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descriptionLe murmure de la corneille - Ilhan EmptyLe murmure de la corneille - Ilhan

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20 juillet de l’an 1763

C’était un matin doux, la chaleur des précédents jours s’était assoupie et quelques oiseaux chantaient sur le toit. Dans sa robe de nuit blanche, elle était debout dans son bureau, faisant tourner entre ses doigts une pièce d’or. Elle avait émis le souhait de ne jamais voir le moment où Aldaron était devenu un vampire et la corneille lui avait accordé la grâce de l’ignorance. Elle savait que la haine la consumerait, si elle voyait le visage de son agresseur. Elle ne voulait pas savoir s’il était consentant, elle ne voulait pas lui en vouloir, ternir le modèle qu’elle eût fait de lui.  
Sans savoir pourquoi, Autone descendit au rez-de-chaussée, la pièce d’or coincée pièce entre ses doigts. À cette heure, il n’y avait que les oiseaux qui brisaient le silence. Même Odélie et Kyran dormaient paisiblement. Autone entendit le battement des ailes d’un grand corbeau. Opixiatre se déposa au volet du salon, elle le regarda dans les yeux. Elle volait qu’Aldaron retrouve sa mémoire, qu’il ne perde pas qui il était. Elle voulait qu’il revienne. Le désir occupait tout l’esprit du rossignol alors qu’elle plongeait ses yeux dans ceux de l’oiseau.

***

Ilhan Avente a écrit:
Juin 1753


Trois coups à la porte. Un silence.

Ilhan redressa aussitôt la tête du parchemin qu’il était en train d’écrire.

Trois coups plus lents. Un autre silence. Puis trois autres coups plus rapides. C’était le signal. Une araignée en détresse.

Ni une ni deux, Ilhan se rendit à la porte en quelques enjambées. Il entrebâilla sa porte, et d’un rapide regard avisa qu’il s’agissait bien d’une araignée. L’homme emmitouflé d’ombres qui se tenait devant lui leva aussi une main, révélant un anneau qu’il reconnut aussitôt. L’anneau de la Toile. Même si cet anneau n’était pas relié directement à lui, l’homme n’étant qu’un membre de troisième cercle et sous la responsabilité d’une araignée du premier cercle. La porte s’ouvrit en grand, l’homme s’y engouffra sans attendre. Pas un échange de paroles jusqu’alors. Il n’y en avait pas besoin.

Ilhan s’empressa de refermer la porte et de la verrouiller derrière lui.

– Je suis démasqué, souffla l’homme à voix basse. Je n’ai pas pu joindre Ma Mère.

Ilhan hocha la tête. Il savait que par " Mère ", l’homme désignait l’araignée située juste au-dessus de lui, chargée de le gérer et de lui donner des ordres. Ou de l’extraire en cas de pareils soucis.

– Je pense qu’ils l’ont démasquée aussi, continua l’autre. Aucune liaison n’a été faite avec vous, personne ne m’a vu ni suivi, de cela j’en suis sûr. Mais vous devez rompre tout contact avec notre fil. Je suis venu vous prévenir. Notre fil est rompu.

– On le pressentait, répondit Ilhan dans un autre hochement de tête.

Il laissa son regard sombre planer sur l’autre en face de lui d’un air grave. Ils jouaient à un jeu dangereux. Eux tous, la Toile, à trahir ainsi le nouvel Empereur, Fabius Kohan. Ou plutôt l’Usurpateur.

– Venez, fit Ilhan en attrapant le coude de l’homme. Déjà, avalez-moi ça, vous avez l’air affamé et éreinté.

Il lui mit alors une miche de pain et une coupe de vin entre les mains, bénissant ses serviteurs de si bien le connaître et de toujours laisser un plateau fourni sur sa table basse.

– On va devoir vous extraire.

Aussitôt il alla à son bureau, attrapa une plume, un parchemin, gratta frénétiquement quelques mots de consignes en langage crypté. Puis il roula le parchemin, attrapa dans un de ses tiroirs un sceau, où se dessinait une araignée s’enroulant sur une lettre T, puis la cire, et cacheta le parchemin d’un geste expert.

– Vladimir, appela-t-il par son anneau.

Quand la voix grave de son ami serval lui répondit, il reprit, toujours en chuchotant.

– Extraction d’urgence. L’araignée arrive dans l’heure au point de rendez-vous Est. Conduis-la au guet. Le passeur le prendra ensuite en charge. Maintenant.

Et après avoir eu confirmation que ses consignes étaient reçues, il coupa la communication. Il attrapa le parchemin qu’il venait de rédiger, ainsi qu’un autre qu’il délogea du faux plateau de son tiroir.

– Tenez, fit-il en se tournant vers l’homme qui finissait tout juste d’avaler son morceau de pain. Un homme vous attend au point de rendez-vous Est. Vous le connaissez ?

L’autre acquiesça.

– Il vous conduira à un autre homme. Vous lui donnerez ce parchemin, fit-il en lui tendant le parchemin tout frais. Vous serez conduit en lieu sûr. En arrivant, vous donnerez cet autre parchemin à qui de droit.

Se disant, il tendit le deuxième rouleau qui était si savamment caché, et darda un lourd regard sur l’homme en face de lui, sans lâcher le parchemin pour autant.

– Ceci est capital. Ces informations doivent à tout prix, je dis bien à tout prix, parvenir à qui de droit. Vous voyez ce que je veux dire…

L’homme hocha la tête.

– Je vois. Elles y parviendront. J’en fais le serment.

Ilhan lâcha alors le parchemin, et tapota l’épaule de l’homme. Et sursauta vivement quand quelqu’un tenta d’ouvrir la porte, puis cogna avec force quand il trouva porte close.

– Ilhan, ouvre. C’est moi.

Ilhan blêmit dangereusement et l’homme à côté de lui tout autant.

– L’usur…, commença l’homme.

Mais il ne put finir qu’Ilhan le bâillonna d’une main.

Pas un mot, articula-t-il silencieusement. Il l’attrapa alors et lui fit signe de le suivre. Il était pour le cacher dans un des passages dérobés que détenait son bureau, mais se ravisa. Fabius les connaissait.

– Ilhan, je sais que tu es là, ouvre-moi !

– De suite, Votre Majesté, répondit-il en tentant de donner à sa voix un ton assuré.

Non pas les passages dérobés. Pas sous le bureau. Ni derrière le fauteuil. Ni la cache derrière sa bibliothèque. Il la connaissait aussi. Il ne restait plus que…

Il cacha l’homme derrière les épais rideaux, dont les pans pendaient assez bas par terre pour en cacher les pieds.

Pas un mot, articula-t-il de nouveau. Sans attendre, il se rendit à son bureau, cacha le parchemin presque achevé, qu’il écrivait avant que l’autre homme n’arrive, sous le faux plateau de son tiroir et en extirpa un autre. Un parchemin où courraient quelques lignes à peine… Les mêmes lignes, mot pour mot, que celui qu’il venait de cacher.

– Ilhan… Est-ce des manières de faire patienter ainsi ton Empereur ?

– Je n’étais pas présentable, offrit-il en excuse, avant de se ruer sur la porte et d’enfin lui ouvrir.

– Pas présentable, répéta Fabius, de son air goguenard habituel en lui offrant ce sourire torve qu’Ilhan détestait tant. Vraiment ? Toi qui es toujours tiré à quatre épingles ?

– J’avais chaud et m’étais permis de me dévêtir quelque peu.

– Tu aurais pu rester dévêtu en ma présence, voyons, répondit Fabius en lui caressant le menton puis en entrant sans se faire prier.

Ilhan referma la porte et offrit au battant fermé une grimace écoeurée, avant de se recomposer rapidement un visage lisse de toute expression et d’offrir son éternel sourire énigmatique quand il se retourna.

– Cela aurait été inconvenant, Votre Majesté.

Pour toute réponse, Fabius se mit à rire. Ilhan ne se départit en rien de son masque poli, et attendit, sagement, à la porte, que son hôte improvisé lui dise la raison de sa visite. Il l’observa se servir du raisin, puis attraper la coupe de vin et la vider d’une rasade. Puis l’observa se resservir, comme s’il était chez lui, et boire de nouveau cul sec. Un si bon vin… Cet homme était affligeant de rustrerie parfois. Non, cet homme était affligeant tout court.

– Que puis-je pour vous, Votre Majesté ?

– Que j’aime ces mots, mon cher ami. "Votre Majesté". Enfin, grâce à toi, ce trône est à moi.

– Il est à vous, en effet, Votre Majesté.

– Que faisais-tu ?

– Je préparais votre discours pour demain.

Il vit alors Fabius se tourner vers le bureau et s’y diriger à grands pas. Ilhan aperçut alors un pied presque dépasser, de derrière le rideau. C’était léger, discret, mais un œil avisé pourrait facilement le voir. Surtout s’il prenait à Fabius l’envie de contourner le bureau pour se mettre dans son siège, comme il le faisait souvent. Ilhan rejoignit alors le bureau en quelques enjambées, coupant presque le chemin à Fabius, et posant une main sur son parchemin.

– Votre Majesté, ce ne sont que des balbutiements. Indignes d’être lus encore.

Il espérait que son subterfuge suffise à dissuader Fabius d’aller à son siège. Et cela sembla marcher. L’usurpateur s’arrêta, l’observa en ricanant et se pencha légèrement sur lui d’un sourire moqueur.

– J’aime tes balbutiements, Ilhan.

Se disant, il se pencha un peu plus, son souffle caressant presque son front, puis attrapa le parchemin. Il jeta un raisin dans sa bouche tout en le lisant et son sourire s’agrandit.

– Prometteur. Quand je disais aimer tes balbutiements.

Puis il jeta le parchemin sur le bureau et observa de nouveau Ilhan, avec cette fois une lueur prédatrice dans son œil valide. Et s’avança d’un pas vers l’althaïen, l’acculant doucement, mais sûrement contre le bureau. En d’autres temps, Ilhan aurait reculé, remis une distance entre eux, mais s’il le faisait en cet instant, Fabius risquait de découvrir l’autre homme caché derrière les rideaux. Alors il ne bougea pas, et se contenta d’affronter le borgne du regard.

– Vous me faites trop d’honneur, souffla Ilhan, tout en cachant son malaise sous des airs froids et lisses.

– Cela fait bien longtemps que je ne t’ai pas honoré dignement.

Une main agile vint soudain se poser sur son torse, défit prestement quelques boutons, puis glissa sous le pourpoint. Ilhan ne réagit pas, même s’il ne put empêcher tous ses muscles de se crisper.

– Comme au bon vieux temps. Tu te souviens ?

– Oui, je me souviens de cet honneur, Votre Majesté, souffla l’althaïen à mi-voix.

Masquant au mieux les accents de dégoût qu’il éprouvait.

– Mais je ne suis pas sûr que cela soit…

La main descendit, sortit du pourpoint et descendit plus bas.

– raisonnable. Je dois finir, continua Ilhan, tout en tournant la tête du côté opposé aux rideaux.

Forçant ainsi Fabius à la tourner de même alors qu’il lui murmurait ses insanités à l’oreille.

– Votre discours, finit-il en un halètement, alors que la main s’invitait bien plus bas.

Outrageusement plus bas. Sous ses vêtements.

– Il me faut… absolument… finir votre discours… avant l’aube.

Fabius ricana à son oreille.

– Tu pourras le finir après.

– Votre Majesté, vous savez que je n’ai pas votre endurance. Après…

Un autre halètement.

– Je serais incapable de finir quoi que ce soit. Il me faut…

Il ne savait plus s’il détestait ou adorait cette main, soudain.

– Il me faut… le finir maintenant.

Trouver les mots, finir sa phrase, ne pas oublier son objectif et ne pas céder lui demandaient de faire appel à toute sa maitrise. Toute sa volonté.

– Maintenant. Votre discours… est trop important.

Et enfin la main cessa. Et Fabius s’écarta.

– Tu as peut-être raison. Je te laisse donc finir. Mais finis vite. Et rejoins-moi après.

Et sur ce, Fabius sortit. Ilhan se permit de reprendre son souffle une seconde, avant de se ruer sur la porte et de la fermer à clé. Avec un peu de chance, Fabius serait trop saoul avant la fin de la nuit et oublierait l’ordre qu’il lui avait donné de le rejoindre. Ou Ilhan trouverait un prétexte pour expliquer ne pas être venu.

Il posa le front sur le battant de porte avant de murmurer, las, et dépité :

– Vous pouvez sortir.

L’ombre se détacha des rideaux sans un mot.

Ilhan dut faire appel à toute sa volonté pour se retourner vers l’autre et affronter la honte qui le submergeait.

– Venez, je vais vous montrer un passage secret.

Se disant, il ouvrit un panneau dérobé du mur, caché par une lourde teinture, en actionnant un mécanisme de la bibliothèque.

– Suivez ce passage. Prenez deux fois à droite, trois fois à gauche, descendez la volée de marches. Attention elles sont glissantes. Puis deux fois à droite et descendez l’échelle. Vous déboucherez sur des souterrains… peu engageants. Mais suivez-les en direction de l’est, cela vous fera sortir du palais. De là, gagnez au plus vite le lieu de rendez-vous.

Puis, attrapant une autre miche de pain et une pomme, il les fourra dans les mains de l’homme.

– Allez, maintenant. Nous n’avons plus de temps, souffla-t-il.

L’homme posa soudain une main sur l’épaule d’Ilhan qu’il enserra doucement, en un geste fraternel.

– Merci. Prenez garde à vous. Nous ne pouvons pas vous perdre, vous entre tous.

Ilhan ne sut que répondre sur l’instant, et se contenta de hocher la tête. Puis poussa doucement l’homme à s’engager dans le passage, en lui tendant une torche.

– Que la Grande Oeuvre vous guide, souffla Ilhan.

– Que la Grande Oeuvre nous guide, répondit l’autre.

Avant de disparaître dans les ténèbres.

Ilhan se tourna alors, rejoignit son bureau et s’assit dans son siège. Il s’accouda à son bureau et enfouit son visage dans ses mains. Quand il les reposa, ses yeux étaient rougis de larmes retenues. Pas une ne coula toutefois. Il attrapa alors son parchemin et le caressa d’un sourire. D’un geste lent, son sourire se parant de nuance cynique, il ouvrit le tiroir, délogea le faux plateau de nouveau et en sortit son premier parchemin. Ce fameux discours… presque fini. Il contempla les deux parchemins côte à côte et son sourire s’agrandit, même si teinté d’une profonde tristesse.

Ce subterfuge marchait à tous les coups. Même après tout ce temps, le borgne n’avait rien vu de son jeu. Rien vu.

Ilhan brûla alors le parchemin de quelques lignes, et contempla les flammes qui le consummaient. Son regard sombre dérivant au loin, dans des songes, souvenirs, invisibles.


***


Lorsqu’elle ouvrit les yeux, Opixiatre était disparu, laissant une plume sur le volet. Les yeux d’Autone restèrent ailleurs pendant quelques minutes, puis elle courut à sa chambre, rejeter le dîner de la veille dans son pot de chambre.  Même après trois mois à dormir dans la boîte de pandore, elle ne parvenait pas à se désensibiliser à ces visions. Autone avait soudain envie de se rapprocher d'Ilhan, elle aurait voulu pouvoir tuer Fabius à ce moment et réconforter le conseiller. Sa douleur, sa détresse, sa haine, c'était un miroir. Elle avait ressenti tellement de haine pour Fabius Kohan déjà et elle n'avait aucune raison de ressentir cela comparé à Ilhan.

Autone attrapa le contenant d’eau près de son lit et se rinça la bouche avant d’ouvrir la porte qui liait sa chambre à son bureau. Elle sentait son cœur battre dans toutes ses veines, dans un geste impulsif, elle attrapa presque violement du papier et sa plume. Mais lorsqu’elle voulut tremper la pointe dans l’encrier, elle figea. Qu’est-ce qu’elle allait lui dire? Pourquoi avait-elle eu ce réflexe?
Autone respira alors profondément, réfléchissant en fixant le mur devant elle. Opixiatre lui avait-elle fait voir cela? Elle se souvenait s’être concentré sur Aldaron sans savoir pourquoi, elle avait eu l’impression que le regard du guide la soutenait, lui avait donné quelque chose… Il devait y avoir une raison, un lien.
Pouvait-elle lui dire ce qu’elle avait vu? Non, ce serait trop étrange. Enfin calme, un peu vide, elle trempa enfin la plume dans l’encrier et laissa son instinct écrire.



20 juillet de l’an 1763

Sir Avente,

Comment vous portez vous? Plusieurs mois se sont écoulés depuis notre rencontre, la guerre contre les chimères m’a occupé et je regrette de ne pas vous avoir écrit comme je l’avais promis et espéré. Avant la bataille, il m’était impossible de discuter de l’esclavage auprès du conseil qui était trop préoccupé par les chimères. C’est justifié, cependant, c’est une flotte de Graärhs qui a secouru la nôtre. Ils auraient dû être considérés comme des alliés potentiels.

Je ne prétendrai pas vous écrire à ce sujet, je ne désire pas être malhonnête. Peut-être serez vous effrayé ou méfiant de mes mots. J’en suis désolé, car si c’est le cas, je vous comprendrai. L’esprit de la corneille s’est posé sur mes rêves après la bataille. La peur a habité mon esprit dans les derniers mois. J’ai vu nombre de choses que j’aurais préféré ne pas voir.
J’ai entendu parler de vos méditations et de votre talent pour l’esprit. Accepteriez vous de m’apprendre ? Je crois que cela pourrait m’aider à calmer le chaos qui fait voler cette corneille.
Si vous acceptez, je viendrai vous visiter à Délimar, puisque je ne désire pas vous incommoder. Bien sûr, s’il y a quelque chose que je puis vous offrir en échange, je serai heureuse de vous rendre la pareille,

Autone Falkire,
Conseillère de la cité de Caladon

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Correspondance Delimar - Caladon - 25 juillet 1763



Les mots couraient sur le fin parchemin de son livre de vie. C’était là un des souvenirs qu’il voulait relater, dont il voulait laisser la trace. Pour lui, s'il lui arrivait quelque chose, ou pour son successeur. En effet, depuis longtemps l'idée qu'il lui arrive malheur, et qu'il perde quelque aptitude mentale, le hantait. Il avait déjà organisé une possible passation de pouvoir en de tels cas et il s'était également organisé une quête personnelle. Oui, sa paranoïa était si affinée qu'elle l'avait poussé à entrevoir cette terrible possibilité et il avait alors cherché tout moyen de reconquérir ce qu'on pourrait avoir voulu lui ôter. Sa mémoire, son esprit. Il avait quelques pistes au besoin. Il avait construit son livre de vie dans cette optique, ou dans l'optique de sa succession. Il avait également sa fiole, et avait la piste des baptistrels, si jamais. Il s'était alors organisé une quête d'énigmes, telle une chasse aux souvenirs, pour trouver trace de ces objets et de ces pistes pour reconquérir ses souvenirs au besoin. Une quête pour vérifier que la personne qu'il serait devenue, ou plutôt qu'on lui aurait fait devenir, serait restée digne de retrouver son ancien moi. Mais au delà de cela...

Au-delà de cela, plus le temps passait, plus la fatigue l’étreignait, et plus il ressentait l’urgence d’organiser son possible héritage. Que ce soit son héritage personnel, bien plus facile à gérer, ou que ce soit son héritage arachnéen.

Concernant le premier, il avait déjà rédigé son testament léguant divers biens à des personnes précises. Son livre de vie irait à Tryghild, qui après l'avoir consulté pourrait le confier ensuite à son successeur, si elle acceptait sa présence en Delimar et si elle acceptait que la Toile continue à agir dans l’ombre à leurs côtés. Elle hériterait également du deuxième carnet Resonare, puisqu’elle avait déjà le premier. La fibule du dauphin et l’anneau maitre iraient bien entendu au futur Tisseur. Il léguait sa Pythie Koryfi à son maitre Kehlvelan, l’un des seuls qui lui paraissaient avoir assez de sagesse pour ne pas en faire de mauvais usages. Peut-être la détruirait-il. Mais au moins, elle ne tomberait pas en de mauvaises mains. Tout le reste, dont sa précieuse fiole de la Mémoire de la cent et unième lune, ou sa clé du coffre du dauphin, irait à Dihya. L’or que contenait ses coffres personnels serait distribué en dotation à chacun des membres de sa maisonnée, et le reste irait pour la Toile, avec pour consigne de garder le coffre de Caladon à cet usage.

Son héritage arachnéen était bien plus compliqué, bien plus délicat. Personne n’avait voulu jusque-là reprendre le rôle de Tisseur quand il avait dit vouloir prendre sa retraite. Il avait depuis réussi à persuader un des membres du premier cercle de prendre la relève, au moins temporairement, pour continuer de soutenir Tryghild dans son œuvre et pour la Grande Oeuvre en faveur de l’humanité. Toutefois ce successeur potentiel se faisait âgé lui aussi, il lui faudrait alors quelqu’un pour lui succéder si souci. Ilhan songeait de plus en plus à former une personne expressément pour cela. L’idée lui venait un peu tard, du-il avouer. Mais elle se dessinait de plus en plus précisément. Et il pensait même avoir trouvé qui pourrait devenir un digne Tisseur pour les décennies à venir. Dihya. Oui, Dihya. Elle en avait toutes les prédispositions, l’intelligence, la finesse et l’esprit stratégique. Il lui manquait juste un enseignement politique raffiné et à affermir sa force d’esprit. Il comptait bien commencer à lui apprendre. Son successeur finirait ensuite son oeuvre au besoin…

Perdu dans ses pensées, Ilhan s’était arrêté dans le récit de son souvenir. Se morigénant de s'être perdu en songes futiles, il relut les dernières lignes écrites. Ah oui, ses souvenirs du temps des Almaréens. Ces fameux souvenirs où il avait réussi à les convaincre de le garder et de ne pas l’exécuter ni de le jeter en prison. Il avait dû faire jouer avec ses alliances pour qu’elles appuient ses propos et le désignent effectivement comme digne de confiance et à l’efficacité exemplaire, et avait argumenté âprement en soulignant son profil atypique particulièrement utile. Les Almaréens appréciaient les personnalités poussées à l’adaptation et à l’ingéniosité. Il en avait alors usé.

Ses mots s’étaient arrêtés sur le récit d’un de leurs plus beaux sabotages. Comment peu à peu, il avait acquis certains impériaux à sa solde, bien entendu à visage couvert et sous une fausse identité.

