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18 Septembre 1763
Demeure de Kehlvehan, Domaine Baptistral


Il sentait sa présence comme il sentait celle de tous au sein du Domaine en ces instants d’abandon où ses vibrations se fondaient dans celles des cinq sanctuaires et de la terre consacrée par eux. En ces instants, il n’était plus Kehlvehan mais le Gardien, protecteur du Domaine, de ses habitants, de ses trésors. Pour quelques instants, tandis que les voyageurs se présentaient aux portes vibratoires, à l’entrée des terres de la Rhapsodie, le Chantelarme officiait, s’assurant de chacun, permettant, ou refusant, l’accès au reste de leur havre de paix. Sur la trentaine de voyageurs, dix furent renvoyés vers les horizons d’où ils étaient venus, les autres se voyant acceptés et invités à entrer. Là aurait dû s’arrêter son office, réintégrant son enveloppe charnelle pour reprendre son douloureux cheminement personnel, et pourtant, il poursuivit, sa présence éthérée accompagnant l’humain qu’il avait lui-même invité en ces lieux. Il s’arrêta lorsque l’être vint à passer le seuil de sa demeure, sentant son harmonie se dissoudre si proche de sa forme physique, s’écrouler comme un amas de branchages avant qu’il n’ouvre les yeux et ne fixe le plafond sculpté. Un léger soupire quitta ses lippes et il se redressa avec une lenteur calculée, reprenant pieds dans cette part de réalité plus temporelle, plus physique, plus friable qu’était l’existence d’un bipède en ce monde.

La pièce dans laquelle il se trouvait avait été aménagée avec un soin maniaque afin de permettre la tâche complexe qui était la sienne, néanmoins elle ne lui apportait aucune forme d’apaisement intime. Tous les efforts de son Ordre étaient vains, tout comme les fétiches exposés là étaient vains. Ils étaient trop naïfs, pour la grande majorité, trop aveugles des réalités de l’existence. Parfois, lors des réunions hebdomadaires, les observer lui donnait l’impression d’assister à une pantomime d’aveugles. Leurs préoccupations étaient aussi disparates des siennes que le sable l’était de la neige. Les plus jeunes bordaient l’insupportable, tant il voyait en eux l’inepte déchéance d’un héritage grandiose et nécessaire, vital, impérieux. Pour autant et malgré ses déconvenues, il se refusait à leur servir l’essence de son mal être sur un plateau d’argent, les informations, les édits du monde qu’ils ignoraient plus ou moins volontairement. La mort de son dernier enfant avait jeté un voile de froideur et de mépris sur son regard, filtrant tout ce qu’il contemplait d’une note acide et amère tout à la fois. Quand il mirait Aramis ou Ilyanth, il se révulsait de leur candeur, de leur bêtise et de leur simplicité. Qu’ils étaient naïfs, à clamer une bonté qui n’avait rien à voir avec leur drapé de maîtres. Ils ne voyaient pas le monde tel qu’il était, ils s’en inventaient un, fantaisiste.

Sa peine semblait être devenue une ancre, le tirant par le fond, et il avançait comme un mort vivant aux yeux sombres, suivant la demande de ses devoirs et d’eux plus que tout, le dernier véritable héritier de secrets enfouis. Il avait perdu les étoiles, ne restait qu’un ciel d’eau sombre et abyssale, et parfois même il n’y avait plus rien. Toutes ces préoccupations bordaient ses rives avec une forme d’engourdissement, de lenteur et de distance. Mais il accomplissait ce qu’il devait accomplir. L’épisode du Baoli lui avait assez prouvé qu’il ne pouvait guère compter que sur lui-même… éventuellement sur Valmys, si la tâche n’était pas trop grise pour lui. Et ses devoirs n’abandonnaient jamais la lutte, même lorsqu’il était au plus mal. Claira n’aurait certes pas accepté qu’il abandonne et Celeborn comptait sur lui, tout comme Elothil, l’Ordre et peut-être même davantage. Mais lorsqu’il mourrait enfin, ce serait un véritable soulagement. Il faisait bien plus que sa part pour ces terres. Pourtant, aussi doux soit cette perspective, il craignait son départ car qui, ensuite, pourrait porter ce fardeau ? Ce simple rappel lui força les épaules, le pas en avant. Il ne devait pas rester ici, cela ne servait aucun but sinon le faire ressasser inutilement jusqu’à l’insupport. Il avait à faire.

Dans un bruissement d’ailes, Kepekk le rejoignit, venant se poser sur son bras alors qu’il quittait les lieux, ses serres crissant légèrement sur le cuir de sa manche. Son invité était une curiosité, néanmoins il restait un invité et un élément important concernant la tenue des affaires de l’Ordre, qu’il en soit satisfait ou non. Il lui laissa cependant du temps, autant pour se reposer du voyage que de, lui, mettre ses affaires en ordre car il risquait d’être indisponible pendant quelques heures. Lorsque le crépuscule laissa place à un bleu pastel ourlé de mauve et de paon, il convia l’Almaréen à le rejoindre sur une des falaises faisant face à la mer intérieure, le vent iodé apportant une douce fraîcheur riche dans les derniers rayons chauds qui s’étiolaient. Le jardin était bordé de colonnades blanches et bleues, la végétation apportait son propre parfum, enlaçant les lieux paresseusement. L’humain avait reçu tout ce qu’il avait pu nécessiter, dans la mesure de leurs moyens. Ils n’étaient pas protecteurs ou avares de leurs ressources. Mais lui, Kehlvehan, n’avait pas déjeuné depuis le point du jour et son corps commençait à réclamer à sustenance. Une table avait été dressée, proposant de l’eau et du vin, du pain frais et du fromage de chèvre, des tomates cerises, des légumes grillés, des noix, des fruits frais dont de toutes petites cosses à peler dont la chair rosée avait un léger goût de poivre, du miel…

Les quantités n’étaient pas fastueuses mais elles étaient pensées pour permettre à deux personnes de se restaurer correctement. Se relevant à l’approche de l’humain, il vint le saluer d’un signe de tête courtois, le remercia de sa présence, sobrement, puis l’invita à s’installer avec lui face à la mer miroir. Après seulement quelques instants de silence, le temps de le jauger, il décida de ne pas y aller par quatre chemins. Pas avec cet individu là en tout cas.

Je requière votre aide et vos connaissances pour une affaire délicate et d’importance. Vous êtes le dernier en possession de nombre de connaissances concernant Néant, sa doctrine et son influence, autant de connaissances dont j’ai grand besoin à l’heure présente. Je dois jauger d’un chemin à prendre, un chemin primordial à définir et je souhaite le faire en toute connaissance de cause. Je vais vous apprendre de quoi il retourne, et j’escompte ensuite votre accord

Aucune raison de ne pas le lui dire, il s’attendait à une acceptation. Aussi commença-t-il à expliquer ce qui était advenu au sein du Baoli, la transformation subite pour créer un être instable comme soit disant Baptistrel du Néant. Il lui expliqua que la créature était une fusion barbare entre une conscience chimère, une conscience humaine et la puissance de Néant. Il s’arrêta à cela, pour le moment, ne voulant pas lui donner d’inutiles détails sur l’instant.

Je cherche à comprendre, border et soupeser cette créature et l’impacte qu’elle pourrait avoir. Elle nous a presque coûté notre lambeau de tranquillité avec les graarh, les natifs de l’Archipel, et je désire réellement comprendre son importance et l’utilité qu’elle peut avoir ou… à défaut, sa dangerosité

descriptionLa balance de Néant [PV Naal] EmptyRe: La balance de Néant [PV Naal]

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    Les gardiens du savoir, rien que cela. Naal ne savait pas trop si ce titre était prétentieux ou s'il reflétait la réalité. Aussi avait-il pris le temps de se renseigner à leur sujet lorsqu'il avait reçu cette invitation. Les natifs d'Ambarhùna portaient un vieil héritage que le millénaire tâchait de découvrir, pas à pas. Ils étaient si différents, leur foi était éparpillée et défaite. Si fragmentaire. Cela rendait ces peuples plus égoïstes et plus prompts à la guerre, là où le culte de Néant avait fait d'Almara une nation unie, des siècles durant, jusqu'à ce qu'un dragon s'en mêle. S'il avait saisi le concept de baptistrel, il s'agissait d'un groupe hétéroclite qui avait pour vocation de préserver les savoirs anciens, tout en contribuant à exprimer ces sciences à travers l'art et la dévotion à autrui. C'était... Mignon. Cela ressemblait à une sorte de secte sans dieu, mais avec des valeurs, des règles et des rituels. Leur façon de voir la vérité comme la pureté incarnée et le mensonge comme une souffrance qui perturbaient des vibrations... Était si biaisée et risible. Pourquoi avait-il accepté de répondre à l'invitation ?

    Une sensation, rien qu'une sensation. L'écriture sur le parchemin, son inclinaison, les mots qui avaient été choisis pour formuler la requête. Quelque chose lui avait parcouru l'échine et en définitive, il venait plus pour l'homme qui avait formulé cette missive que pour la demande en elle-même. Elle n'était qu'un prétexte pour assouvir une curiosité personnelle et répondre à Néant. Il avait vu une falaise au dessus d'une mer intérieure. Un jardin bordé de colonnades bleues et blanches. Et un elfe au regard froid et saisissant. Un elfe qu'on appelait Gardien. Un elfe qui avait signé cette lettre. C'était par la volonté de Néant qu'il avait fait voile vers le Domaine, délaissant, dans son sillage, une ville qui balbutiait encore ses prières. Quel père indigne faisait-il pour ces enfants à la foi aussi vacillante que la flamme d'une bougie sous la bise matinale. Mais quel hérétique n'aurait-il pas fait, s'il n'avait pas répondu à l'appel de l'Unique qui l'intimait à voguer vers d'autres horizons. Son peuple avait besoin de digérer, d'assimiler. Ils pourraient peut-être trouver des réponses par eux-même, dans la prière, maintenant qu'il leur avait monté la voie.

    Un sourire en coin ourla les lèvres épaisses de sa bouche régalienne lorsque ses mires céruléennes distinguèrent le décor que la corneille, envoyé par Néant, lui avait montré. Ses pieds nus caressaient, à chaque pas, la végétation généreuse et iodée par les embruns qui parvenaient jusqu'ici. Il s'était lavé de son voyage, purifié à l'eau claire la sueur saline et microbienne des relents marins. Le voyage avait été éprouvant. Il lui rappelait le seul qu'il avait fait en fond de cale, sous la vigie de Vehasiel. Il se satisfaisait de retrouver la terre ferme et une hygiène convenable. Son hôte l'attendait au crépuscule et lorsqu'il vit ce visage, il ne fut pas même surpris. En lieu et place de cela, il détaillait les traits mesurés de son faciès et l'aura singulière qui émanait de son être. Il le salua avec une économie de mots notable mais respectueuse avant de venir s'installer là où on le conviait. Ses yeux ne traînèrent pas plus sur le paysage reposant que sur la tablée copieuse et suffisante, pour revenir sur le profil de son interlocuteur qu'il couvait d'une attention analyste.

    Les traits de son visage s'offraient dans une neutralité royale, et pourtant, sa posture droite s'orientait vers lui dans une ouverture qui passait pour une invitation à lui dire tout ce qu'il avait à exprimer, sans se censurer. Le léger vent crépusculaire le fit frémir, un bref instant, lui qui ne portait jamais rien d'autre que son habit noir, somptueux par sa simplicité sans équivoque, appelant la pureté minimaliste du Rien. Fort heureusement, les températures n'étaient pas assez basses pour qu'il tremble de froid. Plus il regardait Kehlvehan et plus il était intrigué. Au terme de ses dernières explications sur ce qui s'était produit au sein du Baôli, il avait détaché son regard de son hôte pour balayer la tablée. Il prit une grappe de raisin rouge. Les vendanges étaient à leurs prémices. Le fruit serait plus acide et il n'en fut pas surpris lorsqu'il coula le premier grain entre ses lèvres.

    Après quelques secondes de silence à moudre les informations qu'on venait de lui confier, il prit la parole : « L'humain a fait un choix litigieux en voulant garder la chimère prisonnière en lui. Dans la fournaise du Baôli, Vehasiel n'aurait guère pu changer de corps car cela impliquait de devoir passer par la trame saturée de magie. Tout au plus, il l'aurait fait une fois. » C'était une stratégie que Naal voyait comme stupide, de la part de l'humain. Des baptistrels seraient morts, assurément, si Vehasiel avait changé d'hôte. Le sacrifice de sa personne comme sanctuaire prison avait sauvé des vies sur l'instant... Mais avait également gardé dans leur monde la créature néfaste qu'était Vehasiel. Le problème avec les humains, c'était qu'il ne voyaient que sur l’immédiateté. Certes, il était lui-même humain, à présent, mais il avait encore du mal à se voir comme eux puisqu'il avait vécu 2000 ans. « Sans la puissance de Néant, la chimère aurait été aspirée comme toutes les autres par l'énergie du Baôli et le soucis de sa dangerosité potentielle ne se poserait pas ici. Quant à Véhasiel, de toutes les chimères, il est probablement la pire. L'avoir toujours avec nous, c'est comme... Vivre auprès d'un volcan. » On ne savait pas trop quand il allait se réveiller et tout détruire sur son passage.

    « De ce fait, je trouve étrange que vous vous interrogiez sur la dangerosité de cette chose quand vous savez assurément qu'au moins deux des entités qui la composent sont soit volontairement, soit naïvement néfastes dans leur usage de la puissance du Néant. » Véhasiel avait créé tellement d'horreurs de son propre chef, que Naal en faisait encore des cauchemars. Quant à l'humain, sa croyance puérile d'avoir bien fait, avait retenu un monstre dans leur monde. Tous les deux étaient péniblement dangereux dans leurs actes. « Si ce que vous voulez, c'est savoir si le Néant peut empêcher ces deux protagonistes d'agir... Alors je vous dirais que oui. Le Néant est bien plus puissant que tous les êtres individuels de ce monde et je ne vous le dis pas seulement par croyance. Le Néant est l'alter ego de l’Être. De l'Être dans sa globalité. Si tout le Vivant, tout l'Être venait à se battre contre le Néant, alors il y aurait peut-être une chance pour que la prison forgée dans cette fusion vienne à vaciller. Mais le combat d'un seul être, ou même deux... Ne fera jamais rien contre cette prison et, en théorie, elle tiendra. »

    L'almaréen se leva de son assise, peu enclin à se contenter de contempler un paysage aussi fade. Quand on avait vu la splendeur du Néant, ses horizons interminables, il devenait mal aisé de s'extasier devant la beauté de l'Être. Ce qui l’intéressait, en l'instant, c'était l'elfe. Il prit un tabouret de bois qu'il vint placer de l'autre côté de la table pour s'asseoir face à son hôte et pouvoir le regarder directement et droit dans les yeux. Car il y avait dans ce regard un éclat qui fascinait l'ancien roi. « Ce n'est pas le Néant que vous avez à craindre, c'est l'usage qu'on en fait. Si Vehasiel ou l'humain viennent à utiliser le Néant contre le Néant, nous arrivons à un équilibre de forces et même plus encore. Car ceux qui en font usage ne voient en Néant que sa puissance destructrice, annihilante. Ils bafouent sa substance créatrice. » Il posa Odrikatas sur la table, délicatement. Les perles d'ambre claquaient leur mélodie étouffée sur le bois.

    « J'espère que vous pardonnerez mon pessimisme au sujet de cette créature.Vous m'avez demandé en quoi elle serait utile ou, à défaut, dangereuse, et je ne vous ai répondu que sur sa dangerosité. » Il esquissa un sourire désolé et les tatouages sur son visage accentuaient l'expression de ses traits, aussi discrets puissent-ils être. « En vérité, je ne vois pas en quoi cette créature pourrait être utile ; d'une part, parce que mon ignorance au sujet de vos vibrations ne m'ouvre pas sur un panel de possibilités et d'usages que vous et vos pairs pourrez discerner mieux que moi et d'autre part, parce que... Parce qu'en mon for intérieur, je me suis résigné à l'idée que le Néant ne puisse pas être un savoir qui se transmet. Tout ce que je pourrais vous dire ne serait qu'un ersatz fade et dénué de sens de ce que j'ai ressenti pendant deux siècles en étant incorporé au Néant. Comme cette créature, j'ai perçu une énergie qui va au delà des mots, au delà de l'explicable, et j'aurais beau vouloir vous transmettre mes connaissances comme je les fais pendant deux millénaires auprès des miens... Que cela ne vous empêchera pas de mal le comprendre ou de l’interpréter à tord. » Comme cela avait été le cas avec Aldakin du Néant. Un peuple tout entier, même croyant, qui avait perdu de vue l'essence créatrice du Néant.

    Il posa doucement ses coudes dénudés sur la table : les pans de ses manches avaient naturellement glissé le long de ses bras lorsqu'il les avait redressés. Les tatouages couvraient sa peau dans une danse de symboles hypnotiques. Il ferma l'une de ses mains en poing et vint l’envelopper de son autre dextre avant de poser ses lèvres dessus. Son regard restait logé dans ceux de son interlocuteur, un instant, en silence avant qu'il ne finisse par demander : « Pourquoi avez-vous jeûné aujourd'hui, Gardien ? » Le jeûne était présent dans son culte et il savait reconnaître ceux dont le corps commençait à crier famine et ceux qui mentaient. La question pouvait paraître anodine, mais il n'en était rien. La raison du geste l'intriguait.

descriptionLa balance de Néant [PV Naal] EmptyRe: La balance de Néant [PV Naal]

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Bien, de toute évidence ses volontés n’avaient pas été claires pour son interlocuteur. Soit, il n’était pas exempt d’imperfections et d’instants de faiblesses, bien au contraire d’ailleurs. Cela en serait une et voilà tout. Avec la plus parfaite courtoisie et le plus grand sérieux, l’elfe décida de ne pas le couper, écoutant jusqu’au bout dans une complète fixité, très attentif à pouvoir tout de même trouver dans les dires de son interlocuteur des éléments de réponse ou tout simplement des connaissances qu’il ne posséderait pas déjà. Complètement dédié à cet échange dont il attendait énormément. Cet humain était une denrée exceptionnellement rare, la toute dernière conscience humaine à avoir été Serviteur du Néant, un sujet d’étude qui pouvait s’avérer aussi fascinant que litigieux mais qu’en avait-il à faire ? Si cela déplaisait à ses pairs, ils étaient libres de le laisser en paix et de détourner le regard. Est-ce que lui venait les forcer à se défaire de leurs pathétiques utopies ? Non, et c’était alors de bonne guerre qu’on ne vint pas le critiquer. Chacun à sa porte et les chèvres seraient bien gardées. Il étendit la main vers son verre de vin sans jamais détourner le regard de celui du mortel, et le portait à ses lèvres quand la question tomba, le surprenant complètement. Ses yeux s’arrondir très légèrement, il cilla enfin et sa première réaction fut tout sauf contrôlée.

Pardon ?

Il avait mal compris ? Non, de toute évidence, il n’avait pas mal comprit. Son verre descendit d’un coup, vidé de sa substance pour lui permettre d’encaisser. Pourquoi est-ce que ça l’intéressait ? Reposant le verre à présent vide, il ne se priva pas d’examiner les vibrations de son interlocuteur pour comprendre d’où provenait une telle question. Ce qu’il découvrit le fit à nouveau ciller et le surpris de nouveau, le secouant même intérieurement. Il ne s’était pas attendu à de l’inquiétude. Il avait cru donner une image parfaitement composée et lisse à son vis à vis, l’image qu’il montrait toujours, celle de l’âme d’acier. Cela n’appelait pas l’inquiétude. Surtout pas de la part d’un parfait étranger sans la moindre attache auprès de lui. Pourquoi s’inquiétait-il ? Enfin, au-delà de son jeûn qu’est-ce qui lui inspirait cette inquiétude exactement ? Mais à présent il était réticent à étudier la vérité de son chant-nom de peur d’être laissé plus vulnérable encore par des réactions et une logique qui lui échappait. Silencieux, il attendit, et attendit, mais l’autre ne semblait pas se défiler ou retirer sa question sous le poids d’un regard couleur d’ardoise. Il n’était pas certain de la réponse qu’il pouvait donner à cela. Sans doute parce qu’il avait pris pour acquis sa propre logique mais qu’il ne pouvait se permettre de donner une réponse sans réellement la penser.

Il m’est plus utile de ne pas me sustenter lorsque j’officie comme Gardien

Cette fois, il parvint à vaincre sa stupeur et prit justement un fruit afin de le découper proprement et d’en happer un fragment. Son office étant achevée pour la journée, il fallait bien qu’il offre des forces à son corps. Même si jeûner pouvait être excellent pour la santé quand on le faisait une fois par semaine, il fallait bien tout de même se nourrir. Cela répondait stricto sensus à la demande qu’on venait de lui soumettre puisque son interlocuteur avait eut la bonté de lui offrir un très strict repère temporel.

Ce n’est pas un titre honorifique mais la description de ma fonction au sein de mon Ordre. Je protège et préserve ces lieux et ces habitants. Le Domaine est sous ma direction, pas uniquement par un agrément sociétal, mais par une désignation de la nature même. Au cours de mes transes, je suis capable d’étendre ma conscience hors de mon corps afin qu’elle ne fasse plus qu’un avec ces terres. Dans cet état, je contrôle les défenses naturelles de ces lieux et j’occtrois, ou non, l’entrée en notre sein. C’est moi, à votre arrivée, qui ait jaugé de votre aptitude à marcher au sein du Sanctuaire. Cependant, pour aller au-delà de soi, au-delà des limites de son corps physique, il est nécessaire de franchir plusieurs étapes plutôt que de se jeter en une fois, avec une violence qui serait contre productive. Jeûner m’aide à atteindre l’état d’esprit et de corps nécessaire à cette transition. Cela me rapproche du monde. Et de façon plus pragmatique, cela supprime également nombre de désagrément physiologiques qui pourraient ralentir le processus

S’arrêtant temporairement sur cela, il termina son fruit, puis décida de se composer une assiette sobre et équilibrée. Après tout une journée à ne rien avaler, son organisme risquait de ne pas aimer qu’il se goinfre. Et d’ailleurs il y avait peu de choses qu’il avait réellement envie de manger, même devant une tablée aussi adéquate. Et cela lui rappelait qu’il y avait aussi d’autres raisons au fait qu’il ne mange pas davantage et que chaque bouchée soit une épreuve de volonté.

Cependant, je ne suis guère forcé par ce besoin d’effacement, dissoudre l’être temporairement pour être une part d’un grand tout. Ne pas rattacher le monde à soi mais soi au monde, afin d’être en parfait équilibre en son sein plutôt que de projeter son déséquilibre sur le monde. Je n’ai plus guère d’appétit même en dehors de mes devoirs. Qu’il s’agisse d’appétit pour la nourriture ou, je dois l’admettre, pour les interactions sociales

On ne pouvait pas réellement prétendre que l’attitude de ses pairs lui permette de mieux manger. Ce n’était pas simplement son deuil, c’était un tout. Leur façon de se voiler la face, leur façon de s’illusionner alors qu’il avait l’impression, chaque fois, d’entrer avec eux dans une grotte sombre et d’être le seul à allumer la lumière. Il voyait alors tout, les crocs de roche, les chauves-souris, l’humidité. Alors que les autres s’extasiait de l’obscurité.

Il est malaisé de trouver un sens dans son lien avec les autres lorsque ceux-ci semblent être vos parfaits opposés, si loin de vous, intellectuellement, que vous percevez une abysse interminable alors que vous êtes assis près d’eux. Je suis en deuil, certes, mais plus le temps passe et plus je ressens que mon deuil ne concerne pas seulement mon enfant mais la perte de…

Il s’arrêta. La perte de quoi exactement ? De l’Ordre ? L’Humain pouvait-il même comprendre de quoi il s’agissait ? Il lui parlait comme si son interlocuteur comprenait tout les tenants et les aboutissants mais c’était une erreure. Tout du moins le pensait-il. Il ne pouvait pas comprendre s’il ne lui donnait pas une valeur étalon à son profond mal être. Sans valeur étalon, ils n’allaient nul part, alors il fit autrement, lui demandant ce qu’était à ses yeux l’Ordre. La réponse eut à tout le monde l’honneur de lui tirer un sourire. Un instant silencieux, il finit par reprendre.

Votre dieu est Néant. Le visage de votre dieu est une devanture pour un concept, celui de l’équilibre. Néant n’est pas un ensemble de prières ou un visage mais le vide premier, celui emplit de potentiel dont la création a été tirée, sans lequel la création n’existe pas, le souffle premier. Néant est la raison pour laquelle la création existe, comme la création est la raison pour laquelle Néant existe car si l’un des deux n’existait pas, l’autre n’aurait pas de sens, car pas de miroir. Néant et la création fonctionnent main dans la main dans un équilibre devant être parfait. Le coeur de notre ordre, c’est cet équilibre. C’est lui que nous servons et auquel nous nous dédions en toute chose

Il sembla s’assombrir et ses prunelles devinrent pâles, maladives, ses traits se durcirent.

Cependant c’est un concept, une vocation… dont l’essence et le coeur se sont dilués. Le monde nous perçoit de la mauvaise façon, nous comprend mal et aujourd’hui beaucoup d’apprentis comme de maîtres ont également perdus de vu cette volonté première. Beaucoup pensent que nous sommes d’altruistes artistes guérisseurs voyageant dans la lumière et le calme afin d’apporter la paix et l’amour universel auprès des peuples tout en conseillant les rois et les souverains. Que nous sommes tous fondamentalement bons, aimant, que nous ne voyons pas la malveillance, le mal, que nous ne pensons qu’aux autres, altruistes héros dénués de défauts. Que nous tendons la main à tous et que nous sommes prêts à tout pour que le monde vive en harmonie mais l’harmonie n’est … pas… ça...

Sa voix, profonde, vibrante comme les vagues de l’océan, grave et superbement rythmée, se brisa sous l’amertume et une colère qui venait à elle seule contredire cette vision qu’avaient les peuples des siens. Il ferma les yeux un instant, les rouvrit et se servit un nouveau verre de vin avec un léger soupire. Il le descendit comme le premier, laissant la brûlure irradier de lui avec un plaisir à peine dissimulé. c’était salvateur en l’instant.

L’harmonie est faite de mort autant que de vie. De vide autant que de création. Pour chaque soldat que j’ai soigné sur le champ de bataille, c’est un soldat en face qui est mort. Pour chaque vérité que j’énonce, j’accepte que quelqu’un, quelque part, le perçoive comme un mensonge. Cette… critique fondamentale, que rien n’est extrême, blanc ou noir, mais fait d’une multitude de concepts et de point de vue est… elle est absente aujourd’hui de cet Ordre pour lequel je vis. Je suis le dernier héritier du Fondateur de l’Ordre, je ne sais pas si mon petit -fils suivra ce chemin comme moi… Je suis le dernier dépositaire de cette conscience du monde ici. Et elle me tue à petit feu autant que ma tristesse

Son sourire était pour moitié une grimace d’agonie.

Je ne suis pas un artiste sommeillant dans des vêtements de soie aux côtés d’un roi. J’ai saigné sur les champs de bataille, j’ai sué auprès de femmes enceintes, j’ai plongé mes mains dans des chaires purulentes qui avaient besoin d’être vidées de leur pus, j’ai accompagné des mourants qui pleuraient en appelant leurs mères en se vidant les boyaux de peur… J’ai vu la vie, j’ai vu la mort, j’en comprend l’existence comme je sais que la création n’apparaît pas de rien dans le sens commun qu’on donne à ce mot. Je sais que les conséquences de mes actions vont au-delà de ce que je vois et je m’efforce de m’améliorer chaque jour pour parfaire le peu que j’apporte à une harmonie défaite et déchirée. Mais quand je regarde mon entourage je ne vois plus cet effort nul part. Je me sens étranger en mon propre Domaine. Étranger auprès des miens. Je suis de plus en plus incapable d’avaler l’hypocrisie, même avec un bon fruit pour la faire passer…

Là, allait-il fuir ou rire de lui ? Son regard dur se releva en un défi silencieux de l’humilier… puis tomba sur l’objet posé sur la table et ses traits s’adoucirent, las.

Qu’est-ce ?

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    L'ancien monarque eut un sourire en coin, bon enfant, amusé d'avoir déstabilisé son interlocuteur avec une question inattendue. Il s'inquiétait de son action et du sens qu'il lui donnait, autant qu'il s'en trouvait curieux et prêt à apprendre de ce peuple dont il ignorait encore beaucoup. Il ne répéta pas sa question, certain que Kehlvehan l'avait parfaitement entendue dans son entièreté. En lieu et place de cela, il se montra patient. La première réponse, courte, lui fit froncer doucement les sourcils d'incompréhension. Il avait besoin de d'avantage de détails, sans quoi, il ne parviendrait pas à saisir l'essence de son propos. Cette demande implicite fut satisfaite et bien au-delà. De ce qu'il comprit, il avait besoin de cet état de transe que Naal recherchait lui-même pour s'unir à la volonté de l'Unique. Il s'abandonnait, il délaissait ses propres désirs et son intégrité pour s'abreuver de la volonté de Néant. Cette volonté était plus fugace et complexe à saisir que jadis, mais il s'y employait régulièrement pour s'assurer de ne pas être sorti de la volonté tantôt créatrice et tantôt destructrice du Néant.

    De cela découla un flot de paroles que rien ne semblait pouvoir éteindre, maintenant qu'il était lancé. Pour quelqu'un qui avait admis n'avoir que peu appétit pour les interactions sociales, Naal le trouvait très prolixe et prompt à manger et manger encore de cette satisfaction à parler et à trouver quelqu'un qui comprenait ce qu'il disait. Lorsque Kehlvehan en vint à le solliciter sur ce qu'il savait de l'Ordre, l'almaréen se plia à sa demande sans en faire trop ni pas assez... Il donnait en suffisance pour que son hôte poursuive la description de ce qui tramait dans son esprit et Naal se reconnaissait assurément en lui. Ils avaient vécu tant d'expériences en commun et la plus marquante était celle de croyances qui s'étaient étiolées peu à peu, non pas en eux-même, mais en ceux qui avaient fait le choix de servir ses valeurs jusqu'à la fin des temps. Ils étaient seuls, l'un et l'autre, avec ce savoir véritable, perdus et affectés, sans héritiers et sans alliés. Il comprenait le Néant, comme Naal l'avait toujours compris et en définitive, il était persuadé que l'un et l'autre avaient cherché l'autre pour ne pas être seul dans ce combat. Pour être compris et ce sentiment était tellement salvateur.

