31 Juillet 1763
Ipsë Rosea
Ipsë Rosea
« Mon amour j’ai fait couler un bain et j’ai envoyé les serviteurs au lit. Tu devrais me rejoindre, tu as besoin de te détendre avant d’aller te coucher. Pour ton corps et pour ta tête. » dit la voix douce et langoureuse d’Esobelle. Elle avait spécialement préparé la soirée et choisi avec attention ses vêtements les plus suggestifs au goût de son époux. Elle était vêtue de sa robe de nuit couleur carmin et d’un châle transparent sur ses épaules. Elle entrait avec une grâce et une assurance rare dans l’âge mûr de ces femmes qui maintiennent leur pouvoir et leur envie de faire tourner les têtes sur leur passage.
Balthazar, lui, était vêtu de vêtements simples d’intérieur qui ne l’avaient pas quittés depuis quelques jours de trop. Il était assis à son bureau recouvert de bouts de parchemins, de plumes cassées et d’encrier vides. Il se redressa, leva les yeux au ciel en regardant son épouse, serra les poing et crispa sa mâchoire, autant d’agacement, que de douleur de contracter les muscles engourdis de ses doigts noueux. Il avait l’esprit trop clair depuis qu’il avait encore dû prendre le lit, et que son corps se remettait trop doucement. Alors il n’allait pas laisser encore plus de temps passer sans écrire, sans préparer son départ de cette satanée vie, sans léguer son savoir au sang de sa lignée, sans discuter des affaires du monde à ses rares alliés de longues dates.
Balthazar pesta donc :
« Je n’ai pas le loisir de me laisser aller à la détente et au repos quand il me reste tant à faire. Il reste encore trop d’informations à coucher sur le papier et trop de missives à envoyer à trop de gens. Et si le sommeil me fuit, c’est parce que tout le jour on sollicite mon attention à des tâches bassement matérielles qui occupent mon esprit, mais assèchent mon âme. Alors laisse un peu de temps nocturne à mes écritures, puisque tu a cru bon de disposer de mon temps diurne à ton bon vouloir… »
Esobelle émit un soupir éloquent. Ses sourcils s’arquèrent légèrement et sa bouche se pinça. Un autre que lui n’aurait jamais pu deviner que se rictus pétrifié et composé, était celui du reproche et de la colère glaciale. Il comprit alors qu’il avait commis une erreur.
« Très bien. Écris alors. Si tu pense que c’est en grattant des mètres et des mètres de papier que tu t’occuperas bien de ta famille, au lieu de passer du temps auprès d’elle, soit. Puisse ton papier te rendre toute l’attention que tu lui consacre. En attendant, je te laisse trouver un coin de sol dans la maison où tu pourras dormir, puisque ma présence t’insupporte toute la journée, je ne voudrais pas t’imposer de dormir la nuit dans le même lit que moi ! »
Esobelle avait tenté de garder un ton cordial en parlant mais la dernière phrase avait été prononcée sur un ton trop cinglant pour laisser le doute sur son ressenti.
Balthazar grommela en son fort intérieur mais il ne pouvait pas faire taire les émotions qui lui parvenait. Il connaissait trop bien Ésobelle et depuis trop longtemps, et son don de l’hirondelle aidant, il comprenait et sentait sa colère. Il voyait les efforts qu’elle avait mis derrière le choix de ses vêtements, ce qu’elle s’était imaginée sur leur soirée passée ensemble et comment elle l’avait organisée. Encore une fois elle était pétrie de bonnes intentions mais elle avait oublié de le prévenir, et de lui demander son avis. Comme lorsqu’elle avait proposé sa candidature au poste d’Archonte d’Ipsë Roséä.
« Mon amour, dormir par terre est la dernière chose que je souhaite pour cette nuit et je te prie de m’excuser pour cet accès de colère. J’aime écrire mais il s’agit plus de rassurer la peur que mon corps ne me lâche avant que j’ai pu livrer tout ce que sais de manière correcte et complète à Melchiore. Il ne me reste que quelques paragraphes à écrire et ce sera fini, je pourrais me consacrer tout entier à nous deux, promis. Je te demande juste quelques minutes, garde l’eau au chaud et j’arrive. As tu pu essayer ton infusion de mélisse et de lavande dans l’eau du bain ? »
Balthazar n’aimait pas enrober de miel son discours quand il était aussi tard, mais il détestait par dessus tout laisser la colère de sa femme mijoter dans son coin et devoir l’affronter plus tard. Parfois, il en venait à regretter sa vie de veuf solitaire et recherchait la rare solitude là où il pouvait la trouver. Après des négociations conjugales intenses, il parvint à s’offrir une petite marge d’une demi-heure pour boucler ses derniers écrits, avant de rejoindre le bain. Il s’était laissé convaincre que la perspective pouvait être agréable car cela faisait effectivement longtemps qu’il imbibait de crasse et de sueur ses vêtements.
