous le nez, portant le sceau combiné de Délimar et de Caladon n’aidait certainement pas les deux soldats à se montrer plus aimables à l’égard du visiteur. Lances croisées sur l’unique entrée de l’aile privée, plantés sur leurs pieds en une posture militaire affirmée, les gardes commencèrent à l’ignorer tout simplement et fixèrent un point invisible par dessus l’épaule du pauvre érudit. Probablement se lasserait-il avant que eux perdent définitivement patience.

Plus bas dans les escaliers, quelques personnes s’étaient amassées pour observer ce spectacle. Ce n’était pas tous les jours que l’on voyait un elfe et moins encore qu’il ne s’embarrasse dans une telle situation. Ce peuple mystérieux était réputé pour leurs connaissances et ceux qui venaient jusqu’à Sélénia possédaient généralement la bienveillance de la Couronne comme envoyés diplomatiques ou de noblesses… alors pourquoi celui-ci ne l’était pas ? S’agissait-il d’un renégat ou pire ; d’un criminel ? Les murmures enflaient, les rumeurs allaient se propager dans la ville comme une traînée de pyrolite. Toutefois, un silence s’abattit brutalement dans la petite foule qui s’écarta et s’inclina au passage d’une seule personne.

Jeune, vibrante d’une beauté délicate, elle montait les marches d’un pas régalien. Ses longs cheveux coulaient sur son dos et ses épaules comme des rayons de miel et son front se paraît d’une petite tiare de diamant et d’or. Sa robe était d’un vert d’eau très doux, rehaussé de mousseline d’un bleu éthéré à l’image d’une futaie printanière. Quelques fleurs d’un rose pastel étaient brodées sur le bas et la traîne de la robe somptueuse tandis qu’une exquise dentelle de la même couleur flattait la gorge et les épaules de la damoiselle. Une cascade de saphirs, reliés par des fils d’or, perlaient sur le cou gracile et des rubans de soie se perdaient dans les boucles blondes.

« - Puis-je savoir ce qu’il se passe ? »

Sa voix douce était hypnotique. Le timbre délicat, à l’image de sa silhouette encore prise dans la primeur de l’adolescence, caressait l’oreille et envoyait une légère torpeur aux sens qui la percevaient. Elle posa ses grands yeux bleus sur l’elfe, puis les gardes qui posaient un genoux au sol et baissaient la tête.

« - Princesse. Cet elfe prétend être un envoyé de l’Alliance et requiert l’accès à l’aile privée de la Bibliothèque. »

Un fin sourcil se souleva et Victoria observa de nouveau leur surprenant visiteur. Son regard le détailla avec une attention renouvelée et lorsqu’elle avisa la lettre de référence qu’il tenait, elle lui demanda poliment s’il lui était possible de la lire à son tour. Ses doigts effleurèrent les siens quand elle se saisit du parchemin et prit le temps de le lire et laissa son attention s’attarder longuement sur les sceaux des deux plus grandes Cités de l’Alliance. Pensive, elle se mordilla l’intérieur d’une joue alors qu’il lui revenait en mémoire la mention d’un Bureau pour contrer l’avancée toujours plus inquiétante de plantes carnivores. Son frère, l’Empereur, avait effectivement envoyé une première délégation deux mois plus tôt afin d’étudier à la source le problème… et maintenant l’un des membres de cette étude venait directement à Sélénia pour parcourir leurs ouvrages ? A quelle fin ? En voilà une drôle de démarche. Sa curiosité piquée à vif, la Princesse rendit la lettre à son propriétaire et se tourna vers les deux gardes.

« - Ser Estarus est un invité. Ses recherches sont valides et de grande importance. Vous devez l’aider, car de ses découvertes dépends le bien de notre Empire… non, de toute l’île de Calastin. »

Sans attendre de réponse de la part des soldats qui, de toute façon, se contentèrent d’acquiescer d’un signe de tête sans pour autant relever le genoux du sol, Victoria se tourna cette fois vers l’elfe et lui fit une légère révérence.