    Comme lui, il était le dernier serviteur de ses valeurs. Comme lui, il se sentait perdu au milieu de personnes qui lui avaient tourné le dos en préférant croire en d'autres choses. Comme lui, il n'avait personne à qui parler de tout ceci sans être pris pour un fou arriéré ou un pessimiste invétéré. Comme lui, il portait le deuil de ses enfants, il avait saigné sur des batailles, donné la vie et tant de lui-même, jusqu'à ne plus voir aucun sens à l'hypocrisie de son entourage. Il pleurait la déchéance et la décadence de ce qui l'entourait et même lorsqu'il criait, on lui disait qu'il se trompait. Il l'avait écouté avec exaltation et avec une compassion si empathique que ses prunelles aux teintes céruléennes s'étaient gorgé de tristesse. Son récit était leur récit, leur cri d'agonie. Une boule, dans sa gorge, l'étouffait. Il était à la fois triste et satisfait d'avoir trouvé enfin pareille perle rare, le diapason à sa mélopée infernale. Nul doute que si Kehlvehan avait été une femme, Naal l'aurait courtisé pour en faire sa nouvelle épouse. Sa misogynie lui répondait que cela n'aurait jamais pu être une femme. Un tel diamant d'esprit ne pouvait se trouver dans un être aussi imparfait.

    Il ne quitta pas ses yeux, lorsque durs, ils se relevaient vers lui. Il l'avait vu boire, il aurait aimé ne pas le voir céder à cette facilité... Mais là aussi, il se retrouvait en lui. Naal, lui, se repliait sans ses prières. Il implorait son dieu de l'aider. Kehlvehan, lui, devait vénérer l'alcool pour lui donner cette allégresse sincère qui l'aidait à surmonter les obstacles, à tenir son cap. La question qu'on lui posait sur l'objet ne trouva en réponse qu'un silence notable pendant lequel l'almaréen chercha ses mots avant de poser cette question qui l'étrillait : « Et auprès de moi, vous sentez-vous étranger ? » Naal n'attendait aucune réponse, il s'agissait d'une de ces questions qu'on disait être rhétoriques, à laquelle la contrepartie avait été déjà donnée, au moins implicitement. La façon dont Kehlvehan avait exposé tout ce qui lui pesait sur l'âme, auprès de lui qui aurait du incarner ce véritable étranger, ne faisait que souligner qu'en si peu de temps, il avait échappé à ce statut douloureux d'inconnu pour être le confident. « Peut-être est-ce alors votre place. » affirma-t-il sans quitter le Gardien du regard et sans même rougir de cette assertion. S'il ne parvenait pas à entendre son propre Domaine comme il le faudrait, l'une des options était encore  de lâcher prise pour se tourner vers celles et ceux qui lui apporteraient le réconfort de la compréhension. Il aurait été fier et heureux d'avoir à ses côtés un homme de sa stature qui était parvenu à cet état de compréhension du Néant, et ce, sans même avoir eu à l'éduquer. Il avait appris par lui-même, par sa propre sensibilité et ses propres expériences, aussi douloureuses soient-elles. Il y avait là quelque chose d'admirable.

    Peut-être, également, devait-il rester au domaine et faire valoir ce qu'il entrevoyait, tout comme Naal refusait d'abandonner les almaréens. Une part de lui était terriblement attachée à eux et, à vrai dire, on ne se défaisait pas de siècles de dévouement et de servitude. Il ne le forcerait pas à le suivre, mais il lui ouvrait la porte de sa maison. Aujourd'hui ou demain, il serait toujours temps pour lui de trouver refuge à ses côtés. Reprenant l'objet désigné par Kehlvehan, il accepta finalement de répondre : « Odrikatas. » fit-il en almaréen aux accents toniques d'une liturgie impériale. « Cela signifie ''épargner'' dans ma langue natale. C'est un objet pour s'occuper les mains et prendre le temps de sous-peser une parole ou un geste avant de l'exécuter ou d'y renoncer. » Il l'observa se servir un nouveau verre de vin, mais entre le moment où la dextre lâcha la bouteille et celui où elle  allait quérir le verre, Naal la lui avait saisie d'un geste délicat mais ferme. Il serra doucement les doigts, comme pour lui faire réaliser, sans jugement, le geste qu'il reproduisait depuis tout à l'heure, peut-être même sans s'en rendre compte : boire et boire encore pour faire passer la peine. Pour s’échapper.

    « Ne fuyez pas... » souffla-t-il, non comme un ordre mais comme une demande et une suggestion faite à lui-même. Il reprenait sans lâcher sa main, ne doutant pas que son interlocuteur en ait une seconde pour saisir le verre s'il voulait vraiment boire. « Je l'utilisais beaucoup au début de mon règne, il y a 1763 ans. » La date n'avait rien d'une coïncidence puisque ce qu'était également la date où les Ambahùniens s'établirent sous le règne des Kohans. « J'avais été élu par Néant, comme Serviteur et Roi de l'Almara, et cette force me donnait les ailes de l'insouciance téméraire. Avec le temps, j'ai appris à me réguler mais j'ai gardé Odrikatas pour me rappeler l'enseignement dont il avait été le preste  professeur. » Il adossa doucement la main qui avait saisie contre la table et d'un geste habile témoignant de sa dextérité, il glissait ses doigts tatoués au sein du poing blanc et les fit longer ceux de Kehlvehan dans une caresse allant vers leur extrémité. La main ainsi ouverte, paume vers le ciel, Naal y déposait Odrikatas.

    Ce faisant, il avait poursuivi : « Quand Aldakin du Néant m'a exécuté, mon descendant, Thelem Sarawyn, en a hérité, comme toutes mes possessions et reliques de la royauté d'Almara. Puis lorsque ce fut à son tour de trépasser, cela m'est revenu. C'est ainsi que j'ai appris qu'il était mort, il y a un mois. » Il serra les dents avant de poursuivre presque immédiatement sans s'attarder sur sa peine : « Je l'ai fait enchanter pour qu'il se nourrisse de ma foi, sentez-vous ? » S'il était mage, il devait sentir l'intensité de sa croyance convertie en magie, non ? Les perles d'ambres tombèrent le long du fil, une à une, dans une mélodie régulière jusqu'à ce qu'il lâche la gravure d'argent représentant le sceau des élus de Néant, dans la main du Gardien. Là, la foi cessa d'affluer dans l'objet qui perdit sa magie pulsante. Il observa le komboloï, reposant dans la dextre du chantepluie : les perles étaient irrégulières, usées par les années. Certaines perles étaient plus petites que d'autres car il en avait remplacé quelques unes qui s'étaient cassées, tandis que les plus anciennes avaient continué à s'user.

    Délaissant le contact, il ramena ses mains vers lui, sur la table, posant la gauche, au poignet tordu, par dessus la droite. Ses mires bleutées, se détachant par leur clarté de la couleur de sa peau et de ses tatouages, observaient le Cawr en silence, le laissant à sa découverte et à sa contemplation comme il dégustait la sienne. « Pourquoi m'avoir invité à venir au Domaine ? Vous en savez sur le Néant bien assez pour répondre à vos propres questions, au sujet de cette créature qui a fusionné. » Avait-il peur de s'être trompé ? Cette sensation d'être un étranger l'avait-elle fait douter ? Comme un homme qui se sent seul avec sa raison dans un monde fou, avait-il cru que cela pouvait être lui, le fou, au milieu de ce monde plein de raison qu'il n'arrivait plus à atteindre ? « En votre for intérieur, êtes-vous bien certain que c'était pour lui que vous aviez besoin de moi ? Ou bien était-ce pour vous ? » Ses mots, graves, s'étaient éteints dans le silence, grondant de leur gouffre une question sincère, qu'il se posait depuis qu'il l'avait entendu vider son sac. « Je vous ai vu. » avoua-t-il d'une voix posée. « Néant m'envoie son messager. Il m'avait montré votre visage. Vous étiez dans ce jardin, debout, la tempe et l'épaule appuyées contre l'une de ces colonnades, à regarder l'horizon. Vos yeux étaient si tristes et si vides. Lorsqu'on vous a appelé, votre masque s'est recomposé comme un verrou d'acier. Quelle ne fut pas ma surprise que le nom qui avait été hélé soit celui qui avait signé l'invitation qui m'était adressée. »

    Le destin avait bien fait les choses. « C'est pour cela que je m'inquiétais pour vous. Et c'est pour cela que je suis venu vous voir. Vous. » Cela s'achevait comme la conclusion d'une belle histoire qui finissait bien sauf qu'il doutait qu'un 'ils vécurent heureux pour toujours' serait la suite. Beaucoup d'épreuves les attendaient ensuite, si tant est qu'ils parviennent à s'apprivoiser.

descriptionLa balance de Néant [PV Naal] EmptyRe: La balance de Néant [PV Naal]

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Il n'arrivait pas à regretter avoir ainsi dévoilé le tourment de son esprit car face à lui, il ne ressentait aucune moquerie ou répulsion. Plus troublant encore était ce qui se reflétait dans les yeux clairs de son interlocuteur, un sentiment qui le prenait au dépourvu et l'effrayait autant qu'il le soulageait, qu'il le perturbait. Sans réellement le vouloir, il avait relâché sa prise sur cette façade qu'il maintenait en permanence comme si sa volonté glissante n'avait plus été capable de soulever cette image d'acier. Peut-être ne maintenait-il pas cette façade uniquement pour les préserver eux, peut-être le faisait-il également pour se préserver lui, de leurs regards et de leur ignorance. Mis à jour face à son interlocuteur, il se sentait terriblement faible et vulnérable. Mais il se sentait aussi beaucoup mieux sans le poids de son image, sans devoir en permanence retenir son être. Comment aurait-il pu en décider autrement quand ses propres pairs étaient incapables d'agir comme ils le devraient ? Si lui ne restait pas fort ils seraient déjà tous disparus. Et s'il ne restait pas fort, peut-être l'Ordre tout entier aurait-il implosé en raison de leurs dissensions. Mais quand il s'était confié à cet homme, il n'avait à aucun moment ressenti cette impression de décalage, de solitude, cette impression qu'on le jugerait avec peur, mépris ou incompréhension. Il s'était sentit… comme… et bien…

Il ne s'était pas sentit comme un étranger, et la question que l'humain lui posait venait s'engouffrer droit dans ses pensées et dans ses ressentis comme une juste lance. Mais elle ne le blessait pas. Elle le perturbait mais elle ne le blessait pas. Un infime mouvement de la tête vint confirmer, sans plus de paroles, car aucune n'était réellement nécessaire. Ils se comprenaient. Qu'est-ce que cela signifiait, qu'un homme qu'il rencontrait pour la première fois de son  existence soit celui qui lui apportait ce que personne d'autres pas même ses propres frères et sœurs de l'Ordre étaient incapables de lui apporter ? Qu'il soit capable de se faire comprendre en quelques minutes de son interlocuteur mais qu'aucun autre ne semble capable de saisir l'essence de ce qu'il conservait en son sein, en son cœur, en son âme. C'était infiniment triste en fin de compte et douloureux, et il s'était maintes fois remis en question. Il avait presque pensé abandonner. Et soudainement, voilà que cet homme débarquait. Sa place ? Il avait l'impression d'être un animal prisonnier dont on ouvrait subitement la cage. Son regard toujours accroché au sien ne distinguait aucune malveillance et aucune forme de concupiscence aucune. Juste de la sincérité.

Peut-être avait-il besoin de suivre d'autres sentiers, effectivement. Une grande part de la richesse de son Ordre se trouvait dans sa capacité à se renouveler, à saisir les nouveautés, les élans créateurs, à se renforcer de tout ce qui se passait au dehors. Lui qui restait toujours au sein du Domaine, qui ne se mêlait plus aux différents peuples, peut-être avait-il besoin de renouer avec cet aspect de son art et de son être. Malgré toute la dureté et la souffrance ressentie à l'extérieur des boucliers protecteurs de ce lieu de savoir, il avait aussi gagné beaucoup de ce qui faisait son être à présent. Même sa vision du monde et des énergies créatrices et du vide, tout cela provenait de ses voyages et de son contact avec d'autres. Il s'était forgé seul, mais en acceptant ce que d'autres pouvaient lui apporter. Peut-être s'était-il coupé jusqu'à l'étouffement. Peut-être était-ce aussi là ce qu'Aldaron avait cherché à lui dire lorsqu'il lui avait porté la naissance de son petit-fils. Si cela lui permettait de retrouver un souffle et une raison d'avancer, de se battre à sa propre façon, afin de redonner son essence à son Ordre, alors il ne pouvait pas refuser. S'il ne pouvait se ressourcer en ces lieux, il devait trouver comment le faire. De nouveau, un très léger signe de la tête.

« Odrikatas ? »

L'accent était parfait, presque naturel. Il avait toujours eut un don pour les langues, comme pour la musique. Un don encore renforcé par le souvenir durable du silence complet de l'observatoire céleste imprimé au fer rouge dans ses tympans pendant une centaine d'années, les premières de son existence. Son père l'avait gardé cloisonné loin du monde afin de ne pas souiller la pureté de ce qu'il était, comme une superbe page blanche que l'on réserverait pour une écriture impériale. Lorsqu'enfin il en était sortit, le jeune elfe qu'il avait été avait savouré chaque son, embrassé chaque infime frémissement de l'air pour l'ancrer en lui. Il avait beau ne pas savoir ce que ce mot signifiait, il reproduisait le son produit avec une netteté sans faute aucune. Cela signifiait épargner, lui apprenait-on. Il hocha la tête, le savoir ne se perdait jamais. Le but de cet objet accrocha une curiosité réelle bien que lasse. Un objet pour ancrer l'être donc et se concentrer, peser sa parole avant de la donner. Il connaissait ça, il connaissait terriblement bien. Dans ses propres codes, les mots avaient une puissance tangible, et chacun des maîtres était lié par un serment de vérité. Peser ses mots était naturel car ils se devaient d'être le plus juste possible.

C'était une très saine façon de procéder d'après lui et très sage. Cela dénotait une recherche de justesse qu'il pouvait comprendre et à laquelle il pouvait s'identifier. Décidément, l'accompagner serait peut-être réellement une bonne chose pour lui permettre de retrouver ce qui avait de l'importance à ses yeux et renouer, repenser, revoir… Bon sang, il avait de nouveau cette impression terrible, cette conscience aiguë que les choses auraient sans doute due être autrement mais il ne parvenait pas tout à fait à s'en désoler. Trouver un miroir au tourment qu'il ressentait, un réceptacle où se déversait le flot de ses pensées sans qu'elles ne s'étiolent était inespéré. Il n'avait pas cru Aldaron quand il lui avait parlé d'une issue possible. Il aurait dû. Il avait vraiment besoin d'un verre, tout cela lui tombait dessus dans un maelström qui le dépassait lentement mais sûrement. Sa main se tendit vers la carafe, il versa, ressentant déjà par somatisation le soulagement de la brûlure dans sa gorge et le goût âcre qui se répandait en chassant la bile amère que l'hypocrisie de son Ordre lui inspirait. C'était cela en fin de compte. Le vin était bien la seule chose qui chassait cette impression sur sa langue, cette nausée permanente et insidieuse.

Il eut un très léger sursaut à la sensation inattendue d'une dextre chaud contre la sienne. Un bref instant, l'elfe resta tendu, crispé et incrédule, le bras et la dextre tressaillant. Puis la crispation fondit en même temps que sa surprise, et il serra légèrement en retour comme pour s'empêcher de combattre sa poigne, pour essayer de mettre autre chose dans ses nerfs que la sensation familière du verre. Il se voyait le saisir, il sentait toujours la brûlure fantôme. Mais la main qui le retenait était chaude et réelle et ferme sans lui faire le moindre mal, même si, en temps qu'humain, il n'aurait guère pour lui faire physiquement du mal sans y mettre plus de motivation. Il sentait l'assurance de son geste, il entendait le rythme  bien fait de son chant-nom et au son de la voix aux riches accents, tourna de nouveau son regard sur lui. Il n'éleva pas son autre main pour contourner le problème, lui abandonnant la première sans chercher à la récupérer, le bout des doigts engourdis par la chaleur de sa peau. Plutôt que continuer de penser exclusivement à ce verre au risque de craquer, il s'accrocha à ce qui lui était confié, à ce dont il était l'objet. Un tel âge… le don des serviteurs du Néant, sans le moindre doute, la divinité avait voulu donner aux humains les mêmes avantages que les races magiques.

Ses doigts s'ouvrirent comme la corolle d'un bourgeons sous la caresse de ceux de l'Almaréen, sans résistance aucune. Sa peau était encore plus blanche en comparaison de la sienne. Le contraste en était presque frappant. Et lorsque l'objet vint glisser dans sa paume, le maître chanteur trembla. Était-ce la sensation de sa main, le geste ou la longue histoire que le chapelet narrait dans ses vibrations ? Il se refusa à entrer immédiatement dans l'objet, ne voulant pas l'abandonner seul sur cette table. Il sentait oui, la force de sa foi et bien davantage. Il la sentait comme un soleil miniature dans le creux de sa main, comme une étoile vibrante. Il avait envie de se plonger en lui. La mélodie était magnifique, pas seulement celle que les perles produisaient en tombant, mais tout l'écho que cela engendrait. Puis l'énergie disparue, et il expira légèrement. Thelem Sarawyn ? Oui il y avait une ressemblance maintenant qu'il y pensait. Et il sentait la peine dans la voix et l'âme de son interlocuteur. Du pouce, il caressa la gravure du sceau, l'observant de près. Cette fois, il ouvrit pleinement ses sens, laissa la musique de l'objet l'envahir, fermant les yeux. Il voyait par sa perception vibratoire, bien mieux même qu'avec ses yeux. Il fit jouer les perles entre ses doigts, lentement tandis qu'il absorbait tout cela.

Il entendait pourtant toujours, les questions coulaient mais lui était à présent porté par la longue, antique histoire du komboloï. La vérité, crûment contemplée, lui fit rouvrir les yeux sur la raison de la venue de cet homme en ces lieux. Lui ? Il était venu pour lui ? C'était une affirmation étrange et pourtant il comprenait ce qu'il voulait dire. Et cela le perturbait encore davantage, l'effrayant par la simplicité de cette main tendue. Il s'inquiétait donc réellement pour lui, parce qu'il avait vu sa souffrance. Est-ce qu'il était égoïste s'il prenait ce qu'on lui offrait ? Est-ce qu'on viendrait lui jeter la pierre ? Est-ce qu'il en avait quoi que ce soit à faire ? Cela pouvait être un piège ? Mais quel piège ? Il l'avait simplement vu…

« Je meure... »

Le timbre unique de sa voix lui assurait que c'était bien lui qui parlait, mais il avait, sans le vouloir, prit l'accent de l'almaréen comme un miroir involontaire, une copie instinctive et habituelle. Et la violence de la vérité qu'il énonçait le fit trembler et refermer encore davantage les doigts sur l'objet précieux qu'il tenait, le faisant doucement jouer. Ce n'était pas une affirmation dramaturgique, mais un fait, une annonce factuelle, purement objective. Il se sentait mourir lentement sous le poids terrifiant qu'il portait et une douleur qui n'avait pas de fin, un mal être dont le premier signe était son manque d'appétit mais qui n s'en tiendrait pas là. Se sentir sale, isolé, différent, avoir l'impression d'être en permanence devant un exemple révoltant mais contre lequel il s'épuisait inutilement.

« Je me suis sentis mourir mais je n'arrivais pas à lâcher prise et... »

Ce n'était pas cela, si, ça l'était, sinon il n'aurait déjà plus de pouvoir. L'idée même de ne pas pouvoir écouter l'objet jusqu'au bout le révulsait et l'emplissait d'une étrange horreur. Il caressait une des perles et se retrouva à parler de nouveau, avec un calme fragile en apparence. Il ne s'agissait pas seulement de lui. Parce que toute réalisation au sujet de sa personne provenait souvent d'un problème extérieur. Ainsi, ici il avait longtemps réfléchit à la créature que le Domaine accueillait. Pourtant il avait encore du mal à accepter de simplement ramener tout cela à sa conclusion personnelle. Il voulait vraiment un avis, même si cela.. et bien oui cela ramenait à lui. Si son avis était erroné alors ses croyances également.

« Je pensais que ma vie n'avait plus de sens après la mort de mon enfant. Mais j'en suis venu à me dire, lentement, que son trépas a simplement levé le dernier voile dont je m'aveuglais »

Il inspira profondément. Le chemin sur lequel il s'engageait lui demandait plus de courage qu'il ne l'aurait pensé. Le soulagement qu'il avait ressentit à pouvoir librement lui parler, il ne pouvait l'ignorer. Il ne pouvait réfuter cette impression qu'il avait eut, qu'il avait encore. S'il n'avait pas fait confiance à cet homme, il n'aurait pas eut la force de parler ainsi. S'il n'avait pas ressentit du soulagement, du bien-être à parler, il ne l'aurait pas fait même si parler était douloureux car cela exposait encore plus de cette blessure à vif qu'il supportait. Il se savait écouté et comprit, il savait parfaitement ce que son interlocuteur faisait mais… il le suivait. Il avançait dans cet échange, comme si cette main qui s'était approchée de lui lui servait d'ancre à un équilibre précaire.

« J'avais besoin de savoir si c'était vrai. Si ce que je ressentais et voyait était folie ou raison. Si j'étais déjà mort »

Car si sa vision du monde était fausse, réellement et profondément fausse alors tout le reste l'était aussi, forcément. Il ferma un instant les yeux à nouveau mais la sensation était étrange. Alors il les rouvrit pour l'observer de nouveau. Pour s'assurer de nouveau de lui. Présence comme intention. Avait-il pu, sans le vouloir, réellement, appeler sa venue pour lui et uniquement pour lui ? Pourquoi lui ? Il n'avait pas pu savoir par avance qu'il rencontrerait une âme semblable à la sienne, une vision sœur et une compréhension empathique de ce qu'il ressentait. Il n'avait pas pu le savoir ! Mais… n'avait-il pas volontairement reculé la venue de son ordination comme maître voilà des années ? Il n'avait pas su alors que c'était la chose à faire. Il l'avait simplement fait. Simplement…

« Je voulais savoir si j'étais dans l'erreur ou non. Je suis en but à tout, cette chose, cette… fusion a juste mis en lumière ma souffrance profonde. J'ai vu sa création, je l'ai vu à de nombreuses reprises ici depuis notre retour, mais je ne parviens pas à me défaire d'un sentiment de malaise, du sentiment que cette chose est… une erreur… une faute… Je ne vois pas Néant en elle comme je l'ai sentis auparavant… »

Non, il ne sentait pas la même vibration, la même essence. Ce que cette chose portait était pollué et ne représentait pas du tout une fusion. Il aurait dû mourir en emportant la Chimère avec lui. Aujourd'hui encore, rien ne montrait qu'il s'agissait d'une fusion ou d'un être élu. Parce que l'humain n'aurait jamais été élu. Cela avait pu échapper à tous les autres mais en fin de compte pas à lui… sauf s'il se trompait sur toute la ligne, encore une fois. Voilà ce qui le hantait. Son sentiment ne valait que s'il était rationnel et conscient, pas fou, pas… pas corrompu lui-même. Il ne se sentait pas bien, auprès de cette chose, non à cause de Néant, mais parce que justement, c'était un absurde et terrible succédané qui n'avait rien à voir avec de l'harmonie. Pouvait-on même trouver plus disharmonique que cela ?

« Je ne peux pas expliquer, je ne peux pas chanter ces vibrations, cette essence, comme je le voudrais pour illustrer mon propos. C'est trop dangereux mais si je pouvais vous faire comprendre, d'une quelconque manière. Je ressens le monde, dans mon propre corps, dans mon cœur et mon âme, je la sens vibrer, m'emplir… et ce que je ressens dans cette chose est différent… une corruption... »

Son regard s'ancra de nouveau dans le sien, effrayé et soucieux, blessé. Il se souvenait fort bien de la façon dont Ilyanth avait réagit. Même Valmys. Ils ne se posaient aucune question sur ce que cette chose pouvait être, fondamentalement. Sur le viol qu'il pouvait représenter. L'Humain n'avait pas été élu, les pouvoirs venaient d'une Chimère. Il n'était donc pas réellement capable de fusion. Ce qu'il avait fait, il l'avait fait avec le pouvoir d'une Chimère, pas avec celui de l'équilibre. Ses doigts s’emmêlaient dans le komboloï, le faisant chanter alors que son histoire continuait de se dérouler pour lui, à ses oreilles seules. Il lui fallait expliquer davantage, pour que son interlocuteur comprenne de quoi il était question.  

« Lorsque nous nous offrons à un élément du cycle harmonique, nous sommes un avec lui mais il n'est jamais question de multiples personnalités comme dans ce cas. Mais ils me martèlent que c'est notre frère, ils sont prêts à tout pour le protéger, aux pires folies… »

Folie était un terme parfaitement approprié. Il contemplait les actes des autres maîtres avec une impuissance affolée. Et il contemplait cette chose de même. Il restait cette sensation, toujours, et maintenant qu'il en parlait ? Elle devenait plus concrète, plus physique. Il avait davantage l'impression d'être dans le vrai, d'être assuré de ce qu'il avait pu penser. Cette fois encore, comme précédemment sous l'effet du flot libéré comme de l'alcool, il parla, mais sans cette brûlure bienfaisante et la tête légère. Avec, au creux de la main, les perles délicates d'ambre qui tintaient, son souffle calé sur celui de l'autre pour exprimer le fond de son cœur.

« Oui j'ai besoin de vous. Mon instinct comme mes perceptions me poussent à préférer sa mort, si tant est que le terme puisse être utilisé. Mais là comme pour le reste je suis seul contre tous, incertain… »

Il avait avancé autant qu'il avait pu mais cette écrasante solitude, cet isolement même comme tout le reste le tuait lentement alors qu'il avait encore à faire. Il ne pouvait mourir maintenant. Son souffle se brisa, trembla, se reprit. Il reprit, d'une voix plus basse, comme un aveux, une confession inexprimable. Il ne retenait plus de réserve à l'égard de ses intentions. Il ne lui retenait pas ce qu'il avait sur le cœur.

« Je marche sur un chemin que je ne vois plus. Sans lumière aucune, sans direction aucune. Les yeux que vous avez contemplé ne voyaient rien. Ma propre… foi… est mourante et je n'avais personne qui la partagerait. Alors j'avais besoin de vous »

descriptionLa balance de Néant [PV Naal] EmptyRe: La balance de Néant [PV Naal]

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    Le visage du ChantePluie s'était métamorphosé. Après les mots, c'était son être qui se mettait à nu, sans craindre son jugement. Ils étaient assez rares ces moments où tous les cadenas se déverrouillaient sans heurts pour qu'il ne puisse chérir cet instant où les apparences étaient envoyées au néant, pour ne laisser que, pures, les sincérités réciproques. Il frissonnait de cette rencontre et silencieusement, il louait son dieu de l'avoir mené sur la voie, de lui avoir montré le visage de cet homme comme jadis il lui avait montré les visages des Serviteurs du Néant et les plus dévoués prêtres qu'il n'ait jamais connu. Cet elfe-là était de la même trempe, de la même dévotion brillante qui pulsait en eux comme un cœur qui répondait au sien. Il louait le divin créateur de la personnalité qui se dévoilait à ses yeux et oreilles, dans la plus absolue des simplicités. Après l'exil d'Almara, après les guerres, après qu'il eut à tuer ses propres frères pour rétablir l'équilibre d'une croyance balbutiante mais pure, il retrouvait une âme prédestinée au Néant. Une âme brimée et tremblante, comme la sienne, qui vibrait à l'écho de sa propre souffrance.

    Kehlvehan avait l'air absorbé par Odrikatas, comme il l'avait prononcé si mélodieusement. S'il n'avait pas eu la preuve sous les yeux, par ces oreilles pointues, qu'il s'agissait d'un elfe, il se serait demandé s'il ne s'agissait pas d'un almaréen. Le son avait été claquant, mais rond dans les r. Et la main n'avait pas lutté à la contrainte qu'il lui avait imposée. Il veillait sur lui, sur les mouvements de ses yeux, sur son souffle. Il dévorait son visage de son regard céruléen, laissant au silence sa contemplation tendre. Il se faisait le protecteur dévoué de celui qui accaparait, en l'instant, toutes ses pensées. C'était comme si le temps s'était arrêté, ce Temps que les déesses avaient symbolisé. Il ne restait plus que son pendant, le Néant absolu dans lequel ils baignaient tout deux. Les mots revenaient et le ramenait au présent. Mourir. Il était lui-même mort, deux fois. Si tant est qu'il s'agisse véritablement d'une mort. La mort apportait l'oubli, sa mémoire aurait été rongé par l'amnésie en vue d'une réincarnation. Il n'était pas mort. Il avait continué d'exister, incorporé au Néant et à toutes ces vérités. Il n'avait jamais eu peur de mourir, ou de lâcher prise. Il n'avait pas craint de se sacrifier, car il était aimé de son Dieu.

    Jusqu'alors, il n'avait pas craint de mourir. Immortel selon la volonté de Néant... Aujourd'hui il était un lambda comme les autres. Cette vie était la dernière. Alors il avait commencé à la sentir, cette peur de la mort, cette crainte de s'éteindre et de ne plus pouvoir servir le Néant. Car au fond, son corps, lui, était bel et bien mort par deux fois. Ce n'était pas la douleur physique qu'il craignait. Sentir son corps qui le lâchait, ça, il connaissait. C'était la mort de son esprit qui le faisait trembler... Un si vieil esprit avec une histoire tourmentée. Il avait besoin de se raccrocher, d'agripper un espoir. Et voilà que l'elfe débarquait dans sa vie. Néant recevait tant de louanges en cet instants, des remerciements sincères d'un croyant désespéré qui retrouvait la lumière. Il buvait ses paroles comme les aveux qu'il attendait. Il l'avait conduit sur ce chemin et Kehlvehan le suivait. Il lui expliquait ses doutes, leur fondement pragmatique. Il lui donnait les clés pour comprendre ce tout, sans en manquer un détail. Il ne connaissait pas vraiment les baptistrels, mais le savoir que lui offrait l'elfe lui suffisait pour capter les grands principes qui régissaient l'Ordre.

    L'ancien Roi acquiesça d'un signe de tête, les sourcils froncés délicatement dans une empathie qui n'avait rien de feinte. « Je jure devant Néant que je ne vous laisserai pas mourir. » répondit-il dans un murmure assez bas pour qu'il soit au diapason des derniers mots du Gardien. Une telle promesse ne serait jamais rompue. Il n'avait pas besoin de magie pour la fixer, le simple fait qu'elle dépende de son indéfectible foi la rendait tout aussi imbrisable d'un serment magiquement scellé par un baptistrel. Il resta un instant silencieux, son regard venu se lover dans les recoins du visage elfique. L'on disait que le plus laid des elfes était plus beau que le plus splendide des humains. Il voulait bien l'accorder à Kehlvehan. Il se dégageait de ses traits quelque chose d’irréel... Quelque chose qui frôlait, à la cheville, le visage morbidement adoré de Néant. Ses mires se teintaient de deuil à cette seule pensée et son attention venait se focaliser sur Odrikatas.