Le souvenir relatait un de ces instants fatidiques. Sa silhouette encapuchonnée et son masque sur le visage, Ilhan glissait un mot à l’un des gardes impériaux. Celui-ci l’apporta aussitôt à son général, travaillant sur un plan de bataille quelques pas plus loin. Ilhan observa le général écouter son garde, prendre le message, tout en lui jetant un rapide regard. Puis l’homme lut le message. Quelques mots à peine, qu’Ilhan se souvenait encore. "Ce soir. Quand la lune sera pleine. Au lieu dit. Pas un mot. Silence absolu, même au lieu dit." Un rendez-vous. L’homme hocha la tête signifiant avoir compris et la silhouette disparut.

Le soir même, à la lune pleine, la silhouette attendait, dans l’ombre, quand elle aperçut une cape sombre se faufiler entre les buissons puis derrière la palissade. Le Général, sans doute. Bien entendu la silhouette se garda bien d’y aller de suite elle-même. Une araignée se chargeait de vérifier d’une part qu’il s’agissait bien du général, d’autre part que celui-ci était venu seul et n’avait pas été suivi. Seulement alors, elle donnerait le signal au Tisseur pour qu’il vienne à son tour. Et le signal ne tarda pas à se faire entendre. Un hululement de chouette parfaitement imité. Mais les chouettes étaient assez rares en cet endroit, seule l’araignée avait pu l’émettre. Surtout aussi fort. La silhouette glissa alors d’ombre en ombre pour se faufiler à son tour derrière la palissade et y trouver le général. Elle l’invita à se rapprocher d’un simple geste. L’homme hésita un court instant puis en un soupire s’exécuta. Dès qu’ils furent assez proches, le Tisseur activa son orbe d’ombre et de silence.

Pas un mot ne fut prononcé. Le Tisseur fit quelques signes, et l’autre répondit de même. Puis le Tisseur sortit un parchemin qu’il tendit au militaire. Celui-ci lui lança un regard torve, mais finalement le prit.

" Si vous tenez toujours à laver votre honneur, c’est le moment d’agir et de redorer vos épées. Retournez-les contre nos ennemis. Tenez vos promesses et au signal agissez. Pas avant, attendez le signal, cela est primordial. Et si vous vous demandez quel sera-t-il, vous le reconnaitrez le moment venu. "

L’homme le fusilla de nouveau du regard, mais acquiesça toujours en silence. Si le général impérialiste faisait la moue et semblait sceller leur pacte de mauvaise grâce, le Tisseur lisait toutefois dans son regard une lueur déterminée. Après tout, c’était lui qui avait cherché à contacter la Toile. Il avait failli se faire prendre, traitre amateur qu’il était. Ces hommes n’avaient pas aimé souiller leurs épées  et pour beaucoup pensaient avoir fait le mauvais choix en soutenant Fabius. Ils voulaient se racheter, redorer leur blason. Ou pour d’autres sentaient simplement le vent tourner, maintenant que l’Empereur qu’ils avaient choisi avait été si rapidement destitué. Aussitôt le parchemin se consuma et devint cendres. Le Tisseur acquiesça en silence et désactiva l’orbe. Il fit signe au général d’attendre avant de partir. Et sans plus de cérémonie, il tourna les talons.

Ilhan avait souvent songé à cette scène. Le Tisseur aurait pu se contenter d’envoyer une araignée délivrer son message. Il aurait pu rester à l’abri, et se contenter d’un messager. Mais il avait besoin de voir l’homme, de lire dans ses yeux la certitude qu’il obéirait, qu’il agirait, et qu’il ne les trahirait pas. Ou qu’il n’agirait pas sur un coup de tête au mauvais moment, les conduisant tous au trépas.

Ilhan mettait le point final à son récit, quand un petit oiseau vint se glisser par la baie vitrée et se poser à son bureau. Un petit merle. Portant un message. Il avait l’impression de savoir déjà de qui venait cet oiseau. Serait-ce encore Dame Falkire lui envoyant ses petits oiseaux si particuliers ? Aussitôt il attrapa la missive et la consulta d’un rapide regard. Dire qu’il fut surpris des propos écrits serait un doux euphémisme. L’esprit de la corneille ? Et elle le contactait lui ? Pour des cours de méditation, disait-elle. Pourtant dans son entourage, n’y avait-il pas des elfes sans doute tout aussi formés en la matière que lui-même ? N’avait-elle pas connaissance d’un maitre baptistrel dans ses proches d’ailleurs en la personne de Valmys Neolenn ?

Oui, surpris, il l’était. Mais, même si la demande lui semblait soudain étrange et, comme elle s’en était doutée, l’avait rendu méfiant en attisant Dame Paranoïa, sa plus fidèle compagne, il ne pouvait non plus refuser. Il avait toujours aimé partager ses pratiques méditatives et avait toujours secrètement rêvé de fonder une école enseignant cet art plus largement. Mais outre cela, accepter lui permettrait peut-être de comprendre un peu mieux le fond de cette démarche.

Fort de cette décision, il s’empara alors d’une plume et s’empressa de répondre à la missive.


Dame Falkire,

Je ne vous cache pas avoir été effectivement, non pas effrayé, mais plutôt surpris d’une telle lettre, et surtout de cette soudaine requête. Une requête que je ne peux toutefois refuser. Je ne sais si je pourrais vous enseigner dignement le noble art de la méditation. Pour un enseignement digne de cela, il nous faudrait nous côtoyer bien plus souvent. Toutefois, je puis au moins vous transmettre quelques bases rudimentaires et vous donner des exercices à pratiquer quotidiennement, qui pourraient vous aider à mieux maitriser le flot de visions sans doute bien déstabilisantes. Ce serait une grande joie pour moi que de partager cela avec une élève telle que vous.

Il vous faudra effectivement vous rendre à Delimar jusqu’à moi, malheureusement. Ma santé est quelque peu défaillante ces derniers temps et si je souhaite tout concilier dans le temps qui m’est imparti, je ne peux entreprendre un voyage à Caladon pour le moment. Si vous pensez pouvoir venir me visiter ici, je me ferai une joie de vous enseigner tout ce que je puis, et nous pourrons aussi échanger quant à nos avancées sur nos projets abolitionnistes, qui, en Delimar, avancent, même si pas aussi vite que nous ne l’aurions voulu.

J’espère que cette missive vous trouvera en bonne santé, et que, d’ici notre rencontre, la corneille ne vous éprouvera pas trop de ses dons sans doute aussi beaux que douloureux.

Avec mes sincères salutations dans l’attente de vous revoir

Ilhan Avente
Conseiller de Delimar

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Elle attendait la réponse du tisseur avec nervosité, priant les déesses, peu importe où elles étaient maintenant, de ne pas avoir déclenché la méfiance du conseiller. Elle s’était endormie, le soir, dans un sommeil sans rêve et avait prit du repos. Au matin, elle s’était éveillée trop tôt à la lumière du jour. Autone se leva pour aller fermer le volet dont elle ne se souvenait pas avoir oublié de fermer. Et les yeux mis clos, marchant vers son lit, elle n’avait pas vu la grande corneille aux yeux blancs qui était venue se poser sur son lit. Autone s’assoupit et, enfin, rêva. Tout était clair, certaines informations étaient entendues, comme lorsqu’on sait quelque chose dans son rêve, sans vraiment savoir pourquoi.

Ilhan Avente a écrit:

Toute la maisonnée Avente hésitait entre préparer des festivités pour l’anniversaire de leur maitre ou préparer une cérémonie funéraire. On voyait encore les traces du dernier deuil que la famille avait essuyé, il y a quelques semaines à peine auparavant. Les fleurs blanches séchées attendaient encore accrochées au mur ou autour du tableau représentant la défunte, soulignant sa gracieuse beauté, auréolée dans sa blanche robe d’été, si souriante et au regarde empreint de tendresse déterminée. Les bougies brûlaient toujours, jour et nuit, à chaque fois remplacé, le Ser de la maison ne pouvant se résoudre à les éteindre.

Attedant dans l’ombre, un serviteur observait de loin son seigneur encore à genou, priant devant le tableau et les sept bougies mourantes, son fils dans les bras. Sept bougies, une pour chaque déesse. Leur noble seigneur ne ressemblait plus à rien. Comme la tradition althaïenne l’exigeait, il s’était rasé de près, le faisant paraître plus jeune encore que ses tout juste vingt années, et avait réitéré ce geste encore et encore, comme s’il ne parvenait à décompter les jours depuis ce départ tragique.La mèche de cheveux qu’il s’était coupée drastiquement pour accompagner son épouse sur le bûcher dépassait quelque peu sur ses joues mal rasées. Il n’avait eu de cesse de prier, encore et toujours. Là encore c’était une tradition de la Romantique d’allumer une bougie pour le défunt et de prier longuement. Mais des semaines entières… en se sustentant que le strict minimum et en s’occupant simplement de son enfant sans rien faire d’autre ?

Un enfant mourant lui aussi. On entendait d’ici les râles de respiration difficile de ce petit être éprouvé. Malgré les nourrices pour s’en occuper, le petit garçon était né bien fragile, bien malingre, et bien pâle pour un althaïen.

Un des guérisseurs chargé de surveiller le petit arriva prestement et aussitôt, enfin, le seigneur de la maison se releva, bien que vacillant, les joues ravagées de larmes.

– Vous voilà. Faites quelque chose. Je vous en prie. Qu’il ne meurt pas. Pas lui aussi. Faites tout ce qu’il faudra, mais qu’il ne meurt pas, bafouilla le jeune Ilhan d’une voix hachurée.

– Depuis combien de temps respire-t-il ainsi ?

– Peu de temps à peine. Je vous ai tout de suite fait mander, souffla le père éploré. Pitié, dites-moi que vous allez le sauver.

Mais le regard que lui accorda le guérisseur ne fut guère de bon augure et lui fit lâcher un âpre sanglot. Il berça l’enfant dans ses bras, les larmes ruisselant sur ses joues et celles, blêmes, de son fils.

– Laissez-moi-le voir. Ser, je vous en prie, laissez-moi l’ausculter.

Ilhan releva un regard mêlant tristesse et colère, mais céda finalement et tendit le gamin au guérisseur. Il ne le lâcha pas d’un pouce toutefois quand celui-ci se dirigea vers une table et y posa le petit être chétif qu’il démaillota avec mille précautions. Il palpa par endroit, attrapa le petit poignet et sembla compter, puis posa doucement son oreille contre la petite poitrine.

– Son coeur malade semble rendre l’âme, fit enfin le guérisseur.

Le couperet sembla sonner Ilhan, qui se figea, et manqua défaillir. Puis son visage se crispant, alors qu’il faisait manifestement mille efforts pour se contenir, il réemmaillota son enfant avec des gestes empreints d’une infinie tendresse. Il le reprit ensuite dans ses bras et le berça tout en chantant une chanson en althaïen, dans ce dialecte proche de l’elfique.

– Peut-on au moins le soulager ? parvint-il enfin à demander entre deux chansonnettes.

Le guérisseur hocha simplement la tête de droite à gauche. Les sanglots reprirent, qu’Ilhan ravala avec peine dans une lente déglutition.

– Si, en ce cas, vous ne pouvez rien faire, merci de me laisser seul. Que je lui dise… un dernier… un dernier…

Il ne finit jamais sa phrase, que déjà les sanglots l’étranglaient. Le guérisseur se contenta d’acquiescer en silence puis après une discrète révérence de sortir. Le serviteur ferma soigneusement la porte derrière eux, laissant Ilhan seul. Avec son chagrin.

Il resta ainsi longuement à le bercer, à l’embrasser sur le front, à lui chanter de douces comptines et à lui souffler tendres mots d’amour. Et bientôt...

Bientôt l’enfant son dernier souffle expira. Ilhan sentit aussitôt que son fils l’avait quitté. Il se figea, l’appela, doucement le berça, l’appelant toujours, de plus en plus fort, avec une frénésie de plus en plus forcenée, jusqu’à ce que la révélation se fasse, devienne dure réalité.

Alors il s’écroula, à genou tomba. Il leva les yeux au ciel, appela sa femme défunte et cria sa douleur enragée. Quand finalement sa voix fut bien trop éraillée, il s’assit et pleura son enfant chéri, qu’il berça tendrement, dans un lent mouvement. Combien de temps resta-t-il ainsi ? Il n’aurait su. Ce ne fut que lorsqu’une main douce se posa sur son épaule qu’il revint tout doucement au monde alentour. Une voix lui murmura à l’oreille, le prit par le coude et l’aida à se relever. Quand on voulut lui prendre l’enfant, toutefois il refusa. Mais se laissa guider. On l’installa sur un lit. Il ne donna aucun signe d’être présent, mais obtempéra. On l’y fit se coucher, et il s’y lova, son fils contre lui. Les pleurs reprirent et le bercèrent à son tour, l’emportant dans cauchemar sans fin. La fin de tous les siens.



Le rossignol se réveilla, les yeux embrumés, sur ses draps étaient tombés quelques plumes noirs et elle avait entendu le volet s’ouvrir dans un son brusque, les ailes avaient provoqué une brise dans leur mouvement. La petite dame rassembla une poignée de ses draps dans sa main, comme si elle voulait enserrer quelque chose pour prendre et donner du réconfort, les deux à la fois. Elle ressentait à présent beaucoup d’empathie pour un homme qui n’avait jamais consenti à lui donner ces morceaux de sa vie. Elle avait l’impression de violer ses souvenirs, ses larmes et ce deuil.  Mais elle comprenait aussi que la corneille lui montrait ces images, pas seulement pour des raisons purement pratiques, mais aussi humaines. Aldaron avait été son ancre, un phare à sa résilience depuis leur évasion de morneflame. Elle avait besoin qu’une personne la comprenne, lui ressemble, comme tout être. Ilhan et Autone avait plus en commun qu’elle n’aurait pu le soupçonner, mais elle avait l’impression que voir ces images l’éloignait du tisseur. Comment s’approcher de quelqu’un dont on connait plus qu’il ne le voudrait? Comment ne pas briser sa confiance au premiers souvenirs révélés?

La matinée était encore bien jeune. Autone sortit de ses draps pour s’habiller. Une servante vint l’aider à lacer son corset et à attacher ses bas. Elle hésita en regardant les vielles étoffes de vêtement coloré, puis se résigna. Elles étaient démodées, depuis les années, de toutes manières. Non, le noir était toujours approprié, quoi qu’en disent les bourgeois sur la duré de son deuil. Depuis qu’une année était passée depuis le décès de Matis, des femmes avaient, sans discrétion, suggéré qu’elle devrait se remarier pendant qu’elle était encore jeune et belle. Une dame était allée jusqu’à dire que dans sa malchance, au moins, elle était encore bien portante et pourrait trouver d’autres opportunités. Ces commentaires n’avaient rencontré que des regards noirs et perçants. Matis n’avait jamais été une opportunité.

La jeune veuve eût son escorte réveillée et prit les rues de Caladon pour rejoindre le pigeonnier, à la marche. Son habit noir et modeste rappelait les premiers jours de son deuil. Peut-être était-ce pour Ilhan qu’elle portait le deuil, inconsciemment.

« Dame Falkire, quel adon. Je viens de recevoir un pigeon pour vous, de Délimar. »

Autone sourit doucement au garçon qui lui tendit la lettre scellée. « Merci, Fergus. Voici pour toi. » lui dit-elle en lui remettant une petite bourse. Fergus savait qu’Autone était plus généreuse lorsque la lettre n’avait visiblement pas été interceptée. Il s’inclina avant qu’elle ne tourne les talons. Autone lut la lettre sur le chemin vers son bureau, un sourire s’étirant sur ses lèvres. Elle passa la journée au bureau et prit entente avec Eleonora, qui devait aller à Délimar dans les prochaines semaines. Elle accompagnerait la jeune dame et en profiterait pour aller rencontrer le tisseur. Après une rencontre du conseil qui s’éternisa, Autone alla se réfugier dans son bureau. Cette histoire d’esclavage n’avançait pas. Elle sortit la lettre du conseiller Avente, qu’elle avait rangé dans la poche de sa jupe, et la relut.
 
Sir Avente,
Je me réjouis de lire une réponse positive et je suis certaine que les rumeurs concernant vos talents sont aussi exactes que ceux concernant votre modestie. Comme vous l’avez si habilement dit, l’esprit de la corneille est un don aussi gracieux que sombre. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui soit lié à cet esprit, je ne savais alors si cela était normal, mais l’esprit qui m’a choisi à la fâcheuse tendance de me visiter dans mes rêves. Quelques semaines après les premiers rêves, les visions se sont mises à survenir lorsque j’étais éveillée. J’ai compris avec le temps, ainsi qu’avec des recherches, qu’une vision de la corneille est liée à la méditation, à la concentration, mais normalement, pas au sommeil. Je crois que les rêves pendant lesquels la corneille se manifeste, aussi étrange cela puisse paraitre, ne sont pas réellement des rêves. Mon sommeil s’arrêterait ainsi, par intermittence et hors de mon contrôle, lors des visions.

Cela nuit, non seulement à mon sommeil, mais à mon efficacité. Vous comprendrez alors pourquoi vos enseignements signifient un grand service à mes yeux.

Je suis désolée d’apprendre mauvaises nouvelles de votre santé. Je n’ai rien d’un médecin ou d’une physicienne, malgré mes talents magiques, cependant je m’entoure de personnes talentueuses. Puis-je vous offrir de mettre à votre service la meilleure guérisseuse que je connaisse? Évidemment, ladite personne pratique sans magie. Ce serait la moindre des choses.   
J’accompagnerai ma collègue Eleonnora Ostiz qui doit se rendre à Délimar dans la première semaine d’Août pour des raisons diplomatiques et politiques. Si cela vous convient, bien sûr, je pourrai vous visiter à ce moment. Pourrez vous me communiquer l’endroit où il vous conviendra de me rencontrer?

Avec toute ma gratitude,

Autone Falkire
 


Elle releva sa plume pour écrire le « C » de Conseillère puis se ravisa. Non, elle s’adressait à lui en tant qu’Autone. La conseillère scella la lettre une fois séchée et la rangea dans sa poche. Sur son retour, elle rencontra un corbeau qui criait, au milieu de la route. La bête ne semblait pourtant pas blessée, alors pourquoi ne volait-il pas? Elle s’approcha de l’oiseau qui la laissa le ramasser et attacha la lettre à sa patte. « Va porter cela à Ilhan Avente, à Délimar. » Lui dit elle avant de le relâcher vers le ciel.
 
 ***

Début août 1763

Elle avait partagé son carrosse avec Eleonora et le voyage avait été long. Autant elle ressentait de l’affection pour la jeune femme, elle ne pouvait pas être elle-même en sa présence et ces faux semblants qu’elle pouvait tenir à condition d’avoir sa maison comme refuge et comme pause, l’épuisaient. C’était un travail, à part entière. Autone aimait Délimar, malgré la taxe salée qu’elle eût payée à son argument. Elle tentait d’éviter les échanges avec les Almaréens, mais cela, ne changeait rien de son habitude. Elle admirait les Glacernois, leurs coutumes et leur culture, mais préférait les admirer sans échanger avec eux, comme cachée et secrète. Cela ne lui appartenait pas, ce n’était pas son monde, mais elle voulait les comprendre et les respecter.

Le carrosse la déposa devant la résidence d’Ilhan Avente. Marius lui tendit la main pour l’aider à descendre, une aide qu’elle accepta avec reconnaissance. Son équilibre était légèrement affecté par le voyage, elle avait la constitution faible et ne pouvait pas utiliser de magie dans la ville pour compenser la petite carrure. Les servants allèrent installer ses bagages à l'endroit où elle logerait, pendant qu'elle irait saluer le conseiller. Elle avait quelques temps devant elle.

La petite dame cogna à la porte, une servante lui ouvrit, sa peau était brune et ses yeux, dorés. Autone lui sourit de manière bienveillante, elle repensait à la femme d’Ilhan et à sa peau foncée, qu’elle avait vu les yeux clos, encore belle dans son sommeil éternel.La servante dirigea la petite dame au bureau du conseiller. La porte était ouverte, Autone s’inclina devant l’arche de la porte alors que la jeune femme aux mires dorées l’annonçait.
« Merci. »  


Adressa-t-elle à l’inconnue avant de se retourner vers le tisseur.

« Sir Avente, c’est un plaisir de vous revoir. »

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Quand il avait reçu la réponse de Dame Falkire, il ne fut point étonné de sa proposition et fut soulagé qu’elle accepte de venir en Delimar et de lui épargner un fastidieux trajet. Il doutait qu’il eût le temps de le faire, de toute façon, vu le programme chargé qui était le sien durant cette période. Sa missive de réponse avait été courte : il avait décliné sa proposition de guérisseur tout en la remerciant de cette offre, il en avait déjà plusieurs qui se penchaient sur son cas et les guérisseurs Almaréens étaient plus que réputés, puis l’invitait à se rendre en sa demeure pour les séances convenues, même si elle logerait dans le quartier résidentiel. Sa réponse avait été courtoise, mais sans ambages.

Et enfin la date fatidique arrivait. Il avait longuement songé à comment lui enseigner la méditation en un si court laps de temps, comment lui inculquer les bases fondamentales pour qu’elle puisse ensuite pratiquer chez elle, quotidiennement, sans avoir besoin de son aide chaque jour durant. Et plus il songeait à Dame Falkire, plus un autre nom lui revenait. Aldaron. Aldaron Elusis. Et le collier qu’il lui avait confié lors de cette fatidique et cruciale bataille. Depuis qu’il avait l’objet en sa possession, qu’il avait mis en sécurité dans son coffre du dauphin, il n’avait eu de cesse de se demander comment transmettre à Aldaron qu’il avait un bien précieux lui appartenant.

Une missive ? Au risque de brusquer le jeune vampire qui devait avoir perdu tout souvenir et devait être en proie à mille questionnements ? Contacter son époux Achroma Elusis ? Il lui avait certes offert un anneau en lien avec le sien, qu’il lui avait envoyé par coursier tel un deuxième cadeau de mariage, mais il n’était guère conseillé d’user de l’anneau en cette période de chaos magique. Il aurait pu lui envoyer une missive…

Mais comment le prendrait le millénaire s’il apprenait que son époux avait donné un tel objet à Ilhan, un objet contenant vraisemblablement sa vie, son chant-nom… et ce durant une bataille pendant laquelle il s’était fait mordre ? Cela aurait donné bien à penser au millénaire. Cela avait donné bien à penser au tisseur, qui, de plus en plus, se demandait si Aldaron était simplement aussi paranoïaque que lui, pour avoir prévu un tel objet et avoir eu la présence d’esprit de le confier à quelqu’un juste avant de se transformer… ou si l’ancien elfe n’avait pas en fait tout prévu. Tout fomenté… Au moment où il lui avait donné, ils n’étaient pas encore sûrs que le venin fasse effet après tout. Pourtant Ilhan avait vu le vampire chimère mordre l’elfe… et cela l’elfe n’avait pu le prévoir. Ou y avait-il autre chose qu’il avait manqué ? Aldaron avait semblé bien proche de Toryné Dalis et Ilhan avait semblé les gêner. Mais Ilhan avait été tant troublé lui-même à ce moment-là que tout lui semblait flou… Peut-être sa propre paranoïa lui jouait-elle encore des tours et s’imaginait-il des histoires là où il n’y en avait pas. Mais en tout cas, il préférait ne pas révéler au millénaire être en possession de l’objet. Pas ainsi. Il voulait trouver un moyen tout en douceur, si possible...