« - Je vous présente mes plus sincères excuses pour l’accueil qui vous fut fais, mais en ces temps troublés nous sommes contraints à une grande prudence à l’égard de tout étranger. J’espère que vous ne nous en tiendrez pas rigueur. »

Elle se redressa et lui offrit son plus beau sourire, les yeux pétillants de joie et d’une pointe de curiosité. Il s’agissait d’un elfe et même s’il n’était pas de la noblesse dans son peuple, il restait un être fondamentalement intéressant pour eux, simples humains. Elle voulait en apprendre plus sur qui il était et ce qu’il recherchait ici. De plus, si elle pouvait en apprendre davantage sur l’état de Cordont alors elle aurait un avantage lors des prochaines rencontres à la Cour.

« - Si vous êtes d’accord, je serais votre guide... pour aujourd’hui du moins. Je comptais moi-même me rendre dans cette Bibliothèque. Me ferez-vous le plaisir d’accepter ? »

Elle espérait qu’il accepte. Mains croisées sur le devant en une posture attentive et délicate, elle attendit avec un léger sourire aux lèvres.

L’entendre accepter lui tira un autre de ses sourires éblouissants alors que ses yeux ne cachèrent pas la joie sincère qu’elle éprouva de pouvoir ainsi réquisitionner quelques heures auprès de cet elfe. Un elfe ! C’était la première fois qu’elle en rencontrait un au dehors des réceptions et des visites à la Cour, jadis à Gloria. Sur l’Archipel, elle avait bien croisé, brièvement et parfois de loin, Harthea Thaidforodren, mais jamais au point de pouvoir parler librement et construire une conversation sans le poids de l’étiquette et des attentes inévitable de la noblesse. D’un geste qu’il pu percevoir, elle l’invita à se redresser et profita de l’instant pour glisser son bras sous le sien. Combien elle faisait petite en comparaison ! L’adolescente dû se mordre l’intérieur d’une joue pour ne pas se trouver à glousser comme une idiote.

L’homme sentait bon, avait cette beauté irréelle et le tressage dans ses cheveux semblables à de l’encre liquide la piquèrent un instant d’envie, presque de jalousie. Complexée par son apparence jugée trop chétive et peu formée aux goûts de la mode sélénienne, la jeune princesse enviait facilement autrui en ce domaine, ignorant combien elle pouvait être -à sa façon- réellement ravissante. Ne la nommait-on pas le Joyau de Sélénia ? Pour elle, ce n’était qu’une vile flatterie. S’arrachant difficilement au profile racé de Lomion, Victoria fit signe aux gardes de leur ouvrir le passage, ce qu’ils firent sans discuter.

« - Et bien allons-y, Ser Estarus. »

Elle ouvrit la marche d’une marche légère, faisant rebondir la chute de sa robe à chacun de ses pas. Ses boucles ondoyaient, rayons de miel qui captaient fugacement les reflets du soleil depuis les vitraux et les fenêtres. Les doubles portes s’ouvraient sur un couloir ouvert sur la salle au rez-de-chaussé par des arches de pierres et des rambardes de bois délicatement sculptées de motifs floraux et d’arabesques althaïennes. L’autre côté du couloir ouvrait de vastes niches dont les murs depuis le sol jusqu’au plafond étaient à chaque fois remplis de livres, de parchemins et même de tablettes d’argiles ou de bois. Ralentissant le pas pour laisser à son invité le loisir de s’abreuver du spectacle, elle leva sa main libre à ses lèvres pour en tapoter la pulpe de son index, songeuse.

« - Des archives qui parleraient des Ekkinopyres ? Mais n’ont-elles pas été découvertes que… Oh ! »

Elle s’arrêta et leva sur l’elfe un regard éclairé par la compréhension.

« - Vous pensez qu’une espèce similaire envahissait aussi Ambarhuna et que nos ancêtres auraient pu les repousser, voire les exterminer par le passé ? »

Ce n’était pas totalement insensé comme hypothèse. Beaucoup des plantes et de la faune de l’Archipel étaient similaires à ce que l’on pouvait déjà trouver sur l’ancien continent. Supposer que des plantes capables d’être dormante dans l’obscurité aient pu en des temps lointains faire des ravages… Pourquoi pas ! La piste méritait d’être étudiée.

