12 Août 1763
La chaleur pouvait être étouffante, là dehors, dans les rues entrelacées de Sélénia. Dans les tréfonds de la ville bondée où le peuple vivait entassé, où les bâtiments de pierres offraient une ombre chiche, mais surtout des pavés bouillants. En ce début d’après midi, le paysage semblait peindre un lieu fantôme sans âmes qui vives. En d’autres jours, cette proximité était l’essence de l’abondance, de la sécurité même car à l’ombre du Palais, perché sur son promontoire rocheux, le cœur de la magie humaine était là : à portée ! Mais sous ce soleil de plombs qui brillait si fort que le ciel en semblait gris et délavé par les rayons impitoyables, la fraîcheur de la campagne faisait se languir beaucoup de personnes. C’est à peine si une brise graciait la population de sa présence, charriant un air tiède et sec, parfois chargé des relents dans les ornières ou les égouts que les ruelles et lieux les moins entretenus de la Capitale exhalaient.
Il pourrait faire chaud s’ils étaient en dehors du Palais. Heureusement ce n’était pas le cas et le parc royal profitait d’ombres juvéniles et de brises tendres. Les fontaines chantaient de leurs rebonds sur les marbres roses qui les formaient. Elles brumisaient une végétation entretenue, engorgée de fleurs parfumées et de feuillages lustrés. Certains arbustes ployaient sous des fruits mûrs ou avaient leurs branches ployées par des oiseaux de toutes tailles et de toutes couleurs. Ici un paon blanc, là un cygne noir. Des perruches, des perroquets se disputaient la plus belle trille. Dans les racines dormaient quelques chiens du chenil royal, parfois même des fauves aux larges colliers tressés, somnolents d’un bon repas et d’une vie de pachas. Il y avait des enclos pour les créatures les plus récentes, probablement issues des quatre coins de l’Archipel ; cadeaux de la noblesse affamée de faveurs et de reconnaissances auprès de la famille Kohan.
Dans ce cadre idyllique, un chemin de pierres blanches menait jusqu’à un patio hexagonal aux cinq colonnes dont le marbre torsadé comme des troncs aveugles tenaient à leurs flancs plusieurs glycines blanches qui elles-même croulaient de leurs grappes odorantes. Ces troncs noueux, sinueux, se tendaient jusqu’au dôme en mailles de fer forgé. Le travaille du tressage paraissait si délicat que nul autre orfèvre qu’un spirite du scarabée ne pouvaient en être l’auteur. Sous ce treillage, une table ronde couverte d’une jolie nappe immaculée s’accompagnait de deux chaises dont l’une était occupée par la jeune Reine Kohan. Assise sur son bord, dos droit en une posture aussi élégante que régalienne, son attention toute entière était tournée sur une petite liasse de notes et de documents en sus d’un encrier et d’une plume. A portée, sur une annexe à roulettes composée de trois étages, plusieurs assiettes à la porcelaine bleue proposaient diverses petites viennoiseries, une théière ainsi qu’une carafe de sang frais.
Sa fraîcheur venait de son récent drainage et non pas d’une conservation par le froid à moins que l’on désirait bêtement lui en faire perdre toute valeur nutritionnelle. Il venait d’une jeune femme en excellente santé, au lignage surveillé et préalablement validé. Sûrement que vendu au Commerce Écarlate, chaque litre représenterait une petite fortune… mais heureusement pour l’invité de marque qui descendait ce petit chemin en pierres blanches, ce sang lui était gracieusement offert par son hôte pour l’occasion. Deux gardes escortaient le vampire en plus d’un valet qui menait la marche. On fit arrêter le Parangon à une dizaine de mètres du patio et le serviteur s’avança seul jusqu’à la Reine qui, concentrée sur sa lecture, ne releva même pas la tête à son approche. Sa longue chevelure blonde comme le miel était remontée en un entrelacs de tresses et de rubans qui formaient à l’arrière de son crâne un chignon élaboré. Quelques boucles effleuraient sa gorge et ses tempes sans dissimuler cette peau de pêche parfaite qu’une robe audacieuse et somptueuse révélait jusqu’aux épaules.
« - Votre Majesté, le Parangon Toryné Dalis est arrivé. »
Le valet s’était profondément incliné et Victoria leva enfin les yeux par dessus la silhouette prostrée pour s’ancrer immédiatement dans les yeux hypnotiques du vampire. Rêvait-elle où le noisette des iris s’irisait de mauve ? La jeune Reine laissa ensuite son attention glisser sur la chevelure flamboyante et eut l’ombre d’un sourire incrédule. Était-ce le résultat d’une teinture ? Non, jamais le vampire ne s’abaisserait à une telle extrémité, alors quoi ? Un contre-coup de la magie et de ses caprices depuis l’incident du Baôli ? Tant de questions et les secondes s’égrenaient durant lesquelles son silence pouvait devenir un refus d’honorer cette rencontre, un dénis dans ses faveurs à l’encontre du vampire. Se crispant légèrement en réalisant qu’elle risquait de commettre un impaire diplomatique si elle restait béate devant l’apparence de son « amie », Victoria congédia d’un geste le valet et les gardes s’inclinèrent brièvement devant Toryné tout en l’incitant à s’approcher.