Il savait qu’Autone Falkire avait été proche de l’elfe, ils avaient vécu ensemble des moments dramatiques et forts, qui avaient noué entre eux des liens indéfectibles. Sans doute pas aussi indéfectibles que ceux des Inséparables, mais en tout cas assez forts et moins passionnels, moins fusionnels. Elle réagirait sans doute moins vivement que le lié d’Aldaron, elle ne le presserait pas de trop de questions, il saurait en tout cas l’en dissuader, et elle avait sans doute assez de sensibilité pour parvenir à transmettre le message au jeune vampire sans le brusquer ? Il l'espérait du moins.

Il y avait beaucoup songé, mais hésitait encore. Ce ne fut que lorsque Dihya fit entrer la conseillère qu’Ilhan prit sa décision, dès qu’il croisa le regard calme et posé de la jeune femme.

Dame Falkire, le plaisir est partagé, fit-il tout en inclinant la tête en un salut respectueux. Nous souhaitons que le soleil illumine vos pas, ajouta-t-il d’une voix chantante aux accents althaïens.[/color]

Puis se redressant, il lui offrit un sourire presque sincère et se crut bon d’expliquer ses derniers mots.

Il s’agit là d’une salutation typique de notre Althaïa.

Il s’approcha alors et l’observa rapidement, essayant d’évaluer si elle était trop fatiguée pour ce qu’il aurait aimé faire dès à présent. Puis il se décida finalement.

Je ne sais si vous êtes trop fatiguée par le voyage, mais, avant de pouvoir vous proposer de vous délasser et de passer à votre première séance méditative, j’aurais aimé vous montrer un objet d’importance. D’une importance capitale. J’ai songé que vous seriez la personne la plus à même de comprendre… et que vous sauriez ensuite comment transmettre le message à qui de droit.

Il lui offrit un léger sourire d’excuse, puis l’invita à le suivre.

Je vous prie de bien vouloir pardonner mes propos abscons, mais je vous en révélerai très bientôt davantage, dès que nous serons en lieu sûr. Nous devons nous rendre à la citadelle. Là, vous comprendrez tout.

Se disant, il la guida au-dehors et, à pas lents, autant pour elle qui devait être éprouvée du voyage, que pour lui à la santé défaillante, il se rendit à la citadelle, en profitant pour lui faire une rapide visite guidée sur le trajet. Là, telle anecdote, ici, telle pierre gravée sur tel personnage d’importance… Et bientôt ils arrivèrent à la citadelle. De là, il se rendit à l’Ærehallen, il montra sa clé du dauphin et les gardes les laissèrent passer. Ils débouchèrent sur un immense hall central, aux hautes colonnades. Des scènes historiques gravées à même les murs les entouraient, comme voulant les happer dans ces hauts faits des trois peuples natifs de la cité. Ils étaient baignés d’une douce lumière qui irradiait dans toute la pièce par le haut plafond de verre. Quatre couloirs leur ouvraient les bras et Ilhan emprunta sans hésitation celui de gauche, en s’emparant d’une torche pour les éclairer dans le couloir.

Il s’arrêta devant la troisième porte scellée, qui portait l’emblème des Avente, et l’ouvrit à l’aide de sa clef en forme de dauphin, sur laquelle la devise de sa famille était gravée. D’un signe, il invita Autone à entrer et salua d’un signe de tête le garde qui les avait escortés. Il entra à son tour et se dirigea vers un petit coffret typiquement Almaréens. Il posa ses deux mains dessus, puis positionna ses doigts d’une façon précise et appuya sur les mécanismes en un ordre défini. Dans un petit cliquetis, la boite s’ouvrit et Ilhan retira ses mains. Un collier se révéla alors présenté dans un écrin en tissu sombre et soyeux. La pierre lisse et semi-transparente du bijou miroita à la lumière de la torche, enchâssée dans un médaillon fermé d’iridium argenté qui portait une gravure en nordique de bonheur et d’immortalité, et dont la forme sculptée, ovale, portait le fin dessin d’un arbre de vie orné de deux oiseaux inséparables. Une fine chaine aux tout petits anneaux complétait le tout. Ilhan contempla un instant le bijou, sans le toucher, puis se tourna vers Autone et la darda d’un regard perçant.

Je pense que vous devinerez aisément à qui appartient cet objet.

Les inséparables, l’arbre de vie, nouveau blason d’Achroma et Aldaron Elusis… Le doute pouvait persister quant à savoir si le bijou appartenait à Achroma et Aldaron… mais un esprit aiguisé, et il ne doutait pas que Dame Falkire en soit dotée, saurait qu’Aldaron était plus proche d’Ilhan que ne l’était, pour le moment du moins, le millénaire. Quand bien même leur dernière rencontre avait été riche et intense. Ilhan et Aldaron se côtoyaient depuis longue date, et plus souvent encore les derniers mois avant la bataille… sans compter le fait que la Triade avait aidé l’althaïen à se glisser sur le bateau délimarien pour l’ultime bataille...

Aldaron Elusis m’a confié ceci, ajouta-t-il enfin, après avoir laissé la jeune femme faire ses déductions.

Il préférait tout de même les lui confirmer et être clair.

Si je vous montre cet objet, ce n’est pas pour vous le confier en retour. Ce ne serait pas là un signe de méfiance de ma part, je ne vous aurais pas menée ici sinon. Mais cet objet a été placé sous ma responsabilité, et il ne sera jamais plus en sécurité qu’ici, vous en conviendrez. Il ne sera donné qu’à son propriétaire légitime et en mains propres. J’espère que vous ne me tiendrez pas rigueur de cette intransigeance.

Il inspira longuement, puis caressa le bois finement gravé de la petite boite. Toujours sans toucher l’objet. Puis referma le coffret, sans laisser Autone le toucher non plus.

Mais il m’a semblé judicieux de vous le montrer. Vous ne devrez révéler à personne que j’ai cet objet en ma possession, ni en quel lieu il se trouve. Quand bien même il ne peut craindre de voleur en cet endroit. Non, si je vous ai confié un tel secret, c’est pour que vous puissiez… rappeler à son propriétaire… à Aldaron… que cet objet l’attend ici. Je vous laisse seule juge du moment opportun, pour une telle révélation. Je vous pense la plus à même de le connaître et de savoir quand il sera prêt pour le recevoir. Cet objet l’attendra sagement. Le temps qu’il faudra. Toute consigne a été donnée en ce sens, quand bien même il m’arriverait…

D’un signe de main il chassa une mouche imaginaire.

Je pense que vous comprenez.

Il sortit ensuite, et invita Autone à faire de même.

J’espère ne pas vous avoir troublée. Je sais que le voyage a été éprouvant. Si vous le souhaitez, nous pouvons rentrer chez moi, où une sustentation, et un début d’enseignement si vous le désirez toujours, vous attendent.

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Son sourcil gauche, qui avait presque sa volonté propre, se leva légèrement dans un sourire à l’ouïe de cette salutation qui n’était pas familière à la jeune conseillère, comme si elle fût surprise, mais que cette touche de culture lui plaisait. Elle regrettait parfois de n’avoir eu aucune éducation de la sorte. Ce genre de salutation aurait été vu comme prétentieux dans son village natal. Le visage d’Autone semblait bien plus confus lorsque le conseiller se mit à parler d’un objet d’une importance capitale. Que pouvait-être si important qu’il s’agissait de la première chose dont il voulait lui faire part à son arrivée?

« Je vous prie de bien vouloir pardonner mes propos abscons, mais je vous en révélerai très bientôt davantage, dès que nous serons en lieu sûr. Nous devons nous rendre à la citadelle. Là, vous comprendrez tout. »

« Je vous croit sur parole. » répondit-elle simplement, malgré l’expression toujours confuse sur son visage. Et elle le suivit, non pas sans s’émerveiller discrètement en regardant autour d’elle, écoutant Ilhan raconter des détails d’une nation plus ancienne que cette ville. La notion de peuple ici, survivait au lieu. Autone, un peu inquiète de ce que Ilhan devait lui montrer, garda sa curiosité tempérée. L’objet était dramatiquement gardé dans la citadelle, et leur ascension dans l’obscurité n’avait rien pour chasser la jeune conseillère. La paranoïa la mettait en garde qu’elle n’était pas prudente à suivre Ilhan dans un lieu obscur, gardé par des Délimariens. Mais elle se rappelaient que Délimar était d’abord une nation alliée et qu’ils n’avaient aucun intérêt, ou raison, de l’assassiner.

Ils arrivèrent devant une porte verrouillée, la petite dame reconnut le symbole de la famille Avente, qu’elle avait vu plusieurs fois maintenant. Un coffre? Elle observa le conseiller ouvrir l’objet avec curiosité avant de voir apparaître le bijou. Son visage s’éclaira soudainement, mais tant elle reconnaissait tous les symboles qui liaient Achroma et Aldaron à cet objet, tant elle ne comprenait pas la signification exacte de cet objet si important. Elle eut envie de le toucher, rien que pour tenter la corneille. Pourquoi ne lui montrait-elle jamais ce qui était vraiment utile?
Autone sentit son cœur se mettre à battre plus rapidement. Aldaron, elle ne pouvait plus vraiment lui parler maintenant, elle n’osait pas. Elle voulait que l’image qu’elle eut d’Aldaron reste vivante, heureuse. Elle n’était pas la bonne personne pour cela et sans connaître la véritable signification de ce diamant…

La conseillère, visiblement troublée, suivit le dauphin à l’extérieur. Elle n’avait pas parlé, pas argumenté. Elle avait gardé la tête basse, pensive, jusqu’à ce qu’Ilhan s’adresse à nouveau à elle à l’extérieur. Sa tête fit plusieurs allés retours, la nourriture, le collier, la corneille, la vision. Elle releva la tête et croisa le regard de son aîné. Malheureusement pour Ilhan, il était assez évident qu’il l’avait troublé. Puis elle se souvint ce dont elle s’était concentrée, lorsqu’elle eût sa première vision. Le désir de retrouver Aldaron. Les yeux d’Autone s’agrandirent comme si elle eût enfin compris, et discrètement, presque murmurant, elle osa enfin demander :
« Cela…est lié à sa mémoire? » La question était presqu’inutile à poser. La jeune femme sortit un éventail, qu’elle faisait aller devant son visage pendant quelques secondes alors qu’elle respirait doucement.

Et puis elle les revoyait, devant cette rivière à Cordont. Lui qui lui confiait sa démission à venir et elle qui avait pleuré qu’il l’abandonne. Heureuse et triste à la fois, qu’il parte pour se retrouver. Elle se sentait si idiote, elle aurait dû voir ce qu’il avait préparé.

Il le savait. L’avait prévu, voulu.

La petite dame referma l’éventail.

« Sire Avente je n’ai pas…vu Aldaron depuis… Je ne sais pas si je serai la bonne personne pour cette tâche mais je… J’essayerai, au moins. »

La petite dame reprit doucement la maîtrise d’elle-même. Elle cachait sa nervosité liée à l’offre du conseiller. « C’est très généreux de votre part. J’accepterais avec plaisir, mais je ne mange plus de viande et il peut être difficile de trouver ou de préparer de la nourriture de tradition elfiques. J’ai donc mes propres rations, pour éviter d’incommoder qui que ce soit. Et la dernière chose que je souhaite c’est de vous faire faire des pieds et des mains. »

Elle pria qu’il ne s’offense pas. Au moins, Ilhan n’était pas un général glacernois. Elle n’imaginait pas vraiment ceux là bien réagir à une telle exigence. Ils araient probablement sauter sur l’occasion pour dire qu’elle faisait bouche fine.

« Mais j’avoue avoir aussi quelque chose à vous dire. Et je crois qu’il serait préférable que nous nous asseyions avant d’entrer dans le sujet. Peut-être voudriez-vous partager le thé que nous n’avons pu terminer la dernière fois? »

Elle ne savait pas encore quelles parties elle avouerait et omettrait. Dans tous les cas, toutes ces informations n’allaient pas lui plaire et Autone pourrait devenir un sujet de surveillance. Peut-être n’aurait-elle pas dû révéler cet esprit lié, pour avoir une longueur d’avance? Mais elle voulait Avente comme allié, non comme adversaire.

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Le trouble de la jeune femme était évident, et rapidement une onde de culpabilité vint charrier ses lourds embruns dans l’esprit de l’althaïen. Peut-être s’était-il trompé. Peut-être aurait-il dû trouver un autre messager. Ou peut-être aurait-il dû aller de lui-même trouver le jeune vampire pour lui rendre le collier. Il avait voulu agir avec délicatesse envers l’ancien elfe, et avait brusqué à la place la jeune femme en face de lui. Mortifié de cet impair, et de cette possible erreur de jugement, Ilhan garda silence, laissant le temps qu’il fallait à la jeune femme pour se remettre de toutes ces émotions.

Non, il ne s’était pas trompé, songea-t-il soudain, avec un réel soulagement, quand il aperçut un éclair de compréhension se faire dans l’esprit de la corneille. Il maudit toutefois sa question en son for intérieur. Devait-il le lui dire ? Le lui révéler ? C’était là une chose si intime. En lien avec sa mémoire ? Oui, et plus même. Avec sa vie. Son moi le plus profond. Son être. C’était là possiblement d’ailleurs une arme redoutable pour quelqu’un de mal intentionné. Aldaron lui avait confié cet objet – folie que cela ? – en sachant pertinemment bien qu’Ilhan comprendrait, et cette confiance ultime, que l’elfe lui avait offerte alors qu’il était à l’agonie, il était hors de question qu’il la trahisse. Que les Sept lui en soient témoins, il ferait tout pour faire honneur à son… oui ami. Il pouvait dire ami à ce stade-là, sans doute, malgré tous ses grands préceptes auxquels il avait finalement fait entorse tant de fois depuis son arrivée à Delimar.

Ilhan se contenta donc d’observer Autone en silence, puis se retourna vers son coffre qu’il referma à clef. En la voyant s’éventer, il la guida vers la haute voûte principale, qui, même si elle n’était pas à ciel ouvert, offrait plus d’espace et surtout une merveille d’architecture almaréenne. De quoi en tout cas éviter de suffoquer.

Heureusement elle n’insista pas. Elle avait dû comprendre l’évidence de sa question. Et à la place accepta d’essayer. À défaut de lui assurer le faire. Il pouvait comprendre, cela dit. C’était une mission délicate qu’il lui confiait. Pour une femme dotée de suffisamment de délicatesse, cela dit.

Je pense que vous êtes la plus à même pour lui révéler l’existence de cet objet et l’endroit où il se trouve, Dame Falkire. J’ai longuement réfléchi avant de vous en parler. Je ne vous aurais pas choisi sinon. Même si j'ai conscience du possible fardeau que je vous confie aussi. Et je vous prie de bien vouloir accepter mes sincères excuses pour cela.

Il fut assez soulagé qu’elle accepte aussi son offre de partager le repas chez lui. Cela serait plus pratique et leur éviterait de perdre trop de temps. Il ne l’imaginait pas poursuivre directement sur la séance d’enseignement qu’il lui avait promise, après de telles émotions. Il lui fallait se sustenter, reprendre quelque force, pour pouvoir mieux se concentrer et se détendre. Toutefois quand elle évoqua devoir lui révéler à son tour quelque chose, ce fut lui, songea-t-il, qui allait peut-être avoir besoin d’un moment pour se reprendre. Si elle jugeait qu’il était nécessaire qu’il soit assis pour écouter ce qu’elle voulait lui révéler, c’était qu’il n’y avait rien d’agréable à entendre, ou que quelque chose de grave se préparait encore. Alors quoi ? Un autre ennemi encore ? Une autre calamité ? Un autre cataclysme en vue qu’il allait devoir annoncer à Tryghild ? En tout cas, rien qu’il n’allait apprécier, s’il en croyait l’air grave qu’elle arborait.

Ilhan hocha alors la tête et la guida en dehors de la citadelle, pour retourner en sa demeure. Sur le chemin, il reprit, d’un ton presque badin, après ce moment d’intense émotion, et malgré les suspicions qui accaparaient soudain son esprit :

Ce serait un plaisir de finir ce thé. Et même plus encore : après un tel voyage, un repas digne de ce nom vous ferait sans doute le plus grand bien. Dihya, l’une de mes aides de maisonnée, vous a préparé un repas à la mode althaïenne. De la viande était sans doute prévue, mais vous avez de la chance, nos coutumes romantiques séparent chaque mets. Chaque accompagnement, chaque préparation, est présenté à part, et chacun se sert à sa guise. Vous pourrez donc goûter à ce que vous souhaitez, sans gêne aucune.

Il nota toutefois de souffler à Dihya de retirer tous les plats de viande. Ce qu’il s’empressa de faire dès qu’ils furent entrés. Après avoir tenu la porte à Autone et l’avoir invitée à entrer, il retira ses chaussures pour enfiler des chausses d’intérieur.

Si vous souhaitez vous mettre à votre aise, des chausses sont également à votre disposition, fit-il en désignant l’objet de son attention d’une main. Mais il n’y a aucune obligation, vous pouvez également garder vos chaussures. Ou même marcher pieds nus, si vous le préférez. En Althaïa, ces mœurs ne seront pas mal considérées.

Puis il la conduisit dans leur grand corridor et directement dans le salon, assez spacieux, mais de dimensions décentes, s’ouvrant par une grande baie sur la cour intérieure. Deux hautes cheminées encadraient chaque côté, celle sur la droite accompagnée de hautes bibliothèques, tandis que celle sur la gauche tendait les bras à deux banquettes particulières, banquettes de repas typiques d’Althaïa*, qui encadraient une petite table déjà garnie de divers plats. Dihya s’empressait déjà de retirer tous les plats de viande et s’esquiva rapidement, après un salut poli au maitre de maison et à son invitée.

En Althaïa les repas se prennent en position semi-couchée, ou à demi assis, comme vous préférez. Nous avons songé que cela vous permettrait de vous délasser un peu avant de passer à notre séance. Mais si vous préférez manger à une tablée plus coutumière de Gloria, nous pouvons transformer rapidement ce petit espace comme il se doit…

Et dans un geste souple et élégant, il lui indiqua une des banquettes, puis avança une chaise, pour qu’elle se sente avoir le choix et choisisse ce qui lui convenait.



*En gros, ils mangent à la romaine. XD

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La petite dame retira ses chaussures, elle portait déjà des bas de coton qui tenaient à son genou grâce à un ruban, elle était confortable ainsi, mais les chaussures lui donnaient un brin d’assurance. Rarement le voyait-on, mais elles étaient rouges et un court talon lui donnait deux centimètres de plus, elle venait de perdre de la hauteur.
Autone observa l’architecture, les cheminées, la table. Elle était si riche à présent que rien ne l’étonnait, mais il y a seulement cinq ans de cela elle voyait pour la première fois des architectures démesurées à lui donner la nausée. Elle aimait ce qui était fait pour être beau, durable et simple. Sa maison reflétait cela, assez grande pour accueillir tous, des colonnes solides pour supporter le toit et non pour impressionner. Le textile était là où son avarice se voyait. Elle porterait le noir mais toujours dans les plus belles soies. Lorsque tout était sobre, les détails extravagants étaient plus brillants.


Autone s’approcha de la chaise, un peu embarrassée et cachant sa nervosité. Elle craignait de ne pas comprendre comment s’assoir sur les banquettes et était à vrai dire un peu trop coincée pour une position aussi relâchée.
« Cette maison est très jolie. »
Se permit-elle avec honnêteté, elle avait souri calmement et sa voix était petite. La petite conseillère observa les plats sur la table, un repas cuisiné n’était vraiment pas de refus. « Je vous remercie de votre considération concernant la nourriture. »
Elle appréciait réellement l’attention et songea qu’Ilhan était un réel diplomate, alors qu’elle n’avait rien d’une jeune femme de bonne mœurs. Autone attendit qu’Ilhan se serve en premier avant de l’imiter. Au travers des banalités, elle réfléchissait à comment parler à Ilhan de ses visions. Pouvait-elle mentionner Opixiâtre? Elle ne souhaitait pas faire une démonstration de pouvoir et encore moins trop lui en révéler. Autone voyait encore Ilhan comme un adversaire possible, il l’avait provoqué au moulin et lui avait ainsi indiqué qu’elle était observée, qu’il savait ou qu’il allait savoir. Ce jeu de politique, cette obligation de marcher sur des œufs, de ne pouvoir se faire aucun réel ami elle devait l’assumer, elle l’avait accepté en contre partie du pouvoir qui lui était accordé par son poste. Mais c’était une prison.

Une chose était certaine elle ne prononcerait pas le nom de l’imposteur pendant un repas, elle se souvenait avoir rejeté son souper de la veille après avoir eu cette vision maudite. Elle devenait pâle en revoyant les images, de manière complètement aléatoire. Ilhan devait être troublé s’il tentait de la lire à ce moment, car sa tête s’enfuyait dans les mémoires des visions dégoutantes.

Lorsqu’ils furent tous deux repus, on leur servit le thé. Elle sourit à l’idée de ce moment calme qui l’empêchait de se sentir dépaysée. Autone remercia celle qui avait fait l’infusion en se confortant de la chaleur de l’eau dans la petite tasse. Elle bût quelques instants avant de se lancer dans cette conversation impossible à introduire.


« Ce que je voulais vous dire, je vous le révèle par honnêteté et par respect. Je suis désolé si cela vous troublera…inévitablement. Sachez que je n’ai jamais eu d’intentions malignes en votre endroit et que je n’ai jamais voulu voir cela. À vrai dire il n’y a rien de ce que j’ai vu que j’aies demandé à voir. Je suis désolé…cette introduction est bien maladroite. »


Elle fronça les sourcils et baissa la tête, pensive, troublée. Elle ne voulait pas lui dire, mais ça semblerait tellement sale de le lui cacher. Autone respira doucement et reprit une expression plus calme, mais emplie d’empathie. Elle s’accrocha au regard du conseiller, sans tenter de l’intimider.