« - Je vais vous montrer l’alcôve dédiée à la botanique. »

Elle reprit sa marche, d’un pas plus vif cette fois, consciente qu’elle ne sèmerait pas son invité. Il faisait, après tout, presque deux têtes de plus qu’elle. Le couloir formait un U qui surplombait toute la vaste bibliothèque publique en bas. l’on entendait à peine les murmures des visiteurs alors qu’à cet étage chaque alcôve avait sa table d’étude et ses banquettes. Il n’y avait pas de bougies, mais des glyphes de lumières gravées à même le bois des tables. Rien qui puisse enflammer le précieux savoir qui résidait ici.

« - Je ne sais pas si vous trouverez votre bonheur ici, toutefois. Même cette aile, aussi privilégiée et réservée soit-elle, aura beaucoup souffert de l’exode… Nos érudits et mages tentent désespérément de retrouver tout ce qui a été perdu, mais nous sommes encore loin du compte. »

La princesse s’arrêta et désigna une alcôve à l’elfe.

« - C’est ici. »

Elle approcha des rayonnages pour en caresser les couvertures de bois et de tissus, mais aussi celles de cuir ou encore les simples parchemins roulés et entassés.

« - Ser Estarus, quelles pistes avez-vous déjà couvertes avant d’en venir à celle-ci ? »

Elle avait bien quelques idées pour ses recherches, mais préférait encore entendre ce qu’il avait à en dire. Si elle se faisait trop hâtive, elle risquait de le froisser et si elle supposait aveuglément d’une chose que l’enfant du Beau Peuple avait déjà envisagé, il en prendrait ombrage, comme si elle insinuait qu’il était trop bête pour y penser lui-même. Attentive, elle se tourna vers lui et l’observa en ravalant sa curiosité.

Elle fut incapable de cacher sa surprise face à la théorie que développait plus  en avant l’elfe. Était-il réellement possible pour leurs ancêtres d’avoir croiser cette race de plante ? Combien de semaines leur avait-il fallu pour voyager entre l’ancien continent et cet archipel ? Est-ce que des graines pouvaient réussir un tel exploit ? Car si l’hypothèse de Lomion se révélait exacte, alors nous parlions non pas une branche cousine, mais l’exacte même créature ! C’était… et bien, original comme façon de penser. Elle doutait que ce soit le cas, cependant, mais elle n’était pas d’humeur insolente pour exprimer ses doutes de vive voix. La jeune princesse se contenta donc d’afficher un sourire courtois alors qu’elle croisait sagement les mains dans son dos et s’adossait à la rambarde.

Il y avait, sur le mur du fond dans cette alcôve, une carte représentant l’ancien continent ainsi qu’une seconde, plus petite, de l’Archipel. Cette dernière était encore incomplète si on la comparait à l’autre dont les détails foisonnaient. Toutes deux lourdement glyphé, il suffisait d’insuffler de l’énergie dans tel ou tel symbole pour déployer un aspect très spécifique de la carte. Répertoriée pour la botanique, on y retrouvait une légende minutieuse des différentes régions ; tempérées, montagnardes, arides, etc. ainsi qu’une autre sur les altitudes et l’entrée de caves ou poches d’eau souterraines. Si l’on activait les bons glyphes, il était possible d’avoir une vue étendue d’une région et des plantes répertoriées dans ses limites.

Silencieuse, Victoria observa l’elfe caresser la couverture des livres et profita que son attention soit ailleurs pour l’observer de pieds en cape. Définitivement, il paraissait jeune et si ses vêtements n’étaient pas de toute fraîcheur, sûrement à cause de ses récents voyages, ils étaient de bonne qualité. Au mieux était-il de la bourgeoisie et comme son nom ne lui sonnait aucune cloche, la princesse estima qu’il n’était pas d’une famille en contact avec l’Empire. Elle ne pourrait donc possiblement pas s’en servir pour raffermir ses liens avec le Beau Peuple, comme elle l’avait espéré. Toutefois, Lomion ne se révélait pas totalement inutile ; s’il rapportait à l’Alliance qu’il avait reçu un soutient de sa part, la Princesse de l’Empire, alors sa réputation grandirait par delà cette frontière plus qu’imperméable.