    « Si vous me le permettez, j'aimerais rencontrer cette créature et discuter avec elle, demain. Je vous en donnerai mon ressenti même si... Je ne pense pas qu'il changera de ce que je vous ai évoqué. » De façon fort pessimiste mais qui rejoignait grandement, de toutes évidences, l'avis inavoué du Gardien. Et s'il lui demandait sa permission, c'était parce qu'il doutait de lui-même et de sa capacité à rester calme en présence de Véhasiel. Et s'il le prenait par les cheveux pour lui exploser le crâne contre un mur ? Il se savait facilement en proie à la colère, surtout maintenant. Depuis la trahison d'Aldakin, tout avait changé. Son monde avait littéralement plongé dans la guerre, la souffrance et la mort. Il se sentait instable et fragile et il savait que Véhasiel prendrait un malin plaisir à jouer de cette vulnérabilité, tout comme il l'avait fait, pour que Naal s'en prenne à ses œufs draconiques. Il avait mis du bois dans le feu de son ire et il brûlait.

    « J'ai tué Aldakin du Néant. » Une confession. Mais pour le peu qu'il savait des Cawrs, Kehlvehan avait tout aussi bien les moyens de le savoir par lui-même s'il l'avait voulu. Il n'avait pas envie de se cacher, pas d'un homme qui lui avait offert ses faiblesses et douleurs sur un plateau d'argent. Cela aurait été bien ingrat et cela d'autant plus que l'elfe avait besoin de savoir cela pour le comprendre. Comprendre comment il fonctionnait. Jusqu'où il allait lorsqu'on le frappait du sceau de la trahison. Jusqu'où il irait pour le Néant. « Je l'ai tué parce qu'il avait perdu de vue le Culte, il s'était fait berner par le Tyran Blanc, qui torturait le cœur notre dieu pour en extraire sa puissance. Je l'ai tué parce qu'il a servi des forces impies qui utilisaient le Néant à des fins qui ne faisaient pas de sens avec nos croyances. J'ai tué mon frère, l'homme que j'avais moi-même formé et dont la magnificence des oratoires me rendaient si fier. » Il avait adoré Aldakin. Il avait été une belle réussite pour le Culte, un formidable élément que Naal avait utilisé pour nourrir la foi d'Almara. Ses oratoires étaient extraordinaires, tel les joyau d'une couronne qu'il n'avait jamais portée, mais qui en son cœur ne faisait que rendre grâce au Néant.

    Il avait été si fier de lui et il avait eu si peur de lui. Il lui avait donné des armes remarquables dont Aldakin s'était servi contre lui. L'Almara était solide. Il avait fallu des mois à son apprenti pour renverser la monarchie. Naal avait été ferme, mais sa poigne n'avait pas été suffisante. Il avait failli et il ne cesserait jamais de le regretter. L'Almara aurait pu être en paix... S'il avait eu le courage de tuer Aldakin plus tôt. En lieu et place de cela, il avait essayer de le convaincre et de le ramener à la raison. Il l'avait tant aimé, tant adoré. Il sentait encore la lance lui labourer les entrailles sans pitié. « Après la chute du Tyran Blanc et après que Néant... » Son accent dur s'était éclaté sur ce dernier mot douloureux, souffrant de la suite comme on trépasse sous la peste. « Se soit éteint... » Un euphémisme pour ce qu'il avait du faire et s'il y avait de la tristesse dans ses yeux, il y avait aussi eu une impressionnante culpabilité qui allait bien au delà du fanatisme. C'était la culpabilité d'un assassin. « Dans mes bras... » Kehlvehan était le premier à la savoir, le premier à entendre que Naal avait assisté au derniers instant de sa divinité. Il ne l'avait jamais dit et la force que cela lui demandait en l'instant pour l'exprimer ne faisait que le témoigner.

    « J'avais l'espoir qu'en le libérant de toute sa souffrance... De toute la peine de ce viol... Il n'y aurait jamais plus personne pour pervertir l'immaculée symbole de son pouvoir... Sa signification... » Sa main tremblait lorsqu'il vint la mettre contre ses lèvres pour taire ce qui voulait sortir. La peine, les sanglots, les hurlements. Il ferma les yeux, quelques secondes, pour reprendre le contrôle de ses émotions. Il ne les cachait pas, mais il les canalisait.Il ne voulait pas vider toute la bouteille de vin alors qu'il en avait privé Kehlvehan. « C'était naïf... » ajouta-t-il en secoua la tête de gauche à droite en signe de désespoir tant pour ce monde que pour lui-même. Tant d'erreurs sur son parcours. « Les chimères utilisaient sa force. J'ai été gardé prisonnier, sur les ordres de Gilgamesh. Pendant deux ans, j'avais une vue imprenable sur des expériences de laboratoire, pratiquées sur des humains, des elfes et des vampires... Leurs corps étaient déformés monstrueusement, par le pouvoir de Néant, à nouveau perverti, par des créatures aveuglées par l'attrait de toute cette puissance. Je me suis senti sale... D'être simplement là à ne rien pouvoir faire. Comme un spectateur. »

    Il expirait l'air sèchement, sensible... Avant de refermer la boucle sur le pourquoi il en était venu à expliquer cela : « C'était Vehasiel. C'est lui qui a fabriqué toutes ces créatures contre lesquelles il vous a fallu vous battre. Que vous sentiez malsain une chose qui a fusionné avec un être pareil ne m'étonne pas le moins du monde. Sa survie me révulse, et je ne peux pas vous garantir que je n'étriperai pas cette aberration, demain. Je crois que la seule chose qui m'arrêtera sera la conviction de ne pas mettre toutes les chances de mon côté pour m'assurer qu'elle disparaisse bel et bien. » Il lui adressa un sourire sans joie. Fort de cela, Kehlvehan pourrait lui dire s'il acceptait ou non de le laisser voir cette créature pour en jauger de son état et de son utilité. Il passa la capuche de sa coule sur sa tête. Celle-ci retombait sur son front, mais ses yeux clairs étaient toujours bien assez visibles. « En attendant demain, je vais m'occuper de vous. Venez. » Encore une fois, le ton n'était pas celui de l'ordre mais sa fermeté appelait à le suivre. Il se levait de la tablée et commençait à avancer. Dans quelle direction ? Il n'en avait aucune idée. Est-ce que cela avait de l'importance ? Souvent, ce n'était pas la destination qui avait de la valeur mais le voyage que l'on faisait pour s'y rendre.

    Il s'était arrêté, regardant en arrière pour voir si le ChantePluie le suivait. Lorsque ce dernier fut à sa hauteur, le regard de Naal resta quelques secondes dans le sien puis descendit sur la main qu'il avait serrée plus tôt. Sans la moindre hésitation au creux des prunelles, il glissa à nouveau ses doigts près des siens, refermant dans leur étreinte commune les perles d'Odrikatas qui captaient sa foi. Vu le jeûne de Kelhvehan, les deux verres de vin et le maigre fruit qu'il avait avalé, le tenir était encore le meilleur moyen de le diriger et de veiller à ce qu'il ne perde pas l'équilibre. Il ne craignait pas les regards indiscrets et les qu'en dira-t-on. Son geste était de la tendresse et de l'attention. Le crépuscule pâle avait laissé place à une pénombre dans laquelle on pouvait encore se diriger sans lumière. Les formes étaient obscures mais encore une fois, Naal n'eut que faire de la beauté du paysage. Il n'avait pas cette sensibilité. Toutes les merveilles de la nature lui étaient si fade à lui qui avait contemplé le Néant absolu. Il baissa la tête et dans le silence de leur marche, on pouvait parfois l'entendre murmurer des prières en almaréen.

    Le silence... Voilà pourquoi il l'avait entraîné pour marcher. Non pas discuter, non pas discourir. Seulement pour marcher sans but, sans lumière, sans y prendre gare. La tête ainsi baissée, plongé dans une transe muette, c'était à se demander comment il trouvait son chemin, évitant les arbres et les pierres naturellement... Comme si le Néant et sa foi protégeaient ses pas insouciants. Plus ils marchaient et plus la nuit tombait. A celui qui cherchait la lumière, il devenait difficile d'avancer, mais Naal continuait sa route hasardeuse sans crainte, guidé par sa foi. La nuit était noire, sans lune. Sous ses pieds l'herbe faisait place à de la roche. Le vent nocturne se levait pour souffler la chaleur de la journée. Les lumières des maisonnées du domaine semblaient lointaines, voire absentes. Ici les grillons avaient cessé de chanter, comme si une chape de plomb les enveloppait sur ce sol rocheux. Puis il s'arrêtait finalement sans savoir combien de temps il avait marché. La corneille lui avait montré ce qui s'était passé dans le baôli ce jour-là. Le flux magique d'Odrikatas avait été porté sur le suaire de transe pour l'aider à atteindre cet état poussé.

    Il portait son regard vers là où devait se trouver Kehlvehan, même s'il ne le voyait pas vraiment. Il sentait sa présence, il entendait sa respiration. Il se tournait vers lui, jusqu'à lui faire face, son pouce venait lui caresser la main comme pour lui indiquer qu'il avait son attention, à nouveau. Il ne se précipita pas, il profitait encore du silence mais tout deux savaient qu'il viendrait forcément le briser : « C'était encore différent dans le Néant. Je ne voyais rien, je n'entendais rien, je ne sentais rien sur ma peau. Mais cela s'en approche. » A nouveau, ce silence, imparfait mais salvateur. « Je marche sur un chemin que je ne vois plus. Sans lumière aucune, sans direction aucune. » C'était ce que Kehlvehan lui avait dit pour expliquer son mal-être. C'était aussi ce qu'ils venaient de faire en l'instant. « Vous comprenez merveilleusement bien le Néant, vous sentez ce qu'il est... Et lorsqu'il est en vous, vous le refusez. Vous ne mourrez pas. Et vous ne devez pas avoir peur de ce chemin que vous ne voyez plus. Si vous ne voyez Rien, je peux vous assurer que vous voyez quelque chose d'extraordinaire. Si vous n'avez Aucune direction, je peux vous assurer que vous en suivez une, de volonté divine et parfaite. »

    Il serrait doucement sa main et venait prendre l'autre en glissant le long de son bras. « Le Rien et le Aucun, c'est le Néant. Ne contemplez pas cela comme une chute inexorable, comme une perte désolante, comme un égarement... Je sais que cela est perturbant, et même vertigineux... Mais il vous faut regarder votre sort sous un autre angle. Un angle qui n'est pas celui de la chute mais de l'ascension. » Il retournait totalement la chose. C'était un angle radicalement opposé et s'il le réclamait, c'était que l'idée était nécessaire. Si Kehlvehan voulait remonter la pente, il avait falloir qu'il cesse de croire qu'il était en train de tomber... Mais qu'il était en train de grimper. Que son esprit aller s'éveiller petit à petit à de nouvelles perceptions. « Acceptez que vos frères ne puissent pas voir comme vous. Donnez vous le droit d'être différent. Car vous l'êtes. Vous avez dit vous même que le Néant était l'équilibre, le souffle premier de la création. Un équilibre auquel vous aspirez là où les autres ne discernent pas son utilité. Un équilibre avec lequel vous désirez ne faire qu'un. »

    Il serrait ses mains, le souffle devenu long et profond, la voix devenu d'autant plus saisissante de foi : « Je ne sais pas si c'est possible... » Il ne connaissait pas les principes baptistraux, il n'était qu'un novice qui essayait de comprendre et d'aider. « De profonds changements opèrent en votre sein. Ils grondent, vous chamboulent, vous perturbent parce que votre perception vibratoire rend tout ceci cacophonique. Je crois que vous êtes en train de changer. Je crois que le Néant vous appelle et que vous avez d'autant plus de mal à accepter la souillure que représente cette créature, parce que vous savez très exactement ce qu'elle devrait être. » Il ne savait pas s'il devait poser cette question, aussi elle ne passa ses lèvres qu'en un murmure : « Êtes-vous certain d'être un Chante-Pluie ? »

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Leurs regards pesaient l'un sur l'autre, joint et noués, et le chanteur sentait, sans même avoir besoin de la moindre perception vibratoire, la sincérité dans l'affirmation de l'almaréen, et il était d'autant plus touché par le caractère sacré de la promesse qu'on lui faisait. Au creux de sa main reposait la preuve impérissable de la foi de celui qui le veillait, il la sentait comme une chaude caresse sur sa peau et un souffle dans son cœur, tiède brise d'été venant craqueler le glacier dont il avait cherché à s'entourer. Il savait, intuitivement, instinctivement, naturellement, combien cette promesse avait de la valeur, comme il savait quand les étoiles apparaissaient et quand le soleil se levait à l'horizon. Quelque chose s'effondra en lui. Un barrage de plus qui cédait au doigté étrange de cet homme encore étranger il y a peu mais devant lequel il se mettait à nu sans la moindre crainte. Lui qui n'acceptait aucune aide personnelle, qui réglait ses problèmes seul et qui ne s'en ouvrait jamais réellement, lui était prêt à remettre son intégrité et sa tranquillité entre les mains du prêtre les yeux fermés. Il le sentait comme une acceptation abandonnée tout au fond de son cœur, comme une absence de poids sur ses épaules et d'hésitation dans son esprit lorsqu'il lui parlait… ou même qu'il l'empêchait de boire. Jamais il n'avait passé un repas sans finir sa carafe et pourtant en quelques mots, cet homme lui faisait essayer, le détournait, malgré l'habitude.

A cette promesse, il ne donna aucune réponse si ce n'était un tremblement de longs cils blancs. Toute autre réponse aurait été une insulte à la pureté de ce qu'on lui offrait. Le silence flotta entre eux quelques instants, d'abord tranquille, il fut troublé par l'ascendance de la peine au cœur de l'almaréen, comme un silencieux trémolo dans l'air, que lui seul, en dehors de celui qui le produisait, pouvait percevoir. Ses lèvres s'entre-ouvrirent, mais aucun son ne sortit alors que par réflexe, ses doigts se serraient sur l'objet qu'il retenait. Il attendit, et la demande formulée rencontra immédiatement son acceptation, d'un signe de tête. Il s'était attendu à ce qu'il souhaite le voir et tout son être le désirait également, il avait besoin de les confronter et de savoir ce qu'il en ressortirait. Il avait besoin, réellement, de s'entendre dire que ce qu'il ressentait n'était pas de la folie. Oui, égoïstement, il en avait besoin, parce qu'il avait réellement l'impression de vivre dans un autre monde en comparaison du reste de l'ordre. Il avait l'impression, lui, d'être un étranger, d'être en décalage, de ne pas être fait pour le même univers qu'eux. Il avait l'impression d'être en but à tout ce qu'ils pouvaient penser, et si, au quotidien, cela s'avérait déjà troublant, blessant et révulsant pour lui, à une occasion d'une telle délicatesse et complexité ? C'était pire encore. Il savait déjà que condamner Eird à mort provoquerait une fracture violente au sein de l'Ordre. Mais il ne savait pas si elle était inévitable. Ni bienvenue.

Mais Naal, lui, comprenait son point de vue. Il comprenait certainement la nécessité qui le lui ordonnait.Son avis premier comme ses lettres de noblesse le lui avouait. Mais cela serait scellé indubitablement s'il le voyait de ses propres yeux. S'il contemplait ce qui causait tout cela… de ses propres yeux. Puis vint l'aveu. Et là encore, il resta silencieux, recueillant sa confession, la buvant même avec plus d'abandon que le vin. Rien chez cet homme n'éveillait le malaise que les siens lui causait, et il sentait en lui une vérité qui n'avait pas besoin d'être laquée d'hypocrisie ou critiquée dans son fondement. Car elle était sienne, pleine et entière. Il avait tué le Prêcheur, pour sa traîtrise et sa perversion de l'essence de Néant. Il n'y avait pas à discuter cette affirmation. Elle ne se discutait pas. Elle existait et quelle musique à ses oreilles. Mais plus encore que la justesse des vibrations, ou des mots eux-mêmes, il y avait la justesse du geste. Presque coupable, en son fort intérieur, Kehlvehan s'identifiait à lui, à son récit. Parce qu'il avait agit de la même façon avec son propre fils. Et ce qui s'avérait le pinacle de l'ironie ? Merithyn et Aldakin avaient travaillé de concert, suite à la fuite de l'almaréen de Morneflamme. La perfection avec laquelle les pièces de leurs deux histoires s'emboîtaient lui sciait les jambes. Oui il comprenait, il ne comprenait que trop bien. Lui-même n'avait pas donné le moindre coup mais il avait ordonné la mort de son fils pour la désacralisation de ses vœux.

Oui, parfois, la mort était la seule issue. Parfois, c'était la seule gratification qu'un être pouvait recevoir, pour essayer de sauver ce qui pouvait rester de lui. Parfois, c'était le seul jugement également. Quand un être dérogeait à ce point à son but premier et à tout ce qu'il avait tenu pour saint, pour tout puissant, pour divin… Il comprenait. Et il comprenait aussi que Naal était de ceux qui savait agir pour le bien de tous. Immanquablement, il en revenait à se souvenir de la discussion partagée avec la prêtresse blanche. Monstre, l'appelait-on. Parce que les autres ne comprenaient pas ses actes. Monstre était un qualificatif si simple à utiliser, à jeter comme une serviette sale. Mais parfois le monde avait plus besoin d'un monstre que d'un héro, plus besoin de compréhension que de belles paroles. Il sentait ce que son vis à vis ne lui contait pas, ce qu'il revivait, non comme des informations crues ou des souvenirs, mais comme un ressentit empathique qu'il n'avait encore jamais connu. Il se projetait en lui. Ce qu'il lui avait fallut pour tuer Aldakin et ce qu'il avait pu en ressentir. Il l'imaginait, sans réellement savoir si ce qu'il pouvait dessiner était la réalité. C'était sa réalité à lui. Il se crispa, la peine et la souffrance dans la voix de son interlocuteur étaient impérieux. Comme une lame lui labourant la peau pour le dépecer vivant. Il la sentait gratter sous son crâne. Il avait vu Néant mourir ? Il était donc celui vers qui la divinité s'était tournée ?

Un nouveau tremblement le secoua tout entier, sourd, et il serra un peu plus la main sur le komboloï, sans jamais le quitter du regard. Ses prunelles avaient prit une pâle couleur verte, presque maladive sous les sensations dont il était un réceptacle ouvert et impuissant, alors même qu'il eut voulu le soulager comme lui-même l'avait fait en l'écoutant, en le comprenant. Des perles iodées vinrent s'accrocher à ses yeux, celles-là même qu'il se refusait à verser et transformait par volonté. Elles ornaient la peau marmoréennes comme des joyaux de deuil, mais furent bien vite chassées. Il ne trahirait pas un émois qu'il ressentait par procuration si celui auquel il appartenait ne le laissait pas éclaté. Il hocha de nouveau la tête à ses paroles, se souvenant les créatures abominables du Baoli, leurs déformations de l'essence, révoltante. C'était des choses tordues, qui n'auraient pas dû exister. Des choses corrompues, des violations même de la création par le pouvoir de Néant. Hors Néant n'était pas une corruption. N'aurait jamais dû l'être. Quelle autre divinité avait été plus salie et pervertie que Néant ? Son sourcil droit eut un léger tic à la mention de Véhasiel. Il avait vaincu la Chimère dans un duel baptistral au sein du Baoli, et ce que Naal dépeignait rejoignait son sentiment une fois de plus : cette créature avait prit de tels pouvoirs pour leur puissance sans les comprendre. Elle en avait usé comme d'un jouet pour ses buts.

Une fois de plus, il hocha la tête.

« Vous pouvez le voir demain. Et je pense venir également »

Ainsi, il serait également un garde-fou si l'almaréen dérapait, même si ce n'était pas la raison principale pour laquelle il se déplaçait. Il l'avait fait venir, lui avait parlé de celui qui se disait chantevide, n'était-il pas naturel qu'il soit présent ? Qu'ils puissent discuter ? Il se permettrait également de jauger les réactions d'Eird face à une personne n'était pas membre de l'Ordre, espérant y déceler un indice ou une fausse-note lui permettant de renforcer ce qu'il ressentait à son égard. Il n'était pas du tout assuré concernant cette créature, ce qu'il pouvait en attendre, ni comment la border ou la gérer s'il le devait. Pour l'heure elle semblait globalement calme mis à part quelques crises, mais cela ne signifiait rien en soi. Elle était dangereuse, c'était certain mais à quel point… Savoir ce qu'avait fait Véhasiel lui donnait des éléments de réponses. Ce que pourrait lui apprendre Naal en la voyant serait un second apport. Et plus cette soirée s'étirait plus il se prenait à valoriser le jugement de cet homme. Il y avait quelque chose chez lui, quelque chose qu'il ne parvenait pas à cerner mais qui apaisait sa méfiance et sa douleur. Le manque de jugement, la compréhension, tout cela était un symptôme, sans qu'il en connaisse la cause. En avait-il besoin ? Pas réellement. Parvenir à faire confiance à un autre, à s'abandonner à lui en fermant les yeux, sans posséder toutes les réponses, en sachant que cette personne ne lui ferait aucun mal… c'était…

« Vous occupez… ? »

Malgré tout, parce qu'il était un elfe, vieux, et de l'ancienne génération, il rougit. Il rougit… mais ne discuta pas pour autant. C'était étrange d'être celui qui se laissait porter, alors qu'il avait l'habitude de soutenir les autres. Il était un aîné après tout, pas un enfant ! Que la situation se retourne à ce point était… et bien, sa fierté en prenait un coup, même s'il ne refusait pas l'aide qu'on lui offrait. Lentement, il se releva, se soutenant sur le dossier de sa chaise lorsqu'un vertige vint le faire vaciller. Il n'avait qu'à peine mangé, et la quantité d'alcool déjà dans son sang était suffisante, dans son état de faiblesse, pour lui faire perdre l'équilibre. Une fois que la sensation passa, l'elfe se redressa et rejoignit lentement, précautionneusement, le prêtre de Néant. Son regard croisa le sien, à présent d'un bleu profond, trouble et légèrement vitreux. Il le suivait, lui laissant l'opportunité de le mener, lui faisant, une fois encore confiance. La sensation troublante de la puissance qui habitait le saint objet entre leurs doigts joints l'emplit une fois de plus lorsque le propriétaire légitime entra en contact avec l'ambre chaude. Mains jointes, doigts entrelacés aux perles usées mais puissantes, ils marchèrent dans la pénombre montante. Cette fois, enivré de la pulsation d'Odrikatas, se plongeant de nouveau dans sa longue histoire tandis qu'ils cheminaient. Les prières murmurées étaient une mélopée tranquillisante car elles faisaient, chaque fois, réagir le komboloï dans sa puissance.

Lentement, la marche clarifia son esprit, lui offrant un nouveau souffle. Il savait instinctivement qu'ils s'éloignaient du cœur du domaine, mais cela ne le gênait pas. Il s'émerveillait pourtant de la capacité de l'humain à garder l'équilibre, ne comprenant pas comment il s'y prenait sans avoir de sens supérieurs. Bientôt, l'obscurité extérieure refléta sans faillir la sensation en son propre cœur et lorsqu'ils s'arrêtèrent, le silence était total et le froid prenant. Seules demeuraient les vibrations du monde, magnifiées, et celles de l'homme et de l'artefact entre ses doigts. Il y avait un tambour, sous ses pieds, un tambour lointain dans l'océan et, de façon fort étonnante, un tambour d'une puissance similaire dans Odrikatas. La foi pouvait-elle avoir tant de puissance ? Il ouvrait grand les yeux dans l'obscurité, luttant pour rester immobile plus qu'il ne l'avait jamais fait. En l'instant, il aurait certainement eut besoin d'un verre mais la puissance du glyphe suffisait à produire un effet similaire. Coi, frappé de mutisme, il l'écouta, et écouta encore, buvant ses paroles comme un poison qui, lentement, venait distiller la fébrilité et une forme encore inconnue de peur, en son sein. Parce que tout cela venait frapper des faiblesses jamais révélées, des insécurités, des non-dits, des doutes. Ce qu'il pointait du doigt avait du mal à entrer en lui, parce que cela lui demandait de remettre en question bien trop de ses fondations, bien trop de ce qu'il était…

A quel moment exactement avait-il cessé de respirer ? Il avait arrêté de respirer et il chutait, il chutait ! Ses murs s'effondraient, sa volonté explosait, ses sens se brouillaient. Son cœur battait à tout rompre, sur le point de l'abandonner. Puis, d'une voix frêle, faible de portée mais étrangement paisible, il rompit à son tour le silence, comme il aurait rompu une sculpture de verre.

« Non... »

De la même façon qu'il avait craint avouer à Aldaron la mort de sa fille, car les mots d'un baptistrel étaient absolus, il avait sentit la terreur lui serrer la gorge en répondant à Naal. Il trembla violemment sous la force que ce simple mot avait et sa symbolique. Il venait de prendre une masse pour abattre les piliers qu'il s'était construit pendant tout ce temps.

Et de nouveau, comme le sang d'une blessure, tout vint très vite, très simplement, avec des mots qu'il n'avait pas besoin de soupeser pour en connaître la justesse et la puissance. Il retraça sa jeunesse passée dans l'obscurité de l'observatoire céleste, totalement noir en journée, et uniquement illuminé par les étoiles en pleine nuit, le silence absolut de ce lieu à la prodigieuse puissance, centre de toute pureté et création. Une jeunesse de solitude, uniquement occupée, à la lueur des étoiles, par son éducation et les chants qui résonnaient alors. Il conta sa sortie et son impression de ne pas être attaché à ce monde comme les autres, il conta son appel à l'ordination dans ces tendres années, une ordination… qu'il avait refusé. Il avait su ne pas être prêt, que ce temps n'était pas le sien. Il avait été pressé, encouragé mais avait fermement refusé sans avoir réellement d'arguments pour. Il l'avait fait, tout simplement.Il avait su. Il n'y avait pas eut besoin d'arguments, il n'y avait pas eut besoin d'explications à ses yeux. Ce temps n'avait pas été le sien. Mais l'appel était revenu. Et il avait cédé aux encouragements, il avait cédé aux attentes, au raisonnement des autres, il avait été élu mais avait bien failli refusé à nouveau. Et immédiatement, il avait eut cette sensation que ce qui l'attendait serait dur, un chemin ardu et dangereux… un chemin emplit de larmes… son titre était venu de cela. Chantelarmes. Celui destiné à pleurer.

Était-il réellement un Chante-pluie ? Il n'était pas certain, il n'était plus certain maintenant qu'on lui présentait la possibilité que ce qui manquait le tuer n'était pas le chagrin ou le sentiment d'isolement. Mais sur le moment, les souvenirs le terrassait. Il tremblait, saisit. Il tremblait, effaré. Il se souvenait avec une extrême précision de la peur qu'il avait eu à quitter l'observatoire, sa difficulté à s'adapter et à s'intégrer, toujours distant, absent et ailleurs. Et pourtant, il avait toujours été plus dur qu'eux tous, plus tranchant, plus critique. Moins optimiste, malgré la beauté qui brillait comme une évidence à ses yeux. Il avait autant savouré la mort d'un gibier pour satisfaire les prédateurs que la naissance des fleurs. Les épreuves l'avait ancré et renforcé. Les épreuves lui avait donné les arguments, les mots, pour exprimer ses idées, ses ressentis, sa façon de percevoir le monde. Il détenait les secrets de l'Ordre, dont le poids avait été accepté et par lesquels il vivait. Mais cela n'avait jamais dissipé son tout premier refus. Il parla, encore et encore, d'une voix brisée, rauque d'émotions. Il serrait ses mains des siennes, se retenant à grand peine de lui broyer les phalanges. Il s'accrochait à lui pour ne pas s'effondrer, pour ne pas se briser, pour s'ancrer, encore et toujours. Il avait besoin de garder la tête hors de l'eau, mais pour chaque parole, chaque seconde passée dans ces souvenirs, il se noyait. Puis, lorsqu'enfin sa voix s’essouffla, il ferma de nouveau les yeux.

« C'est possible »

Il n'était pas sûr de ce qu'il était, à part qu'il était encore debout. Faible et secoué mais debout, il n'était pas tombé et il n'était pas mort. Pour autant, il se sentait faible. Devait-il croire à cette hypothèse ? Ou était-ce pécher par orgueil que de se réclamer ainsi ? Chante-vide ? Pouvait-il être un Chante-vide né au mauvais moment, à un moment où l'équilibre rompu ne permettait plus d'être ainsi ordonné ? Avait-il été prit sous l'aile d'Océan par défaut, par attente ? Avait-il souffert tout cela simplement parce qu'il avait accepté trop tôt l'élection plutôt que d'attendre ? Il voulait le croire, tout en étant effrayé à cette idée. Il avait confiance en lui, indéniablement, et il ne pouvait nier ses paroles, cela aurait été sa fin et son vice. Mais ce que cela représentait ? Être différent ? Être leur contre-poids ? Être… un avec l'harmonie ? Il y avait toujours aspiré, il avait toujours cherché l'harmonie. Il avait toujours cherché l'équilibre. C'était un chemin terriblement ardu, un chemin sans fin, criblé de souffrance, de critique, d'effort, encore et toujours. Se complaire était si simple mais se remettre en question et s'échiner, encore et toujours, avec passion, avec dévotion, avec foi…. Il serra davantage sa main sur l'artefact, sentant la foi de l'homme au creux de son poing, comme un cœur entre eux, comme une étoile éveillée là où les autres étaient mortes. Il parla à nouveau, prenant sur lui, puisant dans des forces qu'il ne pensait pas avoir, comme au sein du baoli.

« Il est possible de changer… pour nous aussi. Notre élection reflète ce que nous sommes profondément, l'essence de notre être au diapason du divin. Alors… oui, changer est possible mais c'est… ce n'est encore jamais advenu »

Les mots s'entre-choquaient soudain et il mit quelques instants avant de les remettre en ordre. Cette fois, ce fut ce que son récit, un peu plus tôt, lui avait inspiré, qu'il conta. La façon dont il avait orchestré la mort de son propre enfant pour rendre un jugement que les autres n'avaient pas eut le courage de faire tonner après ce qu'il avait fait. Fomenter avec les vampires, briser l'équilibre du monde en agressant une divinité, renier les principes de l'Ordre, de cette harmonie divine et naturelle. Au prix de son amour, au prix de sa chair et de son sang, le sacrifice de sa famille sur l'autel de son devoir sacré. Un équilibre, encore. C'était pour cela qu'il avait agit. Pour l'Harmonie. Parce que c'était nécessaire. Il en avait souffert également, terriblement. Ça n'avait pas été une décision facile, même s'il n'en avait jamais rien dit. Et lorsqu'il avait fait face à Véhasiel, il avait abandonné le dernier souvenir de cette époque. L'épée légendaire de l'eau, fracassée pendant son duel avec la Chimère. Il confia ce terrible secret, là où tant d'individus avaient vu en son fils un héro malgré tout, un héro jusqu'au bout même dans la vampirisation. Ce n'était qu'au sein du Baoli qu'il avait finalement achevé son deuil et accepté pleinement que cette décision était la seule qu'il ait pu prendre en toute intégrité. Et à présent, à présent qu'on lui affirmait avec conviction qu'il y avait des raisons à tout cela en dehors de sa propre étrange dureté il… ne savait plus.