« La corneille à laquelle je me suis liée m’entraîne parfois…dans des labyrinthes, mais elle me donne des indices. Aldaron était important pour moi. J’ai vécu sa vampirisation comme un deuil. Le matin où je vous ai écrit la première fois, j’ai souhaité qu’il revienne. Pas forcément qu’il retrouve sa mémoire mais quelque part…c’est ce que je voulais. Et alors j’ai eu cette vision soudaine. C’est vous que j’ai vu, entre les griffes de Fabius Kohan, »

Sa voix était teinte de dégoût et de colère à prononcer ce prénom. La corneille ferma les yeux, tentant de rester aussi calme. Si elle avait pu intervenir dans cette vision, elle aurait arraché son visage au renégat, rien qu’avec ses ongles. Ou alors elle l’aurait brûlé vif. La petite dame ouvrit les yeux pour regarder le Délimarien avec bienveillance, cela lui faisait mal de devoir lui remémorer.


« un matin où il tentait de vous empêcher d’écrire un discours pour lui. »
termina-t-elle la phrase, qu’elle avait laissé en suspens. Elle ne révéla pas plus de détails, la situation était déjà suffisamment indélicate ainsi.
« Et alors je me suis dit que la corneille me demandait de prendre contact avec vous. Et la première chose que vous me montrez dès mon arrivée…est la réponse à ma demande. Puis je vous ai revu… une deuxième fois mais je ne veux pas vous troubler davantage avec les détails.

Je ne vous ai pas menti, Avente, j’avais réellement besoin d’apprendre à méditer. J’avais pensé vous le demander avant, mais il est vrai que c’était un prétexte. Je savais que la corneille voulait me mener à Délimar. Si vous désirez que je quitte je le ferai. Vous n’avez aucune obligation de m’aider et je ne vous en tiendrai pas rigueur. Je suis… Désolé… Ce que j’ai vu vous appartenait et je n’ai jamais voulu le voler. »


Peut-être ne lui avait-elle pas laissé suffisamment de temps pour digérer. Rien ne pouvait la préparer à annoncer une telle chose. Elle était visiblement effrayée. Par le pouvoir de cet esprit, par les choses qu’elle avait vues, par l’idée de faire exploser une relation diplomatique qui n’avait déjà aucune fondation et maintes autres choses. Elle marchait sur la peur depuis des mois, baignant dans un univers onirique et sombre dont elle était l’intrue.

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Il avait bien entendu appris les réelles origines de la jeune femme devant lui. Mais il devait bien avouer qu’elle avait beaucoup appris en matière de bonnes manières. Certes, sa basse extraction se ressentait encore parfois dans quelques gestes, quelques mots malheureux. Mais cela était assez discret et elle parvenait à donner bonne impression sans se laisser démonter par un monde qui, il y a quelques années, lui était bien peu connu. A cette pensée, un discret sourire filtra sur ses lèvres, alors qu’il repensait à une autre jeune femme, qui, elle non plus n’était pas bien née, et qui, elle aussi, avait eu tout à apprendre. Luna Kohan, ni plus ni moins. Et quand on regardait où s’était élevée la jeune paysanne… Non, définitivement, ces deux femmes montraient à elles seules qu’il ne fallait pas jurer de sa condition pour construire son avenir.

Et rien que pour cela, rien que pour la force de caractère que cela soulignait, Ilhan était bien déterminé à lui montrer tous les égards dus à une noble dame. Lui-même après tout, n’était pas né noble, même si la chance avait souri à sa naissance bien plus qu’à son invitée, lui qui était né au moins dans la petite bourgeoisie. Au moins pouvait-il se targuer de ne pas s’être contenté des lauriers acquis par ses parents, mais d’avoir voulu forger sa propre gloire, son propre avenir…

C’est avec un sourire courtois, teinté d’une légère sincérité, sans l'habituelle hypocrisie courtisane, qu’il échangea alors avec la jeune femme tout le long de leur repas, oscillant entre bavardages innocents et silences polis. Il sentit parfois que l’attention de la jeune femme s’enfuyait au loin, mais il préféra faire mine de l’ignorer. Sans doute était-elle troublée suite aux révélations qu’il lui avait offertes concernant l’objet appartenant à Aldaron Elusis, alors en sa possession… Il y avait de quoi. Au fond de lui, Ilhan se mortifiait d’avoir été possiblement trop brusque avec son invitée qu’il aurait dû choyer au lieu de la brutaliser ainsi à brûle-pourpoint.

Un paisible silence vint clôturer le repas, accompagné d’un bon thé, à la menthe sucrée le concernant. Il avait bien peu mangé lui-même, prétextant une petite faim, alors que des nausées lancinantes le menaçaient. Il avait tenté de donner le change et ce thé était bienvenu, mettant fin à ses tourments, par le remède qui y avait été associé. Le silence fut soudain brisé par la voix de Dame Falkire, douce et posée, mais qui semblait… presque hésitante. Ces petites notes, et les mots qu’elle choisit plus que tout, alertèrent soudain l’althaïen. Le spirite du dauphin mourrait soudain d’envie de lui apposer un contact, même léger, pour que son Esprit-Lié lui souffle ce qui agitait tout d’un coup la jeune femme. Mais il se retint. Et par égard pour elle… et par pudeur alors que les mots résonnaient dans la pièce autour d’eux.

Elle avait quelque chose à lui révéler. Quelque chose de gênant. Et quelque chose le concernant lui. Elle parlait de voir… La corneille ! La corneille avait parlé ! Et lui aurait révélé son passé ? À lui ? Mais quel passé ? Le passé d’Ilhan Avente ? Ou… le passé du Tisseur ?

Troublé, oui, il l’était. Toutefois il tenta de garder un masque lisse, son sourire poli et courtois toujours accroché aux lèvres, éternel rictus qui l’avait rendu célèbre à la Cour antan, tant il était devenu indécryptable et énigmatique. Pas un faux pli dans son expression, pas une fausse note dans ses gestes posés, quand il reposa sa tasse mine de rien. D’un geste anodin, comme s’ils parlaient de la pluie et du beau temps. Toutefois ses yeux de jais s’étaient légèrement ternis et avaient perdu de cette lueur tantôt taquine tantôt curieuse. Là, seule une sombre inquiétude pulsait tout au sein de ses orbes noirs, tels des puits soudain sans fond. Quand elle releva les yeux sur lui et les ancra au sien, Ilhan soutint cet échange muet, sans animosité, sans impatience. Même si en lui son coeur palpitait chamade.

La corneille. Il avait vu juste. Il n’irait pas jusqu’à maudire cet Esprit-Lié, que les Huit l’en préservent, mais… Cela le démangeait toutefois. Il peina un court instant à suivre le fil de ce qu’elle lui racontait. Qu’est-ce que soudain Aldaron faisait faire dans cette histoire ? L’aurait-elle vu lors d’une de ses visites avec le bourgmestre et ce serait imaginé mille et une fantaisies ? Mais aussitôt le nom, ce nom honni entre tous, résonna de ces échos lugubres et le percuta de plein fouet. Fabius. Fabius Kohan. Il peinait encore à le dire en son esprit. Alors à voix haute…

Un étau enserra soudain sa poitrine, comprima son coeur et manqua le faire suffoquer. Il parvint toutefois à ne pas ciller. Devenu statue de cire. Il lui fallut quelques secondes pour laisser son sourire s’étirer très légèrement alors qu’il penchait la tête de côté, comme l’invitant à en dire plus. Elle semblait elle-même plus que troublée par ce qu’elle osait lui révéler là, il choisit donc de garder silence. Pour le moment du moins. De la laisser finir sur sa lancée, et d’attendre avec patience.

La patience... Cela avait été l’une de ses principales qualités depuis tout temps. Une qualité qui avait été forgée ensuite aux fers d’acier de son maitre Kehlvelan. Il se savait capable de rester ainsi, dans cette position, dans ce silence, aussi longtemps qu’il le faudrait à la jeune femme pour calmer ses émois et reprendre son récit.

"Un jour où il tentait de l’empêcher d’écrire un discours pour lui." C’était… vague. Pour autant, Ilhan devina avec une sourde angoisse de quel jour précisément il s'agissait. Ou plutôt de quelle nuit. Et s’il s’agissait bien de cette scène-là… cela signifiait qu’Autone Falkire en avait vu beaucoup. Beaucoup trop pour son propre bien. Beaucoup trop pour son bien à lui aussi, songea-t-il, une bile amère manquant le faire vomir éhontément devant son invitée. Il porta simplement une serviette à sa bouche, l’air de rien, tel un noble s’essuyant la bouche avec élégance, et une fois le petit malaise passé, il reposa, à gestes lents, ce maudit bout de tissu qu’il rêvait soudain de mettre en pièces. Il sentait une pulsion rageuse monter en lui et dut inspirer lourdement pour ne pas chavirer.

Il répéta alors son mantra intérieur habituel, inspira et expira plusieurs fois de façon discrète et appela au calme en lui. Un calme qui revint, tout doucement, étouffant au fin fond de son âme endeuillée les relents agressifs qui l’avaient soudain happé.

Et elle l’aurait revu une deuxième fois ? Et elle lui disait cela, sans plus ? Disant ne pas vouloir le troubler ? Mais comment donc ne serait-il pas troublé en sachant qu’elle savait des choses sur lui, avait vu des choses le concernant, sans qu’il sache ce qu’elle savait ? Cela était inconcevable pour lui, maitre de l’information. Il devait savoir. C’était primordial, vital même ! Et une lueur déterminée brûla soudain dans ses orbes sombres.

S’il décidait qu’elle quitte ? Oui ! Non ! Pas maintenant ! Pas tant qu’elle n’aurait pas tout dit ! aurait-il voulu crier. Au lieu de cela, il laissa simplement un sourire, cette fois teinté d’une légère tristesse, effleurer ses traits fatigués. Sur l’instant, il aurait voulu rejeter ses excuses, son charabia bégayant, mais il fit taire son cynisme soudain méprisant et baissa les yeux. À bien y réfléchir… ses pensées mesquines et discourtoises ne lui ressemblaient pas. Il était cruel et odieux, même si qu’en pensée, envers cette jeune femme qui, au final, en lui révélant tout cela faisait preuve d’une honnêteté sans faille. Étrange et déroutante honnêteté. Une onde de paranoïa le foudroya un court instant quand il se demanda ce que cela pouvait bien cacher. Allait-elle lui demander rançon ou autre chantage ? Assurément nombre de nobliaux l’auraient fait à sa place. Mais…

Quand il releva ses obsidiennes sur elle, il se permit un court instant de l’observer. Et ne vit nulle duperie, nul mensonge dans toute son attitude, et dans tout son discours. Elle n’avait aucun intérêt, en cet instant, à lui révéler tout cela. Il aurait été bien plus judicieux pour elle de prendre ses leçons et de partir. Éventuellement peut-être aurait-elle pu le narguer de ce nouveau savoir sur lui… mais sur la fin de leur rencontre et non à leurs balbutiements… Seule une personne stupide ou une personne honnête et sincère agirait ainsi. Or, de ce qu’il avait pu apprendre sur Dame Falkire, elle n’avait rien d’une idiote. Par contre, ses origines et même ses plus proches liens, pouvaient l’enjoindre à rester un minima honnête et sincère.

C’est donc dans un lourd soupir, qu’il lui accorda ce bénéfice du doute et consentit enfin à rompre le silence. Il laissa ses accents althaïens articuler chaque mot posément, sans une once de perturbation dans leurs notes chantantes, quand bien même le malaise vibrait en son âme.

Je vous crois et nul besoin que vous partiez. Vos révélations… sont sans doute troublantes, mais révèlent aussi, je l’espère du moins, votre volonté de rester honnête envers ma personne.

Il lui offrit un pâle sourire, laissant pour un court instant son rictus s’estomper, pour, lui aussi, laisser filtrer un peu de franchise.

Toutefois… j’aimerais que vous me révéliez exactement ce que vous avez vu. J’espère que vous comprenez que… mon esprit ne sera tranquille, et apte alors à vous partager ses quelques savoirs en matière de méditation, qu’une fois cette question éclaircie.

Il baissa légèrement les yeux et les releva lentement sur elle, un autre soupir lui échappant. Comme s’il cherchait à reprendre le peu d’air qui semblait lui manquer.

Je vous promets de ne pas m’en offusquer ni de m’en outrager. J’ai conscience que la corneille parle en vous. La corneille vous a choisi, et vous n’avez d’autres choix que d’accepter ces visions qu’elle vous offre.

Il pouvait, cela au moins, le concevoir.

La voie des Esprits-Liés est impénétrable, offrit-il, un léger sourire taquin flottant un petit instant, avant qu’il ne reprenne, d’un air plus sérieux. J’aimerais savoir ce que vous avez vu… dans cette scène avec…

Qui-vous-savez, eut-il envie de dire. Mais la peur d’un nom ne fait qu’accroitre la peur de la chose elle-même, se morigéna-t-il. Il prit donc une profonde inspiration et lâcha, presque dans un souffle :

Fabius Kohan. J’aimerais également… vous avez parlé d’une deuxième vision. J’aimerais savoir ce qu’elle est. Je vous promets de ne pas vous en tenir rigueur, encore une fois. Ni colère ni rage ne seront miennes. Je vous promets de pouvoir faire front.

Et se disant il carra un regard résolu et déterminé sur elle. Un regard qui tentait de faire passer toute la force d’esprit qu’il tentait de forger pour affronter les révélations.


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Elle était effrayée par ce sourire, faux, rempli de rage et aussi de peur qu’ils partageaient. Autone avait reculée un peu dans sa chaise, lorsqu’elle eut terminé, comme si Ilhan allait la frapper, ce qui n’arrivât pas. Il se maîtrisait, avec une force étonnante, mais il camouflait une tempête qui ravageait jusqu’à ce qu’il ne reste que des cendres. L’imbrisée, de son côté ne camoufla pas sa sensibilité, elle voulait lui offrir son empathie, mais se sentait imposteur en cette intention. Elle n’aurait jamais dû savoir, encore moins voir tout cela. Elle n’était pas la bienvenue dans ces mémoires dans lesquelles elle était tombée maladroitement.

Puis Ilhan laissait tomber un peu ses sourires boucliers et la jeune conseillère se sentit un peu moins effrayée. L’idée qu’il pourrait se débarrasser d’elle sur le champ restât, mais elle continuait de croire qu’Avente n’était pas un criminel sans scrupules. Le rossignol comprenait la requête, le besoin de savoir, elle avait envie de lui assurer qu’il était mieux qu’elle ne raconte rien, mais il avait le droit de savoir. D’un regard plein d’empathie, elle lui répondit « Au-delà de la colère, je crains de la tristesse, je ne désire pas vous rappeler la douleur. Mais c’est votre droit de savoir, je le respecte. »

Elle le sentait prêt à braver n’importe quoi alors qu’elle était encore fragile. Si elle se concentrait trop sur le souvenir d’une vision, elle avait peur de replonger. « Un homme cogner à votre porte, d’une manière qu’un signal pouvait clairement être distingué. Une bague. Une conversation codée. L’homme parlait qu’il n’avait pu…rejoindre sa mère. Un fil coupé. Une situation d’urgence, la nécessité d’une extraction. Puis l’arrivée de l’usurpateur, vous avez caché l’homme et… »

Les yeux de la jeune femme s’étaient progressivement ternis, pour finir par clairement fixer le vide. Puis ses paupières commencèrent à se fermer, Autone combattit son corps qui voulait partir en transe, respira et ouvra les yeux, toujours fixés vers le néant.

« L’abus, le dégoût. Lorsqu’il est parti, vous avez envoyé l’homme porter une lettre. Que la grande œuvre nous guide… »

Elle respira un coup à nouveau, releva les yeux vers le conseiller, désolée et un peu vidée. « En d’autres mots, j’en ai beaucoup trop vu. »

Puis elle tint sa promesse et prit une respiration pour rester calme. Les plus émotionnelles étaient les plus difficiles. Voir Ilhan pleurer son fils lui avait rappelle le soir où son Nexus du cœur était devenu noir. L’impression qu’il ne restait plus rien, et elle avait eu la chance d’avoir encore ses enfants. Autone ne pouvait imaginer la douleur de perdre l’une de ses deux perles.

« La deuxième n’est pas compromettante. Elle est…personnelle. J’ai vu le cœur de votre enfant s’arrêter. »

Il n’y avait pas de bonne manière de le dire. Elle tenta d’être douce, dans sa voix, dans son regard. Elle n’avait pas envie de mêler la politique à cela. Ce serait monstrueux, tout simplement. Autone laissa le conseiller digérer, quelques temps, avant de tenter de lui offrir un peu de compassion qu’elle sentait mal placée. À vrai dire, elle ne savait pas où se mettre.

« Je ne peux pas…vous dire que je comprends. J’ai perdu mon mari mais j’ai deux enfants en santé et je ne sais pas ce que je ferais si on touchait à une mèche de leurs cheveux. Je peux seulement vous dire que je suis désolé et que je ne sais pas pourquoi on m’a montré cela. Je n’ai aucune intention. »

Elle baissa la tête vers sa tasse de thé, qu’elle n’avait plus envie de boire à présent, puis revint à son interlocuteur. « Désirez vous que je vous laisse, un moment? »

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Quand elle lui répondit respecter et comprendre son besoin et sa volonté de savoir, il se contenta d’un léger hochement de tête, mais ne prononça pas un mot de plus. Attendant. Simplement. Et le récit fut haché, les mots saccadés. Pour autant, ils décrivirent la scène avec une force étonnante, et cognèrent à la porte de ses souvenirs avec bien plus de vigueur qu’il ne l’aurait voulu. Aux mots empreints de violence contenue, à cette voix pourtant empreinte d’empathie et d’une belle retenue, Ilhan ne put que baisser légèrement le regard, laissant ses orbes sombres errer au loin. Vers d’autres contrées, d’un si lointain matin.

Elle en avait vu beaucoup. Beaucoup trop. Elle avait vu le Tisseur en action, avec l’une de ses araignées qu’il avait tenté d’exfiltrer. L’avait-elle seulement compris ? Sans aucun doute. Cette jeune femme était dotée d’une certaine intelligence, elle n’aurait pas su se hisser à cette situation si tel n’avait pas été le cas. Elle savait donc maintenant. Elle savait qui il était, et pour quoi il oeuvrait. Ou avait oeuvré. Et elle savait aussi… Oui, elle savait aussi les outrages qu’il avait subis. Une honte sans nom l’envahit à cette idée. Il parvint à conserver son masque de cire, sans faillir. Mais il s’en fallut de peu pour qu’un soupir désabusé ne lui échappe, ou qu’il ne ferme les yeux pour chasser ses images néfastes. Il parvint à retenir tout signe malvenu, mais ne parvint pas à relever le regard vers elle pour autant.

Pas de suite, pas en cet instant. Pas alors qu’elle lui décrivait… même si chastement… ce que l’usurpateur avait osé. Et ce pendant tant d’années. Son regard l’aurait trahi. Cette étincelle de détresse et d’agonie mêlées qui y brillait soudain l’aurait bien plus humilié que tout ce qu’elle lui racontait.

Oui, elle en avait vu beaucoup trop. En d’autres temps, d’autres circonstances, il aurait dû la faire taire. A tout jamais. Il aurait fallu la faire disparaître.

Mais ces temps étaient révolus. Même si cela ne l’arrangeait guère qu’elle en sache autant sur lui soudain, et surtout autant sur le Tisseur et leur grande Oeuvre, il devrait faire avec. Il espérait qu’elle saurait se taire. Garder ces lourds secrets pour elle. Si elle avait eu l’intention de vendre de telles informations, elle s’en serait déjà vantée, elle aurait déjà cherché à marchander sa discrétion. Ou elle ne serait jamais venue le voir pour lui révéler tout cela. Nul doute qu’elle n’avait aucune mauvaise intention. En cet instant du moins. Et quand bien même elle en aurait, il saurait écraser les mauvaises rumeurs dans l’oeuf, les étouffer par d’autres bien plus féroces encore, qui pourraient attirer l’attention des foules curieuses bien plus vivement que les vieux ragots d’antan sur un soi-disant Tisseur et le défunt usurpateur.

Fort de ces constatations, il releva lentement les yeux. Grand mal lui en prit, car la suite le foudroya plus encore que ce qui venait de lui être révélé. Le coeur de son enfant… s’arrêter. Ce moment cruel lui revint de plein fouet, et il se revit alors tenant son enfant agonisant dans ses bras, pleurant toutes les larmes de son corps et hurlant sa rage aux cieux. Il se revoyait éploré, en lambeaux… Et elle avait vu cela ! Mais la peine, la douleur, fut bien plus vive encore que l’humiliation d’être vu en pareille faiblesse. Il avait l’impression soudain d’étouffer et que son coeur allait exploser. Lentement, à gestes lents, il se leva, contourna la petite table qui les séparait, et alla se poster devant la grande baie vitrée. Lui tournant le dos éhontément, faisant fi de tout protocole de politesse. Mais là, tout de suite, il avait besoin de ce moment d’isolement. De ne plus voir la jeune femme au don bien traitre. De ne plus voir dans ses yeux sombres ce qu’elle avait bien pu voir dans le passé de l’ombre.

Il ne lui répondit pas de suite quand elle lui demanda s’il voulait qu’elle le laisse. Il fut bien tenté d’accepter, de la chasser, sans autre formalité. Mais… Quelque part, quelque chose en lui le retint. Sans qu’il ne sache quoi ni pourquoi. Une main de fer scella ses lèvres tandis qu’un voile enveloppa son esprit, comme soudain engourdi. Il avait envie de hurler, crier, pleurer. Mais au lieu de cela, il resta statue de marbre, debout dans son manteau de faux apparats, attendant il ne savait quoi. Un signe, un seul, lui donnant la force d’enfin réagir, d’enfin répondre…

Car malgré son soudain mutisme et son effrayant immobilisme, il restait vaguement conscient de la présence dans son dos, de cette présence féminine derrière lui, de cette jeune femme qui lui avait parlé, tout en hésitation et tristesse, mais aussi avec chaleur et empathie. Pouvait-il la rejeter ainsi, sous prétexte qu’elle avait vu de lui un visage qu’il n’avait jamais montré au monde autour de lui ? Non, assurément pas. Pour autant il peinait à s’extirper de la léthargie qui l’enveloppait. Douloureuse nostalgie de son fils perdu, amère mélancolie de son âme mise à nu. Il s’autorisa enfin à fermer les yeux, et à laisser son visage se tendre légèrement en une expression de pure douleur. Tel un cri muet. Cela ne dura que quelques instants. Et bien vite, il chassa toute expression traitresse et se recomposa, avec peine, un visage lisse et vide. Son regard s’éteignit tout doucement pour incarner un vide abyssal sans fond, alors qu'il refoulait, avec peine, tout souvenir.