« - Je vois que vous souhaitez couvrir toutes les pistes possibles et imaginables. C’est impressionnant ! »

Et elle n’exagérait qu’à peine. Son sourire se fit plus large, réchauffant ses jolis yeux bleus alors qu’elle approchait d’une table et s’installait dans l’une des chaises qui en faisaient le tour. Croisant ses jambes, elle lissa le devant de sa robe pour que les plis tombent sans risquer de se froisser.

« - Avez-vous visité le Domaine ? Il est dis qu’ils possèdent le savoir de tous les peuples. Contrairement à nous, lors de l’Exode, ils ont pu concentrer tous leurs efforts sur la préservation de leurs livres, tablettes, parchemins et cristaux ! Ils possèdent une mémoire plus ancienne que les Elfes eux-même dit-on. »

Elle tentait sa chance avec cette proposition, arborant son expression la plus candide qui soit. Elle ne remettait point en doute sa capacité de penser ou de s’organiser, mais il serait dommage qu’il passe par dessus cette option à cause de la distance ou de quelconques raisons obscures. L’adolescente croisa les mains sur le bord de la table en bois massif et pencha la tête pour observer le glyphe de lumière élégamment gravé dans le grain serré et sombre du mobilier.

« - De même… avez-vous eut la chance de mettre la main sur l’un des trois Conscientia ? Ces ouvrages magiques de savoir. De ce que j’en ai entendu dire, il devait y en avoir un pour chaque peuple. Malheureusement à cause de la façon dont ils furent traités, tous retournèrent aux mains de leurs créateurs ; les Elfes. Je ne sais pas s’ils y sont toujours ou s’ils auront à nouveau trouvés d’autres maîtres aux quatre coins de l’Archipel. Toutefois je suis certaine que les réponses que vous cherchez, qu’elles soient positives ou non, y seront consignées. »

Elle tendit une main et passa la paume par dessus le glyphe afin de l’activer. Ce dernier commença à pulser doucement, puis de plus en plus fort jusqu’à stabiliser sa lueur à un degrés confortable pour une lecture assidue sur la table.

« - Installez vous. Je suis sûr que rien qu’à étudier cette alcôve, vous risquez d’en avoir pour plusieurs heures. »

Dernière édition par Victoria Kohan le Mer 28 Aoû 2019 - 15:40, édité 1 fois

Ses mains glissèrent sur le bois vernis, appréciant sa texture chaude et naturelle. L’odeur des nombreux ouvrages et parchemins lui rappelaient une part toute particulière de son enfance, lorsqu’elle étudiait dans la quiétude des bureaux de ses mentors. Un fin sourire ourla ses lèvres avant qu’elle ne s’arrache à la contemplation de leur source de lumière et n’observe l’elfe. Ainsi il était déjà allé au Domaine ? Une pointe de jalousie lui serra la gorge, mais rien ne fut trahi dans son expression qui resta douce et attentive.

« - Quelle chance d’avoir pu résider au Domaine. Je me languis du jour où je pourrais le visiter à mon tour. »

Même si elle doutait d’oser s’y rendre, surtout après l’incident survenu en Décembre. Le meurtre du cawr hantait toujours ses nuits et quand elle y repensait il n’y avait pas une minute sans qu’elle ne culpabilise d’avoir gardé le silence et ce, même une fois en sécurité sur le bateau ou une fois loin de Tearu. Pourquoi ? Pourquoi n’avait-elle pas reporté son crime aux autorités ? Elle ne le savait pas ou plutôt elle ne voulait pas s’étendre sur la question. Là-bas, les choses avaient pris un tel tournant et jamais elle n’aurait cru que de telles émotions pourraient fleurir en son cœur. Le regard au bleu marin de l’adolescente s’émoussa, se fit vague tandis qu’elle fixait un point invisible au loin.