Jusqu'au moment où il su. Une pensée, comme un rappel, encore et toujours, de sa discussion avec le Bourgmestre. Il n'avait plus rien composé depuis que le voile était tombé sur ses yeux. Jusqu'au moment où une seule forme d'étoile s'était relevée. À sa manière. Si seulement il ne rêvait pas et ne délirait pas. S'il était encore purement ancré. Il voulait essayer, malgré le danger. Contrairement aux autres, il disposait d'un avantage unique, le droit de composition. Il voulait essayer. Même si cela le tuait, glorieusement. Mais pas seulement, il voulait pouvoir le partager, pleinement. Il voulait lui faire comprendre aussi pleinement et viscéralement qu'Odrikatas lui faisait sentir ce qui emplissait son âme à lui. Alors il guida sa main, chaude dans la sienne glacée, jusqu'à sa gorge, à peine plus bas, là où se nichait Varda, contre sa clavicule. Le coeur-bouclier, les perles de pureté qu'il portait. De son souffle haché, il lui expliqua ce qu'il voulait faire, lui donnant l'opportunité de refuser. Il lui expliqua, de son mieux, ce qu'il ressentirait lorsque ses sens seraient les siens et pourquoi il désirait lui transmettre cette capacité… la capacité d'entendre les vibrations, le chant-monde, comme lui, baptistrel l'entendait. Il voulait essayer de se raccrocher à cette possibilité qu'il lui offrait, cette explication, si terriblement convaincante. Une issue, son aube, son sauvetage, si seulement c'était vrai. Il voulait essayer, en suivant ce que lui était, enfant de Néant, serviteur de Néant, de l'entonner. Le chant de Néant. S'il le pouvait, s'il en vibrait, s'il se défaisait de cette peur et de cette impression d'en chuter… alors il saurait.

descriptionLa balance de Néant [PV Naal] EmptyRe: La balance de Néant [PV Naal]

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    'Non'. Cette négation sonnait comme le glas tant il savait que Kehlvehan ne pouvait pas mentir. Il ne pouvait que choisir ses mots avec soin et si le 'non' ouvrait la porte à un peut-être, ce qui l'intéressait, c'était que le baptistrel était intimement persuadé qu'il n'était pas fait, avec certitude, pour l'Eau. Cela était un grand pas vers la réalisation et l'accomplissement d'une destinée que Naal commençait à entrevoir. Il n'était qu'un novice, un apprenant encore jeune dans tout l'art baptistral. Si le Gardien lui en avait soufflé la ligne directrice, il n'était pas le mieux placé pour déterminer ce qui se tramait dans les détails... Mais pour ce qui était de cette négation, l'ancien roi savait pertinemment qu'elle expliquait pourquoi Kehlvehan se sentait dans une assise très inconfortable pour un homme aussi extraordinaire. Il se fit oreille attentive de l'histoire du Gardien, son parcours vers la voie baptistrale. Il avait connu l'isolement silencieux de l'enfermement, comme un clivage singulier qui l'avait rendu différent de ses pairs. Si cela était tout de même assez différent du Néant complet, cela avait approché cette perfection du vide. Ses pouces caressaient les mains qu'il tenait, pour lui transmettre son soutien et sa tendresse dans le geste presque anodin et pourtant sensible. Il l'accompagnait, comme un confident prêt à entendre tout ce qu'il voudrait lui dire, comme un ami prêt à ne pas le juger, le blâmer ou le punir. Il aimait caresser cette peau, dans le noir. Elle était si froide que cela lui semblait inquiétant. Cela ne l'étonnait guère que Kehlvehan se sente mourir s'il ne veillait pas au soin de son propre état. La caresse servait alors aussi, à le réchauffer, à transmettre un peu de son âtre comme on réanime un être sur le point de périr.

    La peau était douce à ses sens, probablement que la perfection elfique ne s'arrêtait pas à la magnificence de ce qu'on effleurait avec les yeux. Il savourait sa contemplation kinesthésique, la douceur d'un délicat vélin, épargné par le maniement rude des armes et des outils de champs. Il raffermissait son étreinte à la sensation des tremblements qui le secouait. Il ne savait pas s'il allait flancher. Si c'était son histoire, le manque d'alcool, ou les révélations... Peut-être tout à la fois. La tension se montrait ardente, sur ses propres doigts humains quand la force surnaturelle de l'elfe vint à le réclamer en soutien. Ses phalanges crispée dans une étreinte étroite, blanchissaient par le manque de l’afflux de sang mais il n'en souffrait pas... Et plus encore, il ne se retirait pas. Kehlvehan se retenait. Il aurait voulu lui dire de me pas contenir quoi que ce soit, mais cela aurait été dire adieu à l'habilité de ses dextres et cela aurait été fort dommage. L'histoire de Merithyn était extrêmement triste et douloureuse. Son empathie comprenait le choix qu'avait du faire l'elfe. Il l'acceptait et le vénérait... Mais tous les choix n'étaient pas aussi simples que celui de la chemise du jour. Il aurait voulu l'étreindre pour le réconforter, tout en ignorant comment l'elfe aurait interprété son acte. L'aurait-il accepté ? Ce soutien qu'il lui apportait ? Ou aurait-il refusé sa proximité ? Son parrainage ? Il se laissa happer par les explications qu'on lui fournissait au sujet de cet objet magique qu'on nommait Varda. Ses doigts reposaient sur sa gorge. Il sentait les perles, uniques en leur genre... Un peu comme Odrikatas. Rondes et vibrantes.

    Il aurait voulu refuser, vu l'état de Kehlvehan. Son souffle haché réclamait que l'homme à jeun se tienne tranquille, mais là encore, il n'eut pas l'envie de l'arrêter. Le Chante-Pluie avait droit de savoir et maintenant, s'il s'en estimait capable. Après tout ce qu'ils avaient évoqué ensemble, il ne doutait pas un ainsi que les pensées du baptistrel soient au diapason du Néant. « Allez-y. » Accepta-t-il dans un souffle qui n'osait qu'à peine perturber le silence revenu. Son pouce caressait son torse à présent, au travers du tissu délicat de ses vêtements. La texture était lisse, et perlait de raffinement. Sous ses doigts, il discernait presque le cœur de Kehlvehan battre dans un rythme chaotique. Son buste se gonflait à chaque respiration haletante. Le Gardien était à jeun, avec deux verres d'alcool dans le nez, déboussolé par le cours de leur conversation, secoué par les aveux qu'il lui avait fait et en dépit de cela, il voulait chanter tout en utilisant une colossale quantité de magie pour que Naal ressente les vibrations baptistral ? C'était fou. Mais c'était cette folie démesurée qui les transportaient, aidée par une foi débordante et pulsante, qui le conduirait vers la vérité qu'ils effleuraient à présent. Non, il ne voulait pas l'arrêter, mais il veillerait sur lui, à chaque instant. Il resterait le pilier sur lequel il pourrait se reposer en toute confiance. Il ancrait ses pieds dans le sol, au contact de la roche rugueuse comme un arbre enfoncerait ses racines dans la terre, pour tenir droit. Il épousait les formes rocailleuses, dans une stabilité à toute épreuve.

    L'accès aux vibrations le conduisit dans un monde inconnu et terrifiant. C'était comme plonger dans un lac d'eau gelée, tout en étant perdu au beau milieu d'une foule cacophonique. Le bruit était assourdissant, pour son oreille qui n'avait rien d'habituée à la saveur de tout cela. La Nature lui avait toujours parue insipide, dénuée de tout intérêt, et en cet instant, elle lui hurlait son existence avec une véhémence presque hystérique... Pour toutes les fois où il l'avait ignorée. Il sursauta et trembla. Il eut l'envie de se boucher les oreilles, mais aussitôt en eut-il l'intention que son corps s'était raidi, tétanisé. Les sons venaient de partout et de nulle part. Sa main se crispa sur les vêtements de son hôte alors qu'il avait inspiré l'air et bloqué sa respiration... Comme si cela pouvait apaiser tout cela. Il n'avait jamais aimé la magie par le passé, tout simplement parce que son usage aveugle rendait les dragons indispensables. Mais maintenant que ce n'était plus le cas, qu'il y avait un autre moyen, il s'y accordait avec parcimonie. Être sous le joug de la force de la trame l'effrayait... Jadis, dans son corps de Serviteur du Néant, il était immunisé. Il n'aurait pu sentir cette vague déferlante qui le balayait sauvagement, lui, l'étranger. Il tâcha de vider l'air de ses poumons, en quatre temps. Il expirait une première fois sèchement, puis relâchait la tension sur la seconde, jusqu'à ce que la quatrième soit lente et contrôler. Dompter sa peur était un petit pas salvateur.

    Le second pas fut celui de sa volonté qui dirigea le flux de cette cacophonie vers une seule source : le Gardien. Il l'écoutait lui et uniquement lui. Les vibrations entonnaient son chant-nom à ses oreilles qui comprenaient, à présent. Il contemplait cet homme mis à nu avec une profonde tristesse. Kehlvehan lui avait tant et tant accordé mais même dans la sincérité de ce qu'il lui avait dévoilé, ses paroles poignantes ne l'étaient pas autant que ce chant là. C'était un crève-cœur que d'entendre une pareille biographie comme on suit la chute lente d'une agonie programmée depuis l'enfance. Pourquoi ne l'avait-il trouvé plus tôt ? Il l'aurait aidé, il lui aurait montré le chemin du Néant. Il l'aurait éduqué pour qu'aujourd'hui il soit prêt... Pour que dans le Baôli, le Chante-Vide ait pu se consacrer et balayer Vehasiel... Car Véhasiel n'avait rien compris au Néant. Il utilisait cette force en lui donnant des ordres, en la tordant contre son gré, en la bafouant... Là où Kehlvehan l'aurait accompagné de toute sa tendresse et de sa sublime compréhension. S'il avait été là pour lui, Vehasiel ne serait plus et Kehlvehan ne souffrirait plus aujourd'hui. Il se sentait affligé et coupable... Tout comme il se sentait coupable de bien des maux. Il y avait tant d'endroits où il aurait du se trouver à un moment précis... Mais il avait préféré écouter sa vengeance. Il avait été humain dans ses intérêts personnels... Mais il avait trahi tous les autres. Il aurait voulu implorer son pardon, mais il n'étouffa qu'un sanglot, le retenant dans sa gorge alors que les larmes avaient déjà tracé leur chemin sur ses joues ambrées, camouflées par l'obscurité de l'endroit.

    Puis il sentit ses mains être soulevées par une respiration plus contrôlée, plus orientée. Un chant, à n'en pas douter par les longues expirations d'air. Ses doigts vibraient sur la gorge du Gardien, mue par le travail minutieux des cordes vocales. Il vint à rétrécir à nouveau son écoute sur les sons qui sortaient de cette bouche bien faite. Cette voix grave à la tonalité si juste, si équilibrée. Le son servit à lui faire perdre toute sa raideur et au travers des larmes tracées sur son visage, son sourire s'était étiré d'une joie indicible. Il y arrivait. Il y parvenait. Ce chant des plus somptueux vivait, incarné dans le lyrisme d'une harmonie travaillée, telle l'aube qui se levait pour baigner le monde d'une lumière salutaire. C'était chaud, dans sa gorge. Le travail l'ornait d'une balbutiante flamme, lascive mais dont le foyer ardent l’entraînait vers une langoureuse tiédeur. Les vibrations dans sa gorge s'étendait comme un ras de marrée, dans ses doigts, sa main et son bras, noyant tout sur son passage d'un engourdissement euphorique. Jusqu'à le secouer tout entier, jusqu'à le perturber d'un soulagement sincère à l'égard de l'elfe. C'était une consécration, une page qui se tournait par cette révélation pleine de superbe. Il chantait le Néant parce qu'il y était destiné. Il avait à présent la réponse à sa question, une direction dans laquelle marcher qui lui était connue alors que jusqu'alors, il avançait par volonté divine sans en connaître le terme. Cela ne changeait pas sa route, cela changeait sa conscience. Cela avait toujours été un honneur pour lui, Roi d'Almara, Oracle de Néant, d'aller à la rencontre de ceux que l'Unique lui désignait pour les voir s'éveiller à la certitude de servir cet équilibre créatif, sincère.Tous les enfants du Néant, tous ses frères, avaient commencé par lui... Et après la chute de son empire, il se relevait d'entre les cendres pour tendre la main à ceux qui lui survivrait et répandraient la parole de l'Unique.

    Auréolé de la victoire de cette réponse, Naal s'accorda la satisfaction d'écouter ces vibrations si chères à son cœur. Plus égoïstement, maintenant qu'il était assuré du contentement de Kehlvehan, il savourait l'instant de félicité. Ce chant faisait tout disparaître à ses sens. Il n' avait plus un bruit, plus une lumière. Seule la perfection du Néant demeurait. Ses mains s'accrochaient au Cawr et son souffle s'allongeait. Ses battements de cœur ralentissaient jusqu'à l'apaisement, comme plongé dans une stase, une bulle hors du temps. Sa tête tombait lentement en arrière, regard aveugle vers les cieux, alors que ses lèvres s’entrouvraient de félicité. Comme il aimait son Dieu, cette sensation de vide absolu où tout pouvait naître, où tout pouvait être créé. Sensible, il se délectait de toutes ses saveurs, comme amouraché par toutes ces valeurs. Il succombait à son adoration, vivante et viscérale. Le Néant n'était pas mort, il était toujours là. Les chimères lui avait odieusement prouvé, mais ce chant, ces vibrations-là, c’était la certitude que Néant n'avait pas nécessairement besoin d'être corrompu. Il pouvait rester pur et honnête avec lui-même et c'était cette transcendance qu'il aimait. Il vénérait l'instant, plein d'une affection tendre, sincère et séculaire. Son culte ne s'éteindrait jamais. De la petite flamme étouffée, il se faisait à nouveau brasier fervent, un fanatisme à son paroxysme. Il était le dévot des plus belles croyances, prosterné et si plein de piété et lorsqu'il se recueillait, ce n'était dans prière empruntes d'idolâtrie et de respect.

    Le silence, à nouveau, un silence imparfait, qui n'était plus du Néant. Il agrippa Kehlvehan qui tanguait dangereusement, le tenant tout contre lui, comme il le pouvait, le temps que l'elfe se stabilise à peu près sur ses deux pieds. « Respirez lentement... » souffla-t-il, le nez rendu dans son cou  alors qu'il remontait une de ses mains dans son dos, jusqu'à son épaule pour la masser brièvement. « Ça va aller. » Même s'il devait le porter pour rentrer ou même camper ici pour la nuit. Il veillerait. Il le tenait dans ses bras. Bien que le Gardien fut plus grand que lui, l'almaréen n'était ni à jeun ni épuisé par la magie. Il resta quelques minutes à attendre qu'il reprendre ses esprits, caressant son dos, d'un geste tendre destiné à le soutenir. Il suivait le tracé osseux de sa colonne vertébrale qu'il percevait à travers ses habits, l'apaisant directement à la source de son système nerveux, puis remontait dans sa nuque : « Vous avez réussi. » souffla-t-il à son oreille. Voyait-il maintenant le chemin qu'il n'avait cru voir. « Vous être un enfant prodigue. » Touché par la grâce de néant. Il était illuminé de toute sa gloire, joyau splendide à son diapason. Il posa sa main sur sa tête, tant pour l'étreindre que pour le glorifier dans un baptême sommaire mais sacré : « Et je vous bénis, Elēni du Néant. » La seconde syllabe du prénom était plus appuyée ; il signifiait voix, parole et musique en Almaréen. Et il était son frère à présent.

    Il passa méticuleusement le bras de l'elfe sur ses épaules  pour marcher à ses cotés et le mener. « Rentrons. » Il avait l'air de tenir debout, mais il ne voulait pas le perdre ou le voir tomber au sol de fatigue. Il réduisait ses efforts pour qu'ils arrivent à bon port. La marche fut longue et silencieuse jusqu'à ce qu'ils reviennent à la lumière des bougies, leur dîner encore sur la table, délaissé. A l'intérieur, il ouvrit son lit et l'installa pour l'asseoir, oreiller redresser, lui octroyant enfin le repos après leur épuisante soirée. Il lui ôta ses souliers dans les gestes maîtrisés d'un soignant expérimenté avant de le couvrir et d'aller lui préparer un thé chaud aux plantes narcotiques et décontractantes et de lui ramener quelque chose de consistant à manger. Il vint s'asseoir sur le bord du lit, en poussant un soupir destiné à relâcher la tension, alors que son regard revenait sur le baptistrel : « Comment vous sentez-vous ? »

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Sans nul doute était-ce là une forme perverse d'attente, inutile en l'absolu mais indispensable à ses yeux, ou en toute logique était-ce ainsi qu'un observateur extérieur le verrait certainement. Il l'admettait aisément, dans l'intimité sans jugement de leur nuit partagée, après s'être mis à nu devant lui, essence cœur et âme, n'ayant aucune peur de la façon dont il l'observerait. Il avait… foi… en son regard. C'était là une étrange notion, une notion neuve et curieuse, qui lui échauffait le corps et l'esprit. Jamais encore elle ne l'avait effleuré, mais il la contemplait désormais avec une profonde révérence. Avoir foi en quelqu'un était différent d'une simple confiance pour lui, sans qu'il puisse réellement l'expliquer logiquement, rationnellement. La confiance naissait d'une connaissance profonde de la personne, la foi était d'un autre matériaux et elle n transperçait pas seulement le doute ou l'ignorance. Parce qu'il était au-delà du doute et de l'ignorance et que Naal l'en tirait. C'était un ressentit, physique, dans les gestes et la voix de l'almaréen, qui nourrissait son acceptation silencieuse et la simplicité avec laquelle il s'abandonnait, laissant tomber un à un les verrou de sa conscience malmenée, ouvrait ses secrets. Il avait foi en sa parole, il avait foi en son cœur. En un sens, il se sentait extrêmement stupide et même gêné, sans pouvoir faire autrement qu'admettre l'aisance avec laquelle ils partageaient, et se répondaient. Mais il ne l'aurait rejeté pour rien au monde. Pas maintenant, pas alors qu'il sentait ses doigts contre la peau de sa gorge, leur chaleur intrinsèque comme un baume, tandis qu'il lui faisait effleurer le coeur-bouclier.

Et il attendait. Son accord. Sa participation. Son soutien. Il sentait son souffle, chaque inspiration, chaque expiration, la caresse de l'air contre sa peau délicate, comme des doigts spectraux. Inconsciemment, sa propre survie rejoignait la sienne, comme une réponse, une danse discrète, l'union de leurs deux volontés. Hachée, l'exhalaison tremblait, frémissante de sa soudaine détermination, de cette sauvage exaltation d'une volonté s'arrachant aux toiles d'une agonie programmée pour tenter de trouver son renouveau, sa réponse mille fois espérée. Il était prêt à le faire, faible, la tête légère, défait de toute sa dureté, défait de ses verrous et du poids de sa propre solidité. Il était prêt à le faire, à se lancer à corps perdu dans l'éthéré, dans l'obscure, dans l'occulté, sur les traces de cette chimère qui se dessinait, qui, peut-être, n'était pas réellement une chimère. Qui, peut-être, était une réponse à sept cent ans de souffrance silencieuse, d'incertitude, de rejet. Il buvait son souffle, tremblant de l'idée même de ce qu'il désirait, mais se raccrochant à lui comme à une porte qu'il ne pouvait franchir seul, comme à un gardien de sa propre intégrité, comme à un guide sur ce chemin encore étranger. Il dévorait sa fébrilité, dans son attente grisée, dans son besoin de rejeter ces chaînes qui, soudainement, par la présence de cet homme, semblaient ne plus être l'ancre d'une insupportable destinée. Il accueillit alors l'acceptation comme myrrhe sur sa langue, tiède brise d'un printemps révolu, oublié sous le givre de son hiver condamné. Il soupira, doucement, goûtant cette étrange forme de liberté qu'il lui avait abandonné, coupable un bref instant d'apprécier qu'un autre le jugule, et puisse lui interdire un excès.

Sa poigne douce et l'acceptation pesée, offerte avec un immense respect était plus agréable que la plus alcoolisée des boissons. Et alors, sous l'agrément, il libéra son énergie, emplissant Varda pour activer le glyphe délicat qu'il portait et qu'il avait fait graver sur un étrange coup de tête. Une étrange prémonition, la sensation qu'il le devait, que cela pouvait jouer un rôle. Tout comme il avait refusé son ordination pendant plus de cent ans, mu par une volonté qu'il acceptait sans la questionner, mu par l'assurance tranquille, paisible, qu'il devait en être ainsi. Et le glyphe s'activait pour la première fois, gorgée de puissance baptistrale, Il le sentait, intimement, comme si, soudain, une autre conscience s'était glissée en lui, tout au fond de son être, dans les recoins les plus reculés, les plus sombres et les plus intimes. Ses sens les plus précieux, ainsi partagés, rendus accessibles pour cet unique, cet être qui l'accompagnait dans ce moment de vérité. Il savait ce qu'il devait ressentir, ce premier pas dans un monde à l'existence magnifié, et ne pouvait qu'imaginer ce que cela devait être pour Naal si proche de Néant. Il se souvenait sa propre noyade lorsqu'il était sortit de l'observatoire céleste pour la première fois, lorsqu'il avait posé le pied sous la lumière, contemplé le monde extérieur. Il enlaça ses doigts, posa le front contre le sien, et après un instant, laissa son souffle courir, libéré, relâché, en une première note qui vint faire vibrer ses cordes vocales, sa gorge puis son torse tout entier.

Le son fut une libération, le son fut émotion, intense abandon, couronnement vorace, impériale abdication, le son fut sang et âme et cœur et drame, le son fut le deuil qu'il n'avait pas réussi à porter, les décisions qui l'avaient empalés de leur poids implacables. Le son fut l'intense désir qu'il avait d'exister et de périr, inextricablement lié, le son fut un appel au monde entier, un défi, une vérité, telle qu'il n'en existait jamais. Le son fut larmes et cris et jouissances et secrets. Le son fut silence, beauté insoupçonnée, dévorant le monde alentours jusqu'à n'en rien laisser, gagnant en puissance alors que son cœur blessé s'arrachait aux entraves qui le tuait pour courir, pour rugir d'une puissance insensée, une vibration unique et impérissable, aux milles nuances et pourtant toutes liées, alors que son âme déchirée et restreinte balayait l'univers qui l'avait contrainte et courbée, gagnant en puissance, en volume, gagnant en pouvoir, emplissant l'air jusqu'à le dissiper, saisissant dans une spirale enfiévrée cette modulation sublime, immortelle, unique, impossible à décrire car elle était éternité, infinies possibilités, ramenant les plus beaux joyaux de la création à de simples dessins d'enfant alors qu'il régnait, sans partage sur ce fragment d'univers qu'il étreignait, absorbait, équilibrait. Sans le vivre, désormais, extérieur, au cœur de ce son qui n'en était pas un, délaissant les limites de son corps mortels, les dissipant d'un revers de la main, d'une inspiration. Il chantait, pour tous les silences qu'il s'était infligé, pour toute la peine, la solitude, pour toute l'incompréhension, pour toute la violence réprimée. Il chantait pour le monde qu'il aimait et il le chantait comme lui le voyait, affinant la barrière de l'existence pour la sublimer, la balance parfaitement ajustée.

Le son n'était pas son, pas tout à fait, il était également silence mais un silence magnifique, un silence qui était l'absence de son, au-delà du point d'équilibre, au-delà de l'existence, pour révéler son contre-pied, nichant là, autours d'eux, le vide premier, l'immensité dont tout pouvait jaillir et ou rien n'était rejeté, où tout se rejoignait, ou tout se complétait, fondu en l'unique, fondu en cette enivrante vérité, vérité unique et authentique, celle qui ne possédait pas de facettes, pas de biais, qui ordonnait à tout ce qui existait, car elle était l'essence même dont l'existence était créée. Néant était pur, ainsi déployé, Néant était sans être, un cycle complet, qui venait alors édicter, comme un équilibre retrouvé. Il sentait en lui à quel point il était alors soulagé, à quel point il était alors paisible, apaisé. Plus de doutes, plus de peurs, plus de cette horrible impression d'être toujours mal placé, déplacé, au-devant des débordements de ces êtres au cycle brisé. Il acceptait. Il acceptait en cet instant, sa propre douleur, la mort de sa fille, les épreuves subies, il acceptait tout parce que tout cela avait une place, dans l'immensité, et au-delà de lui, il acceptait le monde, comme une minuscule tâche de couleur dans un océan lacté. Il cessait de se battre, il laissait aller, il cessait même d'être, pour ne battre qu'au rythme d'une musique divine qui l'enivrait, qui le détruisait pour le recréer, pour le purifier, qui transformait ses sanglots en appels sauvages et magnifiés, il n'avait plus de voix, sa voix n'était rien et tout, pluie, orage, brise, feu, deuil et naissance. Il jouait de ce point d'équilibre comme il jouait de sa tonalité, présente et absente, cri d'horreur et jouissance.

Il se recréait, autours de ce son silencieux, baignant dans ce vide prégnant qui défaisait chaque pensée pour la reconstituer, et il en sentait l'éclat étouffé en celui qu'il retenait encore, uni à lui dans l'absence de limites d'existences, un et entier, comme s'ils n'avaient jamais été séparé. Et dans sa témérité, dans son aveugle consécration pleine d'une divine ébriété, il vint à emplir l'être avec lequel il partageait cette éternité, lui offrant le chant, lui offrant leur substance jointe, lui offrant cette impossible sensation d'unité et d'éternité, cette gargantuesque possibilité, cette vérité, si belle qu'il en mourrait, et renaissait avec lui, la mort n'avait pas plus de prise que la vie car il ne lui en donnait plus, il en faisait des notes d'une sublime symphonie. Néant était la partition, le reste n'était qu'une éphémère perdition, belle mais sans relief sans cette immensité, ce vide qui avait tout porté, tout scellé, tout dessiné dans les ondoiements immémoriaux. Ils pulsaient ensemble, dans une même immensité, dans une même parfaite vibrance primordiale et en cet instant, le chanteur d'origine ne pouvait expliquer comment il avait fait pour vivre jusqu'ici sans ce sublime ordonnancement. C'était un hymne du plus profond de tout ce qu'il était, c'était une révérence, une vénération, une ode, une acclamation. C'était tout son être qui s'offrait avec l'innocence première en cet instant, à cet état d'odhr parfait, plus parfait qu'il ne l'avait jamais été. Il laissait l'essence du chant prendre possession de lui et le guider, il n'était plus que son réceptacle, son vaisseau, son ordalie. Il dévora la peine et la culpabilité de celui qui le complétait et le guidait de sa présence sacrée, il avalait les sanglots, les regrets, l'invitant à être, à baigner dans ce qui les réunissait, à se vider de ces tourments pour ne laisser que Néant.

Que Néant.

Un instant sans temps. Sans rien d'autre que Néant.

Puis tout revint, très lentement, tandis qu'il cessait de chanter. Il se sentait exister avec plus de violence et de totalité qu’auparavant. Néant ne l'avait pas détruit. Il l'avait complété. Restaurer son équilibre. Et son espoir. La pureté de sa dévotion à l'équilibre premier. Il se sentait lui-même exister, en exergue avec l'éternité, et à ses côtés, il sentait celui que Néant avait enfanté, comme un dernier don avant l'effacement d'une personnalité. Il vacilla, très faible et se laissa supporter par Naal. Il lui obéit, sans réfléchir. Sa peau terriblement sensible le faisait frémir à chaque souffle que l'humain échouait sur le derme de soie blanche. Ça allait. Oui, il avait raison. Ça irait. Ça allait. Mieux que jamais auparavant. Mais il n'avait pas la force de parler. À peine celle de tenir debout et de ne pas s'écrouler en l'entraînant dans l'herbe avec lui. Lentement, il reprit pleinement conscience dans le monde physique, quittant celui psychique pour sa défroque mortelle. Tremblant, l'elfe cilla, une fois, deux fois. Était-ce lui ou Naal était-il plus grand ? Juste un peu plus grand. Il se laissait porter, bercer… Il pouvait suivre avec une étonnante netteté le tracer de sa main sur son corps. Il était là. C'était comme une réponse universelle, dernier reliquat de son expérience musicale et divine. Lentement, Kehlvehan se redressa, précautionneusement, et se fendit d'un léger sourire lorsque son compagnon affirma sa réussite. Le son de sa voix avait plus de nuances encore, il sentait son accent, en percevait les vibrations et ondulations, la chaleur et la richesse. Lentement, il l'enserra à son tour d'un bras, un bref instant, saisi par le sacré de l'instant qui venait résonner en lui.

La surprise vint main dans la main de l'affection reconnaissante et d'une découverte aussi timide que fragile dans sa préciosité. Le nom résonnait avec une inimitable beauté, aux couleurs d'Almara. Elēni. L'empreinte se gravait lentement en lui, comme en terre vierge. Il ferma ses yeux anthracites sous la main apposée à son front et se laissa porter par sa mélodie, sa puissance, sa symbolique, son importance. Il resta silencieux, immobile tandis qu'il s'ancrait dans la réalité, puis il s'appuya sur lui, pour cheminer. Sans conscience du temps qui passait, il lui sembla n'avoir marché qu'un bref instant avant qu'ils ne soient baignés par la chaude clarté de sa demeure. Docile, il se trouva bien vite installé sur son lit, bougeant à peine tandis qu'il l'observait, aller, venir. Le nom résonnait encore à ses oreilles. Il voulait lui demander ce qu'il signifiait. Il le ferait, certainement. Mais avant cela, la question vola son souffle en un sourire épuisé qui brouilla ses traits durs. Voilà qui était difficile à expliquer. Il savait que Naal partageait encore les sens baptistraux mais il ne devait pas avoir eu l'idée de l'espionner. Ou il lui offrait trop de son respect pour cela. La seconde possibilité était sans doute la plus juste. Se détendant à nouveau, il observa, par-delà la chambre, l'obscurité. Mais elle n'était pas complète. Elle n'était pas Néant.

« Paisible. Affamé. Épuisé »

C'était un bon constat, relativement complet, pour le moment. Il observa ce que l'humain lui avait apporté et une ombre de trouble vint passer sur ses traits. Sa voix glissa entre eux comme une brise, basse et tranquille, douce. C'était une confession, un partage de cette expérience sans commune mesure.

« Je vous sentais… lorsque je chantais. Je vous sentais comme si vous étiez une part de moi, en moi… comme si nous n'étions qu'un »

Son regard tomba sur sa main droite, pour découvrir qu'Odrikatas y était encore logé. Il ne l'avait pas lâché, à aucun moment. Les perles d'ambre résonnaient désormais de son énergie, alors qu'elles étaient restées inertes lorsqu'elles avaient été déposées dans sa paume dans le jardin à colonnades. La foi ne mentait pas.