L’avait-elle aperçu à travers son reflet dans la vitre ? Il n’aurait su le dire. Il pria intérieurement que non, mais songea qu’il n’était plus à ce détail près dans les révélations dérangeantes. Et soudain les paroles d’un certain elfe lui revinrent en mémoire. Aldaron ne lui avait-il pas dit qu’il fallait qu'il apprenne à s’ouvrir aux autres ? À ouvrir son coeur ? Etait-ce là un signe envoyé par les Esprits pour qu’il s’ouvre à cette femme ? D’entre toutes les personnes possibles, il n’aurait jamais songé à elle. Certes elle était fort charmante, au tempérament à la fois doux et passionné, mais elle était également une conseillère de Caladon, leur cité rivale et alliée ! Non, il n’aurait jamais songé à elle. Mais il fallait croire que les Esprits-Liés avaient choisi pour lui.

A cette pensée, il sentit quelque chose se mouvoir en son esprit, son cocon de léthargie semblait doucement se fendre, et son manteau d’agonie doucement reculer dans les méandres de ses souvenirs avilis. Il sentit une onde plus chaleureuse doucement l’envelopper et enfin trouva le courage de revenir au temps présent. Il poussa un lourd soupir, et enfin, dans un mouvement extrêmement lent, se retourna vers la jeune femme. Pas un sourire, pas un rictus. Pas une once de joie ni de colère sur son visage lisse de toute expression. Pas une seule lueur dans son regard sombre soudain terni. Rien que le vide. Et c’est d’une voix tout aussi atone, qu’il répondit enfin :

Non, vous pouvez rester. Je vous remercie de m’avoir révélé vos…

Néfastes

Visions. Je comprends mieux en quoi elles vous perturbent tant, parvint-il à ajouter.

Et un très léger sourire désabusé et triste effleura ses lèvres.

Je vous remercie en tout cas de votre… attention et discrétion.

Il n’ajouta pas qu’il espérait que cela perdurerait. Le petit silence qui flotta entre eux parlait bien plus fort que tous les mots.

Il tendit alors une main élégante vers la jeune femme, en une invite silencieuse à se lever.

Si vous le désirez encore, je crois que vous étiez venue pour que je vous montre mes méthodes de méditation. Je pense que, après une telle conversation, cette séance sera d’autant plus utile.

Pour tous deux, songea-t-il en son for intérieur.

Il enserra alors doucement, sans brusquerie aucune, la main de la jeune femme, et la guida vers un coin aménagé de la pièce, où trônaient maintes coussins, couvertures, et autres tapisseries de confort, tissés à la mode althaïenne. Non loin encens et bougies couvraient une table à portée de main. D’un geste doux, empreint d’une réelle attention, il l’invita à s’asseoir tout en s’installant lui-même sur son coussin fétiche, les jambes en tailleur. Réprimant une légère grimace de douleur au mouvement. D’une main experte, il alluma un encens et de l’autre fit voleter les vapeurs vers eux.

Si vous le désirez, invita-t-il, tout en lui tendant les deux mains, paume vers le haut, l’encourageant à poser ses propres mains sur les siennes.

Il ne l’obligerait à rien. Il pourrait comprendre qu’elle ait soudain pris peur de ses réactions, même s’il avait su contenir le volcan de ses émotions. Si elle choisissait finalement de partir et de prendre ses jambes à son cou, il ne la retiendrait pas. Il savait bien trop ce qu’était subir sans consentement. Il était d’autant plus important qu’elle soit pleinement consciente et désireuse de cette séance pour en obtenir tous les bienfaits...

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Ilhan s’était relevé et retourné, faisant face à la baie vitrée, il avait pris un moment. La petite dame évita de l’épier, bien qu’elle eût d’abord levé la tête, curieuse de l’endroit où il se dirigeait, elle se retourna ensuite pour fixer la tasse de thé tiède. Les mains posées sur les cuisses, elle resta silencieuse, n’insistant pas plus. Peut-être devrait-elle simplement se lever et partir? Ilhan ne montrait aucun signe de faiblesses, mais Autone ressentait ce qui se passait. Elle n’avait pas besoin de le voir pour cela, le silence s’exprimait par lui seul. La petite dame resta un instant immobile, puis lorsqu’elle s’apprêta à se lever pour laisser l’hôte tranquille, il se retourna et parla, enfin.
« Je vous remercie en tout cas de votre… attention et discrétion. » La petite dame hocha la tête une seule fois et murmura un « Bien sûr. » Elle lui sourit doucement et mit sa main dans la sienne, avant de se lever. Cela était précipité, mais si c’était de méditation dont Ilhan avait besoin pour digérer ses révélations, elle acquiesçait. Autone suivit l’althaïen, s’assied où on lui indiqua et tint la jupe dans le mouvement pour croiser les jambes. Elle n’avait pas à s’inquiéter d’être indécente ou inconfortable, puisque la coupe large de la jupe permettait de ne rien révéler, ni d’être coincée. Elle était confortable, tant mentalement que physiquement. L’odeur de l’encens était apaisante, cela lui rappelait le domaine baptistrel. Ce souvenir détendit légèrement ses épaules.

Ilhan lui offrit de poser ses mains sur les siennes et mentionna son droit de le refuser. Habituellement, les hommes se permettaient de prendre ses mains au nom de la galanterie, sans lui demander la permission. Lorsqu’elle avait rencontré Matis, il était difficile pour elle d’être touchée par un homme sans se mettre en colère. Une fois installée à la cour, elle avait dû faire preuve de retenue, elle s’était aussi fait violence. Avec le temps, elle s’était habituée, puis progressivement, elle a su chasser les souvenirs sombres. Ils la hantaient encore, elle avait juste un peu plus de contrôle, la plupart du temps.

La petite dame posa ses mains sur celles d’Ilhan. Elle avait peur de parler, mais voulait le rassurer. Il n’y avait rien qu’elle pourrait dire sans maladresse, tout cela était complètement injuste et aléatoire. Les innocents avaient été pris avant les tyrans. Autone ressentit une boule dans son estomac, un nœud qu’elle voulait chasser. Et si elle avait une autre vision? Devant lui? Et si elle avait encore une nausée ou pire, qu’elle ressente la détresse de sa vision, qu’elle réagisse trop émotionnellement. Le souffle de la petite dame s’accéléra légèrement, elle fronça les sourcils. Qu’est-ce qui lui avait pris? Elle était allée voir un diplomate, un rival, bien qu’allié, quelqu’un qui pouvait la compromettre. Elle ne pouvait pas se permettre de lui montrer son état le plus vulnérable! Autone ferma les yeux, tenta d’empêcher sa tête de tourbillonner dans des scénarios catastrophes. Le prévenir, peut-être? Ou bien oublier la politique. Être honnête...simplement.

« J’ai eu des visions plus violentes que ce que je vous ai raconté. Elles surgissaient d’abord spontanément, je n’avais aucun contrôle… La spontanéité a diminué mais les visions viennent tout de même lorsque je suis concentrée, ou juste calme…

La méditation pourrait m’aider, mais j’ai peur qu’elle puisse aussi me nuire. Je crains de partir en transe. Je dois…m’excuser à l’avance si quelque chose d’effrayant se produit, ou si une vision surgit et que ma réaction est excessive. »


Autone baissa les yeux, dans lesquels on pouvait lire son angoisse. Elle murmurait, comme pour ne pas déranger l'ambiance tranquille des lieux.

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Ilhan fut quelque peu rassuré que son invitée ne fuit pas devant sa réaction et accepte de poursuivre l’objet premier de cette rencontre. Au moins avait-il su éviter un impair diplomatique. Quand bien même cela lui avait coûté sur l’instant et lui avait demandé de faire appel à toute sa force intérieure pour ne pas laisser les digues de la peine, de la colère et de la honte se rompre devant la jeune femme. Décence avait su souffler son vent d’apaisement sur lui et lui instiller un calme étrange et déroutant. Même si son coeur battait toujours d’une douleur sourde et si son esprit peinait encore à chasser les images que les mots de Dame Falkire avait ravivés dans le labyrinthe de ses vieux souvenirs.

Il parvint à offrir un sourire, si ce n’est rassurant, du moins calme et encourageant, même si toujours teinté d’une légère tristesse, quand elle s’installa et consentit à poser ses mains dans les siennes. C’était là un certain signe de confiance, surtout après les instants tendus qu’ils venaient de partager. Elle aurait pu refuser, arguer la fatigue et fuir cette invitation, mais non, elle avait accepté, et relevait le défi avec, il devait l’avouer, un certain panache.

Il fut toutefois troublé quand il la vit froncer les sourcils et que son souffle s’accéléra. Quand elle ferma les yeux, l’althaïen comprit que la peur s’instillait en elle. Son dauphin lui en souffla la cause immédiate, par le toucher qu’il partageait avec la jeune femme. La peur d’avoir une autre vision, là, devant lui, et qu'elle montre une possible faiblesse. Il tut toutefois cette révélation que son Esprit-Lié lui murmurait. Par égard pour Dame Falkire, et par pudeur aussi. Il comprenait, au fond de lui, cette peur. Une peur qu’au final, tout individu ayant vécu un certain temps à la Cour avait ressenti au moins une fois : la peur de se montrer faible, vulnérable, et que les autres retournent ensuite cette vulnérabilité contre soi. Oh, oui, cela il comprenait. Il se tut donc et lui laissa le temps qu’il lui fallait pour qu’elle reprenne contenance.

Des visions plus violentes… Il imaginait sans peine la douleur et l’horreur que cela devait être. Lui qui avait été tenté, quand il avait rencontré la jeune femme, de copier son Esprit-Lié, par pure curiosité, pour savoir, expérimenter, ce que serait d’avoir des visions, il hésitait à présent. C’était là un pouvoir dangereux et à double tranchant.

Il hocha donc la tête, l’écoutant attentivement.

Je pense comprendre, répondit-il enfin quand elle en eut fini. Si vous le voulez, il est toujours temps d’arrêter. À tout instant, vous pourrez rompre ce que nous faisons. Et je vous promets de ne pas m’indigner ni de me vexer, si finalement vous refusiez ou arrêtiez cette séance méditative.

Il resserra doucement sa prise sur les mains de la jeune femme, dans un geste rassurant, presque protecteur.

Sachez toutefois que j’ai accepté de vous montrer ce que je sais en la matière et de vous aider autant que je le pourrais. Je serai là, à vos côtés. Cet instant restera à jamais muré dans le silence et rien qui ne se passera ici ne franchira ses murs, mes lèvres ou mon esprit.

Il venait de lui promettre de ne rien divulguer de ce qu’ils allaient à présent échanger et de ce qui pourrait arriver… Après tout, après ce qu’elle lui avait révélé avoir vu sur lui, et qu’elle semblait avoir gardé pour elle, il pouvait bien lui accorder cela en retour. Il n’userait pas de ce qui se passerait ici comme d’une arme contre elle un jour. Jamais. Et d’une autre pression douce de sa main, il scella ce serment muet.

Si une vision venait à vous happer, alors nous y ferons face ensemble. Et peut-être apprendrons-nous ensemble comment vous pourriez les gérer. Je serai là, quoiqu’il arrive. Et ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous aider.

Il prit une grande inspiration, puis reprit d’une voix profonde, aux accents graves et chantants tel Althaïa.

Maintenant, si vous êtes prête, fermons les yeux. Concentrez-vous d’abord sur ma voix. Vous n’entendez que ma voix, uniquement ma voix, il n’y a rien d’autre. Maintenant, inspirez profondément, et expirez. Là, comme ça. Encore une fois. Inspirez, expirez. Bien. Continuez.

Il la laissa procéder un petit moment, avant de reprendre, en un murmure doux tel un petit flot tranquille psalmodiant sa sereine mélopée.

Maintenant, pensez à une sensation que vous sentez, là, ici et maintenant. Un bruit, tel le petit cours d’eau qu’on entend dans la cour, ou un toucher, tel le tapis moelleux sous vos pieds, le doux tissu de votre robe, ou une couleur que vous ressentez à travers vos paupières closes, ou encore l’odeur de l’encens qui enivre nos sens… N’importe quoi, mais une sensation, une seule. Une sensation qui vous apaise, qui vous emporte sur un flot tranquille, une sensation qui s’ancre en vous et fait résonance en votre coeur.

Il lui laissa un petit moment pour la trouver. Lui-même l’avait déjà. Le bruit de l’eau avait toujours eu un effet apaisant sur lui. Ce n’était pas pour rien qu’il avait installé ce petit cours d’eau dans son jardin.

L’avez-vous ? Ancrez-la en vous. Ressentez-la pleinement. Faites-la vôtre. Vous ne faites plus qu’un avec cette sensation. Ne compte plus que cette sensation. Inspirez, expirez, continuez ainsi, lentement. Laissez-vous emporter par la sensation présente, plongez en elle aussi profondément que vous pouvez. Laissez-la-vous emporter au plus profond de vous. Inspirez, expirez. Essayez, ici et maintenant, de voir ce que cette sensation fait naitre en vous. De voir ce qu’elle vous montre de vous, en vous, là au creux de votre essence même. Le sentez-vous ? Le voyez-vous ? N’ayez crainte. Inspirez, expirez…

Et sa voix se fit chuchotement, tout juste audible, alors qu'il continuait à psalmodier ses conseils. Ses mains, toujours en contact avec celles de la jeune femme, se firent douce caresse presque effleurement… Comme pour s’effacer et la laisser plonger tout doucement dans cet ici et maintenant, dans cet instant présent, ancré par cette sensation unique qu’elle aurait peut-être réussi à faire sienne.

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Elle le regarda la rassurer, sa paranoïa qui lui glissait un soupçon de fausse bienveillance alors qu’en elle une autre force faisait tension à cette crainte : la confiance. Un germe d’amitié qui s’armait de bienveillance armurée d’un sentiment de sécurité. C’était ainsi qu’elle en était venue à s’enticher de Saemon, un assassin pourtant. C’était ainsi qu’elle l’avait cru, haï et pardonné. Une crédulité qui venait avec une crainte de la trahison, mais un désir d’être plus forte que ses peurs. Autone songea que la voix de la paranoïa, si elle l’écoutait toujours, l’empêcherait simplement de vivre. Elle n’allait pas passer son existence enfermée dans un manoir par peur de l’autre. Elle devait risquer d’être heurtée si elle voulait recommencer à vivre.

Et alors si loin de son sanctuaire, de son chien de garde, de sa famille, Autone se sentait en sécurité. Elle ferma ses paupières et suivit les instructions du diplomate. Étrangement, la simplicité de ces respirations étaient rassurantes, la calmaient. Elle tenta de faire un effort de concentration sur ce mouvement, d’être consciente de cette inspiration et de cette expiration, qu’elles deviennent rapidement automatiques. Mais elle les suivait toujours, comme de grandes vagues inoffensives.

Une texture, une couleur, un son. Autone tenta de trouver sans laisser les discussions intérieures prendre leur place. L’or, première couleur à laquelle elle pensait. Bien sûr, typique pour une forte tête de Caladon. Mais l’image qui apparaissait dans son esprit était tout autre que celui des banques florissantes de la citée libre. Caladon était lentement devenue sa prison, la tranquillité ne l’évoquait pas, non. « L’or… » murmura-t-elle, au risque d’exaspérer un peu le Délimarien, mais rapidement, dans un souffle, elle échappa sa douceur à elle « L’or des blés. » Autone sût qu’elle n’avait pas besoin de parler, mais songea qu’Ilhan l’utiliserait peut-être. Puis c’était une impulsion. La petite dame réfléchissait rarement avant de parler.

Le vent fit sa course dans les feuilles des arbres, dehors, elle entendit les milliers de murmures qui parcouraient ses feuilles. Le son de l’eau était doux, mais c’était le son du vent dans les blés qui avait marqués ses escapades juvéniles. Et elle passait ses doigts dans les longues tiges, en marchant, en courrant. Quand elle courrait, elle respirait, plus fort et son cœur battait si rapidement. Pourtant…sa respiration était si lente, il n’y avait qu’un instant. Était-elle en train de s’accélérer? Et le champ qu’elle voyait de manière si livide, était-ce son imagination, où était passé la voix d’Ilhan?

La petite dame attrapa les mains du conseiller qu’elle serra un peu, comme si elle eût tenté de s’accrocher à ses mains pour éviter de tomber. Puis dans la même seconde, son corps se détendit, comme si elle s’endormit, mais sans tomber par terre. Autone restât dans la même position et ses mains cessèrent de serrer celles d’Ilhan. Elles étaient posées là, sans tension, comme au début de la méditation.

Et elle se retrouvait dans ce champ, le vent soufflait doucement et la maison de son père était juste là, au bout du chemin de terre sous ses pieds. Autone avança, sans angoisse, elle n’avait plus peur. Une petite dame à la tignasse rousse courrait vers l’écurie, pleurait, le visage tâché de noir et de rouge, comme dans les souvenirs du rossignol. Il y manquait une jument noire, et peu importait combien elle priait toutes les déesses à voix haute, aller et revenir dans l’écurie ne faisait pas apparaître cette jument. Elle répétait que c’était de sa faute, qu’elle aurait dû partir, comme elle l’avait promis tant de fois.

Un homme entra brusquement, il criait sur la petite femme qui elle aussi montait le ton, jurait qu’elle « la » retrouverait. La dame tentait de faire sortir l’étalon de son enclos, elle affirmait qu’elle allait partir, la chercher. Mais l’homme tentait de l’en dissuader, tant en la tenant par le poignet qu’en repoussant l’animal vers son enclos alors que la femme tentait de le détacher.

La conversation était un peu floue, mais au travers des cris, le rossignol pouvait entendre des blâmes. « Serpents dans ton ventre! » « Une bouche de moins à nourrir de toutes manières » « Si tu pouvais…un fils… »

Entre les cris, les contacts brusques, l’animal s’énerva et hennit. Dans un mouvement violent, il asséna un coup de sabot à la tête de l’homme qui tomba inconscient au sol. La femme avait eu le réflexe de reculer et évita de se faire frapper par l’étalon nerveux. L’animal, en panique, s’enfuit en piétinant sur son chemin l’homme colérique. Elle resta figée, regardant son mari inconscient, pendant de longues secondes. Après une longue minute, la rousse s’approcha de l’homme inconscient, vérifia s’il respirait, puis il ouvrit les yeux brusquement, tenta d’attraper sa femme par les épaules. Mais pour une fois, pour peut-être la première fois, elle se défit de son emprise et courra… Au travers du village jusque dans les boisés elle courra.

Autone pleurait depuis déjà quelques minutes, son corps était immobile mais les larmes tombaient silencieusement. Et elle voulait savoir, devait savoir si elle s’était enfuie. Mais elle ne pouvait plus. Devant l’écurie, son corps éthéré se plia, s’effondra au sol, elle pleurait et tremblait. Alors que devant Ilhan, elle était assise, immobile. C’était presque irréel de voir quelqu’un pleurer ainsi sans que sa respiration ne soit troublée, et son corps immuable, droit. Mais enfin, ce corps commençait à s’éveiller, elle échappa quelques respirations saccadées et se sentit revenir vers la réalité. Ses mains tremblèrent l’instant d’une seconde, elle quitta les mains de l’homme pour aller chercher, dans une petite pochette cachée, un mouchoir de soie, qu’elle utilisa pour essuyer ses larmes. La petite dame était plus calme, bien plus calme que dans sa vision. Elle n’avait pas ressenti le besoin de se plier, ni de crier. Une fois ses larmes séchées, elle était déjà sereine et rangea le morceau de soie. Ce n’était pas un masque, elle ne se forçait pas à avoir un visage de marbre. Dans son regard se lisait encore le trouble, mais pas la panique.

« Pardonnez-moi. C’est la première fois que je voyais quelque chose d’aussi personnel. Je vois habituellement des morceaux de la vie des autres. Mais ce sont mes parents que j’ai vus. Je crois que…le son du vent dans les arbres m’a ramené à un autre temps. J’aurais dû penser à quelque chose qui m’aurait ancrée dans le présent. Il faut que je créée…de nouveaux points d’ancrage. »

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Ilhan continuait de la guider de sa voix, même si cette dernière se faisait de plus en plus murmure, comme un bruit de fond, une vague qui chuchotait à votre oreille pour vous apaiser et vous enlacer dans son berceau rassurant, pour vous mener vers des rivages plus rassurants, plus paisibles… Il sentait son élève se détendre et en son for intérieur fut admiratif de sa rapidité d’apprentissage.

Lui-même, quand il avait appris les prémices de ces méthodes au Domaine baptistrel, avait eu besoin de nombreuses séances, et de bien dures leçons comme celles de rester en équilibre au milieu de braises fumantes, pour parvenir à se calmer assez pour rester ainsi assis, à méditer. Il lui avait fallu longtemps pour que cette pratique devienne une réelle habitude. Peut-être parce que, malgré sa nature patiente, le moment où on lui avait enseigné ces méthodes était empreint de rage et de colère, de peine et de désespoir… Il ne put en tout cas que se sentir content qu’Autone parvienne à répondre si facilement à cet appel de paix intérieure.

Et quand la réponse de la jeune femme se fit enfin entendre quant à sa sensation d’accrochage, un discret sourire ourla les lèvres de l’althaïen. Ni moquerie ni mépris dans ce sourire. Il essayait de n’émettre aucun jugement sur la personne en face de lui, même si un court instant la pensée que la sensation de l’or pour quelqu’un venant de Caladon était fort appropriée lui traversa l’esprit. Non, juste un sourire de contentement qu’elle ait trouvé la sienne. C’était là un des éléments importants, qui pouvait permettre qu’elle revienne en l’instant présent si ses pensées dérivaient sur des sentiers trop éprouvants. L’ancrage, son port d’attache… Tant qu’elle le garderait en son esprit, alors elle pourrait revenir.

« L’or des blés. »

La précision le fit sourire d’autant plus. C’était un bel ancrage, oui. La fertilité de la terre. Le renouveau éternel des moissons. La vie, en un sens. La chaleur de l’été. Oui, un bel ancrage, tout en symbolique. Même si pour la jeune femme cela devait représenter bien plus. Il se garda bien toutefois de la questionner à ce sujet. C’était là quelque chose de personnel, d’intime. Si elle souhaitait le lui partager, elle le ferait, et il recevrait ce partage avec plaisir et écoute, et en chérirait le secret sans jamais le divulguer.