« - … Oh, réellement ? »

Sa réponse fut courtoise, mais distante alors qu’elle traçait le contour du glyphe à l’aide de son ongle, grattant les veinures du bois sans les endommager. Que faisait Tearu en cet instant d’ailleurs ? Quelle pauvre âme était-il en train de dévorer ? Sans savoir que cela pouvait être au sens figuré comme littéral, la princesse réalisa bien vite qu’elle pouvait paraître grossière avec un tel manque d’attention. Bien vite ses pensées s’éloignèrent des vieux souvenirs pour s’ancrer sur l’instant présent, rendant à ses jolis yeux toute leur vivacité. Ainsi cet elfe n’avait jamais eut un Conscientia entre les mains ? Il était vrai qu’un tel ouvrage était rare, mais peut-être l’avait-elle surtout surestimé. Devrait-elle se renseigner sur lui ? Puisqu’elle possédait son patronyme complet, il allait lui être aisé de se renseigner, surtout s’il était attaché au Bureau d’Étude Botanique. Elle pourrait toujours demander aux rares elfes résidant au palais s’ils avaient connaissance de la Maison Estarus et une petite missive confiée à son Corbeau Blanc n’aurait aucun mal à joindre son très cher Oncle Ilhan pour avoir des informations plus personnelles sur le jeune érudit.

« - Quel dommage. J’espère que vous trouverez toutefois votre bonheur chez nous. »

Elle se leva, ajusta la chute de sa robe, puis glissa une boucle derrière son oreille en un petit geste délicat.

« - Je vais vous laisser à votre recherche, j’ai moi-même des études à poursuivre dans une autre aile de la bibliothèque. »

Victoria s’éloigna de quelques pas, s’arrêta avec une main posée sur la rambarde et se tourna à demi vers Lomion comme si elle venait tout juste d’avoir une idée.

« - Que diriez-vous si nous déjeunions ensemble? Je peux revenir vous trouver d’ici quelques heures et nous pourrions continuer de converser sur vos recherches et leurs résultats. »

Si la formulation laissait penser à une demande, le ton de sa voix suggérait tout autre chose et comme de raison, Victoria n’attendit aucune confirmation de la part de l’elfe tandis qu’elle offrait un éblouissant sourire et tournait les talons pour quitter cette partie de l’étage. Elle marcha d’un pas léger jusqu’à rejoindre une autre alcôve, celle-là entièrement dédiée à la magie humaine. Si la majeur partie des copies qui se trouvaient là existaient déjà au Palais, l’ambiance studieuse n’était toutefois pas la même. La jeune princesse préférait étudier la théorie des sorts supérieurs dans le brouhaha diffus d’un lieu public, entourée par les feuilles qui bruissaient, les murmures ou encore les bruits de pas sur le plancher. Elle aimait sentir le soleil passer par les vitraux ou encore l’odeur des livres usés. Seraient-ils aux beaux jours qu’elle se serait rendue dans le jardin accolé à la bibliothèque et, nu-pied dans l’herbe douce, elle aurait profité des ombrages de quelques arbres pour entamer sa lecture. Malheureusement, ils étaient en une saison capricieuse et les orages menaçaient à tout instant de renverser la quiétude des cieux de leur tempête où les averses gorgeaient une terre aride et causaient des crues éclairs. Bien qu’elle aima le parfum d’une campagne à l’humus odorant après de pareilles précipitations, Victoria préférait davantage son confort et rester bien au sec.