« C'était unique.. »

Un vague sourire épuisé prit naissance à ses lèvres alors qu'il portait sa main libre à son cou, et de Varda, décrochait une unique perle de pureté. Elle était noire, d'un noir absolu, et pourtant pas tout à fait noire. Elle pulsait lentement, sourdement, de la force qu'il avait libéré. Du chant de Néant, dont un fragment se trouvait enfermé en sa surface autrefois brillante.

« Pour vous, frère »

Il l'avait comprit instinctivement, sans aucune question, sans aucune demande. Il lui tendit la perle, espérant qu'il l'accepte. C'était un présent sans aucune arrière pensée, un présent pour sceller ce qu'ils avaient accomplis, ce que Naal lui avait offert, lui avait montré. Plus encore, c'était un don du cœur. Il avait sentit, vu à quel point Naal aimait Néant… il espérait pouvoir lui offrir un fragment de ce que l'almaréen lui avait donné avec tant de générosité.

« Que Néant soit avec vous... »

Un instant, il se sentit vaciller de nouveau et fut heureux d'être ainsi installé. Manger ne lui demanda que l'effort de rester conscient et le thé le réchauffa plus qu'aucun alcool ne l'avait fait récemment. Il le bu entièrement, reposa la tasse et glissa sa main dans celle de l'homme pour la serrer légèrement. D'une voix toujours paisible, il l'interrogea sur la signification du nom qu'il avait reçu, et sur la langue qu'il parlait. Il laissa la chaleur du parler le bercer, se mêlant aux narcotiques jusqu'à ce qu'il s'endorme, vaincu d'un sommeil sans rêves. Il dormit comme il n'avait plus dormit depuis très longtemps, plongé dans une torpeur salvatrice qui ne s'étiola qu'aux premiers rayons du soleil, perçant dans la chambre pour venir caresser sa peau de marbre. Inerte de longues minutes, baignant dans une paix indicible sur l'instant, ce furent deux prunelles d'un noir de charbon qui tombèrent sur la forme prostrée de l'almaréen. Un moment perplexe et désarçonné, l'elfe comprit peu à peu au poids dans sa dextre qu'il s'était assoupit sans le relâcher, l'obligeant égoïstement à demeurer là, de façon fort inconfortable. La gêne ainsi que les scrupules ne tardèrent guère à lui serrer le torse. Il n'avait pas voulu lui infliger ça, encore moins après la nuit passée… Un moment figé, Kehlvehan se décida finalement à ne plus goûter cet instant figé, et voulu l'éveiller de quelques notes d'une douceur qu'eux seuls, en ces lieux, pourraient apprécier. Le voyant prendre conscience, il eut un très léger sourire.

« Le lit était assez grand pour deux, Naal »

Puis, se rembrunissant, il souffla dans la continuité.

« Je suis désolé… »

descriptionLa balance de Néant [PV Naal] EmptyRe: La balance de Néant [PV Naal]

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    Le constat tombait. Dans sa netteté et sa précision, il arracha un sourire paternel à l'almaréen. Il existaient de ces personnes bien avisées qui savaient se regarder avec lucidité et synthétiser leur être avec justesse. « C'est parfait. » répliqua-t-il, avec la même perspicuité simpliste mais réelle. Qu'il soit affamé et épuisé ne l'étonna nullement ; rien qu'un repas solide et une bonne nuit de sommeil ne pourraient résoudre. Leur appel avait mûri et s'en trouverait auréolés, à présent. En vérité, c'était qu'il soit paisible que le monarque trouvait parfait. Cela aurait pu l'agiter, le perturber. Mais il était en paix et Naal ne pouvait qu'applaudir cette détermination et cette acceptation pleine de sagesse. Il prenait la nouvelle plutôt bien, sans hystérie aucune, sans dérèglement. Les choses étaient venues naturellement, comme si elles devaient être ainsi, authentique et d'une continuité harmonieuse qui ne saurait perturber personne, et encore moins le premier intéressé.

    La confession soufflée était tout aussi juste, bien que tendancieuse. Il aurait aussi bien pu parlé d'une nuit chaleureuse que venaient de passer deux amants, dans l'obscurité sans lune, que cela n'aurait guère fait de différence fondamentale. La comparaison n'avait rien d'étonnant, au final. C'était même mieux en un sens. Mieux que tous les harems et les hommes auxquels le Roi d'Almara avait pu goûter jusqu'alors. Même après deux millénaires d'expériences qui auraient pu tarir ses sensations, il trouvait, en l'instant de leur union consumée, cette sensualité exacerbée et cette extase prophétique qui l'avaient foudroyé de vibrations intenses et délicieuses. Il aurait menti en affirmant n'y avoir pris aucun plaisir. Cela n'avait aucune commune mesure, c'était extraordinaire, comme tout ce qu'actait le Néant en terme de miracle ou d'instants à vivre. Il était frappé comme un habitué, là où, pour Kehlvehan, c'était une première fois. Il n'était pas le premier qu'il dépucelait en l'inondant de l'essence croyante, et probablement pas le dernier. Mais cela n'enlevait rien à la pureté de ce partage et à son caractère unique. Cela d'autant plus que depuis sa mort en Almara, il n'y en avait pas eu d'autres. Pas un seul pour lui faire ressentir cette consécration.

    Ce soir, il avait pu renouveler ses vœux d'amour envers Néant, tel le prétendant transit, depuis des siècles, se languissant d'une dulcinée inatteignable mais qui, dans sa bonté merveilleuse, lui laissait droit tantôt au songe, tantôt au rêve éveillé.  Unique, oui. C'était unique à chaque fois. Ses mires claires teintées de l'ombre de la pièce accrochaient l'éclat d'ardoise qui lui faisait face, approuvant silencieusement la sensation partagée. Il acquiesça d'un signe de tête, songeur et accueillit le présent avec prudence : le don était si précieux qu'il ne voulait pas le voir se briser. Il sentait les vibrations du chant, encore présents dans cette sphère parfaite. Tous ses élèves lui avaient toujours fait ce genre de cadeau sincère, à un moment ou un autre de leur apprentissage. Il se souvenait d'Aldakin, enfant, lui murmurant au creux de l'oreille une longue prière apprise par cœur. Il sentait encore son souffle enfantin sur sa peau, les hésitations naturelles dans sa récitation consciencieuse, sa petite main dans la sienne, nerveuse et craintive à l'idée de se tromper et d'offenser Néant. Il se souvenait de sa voix pleine de jeunesse, celle qui deviendrait la parole charismatique du Culte... Et celle qui scanderait des calomnies.

    Sa gorge se sera, ne sachant s'il était prêt pour recevoir un tel présent à nouveau. Il craignait la trahison comme le pire des fléaux de ce monde. Mais parfois, il fallait bien sauter dans le vide, prendre des risques pour cesser de vivre cloisonné par des peurs. Il était heureux que Kehlvehan lui offre cette opportunité. Ses prunelles s'ourlaient de larmes contenues, rendant aux teintes céruléennes un réverbération brillante à la lumière des bougies. « Merci... » avait-il répondu, bas, laissant son hôte manger pendant qu'il contemplait la sphère parfaite et sombre. Il leva ses yeux sur lui lorsqu'il fut interrogé sur la signification du nom dont il l'avait baptisé. « Cela veut dire voix. Ou parole, musique, harmonie selon le phasé. Par ce qu'est capable d'invoquer votre chant, c'était le titre  qui me paraissait le plus adéquat, pour vous. Nos noms ont tous une signification, ils sont souvent le reflet de ce que nos parents attendaient de nous, à la naissance. Aldakin signifie 'don'. Il avait été offert par ses parents au Culte, car ils ne pouvaient pas l'éduquer. Il est devenu le Don du Néant. » Il eut un sourire, en coin, attendri autant que triste.

    « Naal veut dire 'personne'. J'étais le troisième enfant d'un roi, celui qu'on offre au temple. 'Personne' pour ma famille, je n'étais pas destiné à régner mais Néant a voulu que 'personne' ne régisse l'Almara, sinon lui-même, pour ne pas reproduire les erreurs faites sur Angellan. Comme si tout était écrit à l'avance. » Sa voix c'était faite lente et songeuse  avant qu'il ne demande à son tour : « Est-ce que Kelhvehan signifie quelque chose dans votre langue ? » Mais il réalisa bien vite que Kelhvehan s'était endormi. Son œil avisé regarda la tasse vide. Bien, il allait passer une excellente nuit sans rêve, juste en compagnie du vide... Et il en avait besoin. L'almaréen s'apprêta à se lever lorsqu'il se rendit compte que le Gardien le tenait encore... Et allez vous défaire de la poigne d'un elfe ! Qu'à cela ne tienne, il finirait bien par se relâcher en tombant de sommeil. Naal tâcha donc de manger, avec une seule main. Mais comme il était habile, cela ne lui posa pas de soucis. En revanche, le Cawr ne se relâchait pas le moins du monde.

    De sa main libre, Naal défit les boutons de la tunique d'une teinte vert d'eau que portait son endormi, dévoilant un buste qu'il contempla comme tout ce qu'il contemplait d'elfique chez cet homme : longuement béat. Ces mires suivaient les douces courbures à l'harmonie exaltée. Sa curiosité l'orientait vers une intrigue pleine de découverte. Il lui passa un baume à la très forte odeur de camphre, qu'il avait préparé et apporté sur la table de chevet. Le geste était délicat, précis, comme un médecin... Mais également tendre et fasciné, savourant son grain de peau au contact de la pulpe de ses doigts. Sa propre peau, ambrée et parcourue d'arabesques sombres, faisait un contraste saisissant avec la blancheur pâle et pure qu'il couvrait d'attention. Il se pencha en avant, pour embrasser sa tempe. Il avait de nouveau un Frère et cette nouvelle lui chatouillait le ventre comme si des milliers de papillons y grouillaient, euphoriques. Il veillerait sur lui et puisque la dextre ne voulait pas le libérer, alors il commencerait cette nuit. Il mit les genoux à terre, et pria.

    Ce fut la voix douce de Kelhvehan qui le tira des limbes du sommeil où il était tombé. Son timbre harmonieux le hélait comme un père se réveille aux babillements de son enfant, avec cet instinct qui dépassait tout les autres sens, et de loin. Il redressa la tête, ses prunelles claires transpercées par les rayons d'une aube immaculée embrassèrent le fin sourire qui lui était destiné, et auquel il répondit d'un similaire. A sa remarque, il prit conscience de son corps et de la douleur engourdie de ses jambes qu'il accueillait de bonne grâce puisqu'il en avait l'habitude. Endurer était sain pour apprendre à repousser ses limites. Sans bouger pour l'heure, de sa position inconfortable, il déposa un baiser sur les doigts de la main qui le retenait encore, malgré la désolation affirmée. « Ne le soyez pas. Le lit était assez grand pour deux, mais c'est à genoux que je prie. Après ce que nous avions vécu hier soir... » Et Dieu savait combien cela avait été d'une intensité incroyable.

    « J'avais beaucoup à prier. J'ai remercié Néant de m'avoir guidé jusque vous. Vous et moi avions besoin de nous rencontrer et bien plus que cela... Vous aviez besoin d'une part de moi pour éveiller votre foi. J'avais besoin de vous pour donner cette part de moi qui vous était destinée... Et que je ne savais pas comment donner à nouveau après avoir... Trahi ce don qui était mien. » Ses lèvres se pinçaient d'émotion avant de s'étirer dans un sourire paisible, à nouveau. « J'ai été puni pour mes pêchers. » Il avait laissé Aldakin lui arracher l'Almara. Il n'avait pas su trouver les mots et les arguments. Il avait laissé le peuple de Néant s'offrir au Tyran Blanc. Le dragon lui avait déjà volé son cœur... Mais il avait aussi volé le peuple que Néant avait aimé démesurément. Et lorsque son Dieu lui avait offert une nouvelle chance, Naal avait délaissé son peuple au profit de la vengeance. « Et avec vous, j'entrevois la rédemption. J'ai loué la miséricorde de l'Unique et j'ai prié pour vous. Pour que Néant veille sur vos jours, pour que je puisse me trouver à vos côtés à chacun de vos pas jusqu'à la consécration, pour avoir droit d'admirer les prodiges de Dieu, incarnés en vous. Ce que vous avez fait, hier soir, c'était... »

    Il sembla chercher, mentalement, et s'égarer pour revenir bredouille : « Je crois que je n'ai pas de mots pour le décrire... Encore moins en langue commune... Et sûrement pas assez de prières pour le louer... Aussi n'ai-je écouté la raison au profit de ma foi, lorsque mon corps m'a crié sa fatigue et que je voulais prier encore. Je me suis endormi inévitablement... Mais en vérité, j'aurais probablement moins bien dormi, là, étendu, avec dans le cœur cette sensation d'inachevé, qu'ici, à genoux, avec la certitude d'avoir été au bout de mes limites et trouver le sommeil avec le nom de mon dieu au passage de mes lèvres. » Les paroles d'un fanatique, à n'en pas douter, mais n'était-ce pas extraordinaire d'aimer ainsi jusqu'à la déraison ? Vivre tout avec passion, dans la conviction béate que rendre quelqu'un heureux ? « Ne soyez pas désolé, j'ai bien mieux dormi cette nuit que depuis bien des années déjà. » Et il pensait bien que Kelhvehan lui en dirait autant. Il libéra enfin sa main de la sienne, emportant Odrikatas et la perle de Néant alors qu'il se relevait, fourbu pendant quelques secondes, le temps que le sang circule à rythme normal dans ses membres postérieurs. « Je vais vous laisser vous lever. Je vais préparer le déjeuné. »

    Ce disant, il quitta la chambre en refermant la porte derrière lui après avoir emporté les récipients qui avaient porté repas, boisson et baume, hier soir. S'occuper les mains, pendant sa prière de l'éveil, lui fit du bien. Il prépara des œufs brouillés accompagnés des quelques fruits frais délaissés la veille sur la table. Il prépara un thé, aromatisé aux coquilles de cynorrhodon, à la menthe aquatique, aux fleurs de lavande et au poivre, destiné à favoriser la méditation. Ses frères d'Almara avaient du passer pendant la nuit, puisque qu'un coffret de bois, gravé du sceau de leur peuple était posé  sur la table. Ils avaient du le chercher et n'avaient pas osé entrer à l'intérieur, trop bien éduqués qu'ils étaient. Ses doigts tatoués effleuraient pensivement le blason gravé quand Kelhvehan l'avait rejoint. Il avait rétréci, non ? Il le trouvait moins haut. Les elfes pouvaient changer de taille ? Amusant. Délaissant les préparations encore fumante sur la table, il invita à Gardien à s'approcher.

    « Ma mémoire couvre deux millénaires et... Valar morghulis : tous les hommes doivent mourir. Je ne voulais pas qu'elle s'éteigne avec moi. Les épreuves qui ont mis ma vie en péril m'ont fait prendre conscience que je suis éphémère, maintenant. Là où j'étais assuré, par le passé, que Néant me ramènerait, indemne, si mon corps venait à faillir, pour que je transmette à son peuple notre longue histoire. Ce n'est plus le cas, à présent. Et si je veux que ma mémoire, la mémoire d'Almara dans son entièreté, me survive, il me faut la transmettre. Ou la faire garder. Et c'est ce que fait votre Ordre, n'est-ce pas ? » Il chercha à croiser son regard pour y trouver l'approbation à son propos. « Alors, je suis venu vous confier ceci. » Il défit l'attache du coffret pour l'ouvrir, et d'un geste délicat, il en sortit un épais livre dont le parchemin était encore trop clair pour être ancien. La couverture de cuir  avait été gravée par ses soins du blason de la famille royale des Sarawyn, sur lequel on distinguait, entre autre, une corneille... Comme un signe avant-coureur. Comme si tout avait été écrit et destiné depuis des millénaires.

    « J'ai écrit, pendant ma convalescence à Délimar, tout ce dont je me souviens de mon histoire. L'histoire du roi unique choisi par l'Unique pour guider son peuple adoré, et avec lui, l'histoire d'un peuple de prières et de cohésion. Je l'ai écrit en langue commune, pour le partage. Mais il n'est pas impossible que l'almaréen me soit venu plus facilement, sur certains passages, en particulier sur des paroles de mes contemporains dont je me souviens mot pour mot, et dont je ne voulais rien changer. » Il entrouvrit une page, en tourna quelques unes, pour trouver un exemple. L'alphabet lui-même dénotait du commun par ses formes rondes et symboliques. « Il a été recopié pour Délimar et pour mon peuple, mais celui-ci est l'exemplaire fait de ma main. Il y a aussi quelques croquis de ce que je n'arrivais pas à décrire par des mots ou... Tout simplement pour transmettre les images encore à peu près nettes que j'avais en tête. » Il tourna quelques pages pour en trouver un d'exemple, un dessin du temple de printemps dans la huitième capitale d'Almara. Peuple sédentaire, ils avaient été aussi nomades puisqu'ils avaient eu pour habitude de prendre à la terre tout ce qu'elle avait pour dresser de brillants édifices. Ainsi la capitale s'était étendue, déplacée, et une partie de la ville abandonnée dans leur sillage. Parfois, ils avaient construit à nouveau, des kilomètres plus loin.

    Il tourna encore quelques pages pour tomber sur le portait d'Aldakin adolescent et, plus loin, on y trouvait aussi Thélem. La lance du Prêcheur que Naal avait brisée mais qui, autrefois, lui avait mis le coup de grâce. Le décor gravé dans le marbre de l'endroit où il avait été assassiné et qu'il avait contemplé, pendant qu'il se vidait de son sang et s'éteignait. Il y avait un autel aux proportions qui semblaient humainement démesurées, pour la gloire de Néant. Il y avait une dague en verre noir, savamment ouvragée, et un homme à genoux pour prier. Une couronne royale aux pierreries sombres. Un homme chevauchant un dragon aux ailes déchirées, pour le tuer. Un atelier de médecine. Une énième salle du trône. Il y avait beaucoup de ces reliques abandonnées en Almara, à défaut d'être présentes ici, elles étaient encrayonnées. Elle représentaient des visages trépassés ou des constructions, petites ou grandes, faites des mains des almaréens. Mais aucun paysage, aucune nature, aucune étendue sauvage. Elles n'avaient jamais eu le moindre intérêt pour l'Almara.

    Il referma délicatement l'ouvrage pour le ranger tout aussi précieusement dans le coffre de bois, d'où il tira à la suite, deux carnets. L'un très ancien, usé, sale et un autre bien plus récent. « Un livre de prières. Celui-ci appartenait à Aldakin. J'aurais voulu le brûler, pour détruire les falsifications de ses notations, ici et là. Une interprétation erronée mais... Cette erreur, elle fait partie de mon peuple. Nous nous sommes bel et bien trompé. En toute honnêteté intellectuelle, je ne pouvais ni le détruire, ni l'avoir sous les yeux comme une torture lancinante venue me rappeler cet échec. Vous me soulageriez de l'accepter. » Il entrouvrait quelques pages. « C'est en almaréen, j'avais écrit ce carnet avec Aldakin, pour lui apprendre, prière après prière. Il apprenait, et lorsqu'il la savait assez bien, lorsqu'il l'avait comprise, je lui en donnais une autre. » Son regard se teintait d'une tristesse profonde, ce quelque chose qui le torturait et ne cesserait jamais de le hanter. Cet enfant, le Culte l'avait accueilli comme le 'don' qu'il était. Naal lui avait donné de son temps, de sa patience, de son amour. S'il avait su que tout cela finirait avec une lance au travers du corps... « Je vous l'ai traduit, également, en langue commune, pour que vous compreniez. Peut-être apprendrez-vous quelques rudiments de l'almaréen... Je trouve qu’apprendre ma langue en commençant par des prières est la plus belle façon de comprendre ma langue. Parce que cela va au-delà des mots, cela transmet une culture. »

    Il n'avait pas traduit les annotations d'Aldakin. Il ne voulait pas. Il ne pouvait pas. Mais si le Domaine était curieux, il y parviendrait peut-être. Il reposa les deux carnets dans le coffre pour en sortir un plus petit coffret, gravé du sceau de Néant, cette fois, le même que sur Odrikatas. En son sein, il contenait un komboloï aux perles ténébreuses, à la rondeur pleine d'ergots. « C'est du verre noir. Ce n'est pas facile à tailler, même avec du diamant, même dans une forge. C'est pour cela que les perles sont irrégulières. Il a perdu ses pouvoirs depuis... » Il esquissa un sourire triste. Depuis la mort de Néant : « Mais il fait parti de mon peuple et sa singularité. Nous l'utilisions principalement pour des armes. » Mais les armes ne pouvaient pas entrer dans le domaine alors... Il avait trouvé un plan B. Il leva les yeux sur le collier au cou de Kehlvehan : « Vous permettez ? » D'un geste habile, il lui ôta et tout aussi habile, il commença à démonter Odrikatas pour aller y placer la Perle de néant en retirant l'une des rondes ambrées. Il glissa cet ajout entre les deux diamants de pureté du collier du Gardien, comme un échange de bons procédés. Il lui donnait une perle et Naal lui en rendait une. Après ce qui s'était passé la veille, cela avait un sens tout particulier puisqu'Odrikatas les avait relié.

    Il vint remettre le bijou soigneusement au cou de l'elfe, dégageant une mèche de cheveux, si douce, en la coinçant derrière une oreille pointue, qu'il effleura tout du long, intrigué. Est-ce qu'il avaient un os là dedans ? Ou juste du cartilage ? Est-ce qu'il pouvait les bouger comme les animaux ? Les dresser avec des muscles ou afflux de sang ? Trahissaient-elles leur attention ou leur peur en se mettant en arrière ? Réalisant qu'il éternisait son geste trop longuement, il retira sa main et la noua avec l'autre, dans son dos : « Pardonnez moi. Il ne m'a pas été donné l'occasion d'approcher un elfe d'aussi près. » Il se mordit la lèvre et recula un peu, sans pour autant lâcher son interlocuteur du regard : « Il y a quelque chose de particulièrement fascinant dans l'harmonie de vos traits desquels peine le regard à se détourner ou... Votre contact. » Une brève rougeur, éphémère, mais qu'il assumait puisqu'il ne cacha rien de son visage pour s'en préserver : « Cela me rend curieux. Je ne souhaite pas vous paraître déplacé. » Il sembla hésiter, quelques secondes, songeur. Sa tête se penchait subtilement sur le côté : « Pourriez-vous couper mes cheveux après le déjeuné ? » demanda-t-il enfin.

    Cela devait paraître bien impromptu comme requête : « Je ne les ai pas coupés depuis que Néant m'a réincarné. C'est un peu comme... Un abandon. Ma déchéance, une part de ma pénitence. La trace de l'errance que vous avez essuyé. » Hier soir, par sa simple présence. Il tournait la page, avec lui, pour avancer, renaître. Il n'avait plus à avoir honte. Ces marques de Néant, il les méritait. C'était aussi sa manière de lui signifier que Kehlvehan lui avait apporté beaucoup, même sans rien y faire, rien qu'en cherchant des réponses pour lui-même. Il avait bénéficié des retombées de sa consécration. « Je... Ne veux pas me montré devant... Cette chose que nous allons visiter aujourd'hui comme un damné. Ils cachent ma peau et ma dévotion, pleine et entière, qu'à présent je veux faire briller. Je veux qu'ils disparaissent et qu'ils emportent mes pêchers. » Les couper, puis les raser complètement. Ne plus se retrouver derrière leur voile. Il était un prophète, il ne devait pas se cacher. Ni lui, ni sa foi.

descriptionLa balance de Néant [PV Naal] EmptyRe: La balance de Néant [PV Naal]

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La caresse des lèvres brunes fit s'adoucir sa poigne jusqu'à la défaire totalement, dans un mouvement fluide de ses longs doigts pâles. Pas un instant, néanmoins, ce ne fut un geste d'abandon, et il continua de l'observer, son attention s'éveillant lentement après l'engourdissement du sommeil, jusqu'à être rapidement alerte et acérée. Ainsi, il avait prié pendant la nuit ? Se redressant légèrement, prenant appui sur un coude, l'elfe se fit tour à tour compréhensif, attristé et fasciné. Oui, la nuit avait été d'une rare intensité, et s'il devait être aussi honnête que son ordre le désirait, alors il devait admettre que la seule expérience qui pourrait se comparer à ce qu'il avait vécu à ses côtés était son ordination. Et en un sens, elle avait été moins magnifié que ce temps partagé avec l'almaréen dans l'obscurité. Le souvenir restait gravé en lui avec une netteté chirurgicale, la sensation de ce qui vibrait en lui lorsqu'il chantait, qui n'était pas la magie de la trame mais une énergie pure venue de la fabrique du monde, et la simple sensation de cette essence qui lui répondait pour la première fois, pour la toute première fois de son existence, renversant les barrières qui l'avait retenu, balayant l'agonie pour le faire vivre avec une force inégalée. En cet instant, il pouvait réellement affirmer 'je suis en vie' en sachant, dans chaque fibre de son être, ce que cela signifiait. Ce n'était pas uniquement psychologie, il y avait eut quelque chose, dans ce chant, quelque chose qui s'était logé en lui pour ne plus en repartir. Il ne le désirait pas, d'ailleurs. Il se sentait bien.

Mais cela ne signifiait pas qu'il ne vibrait plus à la force des émotions qui se dégageaient de l'almaréen. Sa peine le fit frémir et teinta ses yeux, sans qu'il ne lui fasse l'affront d'en discuter, car déjà, la peine passait. S'il pouvait l'aider, lui rendre même un dixième des bienfaits qu'il lui avait apporté, il le ferait sans même hésiter. Ce n'était pas même une question de dette, c'était simplement naturel, un automatisme qu'il ne questionnait pas davantage que tous les autres. Comme il se refusait à questionner le vouloir dans son entourage, proche, au point même de l'avoir agrippé dans son sommeil. Pourtant, bien qu'il fut en parfaite harmonie avec ce qu'il avait fait la nuit précédente, et avec lui-même, plus qu'il ne l'avait été depuis très longtemps… pourtant malgré tout cela, Naal lui rappelait, par son vœux, qu'il n'était pas complet. Il n'était pas encore consacré et intuitivement, viscéralement, il savait qu'il ne le serait pas immédiatement, probablement pas tant que l'autre, le monstre serait en vie. Coi, il s'assombrit et décida de ne pas contempler cette problématique là pour le moment. Naal l'avait libéré, lui ôtant une souffrance qu'il n'avait pas tout à fait eut conscience de s'infliger. Jusqu'à l'instant où il avait abandonné la lutte, abandonné la parodie de se croire réellement élu par Océan, de croire qu'il était exactement comme ses frères et sœurs de l'Ordre mais étreint par la folie. Il n'y reviendrait pas, à cette torture. Jamais.

Et il comprenait ce que le monarque lui confiait. Il avait savouré, lui aussi, pouvoir aller au bout de ses forces, quand il passait des journées plongés dans ses symphonies ou lorsqu'il s'affalait sous un bout de tente pendant les batailles après avoir passé sa journée à s'occuper des blessés. Il comprenait, qu'on veuille se pousser à bout, qu'on aille chercher les derniers reliquats de force jusqu'à l'instant ultime où le corps prenait sans concession son du. Et il l’affirma dans un souffle tranquille. Laissé seul, le Gardien savoura un moment le calme et le silence de sa chambre. Ce n’était pas le silence absolu qu’il avait évoqué grâce au chant de Néant, un silence pur par l’absence de sons, même de vibrations diverses, là où le monde chantait encore sa présence en l’instant. Se relevant, il s’installa dans une alcôve percée pour laisser la lumière de l’aube se déverser comme une eau sanctifiée, et laissa les rayons encore tendres réchauffer sa peau blanche tandis qu’il effectuait les chants traditionnels de l’aube. Les premiers, néanmoins, lui semblaient étrangement gauches, pour la première fois de sa vie. Perturbé, l’elfe se demanda un instant si l’accomplissement de la nuit n’avait pas altéré définitivement sans audition. Ce doute se transforma en crainte, puis en acceptation tandis qu’il revoyait l’affirmation. Oui en un sens, cela avait altéré son audition. Cela mettait en exergue les faiblesses naturelles du déséquilibre des chants. Lorsqu’il reprit, ce fut en essayant de mêler son ressenti nocturne à ses anciennes compositions. Le résultat n’était pas parfait, mais il approchait déjà davantage de l’harmonie qu’il aurait dû avoir.

Délaissant sa mise de la veille, il enfila une simple tunique blanche, fermée par une ceinture au bleu paon et noua sa chevelure d’une tresse sommaire, dont s’échappait de longues mèches immaculées. Cela suffirait, il n’avait aucune visite formelle à faire ce jour-là, et escomptait même ne voir personne si ce n’était son invité. Rejoignant Naal à l’extérieur, son regard tomba sans coup férir sur le coffre près de lui et lui lança un regard interrogateur tout en l’approchant. Il s’assit face à lui, l’écoutant avec attention, sourcils froncés, hochant la tête une ou deux fois, pour confirmer qu’il suivait toujours. Un troisième hochement de tête vint confirmer le but de l’Ordre. Garder la connaissance, la protéger et la diffuser au plus grand nombre. Être dépositaire de la mémoire d’Almara serait un honneur et une tâche très importante. Ce n’était pas seulement un poids lourd et conséquent, auguste dans son symbolisme. C’était l’union de deux mondes. Almara et Ambarhuna. Et il était reconnaissant et flatté que son invité accepte de se tourner vers eux. Il n’avait plus qu’à espérer que le reste de l’Ordre traite correctement cet inestimable ajout. Il allait devoir s’assurer qu’on l’intègre avec le plus grand respect, ce ne serait d’ailleurs pas une mince affaire considérant l’état actuel de l’Ordre. Sans doute devrait-il même s’en occuper personnellement s’il voulait que rien n’arrive. Ou alors… peut-être pouvait-il former certains apprentis spécifiquement pour cette tâche ?

Car ce qu’on lui présentait était fascinant. Décalant sa chaise afin de s’accoler à lui, et donc d’être en mesure de pouvoir observer les pages découvertes. Il ne cillait plus, respirait lentement, tout son esprit fixé sur ce qu’il voyait. La connaissance était une chose sacrée à ses yeux, une chose absolument magnifique, qui dépassait les conditions de chacun, les factions, les races, les âges, les affiliations familiales, une chose immortelle, cyclique mais toujours présente. La connaissance était… un bien extrêmement précieux, l’espoir de s’améliorer, de grandir, de mûrir, de s’élever et de construire un futur meilleur que le passé. La connaissance différenciait une civilisation du barbarisme primal. La connaissance était une graine capricieuse qui ne grandissait et s’implantait qu’en des individus capables de s’ouvrir à elle, des individus désireux de devenir plus… d’évoluer. Il ne faisait pas cas du bon ou du malveillant, uniquement de cette sublime possibilité de s’ouvrir et de croître. Il aimait tendrement la connaissance, elle n’avait ni biais ni idée préconçue, elle était cet équilibre qu’il recherchait et plus que ça, un plaisir, un don, une bénédiction qui reliait des êtres de tous horizons. Rien que d’y penser, une douce chaleur se répandait en lui. Toute source de connaissance était à valoriser, à respecter, à rechercher. Une connaissance n’était ni bonne ni mauvaise ni chaotique ni ordonnée, uniquement un fait, un savoir qui venait s'additionner pour former des êtres uniques et diversifiés. Et c’était pour cela qu’il était si charmé, épris en l’instant de ce qu’on lui présentait.