Gardez-le bien vous. L’or des blés. Ce sera là votre ancrage, murmura-t-il. Inspirer, expirer, l’or des blés est autour de vous. Inspirer, expirer, l’or des blés est en vous.

Il sentit soudain les mains d’Autone serrer les siennes, comme si sa vie en dépendait. Il serra doucement en retour, pour lui assurer qu’il était toujours là.

L’or des blés, se contenta-t-il de susurrer. Inspirer, expirer.

Il n’avait pas même fini sa phrase qu’elle se détendait de nouveau et que ses mains se relâchèrent.

Inspirer, expirer.

Ilhan continuait de murmurer, mais sentait l’esprit d’Autone partit au loin. Il n’arrêta pas pour autant, toujours murmurant, et ouvrit les yeux pour observer comment elle allait. Il l’aperçut pleurer, mais son corps semblait relâché, détendu, immobile, sa respiration restait calme et tranquille.

Il continua de psalmodier, attendant qu’elle revienne à elle. Tant qu’elle ne semblait pas plus troublée ni agitée, il décida de ne pas intervenir. Se contentant de jouer l’ancrage présent par sa voix murmurante et la chaleur de ses mains dans les siennes. Parfois l'émotion devait sortir. La méditation pouvait aussi servir à ça. Et soudain la respiration d’Autone se fit plus saccadée. Telle une grande inspiration après une longue apnée. Il sentit ses mains trembler. Il allait les serrer dans les siennes, quand la jeune femme les retira rapidement pour aller essuyer les larmes de son visage.

Ilhan la sentait étrangement troublée… mais aussi calme et apaisée. C’était déroutant de la voir à la fois bouleversée et pourtant le visage serein.  

Il n’y a rien à pardonner, fit-il en un murmure aux accents chantants.

Quand ces accents althaïens ressortaient, cela signifiait souvent qu’il parlait de façon plus sincère.

Un point d’ancrage est important oui. Il vous faut trouver le vôtre. L’or des blés est peut-être le bon. S’il vous a ramené à vos parents, cela n’est peut-être pas une mauvaise chose. L’enfance… nous construit. L’or des blés, même s’il vous rappelle votre enfance, peut être un point d’ancrage, qui vous permet de vous sentir bien au présent. Ce sera à vous de le vérifier. Et si celui-là ne vous convient pas, vous avez la technique pour en chercher un autre. Le principe est de toujours se focaliser sur sa respiration. Le but n’est pas de se vider l’esprit. Cela est impossible.

Il lui offrit un doux sourire.

Et cela risquerait de faire de nous des idiots.

Petite taquinerie pour détendre l’atmosphère.

Non, le but de la méditation est justement de trouver un endroit de paix et de calme, pour affronter ses pensées et d’entrer au plus profond de son esprit pour en forger la force. Quand vous vous focalisez sur votre respiration et avez votre point d’ancrage, si vous voyez une pensée arriver, le but n’est pas de la chasser. Mais de la regarder. De l’observer, de la voir passer, de l’accepter, et de la laisser repartir également. Dans le calme et la sérénité de l’instant présent, ancrée que vous êtes sur votre respiration et sur l'ici et maintenant. Vos pensées, vos visions, sont impermanentes. Tout est impermanence, même nous. Si vous acceptez cela, alors vos visions vous tourmenteront moins. Elles seront peut-être tout aussi violentes, mais vous serez armée pour les affronter, les observer passer, sans qu’elles troublent votre paix intérieure.

Il se permit de lui reprendre doucement les mains.

Je ne vous promets pas que cela vous arrivera en un jour. C’est une pratique continue, si possible quotidienne, qui vous permettra de trouver cette paix intérieure. Et alors, vous serez armée pour affronter vos visions.

Il serra doucement les mains.

Une fois que vous maitriserez ce principe, à force de pratiquer quelques semaines, vous pourrez passer à deux types de méditation. Celle que je vous ai montrée est une méthode de génération de méditation. Le point de départ, d'ancrage. Ensuite, vous avez la méditation que j’appelle de discernement, pendant laquelle nous nous appuyons sur le raisonnement pour nous élever peu à peu jusqu’à un état d’esprit positif, que nous pouvons construire par la force de notre esprit. Dans cette méditation, nous pouvons construire mentalement la représentation de quelque chose qui a des qualités positives. Nous pouvons aussi observer une situation, un sentiment, une pensée pour en arriver à une compréhension correcte de celle-ci, et en cerner son impermanence. Puis il y a la méditation que j’appelle de stabilisation, où nous utilisons la pleine conscience, l’attention et la concentration pour maintenir le plus longtemps possible l’état positif que nous avons généré avant. Et nous passons alors de l’une à l’autre au fil des besoins.

Il lâcha doucement ses mains et la regarda profondément de son regard sombre.

Est-ce que ces principes vous semblent clairs ? Souhaitez-vous que nous recommencions ? Ou préférez-vous que nous prenions un peu l’air ? Dans le jardin ou dans Delimar ? Ou peut-être avez-vous besoin de vous reposer… Normalement une chambre vous attend dans le quartier des visiteurs, mais si le trajet vous incommode, je peux vous prêter une chambre le temps que vous vous remettiez de toutes ces émotions.

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La petite dame avait gardé le mouchoir entre ses mains, qui étaient posées sur ses genoux. Elle regardait le morceau de soi en tentant d’oublier le nœud qui se nouait dans son plexus. Quand avait-elle laissé la honte se loger en elle? Autone pensa à Dawan, comme invitant sa mémoire à prendre la place de ce sentiment envahissant. Depuis ce rêve, elle n’avait plus ressenti la culpabilité d’avoir trahi Matis. Son âme errante avait-elle réellement pris cette douleur avec lui? Autone se laissa envahir de l’image ensoleillée de l’elfe. Elle releva la tête quand Ilhan la rassura qu’il n’y eût rien à pardonner. Tiens, pourquoi camoufler un accent aussi charmant? Cela la fit sourire un peu.

Elle l’écouta, son sourire s’effaça progressivement. Le rossignol tentât de penser à une manière de se servir de cette ancre sans constamment ressentir la peur et l’indignation qui ne l’eût jamais quitté, à cette époque. L’enfance nous forge, oui, ou alors fait un travail terrible qu’il faut passer des années à retravailler, alors qu’il aurait été plus facile de recommencer du début. Si seulement cela fonctionnerait aussi simplement. Les allées de blé et les arbres centenaires de son village natal elle les avait aimés, fui et payé cher sa fugue. Autone ne savait pas comment laisser aller rien que certaines parties de tout cela. Elle était capable de tout couper ou de s’attacher, rien entre les deux.

La petite dame gloussa calmement à la blague d’Ilhan. Il avait bien réussi à détendre l’atmosphère, mais il n’en restait pas moins qu’elle était troublée par son discours. L’impermanence était peut-être quelque chose qu’elle n’avait jamais appris à accepter. Autone ne savait même pas si elle y croyait et cela lui semblait insurmontable. Il lui semblait que toute épreuve lui avait prit des années à surmonter et qu’elles avaient laissé leurs traces immortelles. Que toute son éducation avait parlé d’éternité. Les yeux jaunes ne cachaient pas l’inquiétude de cette nouvelle idée. Elle n’y avait jamais même songé. Elle ne voyait pas le monde ainsi. Peut-être ne pourrait-elle simplement pas méditer?

La petite dame se laissa rassurer par le contact d’Ilhan. Elle se concentra sur ses explications, s’accrocha à son côté rationnel pour cesser de réfléchir à ce qui était trop grand pour elle. Il n’était pas nécessaire de régler les grandes questions philosophiques dans l’instant. Lorsqu’il lui demanda ce qu’elle voulait faire, elle laissa s’écouler quelques secondes de silence, en regardant le vide, elle prit une grande respiration et expira silencieusement. Puis elle releva les yeux pour croiser ceux de l’althaïen. « C’est clair. » fit-elle avant de réfléchir un instant. Elle avait envie de se forcer à continuer, mais il y avait tellement de pensées qui se chamboulaient en elle. Peut-être en avait-elle trop demandé à Ilhan. Il était possible qu’elle ne soit simplement pas prête pour essayer cette pratique. Encore trop de nœuds dans sa tête, et des choses brisées qu’elle ne voulait ni jeter, ni montrer. Ilhan n’était pas la bonne personne pour ça, il lui restait encore de la retenue, l’idée qu’il était Délimarien, qu’il pourrait s’en servir contre elle. Autone s’en voulait de ne pas parvenir à lui faire confiance autant qu’elle l’aurait voulu.

Autone songea à la dernière fois qu’elle avait refusé de prendre une pause alors qu’elle pratiquait sa magie, et qu’elle aurait eu besoin d’une pause. Non, ce n’était pas une bonne idée de forcer son esprit à continuer. La petite dame offrit un sourire au tisseur « Prendre l’air, c’est une bonne idée. Je suis curieuse de voir votre jardin. » Le rossignol rangea son mouchoir et se leva. Elle fût heureuse de respirer l’air frais et songea à son propre jardin, dont Yolande prenait soin en son absence. C’était au grand air qu’un peu d’espace pouvait se faire dans sa tête, elle pouvait avoir du mal à réfléchir entre quatre murs. Quelques pensées parvenaient à se dénouer d’elles même et Autone se sentit rassurer de penser que même si certaines choses étaient destinées à renaître éternellement, elle comprenait que rien n’était immuable.

Autone admira le jardin d’Ilhan avant de prononcer quoi que ce soit. Elle resta contemplative un instant« De manière injustifiée, j’ai un peu paniqué. Je n’ai jamais regardé le monde avec l’idée que tout était impermanent. L’on m’a appris que toute chose renaissait, d’une manière ou d’une autre. Même nous. Ma mère passait beaucoup de temps à prier, elle parlait souvent des déesses. Je l’ai copié, une croyance que j’ai comme…choisi sans vraiment avoir de certitude. Ça me semblait logique de douter de mes croyances. » La petite dame sourit et quitta des yeux la nature pour regarder le tisseur. « J’ai rencontré des Graärhs qui m’ont parlés des esprits liés, d’autres de leurs croyances. Saviez-vous que l’esprit lié de la corneille faisait que son porteur se souvient de sa dernière vie? Paraîtrait-il qu’une personne puisse en arriver à se souvenir de toutes ses anciennes vies. C’est étrange d’avoir, soudain, une certitude sur quelque chose que j’ai toujours pensé de manière hypothétique. La réincarnation, c’était peut-être vrai. Je voulais y croire. Maintenant je n’ai plus aucun doute. Ce n'est plus un choix ni une croyance, c'est juste une connaissance. »

Elle n’avait dit cela à personne avant. Même pas juste qu’elle se souvenait. C’était inquiétant, parce que sa dernière vie était Graärh. Elle était persuadée que quelqu’un trouverait le moyen de l’utiliser contre elle. « Je garde le secret de cette ancienne identité parce que… J’ai peur. Et les personnes d’intérêt pourraient très bien refuser de me croire. » Elle leva un sourcil, son regard avait détourné celui d’Ilhan lorsqu’elle avait avoué sa peur. Bien sûr qu’elle avait peur d’un tas d’autre choses, elle avait encore du mal à dire que c’était ce qui l’empêchait d’avancer. Dans sa tête, morneflamme était encore là, son père et les nombreuses prisons de Gloria aussi. Elle n’arrivait pas à ressentir qu’ils ne pouvaient plus lui faire du mal. « Je suis désolé si la question est inappropriée, vous n’avez pas à répondre. Avez-vous déjà eu peur, quand vous commenciez? Croyez vous qu’il puisse être impossible pour quelqu’un de parvenir à méditer? »

Il y avait tellement plus derrière cette question. Autone était rouge de honte dans sa maladresse de lui demander, après une seule tentative, si elle était un cas désespéré. Elle n’osait pas le regarder, signe que le masque était définitivement tombé.

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S’il s’inquiéta un instant de son silence, il n’en montra rien et se contenta d’attendre avec sa patience légendaire. Il avait bien aperçu l’éclair lourd de questionnement dans les yeux ambrés de la jeune femme. L’avait-il perturbée par une de ses paroles ? Aurait-il prononcé un mot malheureux ? Il aurait été bien tenté d’user de son Esprit-Lié pour tester ce qui préoccupait ainsi Dame Falkire, mais se retint, par égard pour elle. Il attendit donc… et fut soulagé quand, enfin, elle lui répondit.

Bien que pour lui, cette réponse ne soit en rien claire, il hocha la tête, acquiesçant en silence. Et espérant qu’elle se montrerait plus explicite… Il lui rendit son sourire, quand elle exprima ce qu’elle désirait en l’instant. S’il en fut étonné, là encore il n’en dit mot. Il aurait cru qu’elle se serait sentie trop lasse ou éprouvée et aurait préféré se reposer. Il n’aurait pas trouvé fort sage de continuer, cela dit, et approuva son envie de prendre l'air. Cela ne pourrait lui faire que du bien. Il sentait son esprit trop agité pour parvenir à profiter pleinement du peu qu’il lui avait montré. Les débuts étaient souvent difficiles et compliqués. Ce n’était qu’à force d’une pratique assidue, régulière, quotidienne si possible, qu’on en ressentait les véritables bienfaits. Il le lui avait déjà dit et s’apprêtait à le lui répéter, mais se retint. Pour l'instant du moins.

Il se leva, et d’une main allait proposer son aide à la gente dame, mais déjà celle-ci s’était relevée aussi. En digne bourgeois de naissance et noble de culture, il était parfois décontenancé par le comportement assez indépendant de certaines femmes, surtout des femmes sudistes de Calastin. Heureusement, sa vie en Delimar lui avait vite appris à ne plus s’offusquer de tel manquement et il parvenait même à en apprécier certaines saveurs : c'était là le signe d’une certaine force de caractère toute féminine. Nombre de femmes s’étaient montrées d’ailleurs ces dernières années plus fortes que certains hommes…

Chassant toutefois ses pensées malvenues, il guida Autone jusqu’à la grande baie vitrée qui menait à sa petite cour intérieure. Une petite cour paisible où roucoulaient encore quelques oiseaux et où murmurait un cours d’eau miniature, frétillant entre les herbes et les pierres. En apercevant un rossignol non loin d’eux, Ilhan coula un regard sur celui qui l’accompagnait. Le Rossignol de Caladon… Il avait toujours trouvé ce surnom étrangement poétique. Il la laissa toutefois à sa contemplation, restant en simple présence calme et patiente à ses côtés.

Ah, c’était donc cela ! La notion d’impermanence semblait l’avoir fort troublée. Oui, toute chose renaissait. Toute âme se réincarnait, ou presque. L’impermanence n’était pas cela, pas vraiment… Sans doute s’était-il mal exprimé. Il se garda bien toutefois de l’interrompre, sentant que les digues de certaines réticences se rompaient enfin dans le coeur de la jeune femme. Un semblant de confiance se tissait entre eux et il se garderait bien d’en rompre le fil maintenant.

Quand elle le questionna sur les croyances Graärh, il se contenta d’acquiescer en silence. Oui, il avait appris cela. Et bien d’autres choses sur les Graärh. Il avait pris beaucoup de temps à les étudier, à apprendre leur culture, leurs mœurs, leur langage, pour mieux les comprendre… et ainsi mieux enseigner aux autres ce qu’il avait appris, en vue du projet d’abolition. Selon lui, l’éducation était la clé de beaucoup de choses. Et il s’évertuait à l’appliquer dès qu’il le pouvait.

Il aurait été curieux de connaître cette vie antérieure. C’était là un don qui le fascinait… et qu’il se promit de copier un jour. Mais il comprenait aussi ses réticences. Il aurait nourri les mêmes à sa place et aurait aussi gardé silence. C’était là des informations à double tranchant qu’on ne pouvait confier à n’importe qui. Pas qu’il soit n’importe qui… mais la confiance entre eux était encore trop fragile, trop précaire, et le pont qu’ils construisaient tout doucement tous deux pouvait à tout moment s’effondrer.

Et soudain, la question fatidique tomba. Serait-elle incapable de méditer ? Vaste question. Il comprenait toutefois ses peurs, ses doutes, pour les avoir ressentis lui-même il y a longtemps. Il la vit rougir et fuir son regard. Si cela la rendait presque attirante, et qu’il ne fut pas insensible à son charme alors qu’elle montrait soudain un côté fragile, il réfréna ses ardeurs et lui sourit doucement, sans moquerie aucune. Quand bien même elle ne le regardait pas directement en cet instant, il savait que le sourire s’entendrait dans sa voix. Et il laissa de nouveau chanter ses accents tout althaïens.

J’ai appris les bases de la méditation il y a longtemps, en une période difficile pour moi.

Une période qu’elle avait vue, se rappela-t-il, son humeur manquant se renfrogner de nouveau dans la peine et la mélancolie. La honte aussi. Il parvint à chasser ces afflux inopinés d’émotions néfastes et se refocalisa sur le bruit de l’eau non loin, qui aussitôt l’apaisa.

Peu après la mort… de mon fils.

Il peina à retenir les légers tremblements de sa voix. Mais après une profonde inspiration, il parvint à reprendre, tout aussi calmement, comme s’il n’avait évoqué aucun événement marquant de sa vie.

J’ai douté, j’ai eu peur. Pire même, je me sentais frustré. Je peinais à y parvenir. Je crois que je désespérais même mon maître d’alors. Pour autant…

Il laissa un sourire nostalgique fleurir sur son visage au souvenir de Kehlvelan et de ses enseignements.

J’ai finalement réussi. Cela demande du temps. Les premières fois, nous pensons échouer. Nous pensons ne jamais y arriver. Mais jour après jour, à force d’acharnement, nous pouvons enfin trouver la voie. La méditation, si elle a de grands principes communs pour tous, est une voie que chacun doit aussi se construire. Je vous avais dit que cela ne se ferait pas en un jour. Mais si vous pratiquez de façon assidue, tous les jours si possible, même quelques instants, vous y parviendrez, oui. Si vous en avez la volonté et la détermination, vous y parviendrez. Tout est une question de le vouloir. Et d’affronter chaque échec pour ce qu’il est : non pas une chute ou une perte de temps, mais un enseignement qui nous fait avancer.

Il lui prit alors doucement la main pour l’intimer à le regarder, n’osant aller jusqu’à lui toucher le visage pour lui tourner le menton.

Je comprends vos doutes, vos peurs et vos réticences aussi. Je tenais toutefois à rectifier la notion d’impermanence. L’impermanence ne contredit pas le cycle éternel de la vie, ni même celui de la réincarnation. L’impermanence de toute chose est simplement le fait que l’instant est éphémère. Que le présent est le futur d’hier, de l’avant, et le passé de demain, de l’après, en un cycle continu. Le présent devient vite passé et souvenir. L’impermanence de toute chose est simplement le fait que rien ne dure et que tout change, tout meurt pour mieux renaitre, nous aussi. Voilà ce que je voulais vous enseigner. Cela, et donc l’importance de savourer chaque instant présent qu’il vous est donné. Si vous parvenez à vous focaliser sur l’instant présent, alors vous saurez un jour méditer. Et vous saurez alors plonger au plus profond de vous, trouver votre moi profond et véritable, parfois enfoui sous des couches de masques, sans avoir plus ni peur ni doute.

Il déposa un délicat baiser sur sa main avant de la relâcher, puis l’invita à s’approcher d’une petite porte au fond de la cour sur la droite, menant à une autre cour un peu plus grande… où s’ébrouaient et s’amusaient quelques chèvres.

Je ne sais si vous appréciez les animaux, mais je vous présente quelques compagnons qui me sont chers. Là-bas Socrate. À côté Épicure et Hippolyte.

Puis se retournant vers le Rossignol avec un doux sourire.

Pensez-vous que dans ma vie antérieure j’étais une chèvre ? fit-il alors, un sourire soudain taquin se dessinant sur ses lèvres fines.

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L’accent althaïen et le sourire dans sa voix la rassura d’abord, il y avait quelque chose d’authentique dans ces airs presque elfiques. Cela lui rappelait la paix, les quelques mois de normalité qu’elle avait pu trouver après la mort du tyran. Parce qu’elle n’avait été en paix qu’avec les baptistrels, en vérité. Autone cependant se sentit d’avantage maladroite d’avoir posé la question lorsque la réponse d’Ilhan révéla le sujet délicat qu’ils avaient justement mis de côté plus tôt. Elle aurait pu et dû s’en douter, elle qui avait vu ces moments. Autone regarda plus bas et regretta sa bêtise, aussi songea-t-elle que si Ilhan était offusqué, il ne l’aurait probablement ni dit ni montré, ayant une trop grande maîtrise de lui-même. La petite dame voulut s’excuser, mais refusât de l’interrompre.

Elle se concentra sur ce qu’il lui expliquait, pour s’ancrer à quelque chose de rationnel, tentative d’oublier ses ruminations. C’est alors qu’elle se rappela que cette discussion n’avait rien de diplomatique, ou politique. Et elle espérait qu’Ilhan oserait lui dire, si jamais elle l’offusquait. Or il la rassurait, une pensée invasive souffla à Autone qu’il était grand temps d’abandonner la politique. La petite dame releva la tête et osa regarder le tisseur dans les yeux lorsqu’il prit sa main, comme une tentative de dompter la honte par les cornes, qu’elle força à disparaitre en choisissant de croire ce qu’Ilhan lui disait. C’était embêtant, qu’il sache la cerner aussi facilement.  Elle ne s’était jamais trouvée, ni ne se connaissait, peut-être n’avait-il pas compris cela, malgré le sous-entendu de ses nombreux masques. Combien en avait-elle porté? Celui du rossignol, celui de la conseillère, celui de la marchande et de la matrone. Il ne s’agissait que de quelques-uns d’entre eux.

« Difficile à assimiler pour une corneille qui revoit toutes les nuits le passé » plaisanta-t-elle, souriant un peu « Mais je comprends mieux. »
Elle marqua une pause avant de conclure d’un « Merci. »Un remerciement qui semblait venir de loin et de son cœur. Il faisait preuve d’une bienveillance qu’il n’avait aucune obligation de montrer.

Autone suivit Ilhan jusqu’à la seconde cour et son regard s’éclaircit lorsqu’elle entra, un sourire se dessina rapidement sur ses lèvres. Elle regarda les créatures s’amuser, heureuse de seulement pouvoir les voir jouer. La petite dame se retint de se précipiter pour jouer avec elles. La question de l’homme la fit éclater de rire, il n’y avait rien de moqueur là, rien qu’un amusement. Au même moment, l’une des chèvres vint s’approcher des deux humains. Autone s’approcha pour la caresser, elle se garda de raconter des souvenirs de ferme, malgré une certaine nostalgie.