Les heures passèrent et elle prit quelques notes. Rendue à son niveau, nombre des sorts qu’il lui restait à apprendre n’étaient pas le genre à s’exercer dans un lieu clos, ni bondé. Il lui faudra attendre d’être dans le parc du Palais, en plein air et sans spectateurs. Alors qu’elle se redressait sur sa chaise et frottait doucement l’une de ses paupières, irritée à force d’une lecture trop assidue, Victoria remarqua sur le cadran solaire quelle était l’heure. Faisant appel à l’un de ses gardes, elle lui commanda de partir chercher de quoi se restaurer. Il fallait impérativement que les plats soient uniquement végétariens ainsi que de toute première fraîcheur. Elle désirait des légumes anciens fumés au foin ainsi que des rafraîchissements et bien sûr tout cela devait être mangeable sans salir les mains ou les précieux ouvrages de la bibliothèque. Confiante d’obtenir son caprice dans les temps, Victoria se leva et emporta son carnet de notes ainsi que son fusain et le livre qu’elle était en train de consulter. Quittant l’alcôve, elle remonta plusieurs couloirs jusqu’à trouver celle où elle espérait dénicher son petit elfe attitré… au moins pour cette journée.

« - Ser Estarus ? »

Elle l’appela d’une voix douce pour ne pas le surprendre et lui offrit un sourire alors qu’elle venait s’installer en face de lui, de l’autre côté de la table. Elle posa ses affaires proprement sur le côté et croisa les mains sur le bord de la table, légèrement penchée vers lui et très curieuse. Chevilles croisées, ses pieds effleuraient à peine le sol et elle s’amusa à balancer légèrement des jambes, heureusement dissimulée par la chute ample de sa robe.

« - Avez-vous fait des découvertes ? »

Elle contemplait son profile racé doté de cette beauté si particulière à la race elfique, intemporelle et gracieuse. Lomion était l’un des rares mâles de son espèce à posséder des traits aussi efféminés, ce qui n’enlevait rien à son charme, mais rendait la jeune princesse davantage encore curieuse. Les autres membres de son espèce possédaient, pour ceux qu’elle avait eut le plaisir de rencontrer au cour de sa brève existence, des caractéristiques bien marqués d’un sexe à l’autre, comme l’étaient les humains d’ailleurs. Était-ce son apparente noblesse ou bien le fait qu’il soit un érudit qui le rendait si gracieux et délicat ? Peut-être qu’une existence plongée dans les livres changeait un être de façon bien plus marquante qu’en l’esprit seul. Ses pensées vagabondes s’arrêtèrent lorsque l’elfe se remit de sa surprise initiale et l’observa avec des yeux brillants. Comme c’était adorable ! Elle avait l’impression d’avoir un chiot agité devant un os à ronger beaucoup trop gros. Un fin sourire amusé ourla ses lèvres rosées alors qu’elle penchait légèrement de la tête en signe d’écoute attentive.

Le choix de vocabulaire de Lomion vint l’interpeller, car il ne lui était pas coutumier d’entendre parler de meurtre ou d’assassinat lorsque l’on adressait ces mots à des plantes mais puisqu’il s’agissait d’un elfe, Victoria su très bien camoufler son incrédulité et fronça délicatement des sourcils en un signe de compréhension partagée et secrète. Bien sûr que faire du mal à des plantes était inadmissible. Ohlalala… Retenant un gloussement moqueur, elle tira vers elle l’un des ouvrages que l’érudit avait consulté et survola les pages laissées ouvertes avec curiosité. Des « poisons » il était en réalité question de pesticides ou encore d’usage de minéraux et de cendres mixées avec d’autres ingrédients pour en couvrir les sols et freiner la prolifération de plantes rampantes et étrangleuses. Il y avait aussi des références à des espèces similaires aux Ékkinoppyres et pourtant diamétralement opposées à ce que Calastin souffrait comme mal.

Relevant les yeux de sa lecture, l’adolescente observa l’elfe qui se relevait et semblait… attendre ? Qu’espérait-il au juste ? Il fallu quelques secondes à Victoria pour comprendre la méprise et cette fois il lui fut impossible de retenir un rire contenu qui s’égrena de façon cristalline de ses lippes veloutées alors qu’elle l’invitait d’un geste à se ré-installer sur son banc. Une fois qu’elle cessa de filer son éclats de rire en notes douces et mélodieuses, elle s’arrangea pour pousser les ouvrages hors de leur chemin et posa son regard vers l’extrémité du couloir, là où se trouvait les portes menant aux escaliers qu’ils avaient emprunté quelques heures plus tôt.