Il reprit une feuille et prépara sa prochaine missive. Cet échange avec sa femme lui rappelait une vieille affaire qui n’avait de cesse de revenir le tracasser ces derniers temps,et il avait décidé qu’il était temps d’y remédier enfin, malgré le retard de plusieurs années qui s’était accumulé sur le sujet.
« Mon cher seigneur Avente de Délimar,
Regrettez vous parfois d’être sorti de votre retraite ? Si j’en crois les récits de vos exploits navals lors de la bataille contre les chimères, il semble que le goût de l’action Glacernois ait eu quelque influence sur votre caractère paisible. Si d’aventure l’agitation sanguine de votre peuple vient à vous peser et que vous rechercher un endroit pour ressourcer votre besoin de sérénité, sachez que les portes de notre cité vous sont grandes ouvertes.
Pas un jour ne passe pour moi sans que je regrette d’être encore et toujours au devant la scène politique à mon âge. Cela en frôle l’indécence, de voir un vieillard humain diriger de jeunes semblables pleins de vie à peine sorti de l’enfance, et des elfes à la beauté permanente me surpassant de plusieurs siècles en savoir et sagesse. Ma femme est une excellente tacticienne, cela est sûr, mais j’aimerai qu’au lieu de m’utiliser à ses propres fins de pouvoir, elle comprenne mes préoccupations et mes désirs de retraite paisible.
Comme j’aimerai vous avoir à nouveau à mes côtés pour m’assister, comme lorsque vous n’étiez qu’un jeune apprenti…
Nos discussions, nos échanges, nos machinations me manquent parfois car je n’ai jamais su recréer la même complicité avec quelqu’un d’autre que vous. Il me pèse de savoir que notre amitié n’ai jamais su vraiment se relever de la tragédie qui vous frappa, et que même après nos épreuves traversées ensuite ensemble, une certaine distance ait pu subsister entre nous…
Ces temps-ci, surtout depuis que je sais que la mort n’est plus seulement un horizon vague et lointain, il me tient à cœur de réparer les manques aux devoirs de ma vie. Manques à mes devoirs d’aïeul auprès de ma petite-fille, manque au devoir conjugal auprès de ma femme, manque d’abnégation auprès du peuple etc etc. Et l’un de ces manque est celui d’un réel soutien auprès de vous lorsque votre compagne et votre descendance s’éteignaient loin de vous. Je tenais, même si les années empilées depuis les rendent bien dérisoires, à vous présenter des excuses.
Si vous vous sentez prêt à les entendre, faites moi parvenir votre réponse par retour de missive. Sachez que si vous répondez par l’affirmative, je vous ferai parvenir un cadeau particulier à forte valeur sentimentale pour sceller notre réconciliation. Comprenez que c’est un bien trop précieux pour que je vous l’envoie sans m’enquérir au préalable de vos dispositions à le recevoir correctement.
J’attends avec impatience votre réponse et vous transmet mes meilleurs vœux de santé et de bonheur.
Votre vieil ami,
Balthazar Emerloch. »
Balthazar apposa son sceau et posa la lettre dans le petit panier de missive cachetées qu’un page se chargerai de transmettre aux différents messagers, cavaliers ou oiseaux. Puis il se leva, se débarrassa avec lenteur de ses vêtements et se dirigea vers la salle d’eau de sa demeure où il fut accueilli par un sourire espiègle.
« Alors, monsieur l’écrivain crasseux ? Avez vous fini votre prose et acceptez vous la toilette qui s’impose ? » Esobelle décroisa ses jambes dans le bain, pour en lever une hors de l’eau et faire passer le savon tout du long. Balthazar soupira avec un sourire fatigué… Il regrettait déjà d’avoir pu oser présenter des excuses à Ilhan pour sa vie conjugale réduite en miette par sa faute, alors qu’il profitait d’un tel bout de féminité à ses côté, pour le meilleur et pour le pire.
« Qu’on me pardonne de céder à votre tentation, vile lavandière, mais je me fait trop vieux pour savoir ce qui est respectable, et votre stupre paraît le plus doux des réconforts à mes vieux os... »
Il se laissa prendre par les eaux relaxantes et chaudes, et par les bras accueillants et chaleureux.
« Pauvre Ilhan, j’ai peine à imaginer ce que les chèvre peuvent vous procurer qui puisse rivaliser avec ce que j’ai maintenant... » ne put-il s’empêcher de penser...
Dernière édition par Balthazar Emerloch le Lun 12 Aoû 2019 - 0:41, édité 2 fois