Il voulait tout connaître de ce que contenait cet ouvrage, et au travers de lui, l’esprit de l’almaréen. Se retenir de dévorer son chant-nom était soudain terriblement difficile, maintenant qu’il était ferré. Il n’aimait pas agir ainsi pourtant, il préférait apprendre, réellement, faire l’effort, réel, d’user de son esprit plutôt que de recevoir une bête becquée. Il accepta, d’une voix lointaine, trop émerveillé pour faire davantage sur le moment, trop estomaqué par la préciosité de ce qu’il avait sous les yeux. revenir au moment présent, quand il perçu le mouvement de sa main, lui demanda beaucoup mais il cilla enfin et le fixa, lui plutôt que le komboloï. Permettre ? Ah oui, son collier, Varda ? Il hocha de nouveau la tête. Le regardant faire, il s’adoucit, comprenant enfin où il allait et s’émerveilla de le voir remonter la perle d’ambre sur le coeur-bouclier aussi aisément. De tout autre, il aurait refusé une telle approche, mais il avait foi en lui alors il le laissa approcher, plus près qu’aucun autre. Il le laissa le toucher, comme il l’avait déjà fait, la nuit précédente, sans en concevoir davantage qu’une gêne mêlée d’appréciation. Et une curiosité perplexe en le voyant si fasciné, à son tour. Par quoi ? Ses oreilles ? C’était la première fois que ça lui arrivait. C’était la première fois, en réalité, qu’il faisait vraiment attention à l’effet qu’il pouvait provoquer chez un humain. Aux excuses cependant, il secoua la tête. Il devait avouer apprécier cette curiosité, même s’il n’avait pas envie de se combler d’ego, trouvant cela bien plus déplacé que son attitude.

Il n’y a rien à pardonner, ne vous troublez pas de cela. Je vous le dirais, si je trouve cela déplacé

Pendant quelques secondes de blanc, il se permis d’observer la perle d’ambre encadrée par les deux perles de pureté irisée. La demande le stoppa alors qu’il allait la caresser. Lui couper les cheveux ? Il ne cacha pas sa curiosité, ni, à son explication, son respect. Ayant été éclairé de la relation entre Naal et Véhasiel, il comprenait d’autant mieux son besoin de renforcer son être, son intégrité, et d’être en paix avec lui-même avant d’aller au-devant de cette chose et de la confronter.

Bien sûr, je le ferais

De nouveau, il observa le coffre, brûlant de pouvoir parcourir les ouvrages que le monarque leur confiait mais l’elfe se retint, prenant sur lui de se focaliser sur une autre source de connaissances, mais également, à ses yeux, de réconfort, de liberté et de tranquillité. Quoi qu’il fasse, Naal était intrinsèquement associé à ce qu’il avait vécu, au soulagement et à la liberté offertes, à la révélation. Mais il n’imaginait pas un instant laisser ce coffre là où il se trouvait.

Avec votre permission, je vais demander à déplacer vos dons dans un lieu scellé afin de les mettre à l’abri avant leur intégration à nos archives. Cela me donnera également tout loisir de les étudier correctement… Vous me remettez un écho de l’âme de votre peuple au travers de son histoire et de ses connaissances, je suis très intéressé, autant qu’honoré. J’aimerais connaître Almara et… vous

Il plongea son regard dans le sien avec franchise. Naal, il le découvrait lentement, était une grande part de l’histoire de ce peuple et s’il était réellement destiné à être Chante-vide, si proche et lié à Néant, alors il était naturel qu’il se rapproche des almaréens également. Bien évidemment, il aurait recherché cette connaissance même sans cela, par simple naturel, les faits, spécifiques, ne faisaient qu’accentuer cet élan. En quelques pages effleurées, il était déjà brûlant d’en savoir plus. Il avait des centaines de questions, de demandes, d’exigences même mais se retenait afin de ne pas le brusquer ou se montrer discourtois. Il savait que Naal répondrait certainement avec bonne volonté à toutes ses interrogations mais c’était tout simplement une question d’éducation et de dignité. S’il n’était pas réprouvable de vouloir bonifier ses connaissances, la perte de tout maintien, en revanche, était une faute. Il voulait comprend ces esquisses qu’il avait vu fugacement, comprendre ce que signifiaient les formes, les couleurs… mais il ne voulait pas le faire au détriment de l’instant, car c’était un apprentissage de longue haleine, il suffisait de voir simplement la taille de l’ouvrage pour le comprendre. Mais qu’à cela ne tienne, il n’avait jamais baissé les bras. Et n’était-ce pas en se fixant des objectifs que l’on remontait la pente pas à pas ? S’il voulait réellement bâtir sur l’élan que l’almaréen lui avait donné, il devait trouver son ton, ce qui allait lui permettre d’aller de l’avant pour se reconstruire, ou se construire tout court d’ailleurs.

Accepteriez-vous de m’enseigner des bases de votre langue ?

La sonorité lui plaisait, du peu qu’il en avait entendu et apprendre une langue était une fenêtre sur la culture d’un peuple. Chaque mot possédait une ou plusieurs images et concepts associés, qui, en se tissant les unes aux autres, donnerait un fragment de la façon dont ces individus pensaient, ressentaient, voyaient le monde. Une fois la langue apprise, elle ouvrait une porte sur tout le reste, sur des échanges, sur des ouvrages, des expériences, sur un autre monde, en un sens. Il aurait pu apprendre seul, au fur et à mesure, mais puisqu’il avait la possibilité de jouir d’un professeur, pourquoi s’en passer ? Il avait l’air de savoir comment il désirait enseigner, et lui était tout prêt à lui faire confiance, s’il acceptait de le tuteurer. Mais il n’avait guère de doutes à ce sujet. Pas après tout le reste. Bien sûr qu’il accepterait, et ce fut avec cette assurance que le Gardien fit son devoir, en appelant ses serviteurs personnels afin qu’ils transportent le coffre dans une bibliothèque scellée par ses pouvoirs. Une fois cette tâche effectuée, il revint, afin que tous deux puissent partager leur collation ensemble dans la tranquillité de sa demeure. Il était encore étonnant, pour lui, de ressentir si aisément après des mois d’un engourdissement proche de la mort. La faim sourdait doucement dans son corps, et il avait l’impression de la redécouvrir. Lorsque leur collation fut terminée, il l’invita à s’installer plus confortablement et alla chercher le nécessaire pour lui couper les cheveux, comme il avait accepté de le faire. D’une voix douce, tandis qu’il tranchait dans les boucles à la couleur unique, il lui demanda s’il lui était possible de lui réciter une des prières de Néant, autant par intérêt que pour se faire l’oreille.

Complètement silencieux, dans un premier temps, à moins que Naal lui-même ne lui demander de parler, l’elfe se concentra sur les mèches qu’il affinait de plus en plus. Ordonné, il déposait les cheveux dans un bol de bois avec une grande précaution, puis coupait une nouvelle boucle. Lorsqu’il le resta plus qu’un fun duvet, il replaça les ciseaux dans leur étui et prit à la place une lame de rasoir en argent. Son intérêt glissa lentement, des mèches cendrées sur les tatouages crâniens et lorsqu’il eut terminé de faire jouer le rasoir et prit une huile nourrissante, il se laissa la liberté de suivre, aux détours du massage crânien, les courbes et détails des marques de Néant. Avaient-elles chacune une signification ? Est-ce qu’il s’agissait d’une prière ? D’une histoire dans une forme de langage unique ? De nouveau, son monde commença à s’étriquer tandis qu’il focalisait toute son attention sur ce qu’il voyait, continuant de redessiner les formes de ses longs doigts. avec précaution, il étendit de nouveau ses sens à l’être près de lui, se retenant de dévorer les vibrations qui émanaient de lui sans toutefois y parvenir complètement. Son souffle se fit lent, puis s’altéra sensiblement, tandis que le tracé rejoignait la nuque et il s’arrêta à l’orée du tissu qu’il portait. La caresse cessa, alors qu’il ramenait les mains contre son torse avec une fugitive expression de trouble. Lorsqu’il reprit, ce fut en essayant de son mieux de contenir la fascination qu’il éprouvait. Ses doigts s’égaraient encore, mais plus autant, tremblant de sa retenue jusqu’à ce qu’il décide ne pas pouvoir conserver ce que la bienséance voudrait.

Il se rétracta de nouveau, et se sentit un instant hésitant avant de décider qu’il n’avait absolument aucune raison de l’être. Ce n’était qu’un prêté pour un rendu, non ? Et ses questions lui brûlaient les lèvres désormais.

Du peu que je connais, les tatouages des almaréens grandissaient en même temps que leur foi et leurs exploits au nom de Néant, c’est cela ? Comment apparaissaient-ils ? Par un don de Néant ? Sont-ils uniques pour chaque personne ? Ont-ils une signification ? Une lecture ? Une reconnaissance spécifique en fonction des marques ?

Un instant, il se fit la réflexion qu’après cela, sans doute lui donnerait-il enfin la réponse à la question qu’il avait posé la veille et qui était restée lettre morte. Mais en attendant ? Il en profitait. N’en avait-il pas le loisir après tout ? La fascination revenait, comme une douce fièvre, meilleure que le vin. Sans même le vouloir, ses doigts retrouvèrent le chemin des formes noires et mystérieuses qui occupaient ses pensées, focalisant son attention et ses yeux. Son expression trahissait l’admiration et l’intérêt qu’il éprouvait, sa fixité avouait sa tentative de comprendre, d’absorber le savoir qui ornait cette peau sombre. Ses doigts dansaient au rythme profond de sa voix, tremblant légèrement, comme si, au travers de l’hypnotise de son envoûtement, il y avait cette gêne sensible, comme une nervosité instinctive craignant qu’on ne réprouve son acte sans toutefois réussir à s’en empêcher.

Ces tatouages peuvent-ils décroître ? Disparaître si la foi n’est pas entretenue ou si elle est fausse ? Pensez-vous que ces tatouages puissent m’être également destinés ?

Et puis, soudain, sa main s’immobilisa, son corps se figea et il chercha, trouva son regard pour se glisser en lui avec une profonde gravité. Il y eut un instant de silence, avant qu’il n’achève, troublé.

Si l’ordination m’est accordée… mais pas tant qu’il est là

C’était une affirmation presque anodine en soit, et il ne savait pas tout à fait lui-même pourquoi ou comment, mais il l’énonçait et elle était vérité. Pas tant que la créature était là.

descriptionLa balance de Néant [PV Naal] EmptyRe: La balance de Néant [PV Naal]

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    Un sourire marqua doucement ses lèvres épaisses à sa réponse, à propos de son contact. Il ne l'avait pas froissé, c'était le principal. Et Dieu savait combien il avait entendu dire que les elfes étaient des êtres susceptibles et attachés à leurs mœurs. Cela ne lui déplaisait pas, de ce fait : il pourrait poursuivre ses curiosités. Et il pourrait être présentable devant l'entité fusionnée du Néant, de Vehasiel et d'un humain. Kehlvehan lui confirmait accepter de s'occuper de ses cheveux. Son regard aux teintes célestes s'agrémentait d'une reconnaissance sincère et de remerciements. « Bien sûr. Tout ce qui vous semblera nécessaire, vous avez ma confiance. » Pour ces objets du moins. S'il souhaitait les sceller pour les protéger, il l'acceptait de bon gré, comme toute mesure que le Gardien estimerait juste. Il lui avait remis ses biens, à présent, c'était à lui de mettre en œuvre ce qu'il fallait pour les garder en sécurité et les étudier à sa guise. Pour ce qui était du reste de la confiance ? Naal n'avait que trop connu la trahison pour se laisser aller complètement, mais il aimait à croire que ces tensions, en lui, finiraient par s'apaiser tôt ou tard, pour laisser place à cette insouciance qu'on lui avait ravie trop tôt.

    « Quant à connaître Almara et... » Lui ? Voilà qui était singulier. Il n'avait été que l'homme de Dieu, destiné à accomplir sa volonté et à élever son culte bien plus haut que toutes les autres priorités. Le reste était d'une banalité faite de peines et d'erreurs humaines. Comme tout le commun des mortels en plus étiré dans le temps. « Je vais rester quelques jours, je pense, si vous me le permettez. Du moins, je ne suis pas excessivement pressé par le temps. Il faudra que je rentre mais... » Il n'avait pas toutes les obligations qu'avaient Ilhan ou Tryghild. Il pouvait au moins se permettre de prendre une semaine, peut-être deux, pour transmettre ce qu'il pouvait, au sujet du Néant, à son nouveau Frère. Viendrait ensuite l'heure de rentrer à Délimar, fort de ce dont il se serait enrichi ici. Il ne démordait pas ce qu'il avait affirmé la veille : la place d'Elēni était à ses côtés. Le suivrait-il ? Combien de temps mettrait-il à accepter de l'Ordre n'était peut-être plus complètement sa place, qu'il aurait besoin de lui ? Il n'en savait rien, les elfes pouvaient mettre du temps pour prendre une décision, mais il n'en pensait pas moins. « Je ne veux pas vous laisser avec autant de questions sans réponses. » Tout comme, égoïstement, il avait besoin de donner un peu de sa foi à un autre, pour réapprendre à faire confiance et à accepter qu'il soit toujours légitime dans cette mission.

    L'elfe se montrait particulièrement réceptif, en vérité. Il notait son attention, fébrile, lorsqu'il plaçait entre ses mains les savoir d'Almara. Une histoire et une culture vieille de 1700 ans, cela ne s'apprendrait pas en une semaine. Pas plus que sa langue se transmettait aisément, bien qu'il ne douta pas des capacités de son apprenti. C'était juste... Beaucoup. Il consentit à lui donner les rudiments de sa langue, tandis qu'ils prenaient une collation. Il lui parla d'un dialecte sans sons complexes et aux tonalités courtes. Il lui expliqua les déclinaisons, et le fait qu'il n'y ait pas de masculin ou de féminin dans sa langue, qu'il avait même éprouvé une grande difficulté en apprenant celle commune, puisque rien ne semblait signaler par avance pourquoi une chaise était féminin et un banc masculin. Il lui arrivait encore parfois de se tromper, dans ses accords, lorsqu'il ne faisait pas attention. Les genres dans sa langue natale étaient le terrestre, l'aquatique, le lunaire et le solaire. Tout à fait différent. Il lui apprit à dire 'bonjour', 'au revoir' ou 'merci'. Tous ces petits mots du quotidien, assez faciles à retenir, pour lui donner un premier vocabulaire. Il évoqua quelques dictons, des phrases toutes faites en lesquelles les almaréens croyaient fermement et qu'il n'était pas rare de les entendre prononcer. 'Tous les hommes doivent servir' comme un rappel à l'ordre et aux règles établies en Almara, plaçant Dieu et la foi au dessus de tout.

    Il prit place, dans une chaise alors que ses cheveux d'argent lui étaient tranchés, mèche par mèche, dans le plus grand soin et respect. A sa demande, il récitait une prière, plusieurs fois, dans une diction parfaite et intelligible. Il comptait sur la mémoire auditive du Gardien pour la garder gravée en son esprit, et dans sa bouche, qui sait ? Lorsqu'il la réciterait un jour, à son tour, pour remercier Néant des bienfaits qu'il accordait à ses priants. Il s'arrêtait pour la traduire, lui en expliquer le sens et la ferveur de la reconnaissance que cette prière de grâce exprimait. Il saluait l'Unique dans une révérence verbale, des sonorités apprises par cœur pendant des centaines d'années et transmises, d'adepte en adepte, de telle sorte que le silence n’existe jamais. Il y avait toujours eu quelqu'un en Almara pour remercier le Néant. Jusqu'à ce qu'ils partent. Il se souvenait qu'il s'était agi de sa dernière prière en mourant sur le sol marbré du Palais Royal. Il l'avait mêlé de suppliques. Il avait imploré Néant de ne pas abandonner ses Frères et ses Sœurs. De les protéger, même dans leur sottise. De les pardonner. Aujourd'hui, il la prononçait encore lorsque la lame de rasoir acheva son œuvre.

    Le silence était revenu, dans la pièce, alors que les doigts huilés lui accordaient des soins. Mais plus les minutes passaient et plus il se rendait bien compte que Kehlvehan était absorbé par ses observations. Ses lèvres épaisses formèrent un sourire amusé, silencieux, mais il le laissa aller, découvrir, s'emporter, hésiter, se rétracter, essayer de camoufler son geste dans des paroles et des questions... Mais il la sentait, sa fébrilité, sa soif impatiente de comprendre, sa fascination sincère. Il ne répondit pas. Du moins, pas immédiatement. Il avait pris un miroir à main pour observer son reflet. « Merci. » Un instant, il eut l'air absorbé et perdu mais lorsqu'Elēni chercha son regard, il le trouvait, aussi céleste qu'à son habitude. Pas tant qu'elle était là. Cette chose. Un unique roi, une unique voix, pour un Dieu Unique. Il comprenait sa logique. Il était tout à fait possible que cela fasse sens. Le Néant ne devait avoir qu'une seule mélodie. Sans quoi la cacophonie régnerait, comme lorsque qu'Aldakin s'opposa à lui, l'Oracle, celui qui avait toujours annoncé la volonté de Dieu. Aldakin en avait clamé une autre en son nom. Le résultat était factuellement désolant.

    Il décrocha de son regard, les mires céruléennes posées sur le bol plein de ses longs cheveux d'argent. Ils avaient beaucoup poussé pendant son errance et sa captivité. Il avait toutefois un apprenti qui attendait des réponses. Ses lèvres épaisses s'ouvrirent, inspirant l'air, mais elles se refermèrent assez rapidement lorsque ses prunelles furent attirées par une toile entamée mais dont on devinait assez aisément le modèle. Il se leva avec lenteur, les yeux fixes, comme hypnotisé. Il perçut une vague de colère le traverser avec violence, bien que son corps n'en signala rien. La grande prêtresse du culte d'un monstre. Du bourreau de Néant. Et quoi ? Elle avait posé nue et Kehlvehan avait essayé de la peindre. Il s'approcha de l’œuvre, fulminant mentalement. Sa respiration avait fini par s'allonger. Puis il fut en colère contre sa propre colère. Il haïssait ce sentiment qui appelait la vengeance. Il haïssait la vengeance, il en avait pourtant été l'arme. Il se sentait tellement amère et plein de rancune. Il aurait voulu balayer tout cela et redevenir l'Oracle qu'il fut pendant des siècles, sans haine, sans agression. Il savait que son courroux l'aveuglait et pour autant, il ne parvenait pas à s'en défaire. Il lui faisait du bien, il le consolait.

    « Le Seigneur nous apprend la pitié et la miséricorde. Le Pardon. » souffla-t-il avant de prendre la toile et de la retourner doucement pour ne plus avoir sous les yeux cette esquisse. Il aurait pu faire pire. Ses mains auraient voulu briser le châssis, déchirer la toile ou asperger la peinture de dissolvant. La destruction, plutôt que le pardon. Il avait été touché, lui aussi. Lui qui avait été si immaculé. Lui qui avait tant repoussé Aldakin. Il avait été touché par la folie de Néant et il errait dans les méandres d'une colère qui ne l'aidait pas à faire confiance et à pardonner. Il avait châtié Aldakin mais il en méritait tout autant. « J'avoue avoir du mal à l'accorder, en ce moment. C'est devenu plus... Rude. » Il prit un pot d'encre de Chine, noir, et un pinceau avant de se tourner vers lui.

    Il lui adressa un timide sourire qui se voulait rassurant, sur son état, mais il avait été mal à l'aise devant ce visage. Ainsi occulté, il préférait se focaliser sur d'autres choses. « Venez. » De sa main libre, il prit celle du Gardien pour l’entraîner avec lui et l'asseoir à ses côtés sur le sofa. Il garda sa main en otage, posée sur ses cuisses, pendant qu'il ouvrait le flacon d'encre et y trempait son pinceau. Il reprit sa main et traça sur son dos un cercle qu'il n'acheva pas. « Les Serviteurs du Néant n'ont pas de tatouage. Juste ce cercle incomplet comme signe distinctif et des yeux totalement noirs. Le corps que j'ai aujourd'hui, n'est pas celui que j'ai eu comme roi d'Almara. Mais une copie, je pense, façonnée par Néant, de celui de bien avant cela, sur Angelan. » Il entama un autre symbole, rond et harmonieux, après avoir à nouveau trempé le pinceau dans l'encre noire. « Je suis pourtant toujours Naal du Néant. Autant que vous êtes Elēni du Néant alors je dirais que si Néant était toujours en ce monde... Oui, ces tatouages auraient pu vous être destinés. » Puisque les Serviteurs du Néant n'étaient plus exempts d'une telle propension de tatouage. Mais Néant n'était plus.

    Il étendait ses symboles, remontant en direction du poignet, de la pointe des doigts et de la paume, tracé après tracé, reproduisant la croissance du Culte. Il y prenait grand soin. « Les prêtres ou moi-même priions pour un nouveau-né, lors du baptême, pour que Néant reconnaisse cet enfant comme le sien. Une première marque apparaissait sur le dos d'une de ses mains et puis... Oui, cela grandissait avec la foi. Il était rare qu'il diminue. En Almara, la foi était stable, particulièrement vivace, profonde. Les seuls cas de véritable rétractation qu'il m'ait été donné de voir furent en Ambarhùna quand Néant abandonna ses soldats, sous le joug du Tyran. Beaucoup n'ont pas compris ce geste. Ils ont perdu la foi. Il y a, en ce monde, des hommes que j'ai connu, avec des tatouages particulièrement développés et qui, aujourd'hui, n'ont presque plus rien. C'est assez effrayant... Du moins, à mes yeux. J'ai du mal à envisager comment ils ont pu cesser de croire... Je peux comprendre leur déroute, leur détresse... Mais l'abandon ? » C'était inimaginable, pour lu, fanatique. Ça ne faisait pas de sens et ça lui faisait mal. « A la mort de Néant, tout s'est figé. Gravé hors du Temps. Ils n'évoluent plus. J'aurais aimé réussir à leur redonner vie... Mais je ne sais pas vraiment comment. Je ne sais pas même si cela apporterait quelque chose à nos enfants qui n'ont plus aucune trace de leur foi sur le corps, malgré les baptêmes. Certains en rêvent, d'autres... D'autres ont oublié de prier. »

    Il fronçait des sourcils, ayant couvert toute la main, il remontait la manche jusqu'au coude et continuait sa propagation. « Ils sont uniques pour chaque personne. Ils racontent votre histoire de foi, vos exploits. On ne sait pas les lire avec exactitude, cela reste encore un mystère divin... Et pour cela, nous ne cherchions même pas forcément à élucider l’énigme. Si Néant avait voulu que nous en connaissions la signification, il nous aurait doté de la capacité de le faire... Un peu comme vous et les vibrations du monde. D'ailleurs, ces tatouages, c'est un peu comme... Le chant-nom de notre foi. Je ne suis pas certain que la comparaison soit exacte, je ne m'y connais pas parfaitement. Mais c'est nous, dans notre croyance, écrit dans une langue que le commun des mortels ne peut pas comprendre. » Après quelques minutes, il arrivait au bord du vêtement, frustré de ne pas pouvoir aller plus loin. Cela aurait fait bizarre de lui demander de se déshabiller. Il n'était pas certain d'avoir cette proximité avec lui.

    Il ne se laissa néanmoins pas abattre. Il posa une main sur le torse de l'elfe pour le pousser doucement dans le fond de son assise, puis il lui releva le menton, avec le même geste délicat, pour que sa tête repose sur le haut du dossier moelleux. Et que lui puisse avoir accès à sa gorge. « Avec l'habitude, on retrouvait néanmoins certains symboles, après certains événements, qui se dessinaient sur les croyants. D'autres étaient plus uniques et il n'est pas forcément bien vu de s'interroger les uns, les autres sur la nature profonde de notre relation avec Néant. Il n'est pas rare d'en parler, mais demander à quelqu'un d'en parler... Cela devait être un acte plutôt volontaire, vous voyez ? Certains peuvent en parler facilement, d'autres moins. D'autres peuvent en parler jusqu'à un certain degrés d'intimité. C'est... Privé, vous comprenez ? Comme dans un couple en plus spirituel. Et de ce fait, le sens de certains symboles sont également privé. » Dans son cou, il continuait ses tracés, en commençant par le côté de la main préalablement marquée. Il repoussait ses cheveux immaculés, avec ce même geste tendre et délicat. « Je me demande à quoi ressembleraient les vôtres. Pour l'heure je ne fais que reproduire sur vous les miens. » Qu'il connaissait par cœur, de toutes évidences, vu la facilité et la rapidité avec laquelle il dessinait tout cela.

    Ayant fini son cou, il se redressa sur ses genoux pour se grandir et le surplomber, tandis qu'il appuyait un coude sur le dossier du sofa, pour l'équilibre, tenant là l'encrier. De son autre main, il venait souligner, au pinceau, les traits de ses joues et de son menton, trouvant dans l'activité un exutoire créatif qui l'empêchait de penser à Kalyna. Son souffle lent s’échouait sur le visage au dessus duquel le sien était penché, concentré qu'il était sur les lignes noires, tantôt courbes, tantôt droites qu'il traçait avec soin et habilité. « Pourquoi éprouviez-vous de la gêne ou de l'hésitation dans votre curiosité lorsque vous observiez mes tatouages ? » demanda-t-il finalement, une fois que son pinceau eut fini d'épouser le creux sous ses lèvres en une ligne verticale. « Votre désir de connaître et de vous rapprocher de Néant, vous ne devez pas tenter de le juguler. A mes yeux, c'est aussi vain que contre-productif. » Il esquissa deux lignes parallèles, le long de l'arrête de son nez. « Il vous faut l'embrasser. » Il se mordait la lèvre inférieure, cherchant comment s'exprimer. « Les sentiments que nous ressentons, à chaque instant, ils ne s'expliquent pas. Aucune Déesse ne leur a donné une naissance temporelle. Ils viennent juste... Du Rien. Comme toutes les idées, la créativité... Cela nous vient comme cela. Comme un Don de l'Unique. Il y a des sentiments qu'il nous faut accepter et respecter sans leur donner libre court comme la colère ou la vengeance... Mais l'amour... »

    Il soulignait l'un de ses yeux d'un geste précis et consciencieux : « L'amour que vous pouvez éprouver pour Néant, je vous en prie, ne le retenez pas. Je suis l'homme de Dieu. Les tatouages sur ma peau sont ses messages, sa parole et ma foi. Ne tremblez pas. » Il écarta le pinceau pour replier, d'un doigt, l'extrémité d'une oreille pointue de son hôte. Il souffla un rire par le nez : « Oh, c'était donc juste du cartilage. » Un sourire amusé marquait à nouveau ses lèvres alors qu'il en déduisait que l'elfe ne pouvait pas bouger ses oreilles. « Pourquoi sont-elles aussi grandes ? Vous entendez-mieux ? On m'a dit que vos sens, à vous les elfes, étaient plus développés. Est-ce vrai ? Sentez-vous chaque fibre de mon pinceau ? Ou... Voyez-vous plus de couleurs ? » Il arqua un sourcil, intrigué, sans pour autant cesser ses tracés, ayant couvert jusque là plus de la moitié de son visage. Il pourrait encore faire l'autre main ensuite. Kehlvehan ne lui en voudrait pas ? « Votre force aussi ? Autrefois, je pouvais me mesurer à des dragons. Aujourd'hui... Je ne sais pas si je pourrais en ressortir vivant. » Il eut un sourire en coin, enjoué par le défi qui se profilait à l'horizon : oh oui il recommencerait.

descriptionLa balance de Néant [PV Naal] EmptyRe: La balance de Néant [PV Naal]

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Il brûlait intérieurement d’une douce euphorie, tentant de juguler les frissons de plaisir qui tombaient le long de son échine tandis qu’il se gorgeait des connaissancs que prodiguait l’almaréen. Patient, dans sa fascination, il savourait chaque information, la conservant dans son esprit avec diligence. En dehors de la langue même, c’était la prière qu Naal partageait et expliquait qui était la plus riche d’enseignements. Comme il s’y était attendu, elle recelait nombre d’informations, comme un coffre aux trésors. Une mine d’or culturelle, ce d’autant plus que la culture almaréenne était tournée vers la foi. Il commença à en suivre la diction, par fragment, avec lui, pour s’imprégner de la chaleur et du rythme de la langue. Puis alors même qu’ils s’étaient tu, elle résonnait encore intérieurement, il repassait son fil, son développement, pour s’en souvenir, pour la conserver. Plus tard, il rechercherait également au sein des ouvrages confiés par le monarque pour enrichir encore davantage sa compréhension. Mais la prière n’était pas la seule mine de connaissances à sa disposition, et comme la phalène, il s’accrochait également aux tatouages, uniquement freiné, puis même temporairement arrêté par le glas de sa propre compréhension. Comme une condamnation personnelle. Regard plongé dans le sien, il n’attendait ni confirmation ni infirmation, déjà certain que Naal comprenait vers où allait sa pensée. Et il le laissa se détourner, lui-même se devant d’absorber le choc de cette hypothèse. Ainsi, tant qu’Eird existerait, lui ne pourrait aller plus loin que son ordination présente. Certes la fusion n’était pas nécessaire mais elle représentait tout de même une porte close retentissant et pas seulement pour son développement personnel mais de façon symbolique.

Lorsqu’une vibration distordue vint ondoyer dans l’air, il revint au moment présent et son regard à présent sombre se fit curieux. Qu’est-ce qui attisait sa colère ? Il suivit la direction de son observation et tomba sur la toile entamée de Vallaël. Oh. Oui effectivement, c’était tout à fait compréhensible. Pour autant, il resta coi. En discuter ne ferait sans doute qu’aviver le sentiment. D’autre part il ne comptait pas désavouer son geste ou son intention car les deux allaient bien au-delà du sujet de sa toile. C’était le sentiment que la toile devait faire passer qui était important. Et il n’était toujours pas convaincu du blâme que la prêtresse pouvait, ou non, recevoir. Lui-même ne la blâmait pas car il comprenait. Le Tyran blanc avait été son Inséparable comme il avait volé le coeur de Néant après que celui-ci lui eut donné par amour, dupé. Il avait retenu son essence à égale mesure. Mais ce n’était pas parce qu’il pensait cela qu’il allait émettre un plaidoyer. Tant qu Naal ne mettait pas le sujet sur le tapis pour le confronter, il ne refuserait aucunement à l’homme son droit naturel à ressentir et penser ce qu’il désirait. Non qu’un plaidoyer le lui enleva, mais tout de mêm. Et même si l’on admettait que des éléments de sa propre vision soient justes, cela n’effaçait pas rien de ce que la femme-elfe avait pu faire. Allait-il essayer de la détruire ? Il se coupa de nouveau des vibrations alentours, attendant. Il ne voulait pas deviner avant même le sceau de l’acte. Silencieux, il se contenta d’observer, témoin attentif mais sans jugement. Et en constatant que son oeuvre encore en gestation n’était pas morte-née, il eut une appréciation silencieuse. Il le saluait, muet mais respectueux.