« Vous, une chèvre? »
La petite dame gloussa à nouveau, alors que l’animal se levait sur ses pattes arrière pour mettre ses pattes avant sur les jambes d’Autone, mais elle les attrapa à temps entre ses mains, un peu pour que sa robe ne soit pas salie, aussi parce que cela l’amusait. Puis elle la lâcha et recula d’un pas en souriant « Une créature espiègle et joueuse, qui se plait à courir et à sauter dans tous les sens… Laissez-moi en douter. » Autone offrit un regard espiègle à Ilhan et se retournant vers lui, elle le taquina un brin« Ou alors peut-être cachez vous une nature moins posée? Je serais fort étonnée de voir cela. »  Elle-même était fort espiègle dans ses moments les plus authentiques. Cela se dévoilait tout doucement. « Si vous êtes sérieux concernant votre vie antérieure, j’aimerais pouvoir vous répondre, mais… »

Puis elle pensa la tête sur le côté en regardant le tisseur, comme si elle venait d’avoir une idée. Même si elle n’avait jusqu’à maintenant jamais essayé, elle devrait être capable de confusément avoir quelques indices sur la vie précédente d’une autre personne, si elle le voulait.  Le rossignol leva la tête vers le ciel, sentant la présence du corbeau qui croassa en volant à une bonne distance au-dessus de leur tête. Elle cligna quelques fois et leva un sourcil, reconnaissant le guide. Autone ferma les yeux pendant quelques secondes et prit une respiration en posant une main sur son plexus. La corneille gagnait en puissance en présence d’Opixiatre. Une espèce de vertige la prenait, elle ne s’était pas attendue à ce qu’il vienne la visiter ici.

En ouvrant les paupières, elle regarda Ilhan et hésitât. Elle l’avait déjà chamboulé suffisamment, peut-être était-ce une mauvaise idée de lui proposer ce rituel? D’un autre côté, elle faisait confiance en sa sagesse.

« Si vous vous voulez savoir, je crois pouvoir vous montrer. Mais cela a des conséquences…sur l’esprit. »

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Oui, il était sans doute compliqué pour une corneille de s’ancrer dans le temps présent. Elle qui voyageait de passé en passé… Il imaginait sans peine que cela pouvait rapidement faire perdre le fil de la réalité à quiconque doté de ce don. Lui-même avait failli se perdre dans d’autres fils du temps, ceux de l’avenir pour lui, quand il avait créé sa pythie. Il avait rapidement compris l’ampleur de sa possible erreur et la dangerosité sans nom d’un tel objet. Pouvoir lire l’avenir, même si en fils inextricables parfois difficilement interprétables… C’était là jouer avec le destin, la fatalité, pour ceux qui y croyaient. Sa pythie lui avait en tout cas fait comprendre qu’il ne tenait qu’à chacun de construire son destin. Que l’avenir n’était pas forcément défini, mais juste des possibilités, des bifurcations, que par leur choix ils favorisaient. Mais de vouloir lire l’avenir, ils risquaient de vouloir éviter certains événements et de finalement les précipiter, même si en prenant une voie détournée. L’avenir… C’était là un pouvoir déroutant. Et dangereux. Un pouvoir qui l’avait toujours fasciné… mais qu’il redoutait.

Il n’avait pas poursuivi ses recherches en ce sens. Un ersatz de raison le retenait d’aller plus loin. Même si plusieurs fois la tentation avait été forte et redoutable et qu’il avait dû y mettre toute sa volonté pour ne pas y succomber. Depuis, sa pythie ne le quittait plus toutefois. Cet objet était bien trop puissant, bien trop tentant, et peut-être bien trop dévastateur pour qu’il tombe entre de mauvaises mains.

Oui, donc, il comprenait combien cela devait être difficile de s’ancrer dans le présent, pour elle corneille sans cesse tiraillée par le passé, tout comme pour lui tisseur sans cesse attiré vers l’avenir.

Ses sombres pensées furent toutefois bien vite chassées quand ses chèvres accoururent vers eux et que certaines voulurent jouer et bondir autour d’eux. Ou sur eux. Il ne l’aurait jamais avoué à haute voix, ni même n’aurait cru cela possible si on le lui avait demandé il y a des années de cela, mais il s’était réellement attaché à ces petites bêtes. Elles avaient le don de parvenir à chasser ses tourments. Et il semblerait que ce pouvoir s’étendait à son invitée aussi, constata-t-il quand il l’entendit rire aux éclats.

Un son cristallin, magnifique, qui soudain le ramena des années en arrière. Le rire de sa femme, là, alors qu’ils batifolaient dans les prés… le rire de sa femme quand il la pourchassait dans leur petit manoir… le rire… non, se morigéna-t-il, il ne devait pas y penser. Il se concentra alors sur le toucher sous sa main, ce petit museau chaud et humide qui s’y était lové et cette langue qui lui léchait les doigts pour attirer son attention. Ce contact, doux et naturel, le fit revenir au temps présent. Le rire était toujours là, mais il n’entendait plus celui de sa femme. Juste celui de Dame Falkire…

Il reporta alors son attention sur la jeune femme pour mieux l’observer.

« Vous, une chèvre? »

Oui, pourquoi pas, eut-il envie de répondre. Mais au lieu de cela, il lui offrit un simple sourire nostalgique. Il se surprit à la trouver fort charmante, et fort jeune aussi. Là, avec ses chèvres, les années de souffrance et de deuil semblaient avoir été chassées de ce joli visage aux courbes délicates. Il connaissait son âge… D’ailleurs, songea-t-il soudain, n’était-ce pas bientôt la date de sa naissance ? Devrait-il lui envoyer un présent ?

Il lui en avait déjà envoyé un, il y a peu, sous couvert de bonnes relations diplomatiques. Comme souvent il le faisait. Il avait en fait envoyé, à ce moment-là, des cadeaux à toute ancienne connaissance, pour renouer contact. Les femmes d'importance en Caladon avaient eu droit à des ballotins de friandises ainsi qu’à de précieuses étoffes tissées à la mode althaïenne, dans tout leur art raffiné. Sélénia y avait eu droit aussi, pour les grandes dames de la Cour, dont la Princesse Victoria et la princesse Luna. Il avait même songé à d’autres anciennes connaissances, Empereur, Comtes, Ducs… et à ses anciens complices aussi, répartis dans tout le territoire de l’archipel, tel ce fameux Sorel Gallenröd, avec qui ils avaient longtemps comploté dans l’ombre. Pour tout dire, pour lui le présent avait été tout trouvé. Quand il était tombé sur ce bâton de feu, Tor’Shorot, il avait tout de suite pensé à lui. Et comme toujours il n’avait pu résister au petit plaisir de le lui acheter. Au grand damne de son comptable…

Et le voilà reparti à se perdre dans ses pensées, se fustigea-t-il soudain. Et tout cela pour se poser la question d’un présent pour Dame Falkire. Il aurait été bien tenté de lui en envoyer un, le jour venant, mais il redoutait que la jeune femme le prenne mal. Certaines personnes de la gent féminine n’aimaient guère qu’on leur rappelle leur âge… Il aviserait alors. Peut-être seulement un mot, pour lui envoyer une petite pensée, sous couvert de prendre des nouvelles de son séjour en Delimar, sans aller plus loin ? Oui, sans doute cela serait-il plus avisé. Et cela ne donnerait pas la sensation à Dame Falkire qu’il en savait peut-être long sur elle… ce serait dommage de raviver les feux de sa méfiance alors qu’ils tentaient tout juste de s’apprivoiser tous deux…

« Si vous êtes sérieux concernant votre vie antérieure, j’aimerais pouvoir vous répondre, mais… »

Ces mots le ramenèrent instantanément à leur occupation présente. Oui, il était sérieux, acquiesça-t-il avec un calme sourire, mais les yeux brillants de vivacité et de curiosité. Ce passé… ces possibles vies antérieures… Il avait toujours rêvé d’en avoir la connaissance. Tout en le redoutant également.

Mais. Il y avait toujours un mais, il le savait bien. D’un léger geste de tête, il l’encouragea à continuer. Soudain un croassement les interrompit. Ilhan leva alors la tête et aperçut une magnifique créature voler au-dessus d’eux. Mais quand il aperçut la jeune femme soudain fermer les yeux et poser une main sur son coeur, il sentit une frayeur le posséder. Faisait-elle un malaise ? Aussitôt, en deux pas à peine, il fut à ses côtés, et lui prit délicatement le bras, prêt à la soutenir au besoin.

Et fut soulagé de la voir rouvrir les yeux et de reprendre la parole sans sembler plus éprouvée que cela. Il ne la lâcha pas pour autant. D’autant plus quand les mots suivants lui furent offerts.

« Si vous voulez savoir, je crois pouvoir vous montrer. Mais cela a des conséquences…sur l’esprit. »

Il s’humecta les lèvres, hésitant. La tentation l’enivrait soudain et… était-ce sage ? Sans doute que non. Mais sa curiosité était bien trop attisée. Des conséquences sur l’esprit ? Ne pouvait-il être assez fort pour les encaisser ? Ou à minima les réduire ? Pouvait-il se permettre telle folie ? Il en mourrait d’envie. Et puis…

Et puis la vie était courte. Il sentait son corps déjà s’affaiblir. Allez savoir de quoi demain serait fait ? Il sentait déjà Mort frapper à sa porte, même s'il n'en avait aucune certitude avérée. À cette pensée, il effleura sa pythie à travers le tissu, alors accrochée à son cou, cachée sous ses vêtements. Non ce ne serait guère sage. Mais il le souhaitait. Il voulait avoir la certitude qu’il avait eu des vies antérieures, que la réincarnation existait… et qu’il pouvait donc espérer, peut-être, rejoindre son aimée et son fils dans leur prochain fil de vie.

Oui, j’aimerais grandement savoir, répondit-il alors, la voix un peu trop rauque.

Puis d’un noble geste, il lui indiqua le chemin du retour vers le salon, où ils seraient sans doute plus à l’aise. Une petite voix lui souffla qu'il aurait dû demander quelles conséquences. Lui, si épris et si fier de son esprit, prendre un tel risque ! Mais il voulait savoir, il en avait besoin. Besoin de cette assurance, de cette preuve...

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Demander une preuve, une certitude était une escale incontournable sur le chemin de la foi. Autone avait accepté que la certitude ne viendrait peut-être jamais, elle avait fait de l’incertitude une part d’elle, une bénédiction, avant d’obtenir preuves. Elle pouvait comprendre que l’idée de savoir, d’être sur le point de toucher à une connaissance pareille était enivrante. Elle le sentait, chez Ilhan, alors que tout près de lui, la tête haute, elle le regardait dans les yeux. La petite dame laissa s’échapper un petit sourire satisfait. Expérimenter avec la corneille, avec Opixiatre faisait battre son cœur. La lueur de curiosité vive dans le regard du conseiller reflétait directement dans les ambres d’Autone. Ils partageaient ce trait, c’est quelque chose qui l’avait animé, depuis longtemps, à poursuivre ses apprentissages magiques, à collectionner des livres et à accumuler une bibliothèque dans son petit coin délabré de Gloria. La petite dame ressentait plus de passion dans sa relation avec la connaissance qu’avec qui que ce soit.

Alors qu’Ilhan la guidait vers le salon, Autone s’arrêta à mi-chemin, dans le premier jardin. « Attendez. » Demanda-t-elle sans agressivité. « Je ne peux pas faire cela seule. Et elle n’ira pas à l’intérieur. » Sur ce dernier mot Opixiatre descendit dans le jardin et se posa sur la branche d’un arbre derrière Autone, à la hauteur de ses yeux. La Falkire se retourna et fit une révérence basse à la créature, lui montrant sa nuque alors qu’elle baissât la tête. Elle s’approcha sans regarder directement dans les yeux blancs de la corneille mutante. La petite dame espéra que cette vision n’effrayerait pas Ilhan, puisqu’après tout, les stries de son bec ressemblaient aux dents d’un prédateur et ses yeux avaient l’allure d’un aveugle. « Je vous présente Opixiatre. Elle m’a guidée dans mes dédales d’horreur. J’ai vu son histoire dans mes rêves, je ne sais pourquoi elle me suit dans mes labyrinthes mais…J’en suis reconnaissante. »

Le regard soucieux d’Autone scruta un instant Opixiatre, puis se posa sur le tisseur alors qu’elle se retourna pour lui faire face. « Je crois que c’est elle qui m’a guidée vers vous. Il serait tragique que quelqu’un tente de la capturer pour l’utiliser, alors je vous fais confiance. » Manière de parler, mais tout de même. La petite dame réalisa ce qu’elle venait de dire et jura intérieurement avant de se retourner rapidement vers la créature. Elle s’approcha d’Opixiatre et ferma les yeux alors que l’oiseau frottait son bec contre le nez d’Autone. Le rossignol sourit doucement et caressa le bec du dos de son index avant de murmurer à la créature : « Peux tu m’aider à prendre une route sécuritaire vers cette vision? Peut-être en voir moins, mais en souffrir moins. J’en serai reconnaissante. »

De manière indirecte, elle venait d’accepter de payer le prix d’énergie vitale qu’il y aurait à prendre, s’il y en avait un. Autone l’ignorait, elle n’avait jamais tenté cela, ni sur elle-même, ni sur un autre avant. Tout ce qu’elle avait vu, c’était ce qu’Opixiatre lui avait montré. La créature sauta sur l’épaule de la petite dame. Autone tentât de calmer l’ivresse qui la prenait, il ne fallait pas aller trop loin par curiosité. Elle se retourna à nouveau vers le tisseur et lui offrit un sourire rassurant. Qu’il ait comprit, ou entendu le contrat qu’elle venait de sceller lui importait peu. Elle avait bien plus peur pour Ilhan que pour elle-même. Si Opixiatre avait implicitement proposé d’utiliser la communion avec Ilhan, c’est qu’elle savait que cela fonctionnerait. Ce qu’Autone se demandait, c’est si elle l’accompagnerait dans cette vision.

« Je dois vous prévenir. »
commença-t-elle, sans sourire cette fois. « Je n’ai pas fait ainsi pour me souvenir de ma dernière vie. Opixiatre fonctionne différemment, elle vous montre. Vous n’avez pas à voir votre vie entière, ce serait moins dangereux de demander un fragment. C’est ce que j’ai demandé pour vous. Quant aux conséquences, je serais très exacte si je les connaissais. Chaque personne réagit différemment. J’aimerais vous dire que les plus résistants ont des impacts minimes mais je m’avancerais en terrain inconnu. » La petite dame offrit une dernière caresse dans les plumes noires, puis soutient le regard sombre du tisseur. « Êtes-vous prêt? » Murmura-t-elle presque. « Lorsque vous voudrez commencer, vous pouvez plonger votre regard dans celui d’Opixiatre. N’oubliez pas, résistez à la tentation d’aller trop loin. »

La petite dame ferma les yeux et écouta la respiration du tisseur. Elle s’y synchronisa, se plongea dans l’état d’esprit qui l’avait habité la dernière fois qu’elle l’avait vu en rêves. Le son de sa respiration se transforma progressivement en brise tranquille. La première chose qu’elle vit furent les rochers, un environnement un peu aride qu’elle n’avait jamais vu auparavant. Puis Autone réalisa qu’elle marchait, sans contrôler quoi que ce soit. Elle n’était qu’une intrue ici, voyant à travers les yeux d’Ilhan. De ce corps qui avait porté son âme avant lui. De nombreux obstacles étaient dans son chemin pentu, il marchait avec un bâton. Progressivement, dans sa montée, des bruits d’animaux se faisaient entendre. Les bruits qui retentissaient n’étaient pas toujours clairs. Autone n’eût la certitude qu’il s’agit de chèvres que lorsqu’elle aperçut les paires de cornes dans l’enclos au bout du chemin. Tout semblait calme, presque silencieux si ce n’était le bruit tranquille de la brise.

D’un coup un grand vrombissement surgit, Autone sentit comme un bourdonnement sourd autour de sa tête. Une ombre se projeta sur l’enclos, puis le bruit effrayant d’un rugissement. Les bêtes qui paniquent, courent, fuient. Une chèvre se fit saisir par les immenses serres d’un dragon qui emporta l’animal avec lui dans son envol. Autone se sentit crier, mais entendit une voix masculine. En levant le bras vers le ciel, elle vit la peau bronzée parcourue de tatouages sombres.

Il suffisait. S’ils allaient plus loin, qui sait ce qui a bien pu se passer avec ce dragon? Autone usa de sa force d’esprit pour forcer la vision à s’arrêter. Elle émergea, les yeux grands, comme soucieuse, Elle observa Ilhan revenir à lui, s’inquiéta immédiatement. Opixiatre, elle, s’envola rapidement, Autone ne la regarda même pas partir « Vous…allez bien? » demanda-t-elle timidement. Soudain, la petite dame sentit la fatigue l’assommer. Mais elle tentât de continuer de le dissimuler. Là, maintenant, elle voulait s’assurer que le tisseur n’était pas devenu fou. Nerveuse, elle sentit son cœur battre dans ses veines.

Un Almaréen. Il avait été Almaréen. Comment n’y avait-elle pas pensé avant? Si l’on pouvait renaître Graärh, on pouvait certainement renaître parmi ce peuple. La corneille tentait-elle de lui transmettre une leçon? Que finalement, toutes les âmes étaient égales devant la mort. « Je sais que ce n’est peut-être pas…aussi satisfaisant que d’avoir vu une vie entière. »

La petite dame se sentait anxieuse à penser à retrouver le cartier des visiteurs dans cet état. Elle devrait trouver un moyen de ne pas avoir à adresser la parole à qui que ce soit sur le chemin.

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À l’extérieur donc. Soit, concéda-t-il d’un simple signe de tête. Et d’un geste de la main, il l’invita à s’installer où elle le désirait, que ce soit sur une des petites roches près du cours d’eau ou sur l’herbe même. Mais Dame Falkire n’en fit rien et salua à la place l’étrange oiseau qui s’était posé sur une branche. Ilhan détailla alors l’oiseau aux yeux opalins presque dérangeants, une corneille d’apparence décharnée, au plumage aussi sombre que la nuit éclairé par une unique plume d’un rouge éclatant, et dont le corps était traversé de trois flèches. L’althaïen retint une grimace quand il remarqua ce "détail" qui notait là qu’il était en présence d’un animal… non ordinaire. Il s’en était certes déjà douté, aux paroles d’Autone, mais entre le savoir et le "voir", il y avait souvent un gouffre déroutant.

Ilhan se contenta alors de hocher la tête aux explications de la jeune femme. Il n’avait nulle confiance en sa propre voix en cet instant. Opixiatre l’aurait donc guidé vers lui ? L’althaïen haussa un sourcil circonspect et curieux à cette assertion. Mais à la demande de confiance, il hocha de nouveau gravement la tête, cette fois en un geste presque solennel.

Je tenterai de m’en montrer digne, fit-il alors, laissant chanter ses accents.

Et se disant, il posa une main sur le coeur, s’inclina légèrement, puis laissa sa main voleter en avant, paume vers le ciel, en direction d’Autone. Un signe typiquement althaïen, qui soulignait qu’il donnait là sa parole. Et il faisait toujours en sorte, autant que faire ce pouvait, de la tenir. D’autant plus quand il la scellait ainsi à la mode romantique.

Il l’entendit alors murmurer quelques mots à l’oiseau, qu’il peina à comprendre totalement. Du peu qu’il entendait… le processus était-il risqué ou douloureux ? Une inquiétude brilla rapidement dans ses yeux sombres. Il savait la jeune femme déjà fort fatiguée, il ne voulait lui faire courir aucun risque. Il s’apprêtait alors à lui proposer de reporter ou de revenir sur sa proposition si elle le souhaitait, quand elle se retourna vers lui et lui offrit un sourire désarmant. Les mots moururent alors au bord de ses lèvres et il ne put que lui rendre son sourire à son tour.

Donc il y avait bien des impacts. Était-il prêt à les assumer ? Il hésita un court instant, mais la curiosité le rongeait. Un jour, sans doute, elle le perdrait, songea-t-il. Il n’avait en tout cas, en ce moment, aucune envie de renoncer.

« Êtes-vous prêt? »

Oui, je le suis, répondit-il.

Et sa voix ne flancha pas. Elle sonna même déterminée. Il hocha alors la tête aux consignes données. Puis prit une profonde inspiration… se focalisa sur sa demande d’un simple fragment… et plongea ses orbes de jais dans les perles de nacre d’ Opixiatre. À peine croisa-t-il son regard, qu’il fut happé par une vision incontrôlable. Et d’apparence incontrôlée. Tout fut rapide, un éclair fugace dans son esprit, mais les images étaient assez nettes et précises. Et surtout ne permettaient guère de méprises… Il était… Il avait été... !

Il revint soudain à lui, dans une grande suffocation, comme s’il revenait d’une longue apnée en eaux profondes. Il chancela quelque peu, et se rattrapa à une pierre près du cours d’eau. Il se força à inspirer, puis expirer profondément, tandis que son esprit peinait à reprendre pied dans le moment présent, la réalité. Sa réalité. Celle du temps présent, là, maintenant… le bruit de l’eau, la petite brise volage, le doux parfum de femme près de lui… Ses sens revinrent peu à peu et lui permirent de s’ancrer tout doucement de nouveau dans le temps présent. Il entendit vaguement, comme un écho lointain, la jeune femme lui demander s’il allait bien. Il aurait aimé lui répondre que oui… mais il ne parvenait à exprimer le moindre mot. Ils restaient bloqués, au fond de lui, incapables de sortir, alors qu’il revoyait, encore et encore, la vision qu’on venait de lui montrer. Il était… il avait été... éleveur de chèvres ! Et almaréen !

« Je sais que ce n’est peut-être pas…aussi satisfaisant que d’avoir vu une vie entière. »

Et soudain un grand éclat de rire fit écho aux paroles de la jeune femme. Ilhan dut s’asseoir, suffoquant presque sous ce rire, qui échappait à tout contrôle et qui lui fit mal aux côtes. Il sentait sa douleur se raviver et lanciner son côté droit, mais il semblait incapable de calmer ce soudain fou rire. Il s’essuya les yeux, mortifié de perdre ainsi toute maitrise. Et dut prendre plusieurs minutes avant de se calmer.

