Elle cilla un instant, n’étant pas habituée à ce qu’on accepta aussi facilement ce qu’elle affirmait. En vérité, elle s’était attendue à ce qu’on lui fasse la morale et qu’on rejetta son point de vue. Pas qu’on se plia à sa vision des choses. Un instant, elle resta hésitante, puis se détendit, comme si un poids énorme venait de quitter ses épaules et le creux de son torse, comme une boule dure et dérangeante qui se dénouait d’un coup en apportant un étrange bien-être et un certain calme. Et ce fut sans doute cette acceptation facile de la part de l’homme face à elle qui lui fit également aisément hocher la tête de son côté. “C’est vrai, je ne vous connais presque pas. Je suis désolée si j’ai été abrupte avec vous” Elle n’avait pas réellement voulu lui faire de mal, ce n’était pas son but. Prise dans la blessure de son jugement à l’égard de cette ville qu’elle aimait et pour laquelle elle était prête à se sacrifier, devant l’injustice d’un tel couperet, elle avait simplement réagi sans plus y réfléchir, quitte à se montrer blessante. Elle ne s’excuserait pas du fond de sa pensée, car il admettait aussi, mais elle avait clairement manqué de grâce et de magnanimité en ne prenant pas en compte qu’il avait peut-être réagi exactement comme elle et avec les mêmes sentiments. Elle savait qu’elle n’était pas parfaite, surtout dans ses relations avec les autres, mais elle savait au moins rendre la pareille quand on faisait un effort dans son sens. Expirant lentement, elle tâcha d’évacuer cette tension interne qui était venue la nouer. Il n’avait pas tort, effectivement, mais elle n’arrivait pas à conjuguer tout ce qu’elle avait vu de son dernier époux avec cet acte. Et elle avait bien du mal à le comprendre car elle avait été éduquée dans un autre état d’esprit. Jamais elle n’aurait toléré la moindre félonie elle-même, elle serait morte en protégeant les siens. Pour autant, elle ne traitait pas Naal de menteur.
Pour autant, elle était convaincue au fond d’elle-même que rien n’aurait pu s’arranger avec l’absence de cet homme. Elle lui jeta un regard dur mais sans agressivité. Il ne pouvait pas être assez borné pour ne pas voir cela. On ne guérissait pas une blessure en restant éloigné et c’était pour cela que Thelem avait eut besoin de lui, pour essayer de s’amender, pour agir avec lui, parler, essayer de trouver une issue à leurs blessures mutuelles. Elle ne voulait pas cracher sur sa douleur bien sûr, mais il était plus dur pour elle de prendre un parti, à défaut de meilleur terme, qu’elle n’avait pas vu se ronger intérieurement chaque jour durant ces dernières années. Non en vérité elle avait beaucoup de mal mais c’était en toute ingénuité. Ce qu’il lui disait, elle avait réellement du mal à le comprendre. Elle était heureuse de marcher, car sinon, la tension serait certainement revenue et elle en éprouvait un réel malaise, une réelle peine. Elle avait l’impression d’une barrière invisible entre eux qu’elle n’avait jamais ressenti auparavant auprès des autres. Et ce n’était pas faute d’essayer en vérité. Elle voulait vraiment lui accorder le bénéfice du doute, comme il le lui avait demandé. C’était le moins qu’elle puisse faire, si lui acceptait de faire pareil. Mais elle n’aurait pas imaginé que ce fut aussi dur. “Il a été abandonné?” La question était demandée avait une émotion nouée dans la gorge mais qui n se traduisait pas avec franchise. Elle écoutait sans rien dire, s’assurant juste de le guider dans les rues qu’ils parcouraient d’un rythme paisible. Tout cela, cette histoire, c’était une part de ce que Thelem ne lui avait jamais dit. Que personne n’avait jamais voulu conter. Elle avait décidé d’être patiente et d’attendre le temps qu’il faudrait pour l’entendre mais si on voulait bien la lui confier dès maintenant elle n’allait pas cracher dessus.