Un hochement de tête, silencieux. Lui, Baptistrel, avait encore du mal à retrouver son empathie alors qu’il s’agissait d’un fondement de son Ordre. Alors il comprenait. La blessure de son nouveau frère était encore vive et douloureuse, à quoi s’attendre dans ces conditions ? Le suivant, réellement prêt à faire ce qu’il fallait pour éloigner son esprit de l’esquisse, l’elfe glissa ses doigts contre ceux de l’humain, venant caresser le creux de la paume avec douceur, jouant de la délicatesse du contact qui semblait tant fasciner Naal. Il s’assit près de lui, curieux de ce que l’autre comptait faire de cette encre, et tâchant de ne pas se gêner d’avoir la main posée ainsi sur lui. La réponse vint rapidement quant à son intention et de nouveau, l’attention de l’elfe se fit viscérale et intense. Si Néant était encore. De nouveau, son esprit s’évada fugacement vers cette idée qui le caressait. Néant existait, mais son incarnation n’était plus. Est-ce que ce serait définitif ? Mais il ne voulait pas en parler pour l’heure, surtout pas avant de voir Eird. Chassant cela de son esprit, il revint aisément à l’exercice auquel Naal se livrait sur lui, et à ses explications. “Cela signifie qu’un enfant non baptisé n’est pas reconnu par Néant ?” En un sens il comprenait que la foi des almaréens pu être si forte, avec de telles preuves tangibles de la volonté du dieu qui veillait sur eux “Je pense, cependant sans avoir votre expérience et vos connaissances, que cela pourrait les aider. Ces tatouages… ils étaient la reconnaissance de Dieu non ?” L’émotion qui gagna sa voix était gardée sous contrôle mais bien présente, vibrante jusque dans les nerfs “Être reconnu, être accepté, accueilli, au sein d’une unité, d’un tout…

Il expira sur un souffle au tremblement discret. Lui-même l’avait vécu la nuit précédente lorsqu’il avait finalement ressenti l’intense bien-être, au-delà de l’épuisement, de vibrer à l’unisson de quelque chose, d’exister. Peut-être que ceux qui avaient abandonné leur foi avait eut l’impression de n’y avoir plus droit, d’être eux-mêmes abandonnés et défaits d’unité, pas seulement physiquement mais psychiquement, coupé de l’acceptation et sans moyen de la retrouver, sans une voix pour faire de nouveau corps avec le divin, pour transmettre qu’ils étaient toujours là et croyaient. Et avec le temps, lentement, voir l’acceptation de l’abandon par la perte même de l’assurance envers soi-même. Peut-être. Encore une fois, il était un nouveau-né en comparaison d’eux sur de telles questions et il avait l’avantage, par son ordination, d’avoir pu rechercher justement un canal privilégié pour trouver son existence. Sans Naal, il n’en aurait eu ni l’idée ni la force, mais il ne niait pas son aisance en comparaison de simples mortels. Néanmoins, peut-être avaient-ils également un moyen de retrouver leur propre canal. Avec l’aide du monarque. “Trouver un sens à sa propre vie, une réalisation. Pour les adultes, cela leur rappellerait peut-être leur vie en Almara, avant votre décès, lorsqu’ils étaient encore un avec une voix vers Dieu. Pour les enfants, cela leur permettrait peut-être de sentir davantage cette appartenance” Ou alors il se trompait lourdement “Pourquoi ne pas user du même procédé que pour Odrikatas ?” Il avait sentit le pouvoir de l’objet et s’il existait, il pouvait être reproduit par son possesseur, non ? La chaleur de sa force lorsqu’ils le tenaient ensemble durant son chant la veille.

Son regard caressait les marques sombres sur sa peau blanche, le tracé tranchant dans sa noirceur comme le vide dans la création. La caresse fraîche du pinceau n’était pas désagréable. Et l’histoire, l’explication de ces marques était également très forte, très significative. très belle en fin de compte. C’était un lien privilégié avec Néant et en même temps un lien de groupe. La portée psychologique qu’ils avaient pouvait, en vérité, s’avérer monumentale. Le chant-nom de la foi… Voilà bien exactement la raison de restaurer cette pratique si tout le reste ne suffisait pas ! Et en vérité… il commençait à réellement vouloir y participer. C’était une belle pratique et une forme d’art à part entière, qui avait dépassé la simple ornementation pour avoir un dimension riche, culturelle, religieuse, idéologique, sociale. C’était un exemple criant d’usage de l’art de la meilleure manière qui soit. Un partage, un sens profond, et… que faisait-il exactement, là ? Il cilla, pris de court et se laissa pousser dans le fond de son assise avec un très léger frémissement instinctif. Et il ne s’agissait pas de peur. Relevant les yeux vers Naal, il lui accorda sa gorge avec une timidité hésitante. La voix de l’humain revint le bercer juste ce qu’il fallait pour endormir l’aspect pudique de son éducation pour le garder en haleine et confiant, délicieusement séduit par tout ce qu’il lui glissait. S’abandonnant à ses gestes fermes et tranquilles, il se contenta d’écouter sans bouger, le laissant faire. “Oui, je vois tout à fait” Néant seul, certainement, connaissait pleinement et totalement ses protégés et… et cette caresse dans le cou était souple et précise, agréable, assurée. Il avait les mains assurées, compétentes.

Quand le pinceau passa sur son visage, il papillonna des yeux, chatouilleux pendant quelques instants avant de s’habituer. Les questions renouvelées vinrent à chasser une partie de l’ersatz de torpeur paisible qu’il vivait et le Gardien sentit la pointe de ses oreilles chauffer rapidement, la peau blanche tournant au rouge vif sous la gêne. Certes il n’avait pas été très discret, il n’avait pas pu s’en empêcher et il savait très bien que c’était très cavalier de sa part. Ses joues se coloraient à leur tour, puis un partie de son cou. Il entendait l’assurance qu’on lui faisait, l’encouragement, mais il était confus envers lui-même. “Oui” Sa curiosité était plus simple, à l’égard de ses capacités physiques “Vous le pourriez, avec d’autres armes. Certes, je suis physiquement plus fort que vous, le plus faible des elfes, ou des vampires, qu’on m’en garde, est plus fort que le plus fort des Humains. Pourtant, lorsque le verre noir détenait la puissance de Néant, une seule coupure aurait pu me tuer. Me vider de la puissance de la trame qui m’habite pour ne laisser de moi qu’une enveloppe desséchée et noircie. Vous pourriez encore vaincre. Il y a d’autres méthodes. Même les dragons s’appuient beaucoup sur la force brute plutôt que l’inventivité, l’union de groupe et l’adaptabilité” Comme il n’avait jamais porté attention auparavant à l’effet que sa beauté naturelle pouvait provoquer chez un Humain, il n’avait jamais considéré sa force comme notable, à part lorsqu’il devait faire attention de n pas broyer un os à l’un de ses patients “... Je me demande si cela serait encore le cas” Considérant le chant du vide, le verre noir ferait-il encore de l’effet sur lui s’il retrouvait sa puissance ? Sans doute.

Mes sens, nos sens, sont également plus affinés. Je sens votre pinceau, je reconnais le genre de poils utilisés et le traitement qu’ils ont reçus. Je sens la fibre de votre vêtement lorsqu’il me frôle, l’usage sur le tressage, je sens aussi exactement l’affaissement du dossier là où vous appuyait, la chaleur dégagée par votre main de tracé, la fluidité du geste depuis vos doigts le long du manche pour guider la pointe” Il essayait de se concentrer sur tout ces infimes détails, minuscules, qu’il pouvait percevoir de façon naturelle, pour les énoncer, un à un, pour essayer d’expliquer la différence en trouvant les termes mal ajustés. “Mais ce n’est pas juste une affaire de détails infimes. Je sens avec plus d’intensité. Un frôlement devient un toucher franc, un toucher franc devient…” Une caresse appuyée ? Une pression ? Il expira lentement, longuement, contrôlant l’air pour ne pas trembler “Un coup, lorsqu’il porte, fait aussi bien plus mal. Une cacophonie devint le rugissement d’un dragon. Le froid d’un morceau de glace devient le froid du trépas. Le bruit des ailes d’un papillon devient une symphonie et le souffle d’un homme…” Il s’interrompit de nouveau. Est-ce qu’il était possible d’inventer une nouvelle couleur de rouge pour qualifier la teinte de ses oreilles sur le moment ? “Oui, je ressens plus intensément. Les parfums aussi, sont plus puissants, chaque effluve plus visible, chaque mélange plus subtile dans le mariage des effluves. Tout est plus vivace, plus vibrant et en même temps, toute douleur est plus grande également. C’est un cycle et un équilibre en soi-même” Il inspira doucement. Oui, que la conversation reprenne un tour correct. Non que ce fut réellement incorrect évidemment ! Il n’était pas comme ça, mais…

J’ai un jour diagnostiqué à un patient une lésion interne majeur simplement en sentant son haleine. Jamais je n’aurais pu le sauver si je n’avais pas pris conscience du léger parfum aigre qui exsudait de son conduit gastrique. Dans l’eau, je perçois la vibration du mouvement des poissons comme un tremblement sur ma peau. Je ressens la chaleur la chaleur des amours des oiseaux dans l’air des sous-bois” Il se tu un bref instant et eut un fin sourire. Naal ne serait sans doute pas sensible à ce genre d’image. “Et quand un chariot de guerre humain s’est écrasé sur la façade d’une bâtisse de Gloria, j’ai cru perdre mes tympans et qu’on passait des griffes sur ma boîte crânienne. Les tintements ont persistés pendant plus d’une heure après cela” Cette fois, le silence dura pendant de longues minutes alors qu’il se laissait de nouveau bercer par les mouvements du pinceau sur sa peau. Lorsqu’il rouvrit les yeux, et rompit son silence, ce fut avec l’impression que son visage cuisait un peu moins. Il se reprenait lentement. “J’étais gêné parce que… je suis vieux, même pour un elfe, et que mon éducation réprouve un tel comportement. J’étais, je suis… partagé entre l’envie de me laisser aller et mes siècles de retenue et de dignité. En partie en raison, justement, de nos sens accentués, le toucher est perçu comme quelque chose de très intime, surtout sur une région du corps qui n’est pas anodine comme pourrait l’être une poignée de mains. Il n’est pas fait sans prendre en considération longuement la relation entretenue avec la personne sujette à ce contact et je pensais outrepasser la bienséance en prolongeant mon contact avec vous. Je ne désire pas que ma curiosité me rende vulgaire

Et finalement c’était sans doute bien son éducation qui lui posait problème. Naal lui-même l’avait touché sans que cela ne semble lui poser la moindre gêne et il l’avait même affirmé, mais la barrière c’était imposée toute seule. Il l’entendait, il entendait son message, sa demande de ne pas se restreindre, mais est-ce qu’il pouvait seulement arriver à ne pas ressentir de la honte à un tel geste ? Cela le frappait de plein fouet de manière tout à fait subjective et arbitraire puisque jusque là ça ne lui avait pas posé souci. Même maintenant, il le laissait faire danser un pinceau sur sa peau en toute confiance ! C’était infantile que de s’arrêter à ce voile invisible. “Je sais que c’est ridicule… Je sais que c’est irrationnel…” Il le reconnaissait humblement. Et il avait réellement envie de le dépasser, pour ce que cela pouvait lui offrir. Il ferma les yeux et concentra sa volonté. Il avait fait bien pire que cela non ? Même selon les coutumes de son peuple. Tuer son propre enfant était le pire crime qui puisse exister au sein du royaume elfique et il l’avait commit alors ça ? Simplement, toucher ? S’il se laissait de nouveau porter par sa fascination pour lui rendre la chose plus simple, il pourrait certainement dépasser ce carcan étriqué non ? Sa main s’éleva, frôlant son torse, la partie la plus à portée de lui qu’il possédait. “Les elfes sont un peuple très fermé. Nous vivons nos émotions sans les afficher devant les autres races et même auprès des nôtres nous ne nous confions qu’à ceux que nous considérons proches. Intimes. Montrer ouvertement ses émotions, ou sans la dignité et le… raffinement nécessaire est une preuve d’un manque d’éducation et d’élévation” Le mot raffinement, dans sa bouche, sonnait clairement comme si le Gardien ne trouvait pas le mot à sa juste place.

Est-ce que le développement des tatouages entraînait des… sensations spécifiques ?” Il posa fermement la paume contre lui et remonta vers son cou en essayant de ne pas bouger pour ne pas lui faire dévier le pinceau. Lentement, ses doigts tremblant virent frôler les courbes de sa gorge, caressant les tracés.

descriptionLa balance de Néant [PV Naal] EmptyRe: La balance de Néant [PV Naal]

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    Peindre, cela lui faisait du bien. Cela occupait son esprit avec quelque chose de facile, de naturel et qu'il connaissait par cœur. Il appréciait l'instant. Il était si riche et si vide à la fois. Il contenait si peu de choses, prieuses, rien de compliqué, mais ces simples actes suffisaient à l'emplir d'une paisible langueur. Les tracés noirs le fascinaient comme on s'en trouvait en admiration devant une œuvre d'art, bien qu'il ne s'enorgueillissait pas pour autant. En vérité, il avait tout simplement une toile d'une qualité extraordinaire, au grain délicat et merveilleusement bien dosé pour être égal en splendeur, d'un bout à l'autre. Qu'était-ce alors ? Si ce n'est un plaisir de s'abonner à tel divertissement, alors que les mots qui transmettaient l'histoire d'un peuple engourdi, semblaient absorber l'essence assoiffée de savoirs qui lui faisait face. C'était à la fois grisant de pouvoir placer son encre sur cette page vierge qui ne réclamait que cela et effrayant de simplicité. Cette façon dont il enfonçait sa foi en lui, comme un couteau dans du beurre.. Cela avait quelque chose de sincèrement glorieux et terrorisant. Il ne savait pas s'il était prêt à recommencer, après Aldakin. Pourtant Kehlvehan lui donnait cette envie, brûlante dans le fond de ses entrailles, mais dont il craignait la portée et les conséquences. Il avait envie de l'adorer, au delà de toute raison, comme il avait adoré Aldakin, dusse-t-il craindre qu'il vienne un jour le tuer sur un désaccord.

    La douleur de la lance, plantée dans son ventre, était encore bien vivace dans son esprit. Cruelle, bien au delà de la souffrance physique. Plus que sa vie, c'était un fils de cœur et un frère qu'il avait perdu à cet instant. Il en avait terriblement souffert et bien qu'il en brûle d'envie et de désir, la flamme était étouffée par un spectre qui n'en finissait pas de le hanter. En vérité, il avait cru qu'en le pourchassant et en lui donnant la mort, il s'en déferait. Naïveté que tout cela. Son cœur était marqué et ses mains ensanglantées par le fruit de la vengeance faisaient de lui un monstre en quête d'absolution. Vain espoir. Ce qu'il voyait en Eleni était rédemption et damnation, consécration et déchéance. Il avait envie de chasser l'ombre de ses yeux mais le voile était lourd, fermement attaché. Il lui faudrait du temps pour de décaler mais l'urgence de sa rencontre le rendait impatient. Il ne savait pas encore s'il était prêt à prendre ce risque, mais la manière dont il lui parlait, cette façon par laquelle il se donnait à lui, semblait déjà avoir signé le contrat infernal. Et lui, il croyait encore avoir le choix, la possibilité de reculer et de se défaire de son amour. La réalisation lui glaça le sang et le remplit d'une résignation douce et amère.

    « Je ne sais pas. Il n'y avait pas d'enfant qui ne soit pas baptisé, en Almara. » confia-t-il sincèrement. Était-ce alors obligé, ce baptême ? Ou était-ce devenu une habitude ancrée dans la routine, si bien qu'on le faisait sans en chercher le sens ? « Par déduction, je dirais que oui, qu'il faut appeler Dieu pour que l'enfant soit marqué et reconnu par Néant. Beaucoup de nouveau-nés, sur Ambarhùna, auraient mérité cette marque de l'Unique. Vous le premier, Elēni. Et pourtant, aucun, avant que nous appelions Néant pour convertir les vôtres dans un baptême tardif, ne fut doté de ces tatouages. Du moins, pas à ma connaissance. » C'était l'explication qu'il jugeait la plus adéquate, pour répondre à la question de son apprenti. La suite néanmoins n'eut pas de réponse de sa part. Ce que lui disait le Gardien était criant de vérité : leurs tatouages étaient une part importante de leur unité, de leur fierté sincère. Permettre à ceci d'exister à nouveau... Sa foi lui laisserait peut-être réaliser un tel prodige.

    Mais en vérité, la question n'était pas tant ici. Elle restait la même : il n'était pas prêt. Il était encore un agneau égaré, sans plus aucun berger divin pour lui montrer la voie à suivre. Toute son existence, tous ses gestes, toutes ses décisions n'avaient été le fruit que de son obéissance à Dieu. Il l'avait servi, il l'avait honoré, il l'avait respecté. Il avait transmis et fait exécuter sa parole auprès des mortels. Oracle qu'il fut. Le silence de son Dieu le plaçait dans une impasse. Il ne savait plus comment agir. Alors la véritable question n'était pas de savoir si son peuple en avait besoin, mais si lui, il se sentait prêt à remplir ce besoin dont la nécessité était plus claire que ce qu'il affirmait pour cacher ses propres peurs et hésitations. « En effet. » souffla-t-il sans aller plus loin sur le sujet. L'évitant silencieusement, discrètement. Il poursuivit  l'encrage de sa peau blanche en s'occupant de son cou puis de son visage. Il sentait sa gêne, la même qui avait tenu ses gestes un peu plus tôt et il l'interrogea alors sur le sujet, puis au sujet des elfes. Il l'écouta en silence et se surprit même à retenir son souffle lorsqu'Elēni évoqua combien l'intensité des stimuli étaient accrue, pour lui. Il avait achevé son ouvrage, sur le visage de sa merveilleuse toile. Sa main gauche refermait, seule, d'un geste habile, l'encrier en pressant le bouchon de liège.

    Il resta néanmoins là où il était, loin de reculer, surtout avec ce que son apprenti lui confiait et le contact qu'il cherchait à établir. Ses mires aux teintes célestes ne lâchaient pas celles de son vis-à-vis, le contemplant sans ce jugement qu'il semblait tant craindre. Etait-il un bourreau ? Il aurait pourtant pu le soulager et s'écarter de lui pour le laisser respirer, reprendre de cette superbe de marbre. Mais il le refusait. Il le trouvait bien plus beau ainsi, avec ses émotions qui rougissaient ses joues et ses oreilles. Ses tremblements légers. Ses hésitations. Cela le rendait humain. Il s'accrocha à sa dernière question : « Pas particulièrement. De la fierté. Je me souviens avoir été sincèrement fier et, cette sensation de reconnaissance, elle me rapprochait plus encore de Dieu. Je voulais lui donner d'avantage et je voulais montrer à mon père combien je servais bien notre Seigneur. Combien j'étais honorable par ma vénération. Que j'avais ma place en ce monde. Cela se produisait de façon continue, cela grandissait d'une façon si lente qu'on ne pouvait pas le voir à l'œil nu. Ni vraiment le sentir, c'était... Seulement l'impression de faire partie d'un Tout. Vous avez raison, peut-être que les croyants en ont toujours besoin... Je ne suis... Je ne suis juste pas tout à fait certain de vouloir leur rendre cette unité qu'ils ont détruite. »

    Il baissait les yeux, amère, mais sincère dans ses propres freins et la rancune qui le rongeait. Finalement, il lui en parlait là où il avait cru pouvoir éviter le sujet. Le repousser dans le temps. Mais avec le Gardien tout se passait si vite, toutes les barrières tombaient, une à une, libératrices. « Et ce n'est ni ridicule, ni irrationnel, Elēni. Pas à mes yeux, tout du moins. J'ai mon histoire et vous avez la vôtre, elles font de nous ce que nous sommes, sans qu'il ne s'agisse jamais d'une erreur, d'un échec ou d'une salissure. La bonne nouvelle c'est que cette histoire s'écrira jusqu'à notre dernier souffle, et que nous pouvons, non pas changer les choses complètement mais... Continuer d'écrire ou tordre un peu les pages, vous et moi, de nos histoires pour qu'elles s'adaptent. Mais vous le savez déjà, puisque vous essayez. » Par les doigts qui parcourraient les tracés, sur sa gorge, allant au delà de ce que son histoire, écrite, lui permettait jusqu'alors. « Je crois que c'est sec. » fit-il après avoir observé les reflets noirs. Il libéra sa main de son pinceau et vint effleurer de ses doigts ambrés les lignes noires.

    Lorsqu'il fut certain que la peinture ne bavait pas, le contact se fit plus sûr, poursuivant les arabesques sous son œil, puis le long de sa joue pour mourir dans cou. « Cela vous va bien, votre peau est si blanche que le contraste n'en ressort que mieux. Je vous trouve plutôt... Plutôt... » S'il allait jusqu'au bout, Elēni risquait de virer complètement écarlate, non ?  Il se contenta alors d'un fin sourire en coin, nerveux sur l'instant, témoignant qu'il se taisait volontairement mais que cela n'était pas inné pour lui. Cette fois, sa main ne suivit aucune ligne lorsqu'il effleura l'os de sa mâchoire, en partant du menton jusque sous l'oreille. Son regard planté dans le sien ne démentait en rien la fascination qu'il éprouvait à son égard mais il préféra couper court à la torture avant qu'il ne finisse par faire fuir complètement son hôte. « Vous voulez vous voir ? » demanda-t-il en échappatoire, bien qu'il n'attendit pas son approbation pour se lever et aller chercher le miroir à main qu'il avait utilisé un peu plus tôt pour observer sa coupe de cheveux. Il lui tendit le manche et alla s'asseoir, à nouveau, près de lui. Mais cette fois, il ne le surplombait plus. Leur proximité était devenue physiquement plus raisonnable.

    Il l'observait, pendant qu'Elēni découvrait son reflet, captant sa réaction, les signes, même discrets de sa satisfaction. Est-ce que cela lui plaisait ? Au fond de lui, Naal l'espérait. Il avait envie qu'il soit heureux, qu'il sorte de sa torpeur morbide, qu'il se sente inclus, lui, plus que tout autre almaréen. Lui, il ne l'avait pas trahi, pas encore. Sa crainte lui faisait froid dans le dos et il aurait voulu la détruire mais, avec honnêteté, elle était légitime. Il s’enfonça dans son assise, sans pour autant le lâcher du regard. Ses mires d'un bleu si clair s'accrochaient à la blancheur de sa peau, comme si, ainsi masquée de traits noirs, elle formait elle aussi des symboles immaculés. « Quand... Quand vous vivez près de 2000 ans auprès de personnes qui naissent, brillent et s'éteignent en moins d'un siècle, soit vous devenez un cœur froid et vous refusez tout ces gens qui vous entourent, vous refusez de faire partie de leur vie et qu'ils fassent partie de la vôtre, soit vous acceptez de les aimer tout de même, malgré le fait qu'ils ne soient que de passage. Je n'ai jamais, un seul instant, pensé à la première option. Ce n'est que maintenant que je suis, moi-même, plus que de passage que j'y songe tout en sachant pertinemment que je ne peux pas vivre comme ça. Je ne sais pas vivre comme cela. La foi nous fait vivre ensemble. On ne peut pas croire seul, parce qu'humainement, on a des moments de doutes, de faiblesse, de deuil. Seule la communauté peut vous aider, vous soutenir, vous mettre la tête hors du marasme. Je suis venu vous tendre la main. Mais je ne suis plus éternel, Elēni. »

    Cela lui faisait une drôle de sensation que de prononcer ces mots qu'il n'aurait jamais cru les affirmer un jour. Pourtant, cela était vrai. Et il voulait mettre son Frère en sûreté avant de s'éteindre. « Alors j'espère que vous me pardonnerez chaque fois que je vous pousserai, pour que vous alliez plus vite. » Se tournant sur le côté, vers lui, il posa son avant bras sur  dossier, s'y appuyant et cherchant ses mots. « Vous me rendez impatient. Et je pense que vous l'êtes aussi. En vérité, c'est assez normal de la part de deux personnes qui ont la tête sous l'eau. L'urgence fait... » Au sens figuré, évidement. Il commençait sérieusement à soupeser l'idée de l'embrasser pour briser la glace un bon coup mais il se faisait violence et se soulageait à l'idée qu'en moins d'une journée, ils avaient déjà fait un pas immense. « Je ne sais pas comment font les elfes pour tenir dans un carcan aussi étriqué pendant des siècles. Comment vous avez fait... Cela m'aurait rendu fou, je crois. J'ai appris à aimer, sincèrement, successivement et même simultanément plusieurs personnes. A donner à ceux qui m'entouraient, qui ne m'étaient pas étrangers. Aimer et leur montrer que je les aimais, souvent au delà de toute raison. J'ai eu plusieurs Reines, toutes aussi radieuses les unes et les autres. Des enfants, des fidèles, un cercle privé et ils se suivaient. Certains naissaient, certains mourraient. Je n'aurais rien vécu si j'avais été contraint par un filtre de mes émotions. Quel roi aurais-je été... Et quel homme ? »

    Il fronçait les sourcils, peinant à l'imaginer. « J'ai du mal à vous concevoir ainsi, aussi réservé, quand je vois le chemin que nous avons parcouru en moins d'une journée. » plaisanta-t-il finalement, railleur. Il tendit son bras, d'un geste tactile et instinctif, pour que sa main fermée se loge près d'une tempe et que son pouce caresse l'un des symbole tracé sur son front. « Souhaitez-vous que nous le voyons maintenant, ou je peux dessiner sur vous encore ? »

descriptionLa balance de Néant [PV Naal] EmptyRe: La balance de Néant [PV Naal]

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Il retenait quelque chose. L’elfe était bien assez coutumier du fait, ne se confiant que peu, pour le remarquer aussi chez les autres. Mais il ne voulait pas lui forcer la main, de la même façon que Naal lui avait toujours, depuis son arrivée, laissé l’opportunité de dire ‘non’ s’il le voulait vraiment. Il fallait également qu’il reconnaisse avoir fort à faire avec ses propres turpitudes psychologiques pour débuter une quelconque forme de chasse à son égard. Il était là, dos fermement pressé contre le dossier, l’almaréen le surplombant alors qu’il essayait de ne pas rétracter la main qui s’aventurait contre la peau tatouée du monarque en tremblant. Combattre plus de cinq cent ans de conditionnement et d’éducation rigide n’était pas une mince affaire. Regard plongé dans le sien, il attendait pour moitié l’instant fatidique où sa dextre serait chassée et son geste réfuté, sans trouver la moindre trace, dans ses prunelles couleur de ciel, d’une telle intention. Les réponses que Naal continuait de lui prodiguer l’aidait à avancer et poursuivre son effort, en déconcentrant un part de sa crainte pour la muer en cette curiosité fascinée qu’il ressentait. Et finalement, dans le flot naturel de cette diction, il reçu également la confidence de ce qui, de toute évidence, tourmentait son frère. Naal lui avait précédemment narré son histoire et son devenir en Almara puis sa renaissance grâce à Néant en Ambarhuna. Il comprenait sa réticence par simple rapprochement intellectuel. C’était logique, après ce qu’il avait donné pour eux durant son existence, et ce qu’il avait reçu en retour, qu’il ne se jette pas à corps perdu dans un projet pour leur seul bénéfice. Il savait aussi, intuitivement, que cela représentait une tragédie émotionnelle réelle.

L’impact de la décision finale, son symbolisme et tout ce qu’elle représentait étaient des éléments dotés d’une violence intrinsèque inouïe parfaitement indépendante de lui. Pour le peuple almaréen, se voir refuser l’unité suprême était terrible. Pour le culte de Néant lui-même en revanche, de façon froidement pragmatique, tout n’était pas perdu. D’autres pourraient composer cette nouvelle union. Il n’en dit rien, hocha simplement la tête alors que son le coup de sa confidence, il perdait temporairement une part de sa réticence prude pour venir doucement presser son épaule. Il entre-ouvrit les lèvres et cilla en étant de nouveau confronté à une acceptation qu’il ne connaissait guère. Il n’arrivait pas à ne pas se trouver ridicule, bien qu’il reconnût volontier la sagesse que son interlocuteur dispensait. C’était presque amusant en un sens, lui, parangon de savoir, se faisait oublieux de cette simple leçon du coeur, trop prit dans tout le reste pour y faire encore attention. Non, ce n’était pas amusant, tragique peut-être ? Et en même temps, il sortait la tête de l’eau après la noyade, ce n’était pas une faute de sa part que de ne pas tout englober de son esprit dans l’immédiat. Oui, il essayait, il voulait essayer. Sa main était revenue à ses découvertes, bien qu’il ne pu s’empêcher de se sentir coupable. Ce qu’il était avait failli le tuer. C’était dur, d’accepter que son existence puisse être à l’origine de sa propre fin bien avant celle que Mort lui offrirait pour le faire renaître. C’était une absurdité, avait-il envie de clamer, encore, sans y parvenir. D’autres en arrivaient à des situations similaires, tragiques à leurs propres mesures uniques. Mais en en ayant conscience, il voulait réellement essayer de nourrir ce nouveau souffle qu’on lui offrait.

Sec ? Ah oui, l’encre. Il le laissa vérifier, n’arrêta pas la main qui faisait frémir sa peau, tombant dans son cou en nouant son corps d’un tremblement unique et viscéral. Il était d’autant plus confondu qu’à présent, Naal savait à quel point il ressentait sa présence, son contact, et il agissait en toute connaissance de cause. Ses joues chauffaient alors qu’il se perdait dans ses propres émotions contraires, lui tenant rancune dans sa gêne, tout en se retenant de vouloir le voir poursuivre plus avant, plus franchement. Sa voix interrompit de nouveau les tempétueuses aspirations contraires qui le bousculait. Un instant, il osa le quitter des yeux pour admirer de nouveau les marques sur sa peau de marbre pur. Oui, le rendu était saisissant. L’encre semblait plus noire encore. Plutôt quoi ? Il ne l’interrogea pas. Oui, ces tatouages semblaient si intense, sur sa blancheur… Il y avait une réelle satisfaction à les contempler, comme une belle page bien écrite, un texte irréprochable sur un parchemin de qualité. Une nouvelle caresse. Ses longs cils frémirent alors qu’il retenait de nouveau un tremblement et croisait une fois de plus son regard. Ce qui y vibrait le confondait, l’effrayant légèrement tout en flattant son esprit. Avait-il seulement le droit à pareille flatterie ? Avait-il le droit de l’apprécier ou était-ce bien trop orgueilleux de sa part que de le savourer ? “Oui…” Il voyait sa main et son bras mais pas son visage et il était aussi impatient que craintif du résultat. Un résultat qui le laissa sans voix. Bouche entre-ouverte pendant quelques instants, il chercha ses mots sans les trouver. Ses doigts vinrent parcourir les lignes sombres, lentement, le long de son front, d’une joue puis des lèvres.