Je suis… je suis désolé, parvint-il enfin à articuler, le souffle court. Je… Oui, je vais bien. Enfin je crois…

Sa perte de contrôle, lui d’ordinaire d’un stoïcisme à toute épreuve, prouvait le contraire, et il entendait là un bien piteux mensonge, mais il ne voulait pas non plus alarmer son invitée. Enfin… le moins possible du moins. Il se força alors à inspirer et expirer plusieurs fois pour retrouver un semblant de calme, quand bien même son esprit était fort agité, puis ajouta…

Je vais bien. Mais avouez que cette vie antérieure est plutôt cocasse. À croire que le destin aime nous jouer des tours. Entre moi, un ancien almaréen éleveur de chèvres…

À ses mots, un sourire fleurit de plus belle sur ses lèvres, et il dut se les mordre pour s’empêcher de rire à nouveau.

Et vous, et votre potentiel lien avec une vie de Graärh…

Et aussitôt que les mots résonnèrent dans l’air, il les regretta. Il se mordit les lèvres, mortifié, et se morigéna de cette perte de contrôle qui ne lui ressemblait pas. Pas du tout. Le choc de la vision, sans doute. Était-ce là un des effets secondaires dont elle avait parlé ? Un des impacts ? Il allait devoir y remédier, et vite, si tel était le cas. Il lâcha alors simplement une lourde expiration. S’apprêtant à devoir répondre aux questionnements qui ne manqueraient pas de fuser suite à sa dernière phrase. Comment savait-il ? Ou plutôt comment avait-il, peut-être, deviné ?

Il ne pouvait décemment lui avouer l’avoir infiltrée avec une serviteuse l’espionnant au plus près, depuis quelques mois maintenant. Oh, certes, il n’avait rien appris quant à un possible lien entre Dame Falkire et le Marché Noir, comme il l’aurait aimé. Mais son espionne avait remarqué quelques petites choses personnelles quant à la jeune femme. Comme le fait qu’Autone s'absentait parfois tard en soirée et la nuit, ce qui était inhabituel, qu’elle portait alors des vêtements différents et semblait changer son apparence également. En plus de son travail le jour, elle semblait s'affairer à son bureau le soir et parfois la nuit.

Son espionne avait alors trouvé dans le bureau de la conseillère plusieurs textes non achevés, telles des partitions, certaines écrites de la main d'Autone, et d'autres d’une autre écriture, des chansons racontant toutes des histoires Graärh… Il y avait aussi des textes autres : des retranscriptions d'histoires Graärh, certaines moins populaires et assez vieilles, souvent des histoires de Nayaak et d'autres exploits, ainsi que des esquisses de texte d'opinion, des argumentaires abolitionnistes écrits sur parchemin, parmi lesquels étaient retranscrits des arguments étranges et déroutants, du type "Il y a toujours la possibilité que vous ou vos proches vous réincarniez en Graärh. Ou alors, peut-être en avez vous déjà été un", arguments qui avaient alors été fortement hachurés, et annotés d'un "trop dangereux ?"… Des trouvailles étranges, mais fort intéressantes.

De toutes ces petites découvertes, d’apparence anodine, l’espionne et Ilhan s’étaient demandé comment Autone avait-elle fait pour apprendre autant de légendes sur les Graärh. Mis à part Purnendu Chikitsak, à qui Autone ne parlait presque jamais, la servante ne connaissait pas de Graärh dans l'entourage d'Autone… Et de là, en était venue la conclusion que la corneille avait pu, peut-être, lui apporter ce savoir… à travers sa potentielle ancienne vie ?

Mais le Tisseur n’avait aucune envie de lui avouer tous ses méfaits. Il soupira donc et se leva, lourdement, se tenant le côté droit, fort douloureux.

J’imagine que vous devez être éprouvée après tout ce que nous avons fait. Quel hôte bien lamentable je suis, d’abuser ainsi de vos forces. Votre chambre vous attend normalement au quartier résidentiel, où je pourrais vous y faire conduire par charrette. Mais si vous le souhaitez, je peux aussi vous offrir une chambre dans ma maisonnée, en tout bien tout honneur, le temps que vous vous reposiez, en cette fin d’après-midi. Je vous ferai reconduire ensuite dès que vous vous sentirez plus en forme.

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Bien sûr qu’il l’avait prise au mot, autant la sincérité d’Ilhan la rassurait, autant le caractère solennel de sa réponse la rendait nerveuse. Ce qui l’effrayait c’était de savoir que ses mots n’étaient pas tombés ainsi par hasard. Avoir envie de lui faire confiance, sachant pertinemment qu’il était un adversaire. Sachant que l’un de ses premiers mouvements fût de la confronter au sujet du marché noir.

Quand le conseiller revint au présent, Autone regretta de ne pas avoir pris le temps de s’asseoir avec lui avant de l’avoir entraîné dans la vision. Le rossignol était habitué de plonger dans le passé et d’en revenir, presque tous les jours. Elle aurait dû penser qu’une première plongée dans le monde de la corneille combiné à l’impact spirituel d’avoir vu sa précédente vie l’aurait fait au moins trébucher. La petite dame fit quelques pas vers Ilhan, tendant les bras comme voulant le rattraper, quand il parvint à s’arrêter et à s’appuyer sur un rocher. Elle ramena alors ses mains vers elle, attendant nerveusement la réponse du conseiller, le regardant toute inquiète. L’éclat de rire la fit cligner quelques fois, elle restât immobile, confuse un moment. Autone esquissa un sourire et gloussa de voir un conseiller habituellement si maniéré et poli s’esclaffer ainsi. Mais après à peine quelques secondes, constatant qu’il ne cessait de rire, ayant totalement perdu le contrôle, l’inquiétude de la petite dame redoubla et son sourire s’éteint. Ses ambres miroitaient sa peur pour Ilhan sans aucune tentative de la cacher, était-il devenu complètement dément? Autone avait lu dans des livres des représentations de ces personnes qui avaient perdus leur santé et qui s’esclaffaient sans raison, sans contrôle. La culpabilité l’assommât à l’éventualité d’avoir fait perdre l’esprit à quelqu’un par la curiosité d’expérimenter avec Opixiatre. Impatiente et anxieuse, elle sentait son cœur battre rapidement, mais elle restât là, à quelques pas de lui, à attendre que ce soit terminé. Quand enfin, enfin il parvint à prononcer une réponse, souffle coupé par son rire incontrôlable.

« Je suis… je suis désolé. Je… Oui, je vais bien. Enfin je crois… »


« Ne soyez pas désolé, respirez. »  
Lui répondit-elle doucement alors qu’il reprenait son souffle. Rassurée de le voir à nouveau capable de respirer et de parler elle laissa tomber un soupir de soulagement qui souleva ses épaules. Autone sourit, alors qu’Ilhan évoquait ce qui le faisait rire dans l’idée de cette ancienne vie. Ça n’avait rien de cocasse pour elle, cela faisait au contraire beaucoup de sens. Ce qu’elle trouvait drôle, c’est qu’il avait justement parlé plus tôt d’une vie de chèvre. Elle avait vu juste en songeant à ce moment qu’il n’avait certainement pas été l’animal, mais peut-être le gardien.

Mais le mince sourire du rossignol s’éteint d’un seul coup quand il mentionna la Graärh qu’elle avait été. Elle retint son souffle et fit un pas en arrière, devenant soudainement pâle. Sa réaction à la peur, elle avait envie de s’enfuir comme un oiseau qui venait d’entendre un boucan. Autone relâcha silencieusement son souffle alors qu’Ilhan tentait de faire comme s’il n’avait rien dit, enchaînant avec son offre de la laisser se reposer dans une de ses chambres, ou alors de la faire reconduire. Maintenant qu’elle avait laissé ses masques se briser, rien ne la protégeait de montrer sa peur, ses yeux la trahissaient et elle était un livre ouvert. Comment savait-il? Elle n’avait jamais rien dit, à personne, rien écrit, rien écrit que des réflexions, rien écrit de direct. Peut-être avait-elle simplement été trop évidente lorsqu’elle avait mentionné le sujet plus tôt? Pour quelle autre raison aurait-elle peur de révéler son ancienne vie? Ou alors, lui qui semblait avoir eu un réseau d’espion, l’avait-elle observé? Que savait-il sur elle? Savait-il pour son passé dans Gloria?

La petite dame sentit la honte sur le point de la submerger à l’idée de cette ancienne vie dans les bas quartiers de Gloria. Il n’y avait pas un jour où elle ne s’humiliait d’être restée dans ces rues pendant des années, évitant de prendre une décision, craignant de fuir et de trouver pire. Elle baissa les yeux et aperçut Ilhan qui se tenait toujours la côte droite. S’était-il blessé en se rattrapant sur le rocher? Ou alors était-ce sa santé fragile qui lui faisait encore défaut?  Les pensées de Gloria furent chassés par son instinct de guérisseuse et de mère. Autone Sortit un nouveau mouchoir de sa pochette et s’approcha de l’althaïen sans répondre à son invitation. Elle passa doucement le mouchoir sur son front avant de plaquer sa main sur ce dernier. « C’est ce que je pensais, vous êtes fiévreux. »  C’était inapproprié, elle le savait. Mais si elle ne l’avait vérifié, peut-être n’y aurait-il pas pensé. Autone retira sa main et l’emmena au poignet d’Ilhan, mesurant son pouls d’une main, elle ferma les yeux, comptant dix secondes en faisant descendre chaque doigt de sa main gauche à un rythme régulier, alors qu’elle comptait en murmurant le nombre de battements de coeur. Autone ouvrit les paupières et releva la tête, regarda dans les yeux sombres, tentant de distinguer la pupille de l’iris. Elle murmura un calcul rapide, observant toujours la manière dont les pupilles réagissaient à la lumière du soleil. Il avait les yeux presque noirs, mais à l’extérieur, il était possible de voir qu’il n’avait pas les pupilles dilatées. « Votre pouls est un peu rapide, mais ça ne m’étonne pas après le fou rire que vous venez d’avoir. » Autone posa le mouchoir dans la main de l’homme, lâchant son poignet par la même occasion.  Des marguerites paresseuses dorées étaient brodées dans les coins du tissu. « Au moins votre tête ne semble pas agir comme si elle avait eu un impact. La fièvre tombe, les impacts restent. »  Elle sourit un peu, en réalité c’est elle-même qu’elle tentait de rassurer. Un peu embarrassée, d’avoir pris ses signes vitaux sans le prévenir, Autone tenta de se rassurer en se disant qu’après ce qui venait de se passer, il était difficile de faire pire.« S’il vous plait, n’ayez pas honte. C’est ma faute si vous êtes dans cet état et… »  Autone hésita, cet homme, plus âgé et plus sage qu’elle, n’avait certainement pas besoin d’une leçon de sa part. Mais elle l’avait vu, avait senti qu’il avait eu si honte d’être vu dans ses faiblesses, sa peine. « Vous avez le droit, d’avoir des faiblesses. De rire, de pleurer. Ce n’est que votre humanité qui transparait, c’est triste que… vous en ayez honte. Je suis désolé, néanmoins. Je ne referai plus jamais cela… Je n’ose pas imaginer les conséquences sur une personne qui n’est pas surnommé esprit inébranlable. »  

Le rossignol ne savait pas si elle regrettait, mais elle ne voulait certainement pas recommencer. Cela la dérangeait encore de penser qu’Ilhan en savait long sur elle, ou alors peut-être était-ce l’angoisse de n’avoir jamais révélé le nom de sa dernière vie. On lui avait dit qu’un remède à l’angoisse était de parler. De dire la vérité. Des baptistrels, évidemment. Elle avait trouvé que cela était vrai, à plusieurs reprises. N’osant regarder Ilhan dans les yeux, elle plongea dans le vide.

« Je ne trouve pas que nos dernières vies sont cocasses. Je n’ai aucun mal à vous voir gardien des chèvres, ayant la foi. On m’appelait Smilodaene. Je me consumais de rage pour mener mes combats. Cela explique…beaucoup de choses. »  


La petite dame sourit et releva la tête pour regarder dans les yeux sombres. Elle prit une grande respiration, comme se gonflant de courage. « Je vous offre ce secret, en échange de ceux que je n’aurais dû avoir. Je ne vous retiendrai pas plus longtemps. J’accepte votre offre d’une chambre dans votre maison. J’espère que vous ferez venir un médecin et que vous vous remettrez rapidement. »

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Arg, à voir ce sourire s’effacer quand il mentionna sa vie de Graärh, Ilhan comprit instantanément son impair. C’était une information qu’il n’était pas censé avoir. Peut-être pourrait-elle penser qu’il ait pu le déduire de leurs précédents échanges ? Mais ce serait là faire preuve d’une très forte intuition pour qu’il parvienne à une telle conclusion avec les rares éléments qu’elle avait pu laisser échapper. Non, vraiment, il venait là de lui indiquer savoir des choses sur elle. Tout comme elle savait des choses sur lui, cela dit.

Il crut un instant qu’elle allait s’enfuir, là, maintenant, et que le peu qu’ils venaient de construire en si peu de temps allait s’écrouler. La jeune femme était aussi pâle qu’un spectre du passé. Et surtout… surtout son visage devenait soudain bien plus expressif. Comme si le masque d’Autone venait de se briser. Elle devenait tout de suite plus… facile à lire ? Difficile à dire. Était-ce par choix qu’elle laissait ainsi son visage exprimer ce qu’elle semblait ressentir ? Ou seulement le choc de ce qu’il pouvait savoir ? En tout cas, Ilhan y lisait clairement de la peur en cet instant, et, sans qu’il ne sache pourquoi, cela lui inspirait une certaine affliction. Il avait apprécié leur échange et leur partage. Même si la révélation des bribes de sa vie passée l’avait fortement perturbé.

Et quand il lut une ombre de honte hanter les traits de ce joli visage, il ressentit une pointe de culpabilité. De quoi avait-elle honte ? De sa vie antérieure de Graärh ? Pour lui, cela n’avait rien de honteux. Eût-elle été un arbre ou même une chèvre, qu’il n’aurait pas trouvé cette vie honteuse. Sans doute parce que, pour lui, toute vie avait son importance. Ou avait-elle honte des autres choses qu’il pourrait savoir ? Comme son passé, notamment à Gloria, avant qu’elle ne devienne Dame Falkire ? Bien entendu, il en avait connaissance. Il était Maitre-espion après tout. Et la jeune femme ayant tourné autour d’un des sbires les plus importants des Kohan, notamment de Fabius, il n’avait pas manqué de se renseigner sur elle antan. Il comprenait toutefois la honte qu’elle pouvait éprouver à ce passé. Dans le milieu dans lequel elle évoluait maintenant, ce n’était pas un passé bien glorieux, et une arme redoutable contre elle si elle avait été à la Cour même. Mais… Lui voyait en elle d’autres choses, d’autres valeurs, d’autres forces. Il devait avouer que pour avoir réussi à se hisser dans sa position actuelle au sein de Caladon, il avait fallu une farouche détermination et une certaine intelligence. Et s’il y avait bien une chose qu’Ilhan appréciait par-dessus tout, c’était ces deux traits de caractère.

Toutefois, il ne dit rien, n’en fit pas mention, se mordant la joue intérieurement pour s’empêcher de parler et de lâcher encore une information malvenue. Il ne se sentait plus totalement maitre de lui en cet instant. La fatigue et le choc, combinés à la douleur et à la maladie, n’aidaient sans doute en rien. Cela n’empêchait pas la honte de cette perte de contrôle de le submerger aussi. Non, mieux valait garder silence. Et la douleur devenait bien trop éprouvante pour qu’il ait la force de tenir une conversation plus longue de toute façon.

Perdu dans ses pensées, il manqua sursauter quand il sentit soudain un tissu contre son front, puis une main. En temps ordinaire, il aurait reculé à ce contact. Mais en cet instant, il releva simplement des yeux, un peu fiévreux, sur la jeune femme, et se contenta de l’observer avec attention. Une lourde et longue attention, ses orbes sombres détaillant chaque trait de son visage, soudain si ouvert. Il la trouvait presque plus belle quand elle devenait ainsi plus expressive. Il fut tenté de toucher une de ses mèches de cheveux, mais retint ce geste dont l’envie lui sembla bien déplacée. Il se contenta donc de la regarder. Et de la laisser faire. Son esprit ne pouvait s’empêcher de noter ici et là quelques autres informations : sa capacité de compter en deux temps séparés, semblerait-il, révélant une certaine capacité avec les chiffres… ses connaissances de guérisseuse, dont il avait déjà entendu parler et avait déjà été témoin…

Fiévreux ? Oh oui, possiblement. La fièvre l’avait pris ce matin. Son guérisseur almaréen lui avait donné un remède pour la contrer, un remède qu’il devait prendre plusieurs fois dans la journée. Sans doute avait-il oublié de le renouveler… Ou le choc l’avait-il réveillée ?

« Au moins votre tête ne semble pas agir comme si elle avait eu un impact. La fièvre tombe, les impacts restent. »

Au sourire qu’elle lui offrit, il lui en offrit en retour, même si le sien était teinté de fatigue et de lassitude.

« S’il vous plait, n’ayez pas honte. C’est ma faute si vous êtes dans cet état et… »

Il fut tenté de répondre qu’il était trop tard pour cela. Il avait l’impression soudain de ternir toute sa réputation. Mais il se tut une fois encore, et leva simplement une main qui balaya l’air de façon indolente, comme pour chasser un insecte malvenu. D’un air de dire, rien de grave.

Avoir le droit à des faiblesses… Certes, en tant qu’homme. Et il n’en était pas exempt, loin de là. Mais en tant que politicien, il était bien placé pour savoir que les faiblesses étaient des armes retournées contre vous, au moindre faux pas. Non, un politicien, même s’il était bien moins sur le devant de la scène maintenant, devait éviter, autant que faire se peut, d’avoir des faiblesses. Ou du moins devait apprendre à les cacher, les étouffer.

Au surnom Esprit inébranlable, qu’il avait déjà entendu plusieurs fois marmonner à son passage, Ilhan fronça les sourcils. Cela le perturbait toujours autant. Il en était fier, tout autant qu’il en était perturbé, en un savant mélange de sentiments inexplicables. Il garda toutefois silence et lui offrit un pâle sourire en réponse. Et grand bien lui en prit, car ce silence sembla inciter la jeune femme à la confidence, contre toute attente.

Smilodaene… Ainsi donc il avait vu juste ! Leurs déductions quant à la vie antérieure de Dame Falkire étaient vraies ! Mieux même, elle avait été une légende Graärh ! Soudain sa propre vie antérieure lui semblait bien pâle à côté de celle de la jeune femme. Une vie antérieure riche et fertile en enseignements ! Même si dure et âpre, très certainement. Oui, cela expliquait beaucoup de choses. Elle tenait peut-être sa détermination et sa volonté de son ancienne vie de Smilodaene… Et lui, tenait-il son attachement pour les chèvres de la sienne ? Son côté almaréen le laissait toutefois perplexe, surtout au vu de ses relations particulières avec les almaréens en cette vie actuelle… Et d’où lui venait sa passion pour le savoir et la connaissance s’il avait été antan un simple gardien de chèvres ? D’où lui venait cet esprit déterminé et volontaire également ? Il n’avait vu qu’une simple bribe, et avait soudain envie d’en savoir plus. Était-il resté éleveur de chèvres ? Avait-il été un fervent croyant en Néant ? Qu’était-il advenu de lui après cette attaque de dragons ? Avait-il voulu venger ses chèvres ainsi dévorées ? Ou était-il resté simplement en paix, gardien de chèvres, observant ses bêtes se faire voler sans rien faire ? Que de questions, se morigéna-t-il intérieurement et secouant la tête pour se forcer à revenir au temps présent.

La jeune femme gardait maintenant silence et attendait visiblement une réponse de sa part. Ilhan laissa un lourd soupir lui échapper, se décidant à laisser, un peu, tomber les masques lui aussi, et se frotta les yeux. Il laissait là transparaitre clairement sa fatigue. Voire sa maladie.

Oui, cela explique beaucoup de choses, répondit-il enfin. Je trouve que cette vie antérieure vous va à ravir. Et vous n’avez en rien à avoir honte.

Ni d’elle ni de votre passé de cette vie actuelle, rajouta-t-il intérieurement pour lui-même. Mais il parvint à garder ces pensées pour lui. Il aurait été malvenu de perturber plus encore la jeune femme. Elle était bien assez éprouvée ainsi.

Ce secret sera bien gardé toutefois. Je vous promets de tout faire en ce sens et de me monter digne de votre confiance. Je comprends que cette information délicate ne doit pas tomber entre toutes les mains, en effet.

Au vu de la considération que certains des leurs avaient des Graärh, mieux valait qu’elle ne crie pas trop fort ce qu’elle avait pu être antan, il était vrai.

Nous savons bien des secrets tous deux, l'un sur l’autre, mais je crois, je pense savoir du moins, qu’avec vous ils seront bien gardés.

Il osait du moins l’espérer. Tout comme il se ferait un honneur de garder précieusement ceux de la jeune femme lui aussi.

J’ai apprécié notre échange. Et vous n’avez aucune honte ou aucune culpabilité à avoir quant aux impacts possibles. Ils ne seront certainement que temporaires.

Il l’espérait du moins. Sinon… il devrait rapidement en avertir Tryghild qu’il n’était peut-être plus apte à assurer pleinement ses fonctions…

C’était mon choix. Mon seul et unique choix. Et je ne regrette en rien de l’avoir fait.

Ses orbes sombres brûlèrent alors d’un autre feu que celui de la fièvre. Du feu de la détermination et de la sincérité.

Vous êtes, et serez, la bienvenue en cette maison. Ne vous inquiétez pas pour moi. Mon guérisseur repassera plus tard.

Il indiquait là que cela signifiait qu’il était déjà passé… et révélait donc clairement qu’il était malade et déjà suivi.

Se disant, il fit signe à Shan, qui restait souvent non loin, dans un endroit caché et secret à portée de vue, quand il avait de la visite, pour observer si tout se passait bien ou si le maitre de maison avait besoin de quelque chose. Ce dernier arriva aussitôt et s’inclina devant la jeune femme.

Shan vous montrera la chambre que vous pourrez utiliser pour vous reposer, ainsi que la salle d’eau si vous souhaitez vous rafraichir. Si vous avez besoin de quoique ce soit, demandez-lui, il se fera un honneur et un plaisir de vous servir. Dihya vous aidera à votre toilette si vous le désirez et peut également vous prêter des effets de rechange si besoin.

Shan hocha la tête, signifiant que les consignes avaient été reçues et invita d’un geste la jeune femme à le suivre.

Je vous souhaite un bon repos Dame Falkire. Au plaisir d’un autre échange.

Et lui-même partit en direction de sa chambre, d'un pas lourd, se sentant bien trop fatigué soudain pour reprendre son propre labeur.

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