« - Nous allons déjeuner ici, Ser Estarus. J’ai passé commande avant de vous rejoindre. Nous aurons des légumes anciens fumés au foin comme thème pour ce repas. Certainement des croquembouches salés et garnis de sorte à ce que nous ne salissions ni nos doigts, ni les ouvrages. Quelques rafraîchissements non alcoolisés joindrons nos assiettes pour ce que j’espère être à votre goût. »

Sortant un lacet de dentelles délicates d’une poche habilement dissimulée dans les plis de sa robe, Victoria noua ses cheveux en une queue de cheval basse, simplement pour ne plus risquer d’avoir quelques mèches pour la gêner dans sa lecture comme son repas. Cessant de balancer des pieds, elle s’avança sur le bord de la chaise et ouvrit son carnet de notes pour en relire rapidement les dernières pages et s’assurer qu’elle n’avait commis aucune erreur. Vu qu’il leur restait un peu de temps avant qu’ils aient à manger, Victoria décida de profiter de la présence d’un elfe pour en savoir plus sur certaines arcanes de la magie qui lui étaient étrangères.

« - Ser Estarus, je présume que vous êtes un pratiquant assidu de l’art magique ? J’essaie moi-même de m’y appliquer et sans vantardise aucune, je pourrais m’estimer être plutôt à l’aise dans ses bases et arcanes supérieures. Toutefois… et sans vouloir m’imposer ; j’aimerai beaucoup en apprendre sur les branches de magie que votre peuple maîtrise. Il y a beaucoup de livres ici qui relatent ce que je demande, mais j’aime avoir un enseignement de première main. »

Elle avait eut Ilhan Avente ou encore Balthazar Emerloch comme professeurs, elle avait même eut lors d’une courte période le héro Achroma Seiveltj comme enseignant sur la magie ! Mais un elfe? Elle n’en avait encore jamais eut le plaisir.

Qu’il était mignon à rougir de la sorte ! Pour un peu et la Princesse s’intéresserait à lui autrement que pour ses connaissances sur la magie ou sa valeur diplomatique… Pensive, elle décida finalement que cela n’en valait pas la peine et que de toute façon son cœur n’avait pas la liberté nécessaire pour aspirer au romantisme. Elle était une princesse après tout, sa main serait confiée à un atout politique de l’Empire afin d’asseoir l’influence de son frère. Oh elle savait que ce dernier ne s’opposerait pas à son mariage si elle s’aventurait à clamer une union d’amour, mais elle-même n’était pas égoïste au point de créer un incident pareil au sein de la Cour. Elle n’était pas Luna, par exemple. Ravalant son acidité, l’adolescente se concentra sur ce que Lomion avait à lui raconter sur la magie. Il s’agissait là d’une véritable passion pour elle et le moindre enseignement lui était toujours une source d’extase et d’excitation rarement égalée.

Élève studieuse, elle avait croisé les mains sur le bord de la table et buvait chacune de ses paroles. Elle hocha la tête quand il fut question de la magie propre aux elfes et afficha un sourire éblouissant quand il fit mention d’une magie d’invocation. Une chair de poule affleura sur sa peau au velouté de pêche et elle se pencha légèrement en avant pour en entendre plus dans ce domaine aussi énigmatique que nébuleux. L’invocation, rien que ça ! Malheureusement, l’elfe en avait déjà terminé et Victoria cacha habilement sa déception tandis qu’elle se redressait et chassait une mèche blonde de devant ses yeux. Bien, elle répondrait à son tour ! Ce n’était que partie remise et elle comptait bien revenir à l’assaut dès que ce serait à son tour. Un moment songeuse, elle se rappela ses cours d’introduction à la magie et entama ses explications d’une voix douce, aux syllabes parfaitement articulées et à la rythmique soignée :

« - Notre magie est considérée comme ‘neutre’ contrairement à la votre davantage orientée sur les éléments. Nous ne possédons pas la plus puissante des magies, mais elle est modulable ainsi qu’adaptable à toutes les situations. Sa véritable force réside davantage dans son utilisateur que dans ses sorts puisqu’elle puise sa puissance dans la force vitale du lanceur. »

Une petite pause avant qu’elle ne poursuive avec un fin sourire.