“Est-ce qu’il l’était ?” Néant avait déteint sur lui, comme une teinture ? “Parce qu’il était constitué de Néant ? Et vous ?” Il avait meilleur mine, maintenant et franchement ce n’était pas du luxe. Le soleil brillait doucement, pas trop chaud et la brise était bienvenue. Elle inspira l’air iodé à plein poumon. De quoi cela avait l’air, le Néant ? Elle n’arrivait pas à se le figurer. Peut-être simplement pacr qu’elle était trop humaine, ancrée dans sa petite réalité fabriquée par les déesses. “Comment un simple dragon a-t-il pu voler son coeur ?” Elle n’était pas de ceux qui avaient assistés à la fin des déesses. Pauvre petite mortelle, elle n’avait fait que ce qu’elle pouvait, être là pour protéger les siens et se battre. Elle ne s’auréolait pas de cette gloire-là et elle s’en fichait, seul son peuple comptait. Mais puisqu’il se montrait prolixe, elle avait bien le droit de l’interroger non ? S’il ne voulait pas répondre de toute façon elle n’allait pas le torturer mais lui qui se plaignait qu’on n’accorda pas d’importance à la foi, là il avait l’occasion de lui en apprendre un peu. Elle était désolée de ce qu’elle entendait, désolée pour l’homme qu’elle avait épousé car elle n’imaginait pas combien cela avait dû être dur pour lui d’aimer une ombre, une coquille vide de l’essence qu’il avait peut-être désespérément cherché. Et pour cette fois, elle comprenait pourquoi il n’en avait pas parlé. Elle n’en aurait pas parlé non plus. Parce qu’il n’y avait rien à dire, le coeur ne s’arrêtait pas de chercher ce que l’on attendait simplement parce qu’on lui disait que ce n’était pas là. L’espoir avait cela de beau et de terrible qu’il ne mourrait pas aisément et quand il n’était pas partagé il devenait un acide qui rongeait les relations extérieures. Ils auraient fini par ne plus se supporter, d’une façon ou d’une autre car elle n’aurait pas pu simplement accepter, et lui ne pouvait pas simplement arrêter.
“Il faut qu’elle parle aux gens, tout simplement. Que cela fasse vivre quelque chose en eux… ”
Tout le monde avait besoin de temps, finalement. Tant que la bonne volonté était présente, le temps n’était pas une affaire bien compliquée. C’était là sa conclusion. Et c’était lui-même qui lui avait donné cette réponse avec tout cela. Leur soudaine interruption lui fit tourner la tête et elle cilla avant de grimacer, mal à l’aise. Elle ne comprenait pas un mot de ce que l’autre disait, mais elle savait de qui il s’agissait et souffla doucement son nom sans oser le relever de force. Elle l’avait dit, ici ils étaient libres dans le respect de leurs lois et cela faisait partie de sa liberté. Du coin de l’oeil, elle surveilla Naal. Si elle ne comprenait pas tout de son sentiment et de sa façon de voir les choses, elle en comprenait juste assez pour savoir que la situation était délicate. Et elle comprenait ce qu’elle voyait dans son regard. Intervenir ne servait à rien car Naal était confronté exactement à ce qu’elle avait attendue, et ce n’était pas à elle de résoudre la situation, c’était leurs chemins à tous deux. De cela au moins elle était certaine. Elle avait de la peine pour eux deux. Un faible sourire vint à ses lèvres tandis que le suppliant se relevait pour partir et elle soupira lourdement. Elle attendit, le laissant penser, réagir, ne voulant pas le pousser, ayant la craint de se montrer de nouveau tranchante et brutale. “Venez” Elle n’avait pas su exactement où le mener jusque là mais venait de comprendre et elle marcha avec plus de direction cette fois. Elle savait exactement où elle voulait le mener, mais pour essayer de lui donner un peu d’aisance, elle décida de passer par le quartier des étrangers. Pourquoi ? Parce que le nombre d’almaréen serait bien moins important et le risque qu’une telle scène se répète moins grand. Une fois suffisait, elle n’avait pas envie d’avoir raison au point de le torturer quand même, et il avait vraiment l’air perturbé.