« - Parangon Dalis, vous êtes encore plus éblouissante que dans mes souvenirs. Le soleil lui-même fais dorénavant pâle figure en comparaison. »
Le timbre, chaud et affectueux, s’accordait parfaitement au sourire qu’elle lui dédia alors qu’il arrivait à sa hauteur. Ses grands yeux d’un bleu lagon pétillaient alors qu’elle tendait gracieusement une main en sa direction pour y recevoir un baiser courtois. Peut-être était-ce trop audacieux comme offrande, mais ils se connaissaient depuis un moment que cela soit sous le masque d’un bal hivernal que par de longues correspondances à travers les flots et les terres de l’Archipel. N’ayant pas à se lever dû à son rang, elle attendit et son sourire ne vacilla nullement alors qu’elle voyait le vampire se courber pour complaire sa demande silencieuse. Ses cils, toutefois, frémirent à l’effleurement des lèvres sur sa peau chaude et son cœur s’accéléra brièvement.
« - Installez-vous. Je suis aise de pouvoir enfin vous retrouver. Ces dernières semaines furent pour le moins chargées et j’ai plus d’une fois crains que notre après-midi ne soit repoussée. »
Lorsque le vampire fut assis face à elle, Victoria effectua un geste clé fugace qui fit s’élever le tas de parchemins et feuillets pour les déposer, avec plume et encrier, sous l’une des arches du patio. Il s’agissait d’affaires d’état qu’elle avait souhaité gérer elle-même afin de montrer à son Conseil et sa Cour qu’elle n’était pas simplement une enfant oisive et incapable. Les heures d’études et de travail ombraient le dessous de ses yeux et malgré un maquillage subtile, toutefois un regard avisé pouvait remarquer la légère tension qui habitait l’adolescente. Elle était jeune, elle était une femme : autant d’épreuves qu’elle comptait bien surpasser farouchement, consciente qu’elle était la dernière de sa lignée. Le peuple avait perdu foi en Nolan et ce n’était pas Luna, cette pièce rapportée, qui saurait relever ce défi. Mais pour les prochaines heures, elle pouvait se détendre ; juste un petit peu, mais suffisamment pour ne pas finir par hurler de frustration.
A présent que la table était à leur entière disposition, la jeune Reine commença à disposer les assiettes et le service à thé en usant de la même magie qu’un instant plus tôt. Les objets ondoyaient avec grâce dans les airs, portés par la seule volonté de la magicienne, guidés par sa dextre qui bougeait en rythme à la façon d’un chef d’orchestre. En dernier, la carafe de sang et le verre de cristal furent déposés devant le Parangon qui pu sentir immédiatement la richesse des notes ferreuses qu’offrait son breuvage. Satisfaite d’avoir pu accomplir son sort sans accrocs, Victoria se versa elle-même le thé et ajouta une petite cuillère de sucre avant de mélanger sans jamais toucher la porcelaine. Les gardes se tenaient hors de portée de conversation et il n’y avait pas l’ombre d’une servante ou d’un valet.
« - Cette journée est exquise pour nos retrouvailles, ne trouvez-vous pas ? »
Du lait fut versé dans la tasse avant que l’adolescente ne repose sa cuillère pour observer à nouveau son amie avec un fin sourire aux lèvres. Sur son front trônait la couronne d’or et d’émeraude, grappes d’un vert profond accordées avec une myriades de minuscules diamants. A sa gorge gracile des fils d’or s’entrelaçaient avec de minuscules perles jusqu’au col de la robe, évasé, qui dénudait sa clavicule ainsi que ses épaules délicates. Vêtue d’un rouge pâle, presque parme, l’habit se colorait d’une nuance de vert et d’or en des tons printaniers. La coupe audacieuse n’en était pour autant pas vulgaire alors qu’un corsage serrait une taille déjà fine et que la chute s’évasait en plusieurs épaisseurs aériennes. Bras nus, la jeune tête couronnée portait un châle léger au creux de ses coudes au cas où la fatigue et le temps lui donneraient finalement froid.
« - Je suppose que nous avons beaucoup à nous raconter, mais avant cela ; comment se passe votre séjour en Sélénia ? »
Cela faisait quelques mois maintenant et les vampires venus avec le Triumvirat n’étaient pas encore totalement intégrés ou même installés comme il se devait sur les terres de l’Empire. Une chose supplémentaire qui déplaisait au peuple et à une grande partie de la noblesse… une chose de plus dont elle devait faire excessivement attention si elle ne voulait pas que son règne soit le plus court de l’histoire des Kohan. Cela ne faisait même pas deux semaines complètes qu’elle avait été couronnée ! Attendant la réponse, Victoria jeta son dévolu sur une petite brioche qu’elle coupa en deux, tartina d’un beurre doux avant d’ajouter un peu de marmelade.