« - J’étudie la magie d’aussi loin que remontent mes souvenirs, toutefois je n’ai réellement commencé sa manipulation que récemment. En vérité, ce fut lorsque je résidais au Protectorat. J’eus la chance d’y rencontrer Achroma Seitvelj et d’avoir à ses côtés quelques cours le temps qu’il resta avant de... »

Son visage comme son regard s’assombrirent l’espace d’un instant, mais elle s’illumina de nouveau alors qu’elle poursuivait d’un ton toujours aussi égal et doux.

« - Puis j’eus le plaisir d’avoir l’Archonte Emerloch comme professeur. Saviez-vous que lui aussi est très intéressé par les arcanes élémentaires ? Malheureusement, la magie humaine est pauvre en variété du genre et les seuls sorts à notre disposition sont offensifs et excessivement létaux. »

Une petite moue courba ses lèvres rosées avant qu’elle ne tourne la tête en direction de la porte. Un de ses gardes entrait avec un panier d’osier lui-même couvert d’un carré de tissus bleu pâle. Lorsqu’il posa son précieux colis, Victoria tendit une main pour soulever un coin de la toile et découvrir de petits récipients de bois qui contenaient leur repas et boissons. Satisfaite, elle laissa le garde disposer la collation et continua pendant ce temps :

« - Je m’entraîne effectivement tous les jours. Je ne pourrais pas vous dire avec exactitude le nombre d’heures que j’emploie à cet exercice car, voyez-vous, je le fais de ci et de là lorsque l’occasion se présente. Je favorise particulièrement le sort de télékinésie dans mes actions au quotidien. Lorsque je suis en chasse avec mon oiseau de proie, durant de longues chevauchées, j’aime à user du sort de Vitalité de l’air pour ne pas être à bout de souffle. »

Elle sembla songeuse alors qu’elle passait en revue ses sorts préférés tout en buvant une gorgée de vin blanc au bouquet rond et fruité, un brin sucré aussi.

« - Je pense être davantage axée sur la défense et le soin pour résumer. Je suis familière avec quelques sorts offensifs, mais que les Déesses m’en préservent je n’ai guère eut l’occasion de m’en servir suffisamment pour devenir une experte ! »

Un sourire l’illumina et elle gloussa d’une voix sucrée avant de venir picorer de sa fourchette quelques légumes fumés au foin et dont la découpe suffisait à une bouchée de chaque de sorte à ne pas se salir les lèvres ou les doigts.

« - Dites-moi en plus sur les sorts d’invocation, je vous pris ! Vous avez aiguillé ma curiosité, Ser Estarus. Formez-vous des golems de bois ou de roche ? Si j’ai bien suivis mes livres, il s’agit de sorts capables de créer depuis la trame des substances, objets et autres outils qui n’existaient pas précédemment et ce, pour une certaine durée ? Est-ce bien cela dont vous parlez ? »

Elle se l’était promis et elle le faisait ; ses questions ne souffriraient pas d’être ignorées tandis qu’elle contemplait l’elfe avec un intérêt grandissant, bien que toujours muselé par une courtoisie irréprochable. Les réponses vinrent et l'adolescente accepta à son tour de répondre à celles que l'elfe pourrait avoir. D'une curiosité partagée sur un sujet commun de grande passion, le repas fut rapidement plié, puis une grande partie de l'après-midi. Avant qu'elle ne s'en rende compte, Victoria fut appelée par son escorte qui la conviait à rejoindre le Palais car son absence se faisait sentir et ses précepteurs souhaitaient poursuivre leur propres cours et études en sa compagnie.

"- Je suis navrée de devoir vous abandonner. Je prierai les Déesses pour qu'elles nous donnent l'occasion de nous revoir."

Elle fit une belle révérence pour l'elfe, ramassa ses affaires et s'en alla entre les silhouettes impressionnantes de ses chevaliers pourpres.