“Quand l’armée de Néant est arrivée sur le vieux continent, elle a balayé les défenses du royaume Kohan, des elfes et des vampires. La puissance du verre noir a mit en déroute les forces magiques sur lesquelles les royaumes s’appuyaient. En peu de temps, Elena et gloria étaient assiégées. Les deux plus grandes villes du royaume humain. Et puis, les miens sont arrivés. Nous étions aussi surpris que nos adversaires en constatant que personne parmis nous ou parmis eux n’usaient de magie. Les glacernois et les almaréens étaient les seuls véritables rivaux dans cette guerre. Mais nous étions aussi des peuples frères. Quand la guerre a été terminée, quand le tyran est arrivé, nous nous sommes rapprochés, se tournant naturellement les uns vers les autres car nous étions les seuls à comprendre un tant soit peu ce que nous pouvions penser et vivre. Lentement, nous avons appris à nous connaître. Et à nous pardonner. Ce n’était pas parfait et ça ne l’est toujours pas mais nous avançons main dans la main en apprenant lentement les uns des autres, en construisant. Délimar est l’image de cette volonté d’avancer ensemble. Chaque pierre posée sur une maison, un mur, chaque planche clouée… tout cela représente une journée de plus à se rapprocher, à se découvrir et à s’aimer lentement, un peu plus chaque fois”
C’était ce que représentait Délimar, un amas de leurs volontés et une chance unique de bâtir tous ensemble en s’apprivoisant et en mettant les ombres du passé de côté, résolument. Et ils avaient déjà fait des progrès. Encore une raison de plus pour laquelle les étrangers n’étaient guère les bienvenus chez eux. Ils voulaient se concentrer sur eux-mêmes sans avoir à subir les autres. Etait-ce donc trop demander ? Le reste du monde semblait le penser. Mais sincèrement, le reste du monde n’étant pas eux, elle n’avait pas vraiment envie de l’écouter. Parce que le reste du monde ne savait rien d’eux. Quant à Naal, il avait raison et elle aurait dû le voir immédiatement, il avait besoin d’autant de temps que les autres, mais c’était là le défaut de l’image. Elle ne savait pas si elle aurait la patience, peut-être se mettrait-elle souvent en colère pour exorciser la frustration de l’instant, mais ça ne voulait pas dire qu’elle lui tournerait le dos. Il avait l’air parfaitement sincère et pourquoi est-ce qu’il lui mentirait ? Un instant l’angoisse la repris mais elle se raisonna. Il n’avait absolument aucune raison de mentir et de jouer la comédie. Les almaréens n’étaient pas comme ça. Et Thelem ne l’aurait pas décrit en des termes si élogieux s’il avait été un menteur. Expirant profondément, elle le fit tourner sur la droite pour déboucher sur la place du port, où les grands navires de guerre et les navires de pêches, et les navires d’exploration étaient tous amarrés. Il y en avait un à part, une grande frégate aux voiles blanches frappées d’un motif représentant Délimar. Il n’était pas encore complètement armé ni préparé, mais lorsqu’il le serait sa mission serait unique en son genre. Le ‘Souffle d’Unité’ allait entreprendre un long et dangereux voyage vers les terres du vieux continents afin de vérifier s’il restait des chimères là-bas ou si l’explosion du Baoli avait purifié leurs anciennes contrées.
“Mon Père, Havard, avait été convertis par Aldakin”
Elle lui jeta un coup d’oeil avant de poursuivre.
“Quand mon père a découvert que la princesse impériale Kohan entretenait une relation intim avec un vampire, il a demandé que le vampire en réponde et meure pour crime de lèse-majesté. Korentin Kohan, l’empereur rebel, refusa. Considérant cela comme une trahison impardonnable, mon père se tourna vers Aldakin et Néant. Mais ultimement, il ne voulait pas non plus voir son propre peuple détruit par le prêcheur. Il ne voulait pas que la faute d’un seul homme, Korentin, vint à sacrifier tout le monde. Mais pour autant, il n’eut plus jamais confiance, jusqu’à sa mort, envers les Kohans et tout ce qu’ils représentaient. Il avait, en revanche, beaucoup de respect pour ce qu’il avait pu voir et vivre lors de son séjour dans les camps militaires almaréens. C’est d’une missive de sa part que j’ai trouvé le courage de parler à Thelem la première fois” Un instant, elle resta silencieuse, incertaine vraiment de pourquoi elle lui narrait cela. Mais elle finit par reprendre “Je n’ai jamais vu Aldakin. Ni les autres. Havard décrivait Lyra comme cruelle et violente, presque plus vicieuse que les vampires. Il disait que ce qu’il avait ressentit en croisant le fer avec elle était sombre et froid, mauvais. Nous, glacernois, faisons passer énormément de choses avec nos armes. C’est un mode d’expression. Les sudistes nous voient comme des brutes à cause de cela mais nous nous passions simplement de mots et jugeons les actes pour juger d’une personne. Peut-être aurait-il dû croiser les armes avec Aldakin aussi. Il en parlait avec une forme de paix intérieure, dans sa façon d’écrire, que je ne lui avais jamais vu… jamais. C’est dur de se dire que la personne qui lui a permis de faire la paix avec les spectres de son passé était complètement distordue elle-même…”