Son regard restait rivé sur cette image étrange, à la fois connue et inconnue, comme s’il contemplait un étranger dont il se sentirait particulièrement proche. Très délicatement, un fin sourire se dessina à ses lèvres, infime, discret, mais bien présent. Les effleurements de ses doigts restaient délicats, craintifs, l’elfe n’ayant pas envie de faire couler l’encre par accident mais dans son regard à la couleur changeante vibrait une surprise ébahie. C’était vraiment lui ça ? Oui, question stupide. Ses lèvres tremblèrent et il serra une main contre sa gorge, d’abord doucement et puis, plus fort, alors que la vague émotionnelle vibrait en lui comme un archet sur une corde. La dextre tremblait, alors que le reste de son être restait rigide et composé, son regard toujours transcendé par la beauté des tracés se laçait à présent de trouble sous la voix du monarque. Lui-même connaissait le désespoir de la mortalité humaine, ayant vu nombre de ses disciples, même les plus brillants, disparaîtrent alors qu’il détournait l’attention un instant. Il était parfaitement capable de se figurer le tourment de son frère, et tout aussi capable de se rendre compte qu’il avait prit le premier chemin en suivant la voie de la noblesse elfique. Au delà de cela, cependant, il y avait une unique certitude : il n’avait pas envie de le voir mourir. Il avait beau s’être fermé, Naal avait prouvé que ses barricades n’étaient pas inexpugnables. Et naturellement, avec une innocence et une naïveté presque enfantine, comme s’il revenait à l’aube de son existence, il se récriait et pleurait intérieurement l’idée de voir le serviteur de Néant replonger dans la roue de la réincarnation.

Son regard vacilla, alors qu’il happait un souffle perturbé, frémissant avant que ses mires ne se détournent de son reflet pour se poser sur l’humain. ‘Je ne vous en veux pas un instant’ aurait-il voulu dire, l’affirmer à voix haute, le détromper. Il pouvait rechigner, grimacer, mais c’était dû à l’inconfort non à la rancune. Son coeur n’attachait la rancune qu’à un nombre très réduit d’individus dont les actes valaient ce poison de la conscience et de l’âme. Il n’aurait certainement pas voulu gâcher leur temps ensemble avec cela. Il n’aurait pas voulu gâcher l’intensité de leur relation encore neuve avec cela. Il savait agir depuis le départ sans beaucoup d’égards pour… toute son éducation justement. Dès l’instant où ses premiers mots avaient tranchés dans le barrage qu’il s’était imposé, le fleuve avait coulé librement au rythme d’un instinct oublié et qui le tétanisait encore par instants. Ses propres réactions émotionnelles, naturelles, d’une confiance qui s’était accordé dans une évidence inexplicable, représentaient le gouffre entre les deux parts de son existence. Il avait raison. Mais le reconnaître et cesser de vivre tel qu’on l’avait fait pendant plusieurs centaines d’années étaient deux choses très différentes. L’une touchait l’esprit, l’autre le coeur. Pourtant, son coeur aspirait à ce qu’il essayait de lui offrir. Cette bouffée d’air frais, ce réveil, cette.. douceur, étrange, comme les qualificatifs qu’il associait à ses récentes découvertes étaient brillants de naïveté. Pendant une soirée, il s’était fait oublieux, sous la libération de son âme. Maintenant, l’écrin le rattrapait comme un carcan, une prison. Il la sentait, invisible, se refermer sur ses gestes, les fers auxquels il s’était habitué sans les voir.

C’était pour être avec elle” Sa voix était lente, lointaine tandis qu’il le regardait sans directement lui répondre, les yeux plongés dans les siens. “Je n’ai pas toujours été ainsi” Une douceur passagère vint à ses traits, avant d’être chassée comme le spectre même du souvenir “Fut un temps où je faisais tomber des pluies de fleurs sur les membres de la royauté depuis les hauts arbres du palais impérial, où je déposais des couronnes de branches parfumées dans les salles d’études du Domaine, où je me promenais en forêt sans jamais penser à rien d’autre qu’à l’intensité de ce que je contemplais…” Il y eut un silence, tandis qu’il contemplait l’intensité de ses yeux à la couleur céleste en l’instant, ses propres prunelles sombres troublées par la nostalgie. “Puis je l’ai vu, et le monde n’était plus aussi beau sans elle” Lentement, sans qu’il cherche à réfléchir, ses doigts vinrent passer sous le tissu léger de sa tunique, faisant glisser la fibre à la délicatesse elfique le long de son épaule nerveuse pour découvrir davantage de sa peau à la blancheur absolue. Il ne restait, sur la clavicule, qu’une marque passée qu’il n’avait pas fait effacer par magie, laissant son corps guérir à son rythme. La marque était celle d’une lame vampirique théocrate, qui l’avait atteint alors qu’il opérait un soldat sur le champ de bataille. Il avait laissé la lame plonger dans son corps plutôt que d’arrêter ses soins, laissant à ses compagnons d’armes sa confiance pour tuer son agresseur. Inspirant profondément, il ferma un instant les yeux, tandis que sa voix glissait de nouveau dans le silence ambiant. “Alors… cela ne me perturba nullement d’accepter son monde à elle, si cela signifiait que je pouvais rester auprès d’elle. J’ai appris à convenir à sa famille, aux attentes de la noblesse elfique, afin de ne pas lui faire honte. Je me suis forcé, même quand j’étais gêné… je me suis forcé jusqu’à ce que cela ne me semble plus dur que d’agir ainsi. Jusqu’à ce que je sois engourdis, et que j’oublie le reste. Je la voyais elle. Alors j pouvais bien me sacrifier…

Il l’avait fait de bon coeur. Encore aujourd’hui, il la revoyait, l’éclat de son regard, la luminosité de sa peau claire, la vibrance de ses cheveux opulents, la chaleur de son rire… Ses yeux se firent humides, des perles salines venant orner ses longs cils, sans jamais leur échapper. Elles restèrent prisonnières lorsqu’il rouvrit les yeux, expirant lentement. Sa main s’était refermée, sous les souvenirs, sur son col, le froissant légèrement. “Même lorsqu’elle est morte, j’ai continué, pour elle, par habitude… Je ne savais plus être autrement” La constatation était presque aussi rude que d’admettre qu’il n’était pas chantepluie. Sa main se détendit pourtant sur le tissu délicat et après un instant, il l’écarta de sa seconde épaule, dénudant son torse, le dessin ciselé de ses muscles. Il avait honte, réellement, mais comme la peur, sa honte était muselée en l’instant par la confiance qu’il lui portait. Elle le cuisait néanmoins. “Quand je l’ai perdu… je ne pouvais plus changer. Je n’en avais pas les moyens ni la volonté. Je ne voyais pas réellement le chemin que j’avais parcouru jusqu’alors. Je n’avais vu qu’elle. Et elle… était radieuse” Encore en ce jour, l’émotion faisait trembler sa voix profonde quand il l’évoquait. Pourquoi en parler ? Pour exorciser quelque chose ? Non. Pour s’expliquer ? Pour se justifier ? Pour essayer d’invoquer le souvenir de celle auprès de qui il s’était sentit à sa place… de la même façon qu’il l’avait sentit aux côtés de Naal. Un frisson le prit. Il ne savait pas. “Je ne sais plus réellement aimer, je crois. Cela s’est éteint avec elle. Mon peuple..” Le terme sonnait étrangement mal soudainement, il tiqua mais poursuivit “Les elfes n’aiment réellement qu’une seule fois, disaient les humains. A la vérité, nous ne nous lions pour l’éternité qu’une fois. Un seul partenaire d’âme” Et son amour avait été tuée parce qu’il avait trop aimé son fils. Par sa faute.

Continuez, à tracer…

Ce n’était qu’un souffle discret, mais ils étaient si proches en l’instant, si terriblement proche. La chaleur de la main du monarque irradiait contre sa joue et il laissa sa tête aller contre le contact. Lui avait du mal à concevoir pouvoir aimer ainsi plusieurs fois. Il avait de l’affection pour Celeborn, aimait son petit-fils, s’inquiétait pour ses apprentis mais rien n’atteignait jamais l’intensité presque violente du bien-être de cette présence, cette âme soeur, cette personne autours de laquelle le monde pâlissait. “Comment faites-vous ?” Jamais son ton ne s’élevait, un souffle qu’il craignait de voir s’ébruiter.  “Pour donner ainsi. Pour aimer, encore… et encore… Je ne sais plus m’ouvrir aux autres, montrer ce que je ressens… je ne pouvais plus le faire, alors même que je me sentais rejeté et entouré d’adversaires plutôt que d’alliés” Il s'essoufflait sans jamais écorcher les mots, haletant une détresse encore élégante, se tendant vers lui sans oser s’y accrocher, bien que d’une main, il caressa la peau chaude et ornée. “J’ai honte, bien que vos mots soient sagesse, mon coeur peine à les accepter. Maintenant que le barrage a cédé en moi, mon hiver me rattrape encore. N’ayez crainte à me pousser, je vous demande de le faire. J’ai besoin de vous… cela, j’ai pu l’avouer. Votre main, je l’ai saisie” Ses lèvres tremblèrent et sa main rejoignit la sienne, la guidant loin de son visage et contre son coeur. Un coeur qui battait vite, bien qu’il resta calme d’apparence. “Peignez… et montrez moi… faites le moi ressentir… si vous ne désiriez pas vous montrer devant lui sans la pleine mesure de vos tatouages… ne me laissez plus le voir ainsi…

descriptionLa balance de Néant [PV Naal] EmptyRe: La balance de Néant [PV Naal]

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    La question en suspens, les doigts marqués de l'almaréen caressaient le front de l'elfe, se délectant, une fois de plus, du grain merveilleux de sa peau. Puis il entama la délicatesse de ses cheveux, à la naissance de la racine, tout en sachant pertinemment ce que son contact représentait pour les sens d'Elēni. Le mouvement était discret et distrait, mais il lui rappelait qu'il était là, alors qu'il l'écoutait, ses mires accrochées aux siennes, dans un lien sibyllin qu'il refusait de briser. Tout pouvait partir en flammes, qu'importe ? Ils étaient là, ensemble, et Naal ne voulait rien rompre de ce précaire hypnotisme. Il désirait l'entendre, que le flot mélodieux de sa voix à l'accent des elfes lui révèlait ce qui remuait en son cœur meurtri. Les blessures et l'amour perdu étaient les plus riches d'enseignement, car ils étaient la marque au fer blanc dans ses chairs, l'ombre fantomatique d'un passé qui rendait si nostalgique et détruisait l'être. Il constatait, avec déroute, combien la douleur pouvait être pleine de splendeur, révélant l'âme dans son plus simple appareil, mise aux fers par l'ignoble souffrance. L'âme était si fragile. Elle brûlait, comme une étoile, chaude et impétueuse. Et pourtant si chétive, pleine de craintes et de balbutiements, d'une timidité sans pareille alors qu'elle savait être un fulgurant brasier.

    Sa caresse s'interrompit, surpris, lorsqu'il vit l'elfe dévoiler une épaule pour sa peinture. Son souffle s'allongea instinctivement, sans qu'il ne veuille rien retenir. Il était si beau, dans son geste à l'esprit prude. La gêne, qui le faisait tressaillir comme une vierge présentée à sa nuit de noces, le rendait séduisant, telle la corolle d'une fleur qui s'ouvrait, avec une délicatesse infinie, pour émerveiller son entourage. Naal n'était pas un adorateur de la nature, mais cette fleur-là, toute elfique sublimée, il voulait bien la contempler en train d'éclore. Lorsqu'Elēni ferma les yeux, il laissa tomber les siens sur cette peau d'un blanc laiteux, immaculé. Sa seconde main alla effleurer la trace lointaine d'une blessure, sur la clavicule, ne voulant d'un toucher trop appuyé qui aurait pu perturber les paroles de son frère, sans pour autant refuser à sa curiosité le droit d'explorer. Le geste était comme une question silencieuse, pour lui demander de lui expliquer ce qui s'était passé... mais la question ne franchit pas ses lèvres. Il ne voulait pas l'interrompre, surtout avec ce qu'il entendait. Ses mires retrouvèrent celles de son hôte, protectrices. Elles le couvaient comme on préserve quelque chose de précieux, en lui offrant son attention pleine et entière, autant que sa compassion.

    Lui aussi n'avait qu'un seul partenaire d'âme. Il s'agissait de Néant. Il ne pouvait que trop comprendre la douleur qui prenait à la gorge lorsque le deuil frappait un amour aussi puissant. Mais contrairement à l'épouse d'Elēni, le Néant était éternel. Il ne mourrait jamais et son amour se faisait d'autant plus indestructible car il n'avait pas peur de la perte. La question le fit froncer légèrement les sourcils jusqu'à ce que le Gardien lui explique de quoi il parlait, étirant un sourire doux sur ses lèvres pour faire face à la détresse qu'on lui criait silencieusement. Il sentait les battements rapides de son cœur, derrière toute cette parure d'élégance et de raffinement. Il sentait l'agitation et le trouble, il percevait l'errance, la quête aveugle de son cœur en émoi. Sa seconde main revenait à son visage délicat, caressant son contour avec patience, pour ne pas le brusquer. Il ne voulait pas l'ébranler d'avantage, le percer d'une pointe d'alerte supplémentaire. « D'accord. » souffla-t-il d'une même tonalité discrète, alors que son regard ne le quittait pas. Muet, il chercha par quel bout prendre tout cela. C'était comme de l'eau qu'on essayait de saisir entre ses mains, elle glissait entre ses doigts et s'échappait. En l'instant, il était bien un ChantePluie. Les mots n'avaient pas eu d'effet, bien qu'ils aient été entendus et compris. Cela ne suffisait pas.

    « Elēni, calmez-vous. » L'apaiser, c'était encore ce qu'il pouvait essayer. Sa voix grave donnait l'ordre, mais son regard continuait de l'accompagner avec la même ferveur. Bien sûr, en apparence, son hôte avait l'air bien calme, dans toute sa superbe de marbre. Mais son souffle qui haletait, ses lèvres et ses mains qui tremblaient, ce cœur qui battait, c'était presque imperceptible mais il le voyait. Ses deux mains prenaient son visage en coupe, comme pour le recadrer, réduire son champ de vision et chasser les ombres latentes. Il cherchait encore ses mots, ses actes, prenant son temps dans le silence, comme s'il avait pu faire couler les perles d'Odrikatas, une à une. Le temps, ce Temps des déesses, n'était pas son ennemi, il le savait. Il l'aidait à faire redescendre une situation. Qu'aurait-il pu faire ? L'étreindre ? L'embrasser ? Pour lui faire ressentir une émotion forte ? Avec ce qu'il lui avait dit, il ne savait pas vraiment s'il le pouvait. Il ne savait pas si ce serait efficace ou si cela le ferait fuir. Il ne voulait pas le perdre, encore moins maintenant, en pleine détresse. « J'ai foi. » répondit-il enfin.

    « J'ai foi, c'est comme cela que je fais. J'ai foi que les émotions qui émergent en moi, celles qui viennent de Nulle Part, du Rien, celles que je ne peux pas expliquer... J'ai foi que Néant me les envoie pour que je les vive. Parfois, elles sont douces, fabuleuses et parfois, elles font souffrir. Cela fait partie du pacte. » L'une de ses mains avait quitté son visage pour se refermer sur sa hanche qu'il tirait vers lui pour déloger son dos de l'assise et pivoter son corps. La poigne était ferme sans être brusque, et il ne l'avait pas quitté des yeux. « Vous pouvez aimer Néant, comme moi, et votre âme sera en sûreté, à la l'abri de la perte. Cela rend le reste des épreuves plus faciles et tous les autres amours plus... Fervents. Moins craintifs de la chute inévitable. Car quoiqu'il puisse se passer, Néant sera toujours là pour vous accueillir dans ses bras. » Le fanatisme, voilà comme il faisait pour survivre à cela, la foi comme parachute. Lorsqu'il le put, il le poussa en arrière, pour l'allonger sur la longueur du sofa, en l'accompagnant d'une main à sa nuque, puis du reste de son propre corps. Il avait habilement trouvé sa place, entre ses cuisses, comme si l'habitude avait marqué le geste un millier de fois. Il savait qu'Elēni en rougirait et il finissait par trouver cela amusant, plus qu'inquiétant. « Bien installé ? » le taquina-t-il même, un sourire en coin, mains à plat de chaque côté de sa tête, les bras tendus pour ne pas finir réellement sur lui.

    Il posait son encrier fermé et son pinceau sur le torse blanc, le temps de caler un oreiller sous la tête de sa toile à peindre. « Je ne ferai rien que vous refuseriez. » ajouta-t-il , pour le rassurer, lui rappeler le contrat tacite, entre eux, qui s'était noué. Celui qui veillait à ne rien imposer. Le surplomber, c'était le moyen qu'il avait pour tromper son esprit et lui faire croire qu'il aurait des efforts à faire pour s'extirper de là, mais tous les deux savaient très bien qu'un seul mot pourrait mettre un terme à leur proximité. Il obéirait, parce qu'il le respectait sincèrement. « Je pourrais vous montrer, oui. » Lui montrer, lui faire ressentir, c'était ce qu'Elēni lui avait demandé. Mais que pourrait-il peindre ? Il avait tracé ses propres tatouages, mais il avait aussi dit que chaque homme avait ses propres symboles. Ceux d'Elēni ne ressembleraient pas aux siens alors... Devait-il continuer de peindre sur lui un mensonge ? « Je pourrais l'écrire sur vous. » Il se libéra une main en s'appuyant sur l'autre et il attrapa sa coule dans sa nuque. Il la tira vers le haut et la retira complètement, dévoilant un corps entièrement marqué par les arabesques du Néant, aux muscles noueux et à la respiration longue mais parfaitement régulière. A nouveau, il captait son regard, pour le rassurer, le focaliser sur autre chose... Et pour qu'il ne vire pas trop écarlate.

    Il poussa le pinceau d'un geste de la main et on l'entendit tomber au sol, rejoint par le bouchon de liège de l'encrier qu'il venait d'ouvrir et dont il versait l'entier contenu, tiède, sur le buste de son frère. La fiole tintait, à son tour, au sol et sa main se posait à plat sur sa peau maculée pour étaler l'obscurité sur toute sa peau, de son nombril à sa gorge, noyant d'une marée noire, ce qu'il avait tracé un peu plus tôt. Il remontait le masque de ténèbres jusqu'à sa joue, dans un geste qui s'achevait avec beaucoup trop de tendresse pour une amitié. « Qu'écrirez vous sur moi, Elēni ? » Le murmure était venu souffler sur son visage, alors qu’appuyé sur son avant-bras, son nez venait effleurer sa joue. Son corps se referma lentement sur le sien, jusqu'au contact. Ce fut son ventre brûlant qui le premier épousa la peau plus froide, sursautant à la différence évidente de température. Puis son buste. Son nez coula le long de sa joue au masque noir, jusque dans son cou où il reposa, quelques secondes, la respiration longue et régulière, les yeux clos. Il savourait ce que le Néant lui offrait, les sensations qui lui étaient octroyées. Est-ce que Kehlvehan avait inventé une nouvelle teinte de rouge ?

    Il redressa lentement sa tête, puis décolla le reste de son corps, sans aller bien loin pour autant. L'avait-il réchauffé, pendant quelques secondes ? Il lui avait semblé que oui. « Un triste spectre de ce que j'ai écrit sur vous ? » Et pour illustrer son propos, autant que son geste si controversé, son visage était peint, sur un côté, d'encre noire, lorsqu'il avait laissé couler sa peau le long de sa joue maculée. Une trace informe et involontaire, peu esthétique. Son torse, aussi, avait subit le même traitement au contact de l'encre que Naal avait volontairement renversé sur le gardien. Là où son frère était parfaitement noir, l'ancien serviteur du Néant n'avait droit qu'à des taches éparses, des reliques fades de ce qu'il lui avait donné. Un écho lointain. « Si vous ne donnez que cela, à attendre qu'on vous donne, comment voulez-vous mettre la tête hors de l'eau ? Je peux vous montrer, je peux vous faire ressentir, oui. Je vous aime, Elēni. Je vous donnerai tout ce que vous désirez, tout ce que je peux vous donner, si cela m'est possible, pour que vous avanciez. Pour que vous vous en sortiez. » Il revint s'appuyer sur l'un de ses avant-bras, et son nez effleurait presque le sien. « Je peux écrire bien des choses sur vous, tellement. »

    Son nez touchait le sien, coulant le long de son semblable. « Mais je ne peux pas écrire à votre place. » D'un revers d'index, il soulignait l'angle noirci de sa mâchoire. Est-ce qu'il était fou ? Le Néant avait pourtant placé la chaleur dans sa poitrine, les émotions qu'il retenait dans sa gorge et qui rendaient son souffle brûlant. L’engourdissement de sa nuque qui retombait, alors qu'une main glissait dans celle de l'elfe pour la courber délicatement, la tendre vers lui. Les yeux clos, ses oreilles n'entendaient plus rien d'autre que la respiration du Gardien, seul son dans l'immensité du Néant avec lequel il communiait. 'Je ne ferai rien que vous refuseriez', hein ? Il l'avait pensé sincèrement à ce moment-là, et maintenant ? Il n'en savait rien. Mais il l'embrassait.

descriptionLa balance de Néant [PV Naal] EmptyRe: La balance de Néant [PV Naal]

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La poigne soudaine n’avait rien de respectable, si elle restait respectueuse, provoquant en lui une stupeur qui aurait pu s’accompagner d’un semblant d’outrage, ou tout du moins de fébrilité, s’il n’était pas si absorbé par la harangue de son frère. Regard sombre fixé sur lui, il eut un léger frémissement, se laissant manipuler sans réellement s’en rendre compte. La compréhension de ce qui se passait, du mouvement, ne lui vint qu’ensuite, quand il se retrouva soudainement allongé sur le dos en se demandant ce qui venait de se passer. Il y avait quelque chose de singulier, dans la voix de Naal quand il parlait et un moment, désarçonné, l’elfe se demanda comment, par les Huits, son peuple avait pu dénigrer ses capacités d’orateur. Cette vibration, cette émotion, qu’il sentait et qui résonnait avec force en lui, qui venait planter les griffes dans ses muscles, dans ses tympans, dans son coeur, qui venait tirailler ses nerfs et sa sensibilité, faisant trembler sa psychée fascinée par ce son. Pour lui, avatar de musique, baptistrel, maître de vérité, ce qui résonnait dans la voix de monarque était un monde entier, une émotion pure qu’il absorbait, qu’il savourait et qui lui donnait la chair de poule tant elle était claire, limpide, vibrante pour lui. Sa foi, il ne s’agissait pas que d’un vain mot pour lui, il la sentait, comme une caresse sur sa peau, à moins que ce ne fut ses mains ? Son souffle peut-être ? Contact éthéré ou réel, il le sentait avec une violence qui, de nouveau, faisait trembler les fondements de son âme. La rougeur de ses joues, sous la pudeur naturelle de son éducation, était remplacée par la rougeur d’une ferveur viscérale, alors que la note de sa foi, ce chant dans ses mots, retombait le long de ses flancs et dans ses tripes. Là où l’angoisse aurait dû le saisir de le voir ainsi contre lui, dans cette posture si lascive, il ne tremblait que de son désir de réentendre cette unique musicalité. Son regard était trouble, alors qu’il l’observait en hochant la tête sans vraiment le sentir.

Il avait confiance en lui, malgré ce qui le nouait, peur ou attente. Il l’attendait, ne sachant que faire. Il voulait entendre de nouveau cette unique vibration qui faisait résonner son corps et son esprit. Neuve, unique, puissante, elle venait l’étriller, s’offrant à lui pour qu’il s’en empare et la comprenne. Pourtant, il eut un sursaut bref de conscience, quand il le vit commencer à retirer sa toge et se redressa sur les avant-bras avec l’évidente intention de retrouver une distance raisonnable et une posture qui ne soit pas excessivement connotée… jusqu’à l’instant où son regard se perdit sur les tatouages et où, irrémédiablement, son esprit se perdit aussi. Les crispations disparurent, le mouvement de recule maladroit cessa et il se figea, son regard perdu dans les arabesques noires ornant la peau sombre. Il remonta, suivant les tracés de son torse jusqu’à son visage, et se trouva happé par le regard azuré. Figé, attentif, il suivit chacun de ses mouvements, amadoué et fasciné. Pourtant, la surprise ne cessa pas, en le voyant se débarrasser du pinceau et il trembla brièvement sous la sensation de l’encre se répandant sur lui. “Je…” Sa peau était à présent d’un noir de ténèbres, de Néant, le liquide glissant le long de ses flancs, pour venir imbiber les pans de sa tunique ouverte, et le tissu de la méridienne sous lui, son pantalon, gouttant et perlant dans sa chevelure couleur de neige. Il ne savait pas si la sensation était déplaisante, trop perturbé par tout le reste pour y prêter attention. Il était si proche… terriblement proche, bien trop proche et pourtant il ne le repoussait pas. Pourquoi est-ce qu’il ne le repoussait pas ? Pourquoi réfléchissait-il réellement à la question qui lui était posée ? En raison de sa teneur ? Sa pensée créatrice, tout juste réveillée de son long engourdissement, caressait les possibilités, tandis qu’une part de lui suivant avec un obscure hypnotisme ses mouvements. Un souffle tremblant échappa à ses lèvres alors qu’il se crispait, une main refermée sur l’assise, au contact soudain de leurs deux corps.

Il était chaud. Le sursaut instinctif causé par cette différence de température se transforma en engourdissement. Il haleta, tremblant sourdement sans jamais le repousser. Le maleström qui rugissait en lui n’avait rien d’un banal navire pirate. Puis le couperet tomba, le prenant par surprise. Quoi ? Le regard qu’il lui lança fut perdu, interrogateur…. douloureux même dans l’imbroglio qu’il subissait. Il la sentait de nouveau, cette note, cette vibration venu le faire trembler, et pourtant cette fois elle était encore différente, et les mots qu’elle portait le glaçait et le brûlait tout à la fois. Son souffle se faisait haché, emballé, comme s’il avait couru pendant des heures, comme si la peur contrôlait son être, alors qu’il sentait de nouveau l’émotion puissante de ce ton se ficher en lui. Il ne bougeait pas, tétanisé, honteux et vexé tout à la fois, touché et en colère, confiant et apeuré. Leurs nez se touchaient presque, sans qu’il parvienne à réagir, à parler, à bouger pour le repousser. Ou l’attirer ? Non non, pas l’attirer. C’était comme un aimant vers lequel il était tiré, comme si son regard ne cessait de retomber sur cette possibilité alors qu’il l’esquivait par tous les moyens, la confondant, la distordant, forçant son esprit à l’ignorer. Le cataclysme émotionnel était si intense, alors qu’il sentait un froid brûlant irradier depuis l’intérieur de son corps, qu’il ressentit à peine la main qui lui courbait la nuque. Il trembla plus violemment encore, pendant quelques instants, en le voyant approcher, coeur tambourinant dans sa poitrine, posant un main sur son épaule sans savoir s’il le repoussait ou l’empêchait de s’écarter et laissant ses lèvres se sceller aux siennes. Quelques longs instants passèrent, sans qu’il ne bouge, sans qu’il ne réagisse, tremblant toujours et puis le barrage céda sous la crue de ses émotions, les barrières confondues par l’effervescence, par l’impulsion viscérale qui le traversait et le faisait s’accrocher et se précipiter.

La force de l’être humain était peu de chose en comparaison de la sienne. Le soulever pour inverser leurs positions ne relevait que de sa volonté, une volonté empêtrée dans son propre élan, emballée comme la course d’un chariot devenu incontrôlable. Gauche, il prit un mauvais appui sur le bord de la méridienne et s’affala à demi sur lui, le couvrant de son opulente chevelure de neige comme d’un suaire immaculé. Haletant, il l’observa un instant sans gère plus que cette perdition dans les yeux. La terreur se le disputait au défi, la part pragmatique de son être, civilisée, n’en revenant pas de l’énormité de son geste, tandis que la part émotionnelle plongeait en avant, refusant d’être arrêtée au risque de ne plus jamais, jamais pouvoir bouger. Et là, venant se lover en lui, tandis qu’il raclait ses mires des siennes, l’attrait de ce qu’il approchait et fuyait depuis déjà la naissance de la matinée. Le magnétisme de ce qui l’appelait tordait une volonté devenue tremblante et effarouchée. Il se releva, lentement, comme un somnambule, les gestes ralentis et souples, retenus dans une mouvance appuyée et presque languide alors qu’il retournait à l’observation de ses tatouages, laissant ses doigts courire sur le vélin de la peau, laissant la chaleur de la curiosité, de l’attrait hypnotique venir pulser sous sa peau pâle qui prit un lustre subtilement rosé. Il inspira profondément, tandis que le bout de ses doigts continuaient de danser, contre sa clavicule, le long de son torse, s’arrêtant au niveau du coeur. Il le chevauchait sans réfléchir, mais ne l’obligeait pas à porter son poids, maintenant qu’il avait une assise qui ne risquait pas de le faire glisser et tomber par terre. Il retraçait chaque courbe, chaque tracé, lentement, avec une immense voracité. Il voulait en voir plus. S’il ne pouvait comprendre parce que c’était privé, alors il voulait au moins en voir plus. Il désirait les clefs en se refusant à les chercher, tournant autours de sa proie comme un requin.

Sa peau était salée. Il le découvrit très vite, lorsqu’il glissa le long d’une arabesque de sa gorge, pour s’échouer contre sa clavicule. Très légèrement salée, comme la mer. Et chaude. Sa chaleur venait engourdir et échauffer le vélin blanc de sa peau. Son esprit, lui, était déjà bouillonnant alors qu’il tentait de calmer sa respiration, dont la force éperdue s’échouait à présent contre un pectoral tatoué. A présent, il n’osait plus le regarder, ou bien le regardait-il ? La force de sa fièvre le fit se redresser encore davantage, ceignant ses épaules de ses longs doigts tandis qu’une unique note de musique échappait à sa gorge, venant caresser la peau de bronze, pour résonner le long des os et contre les fibres de son être. Il l’avait remarqué la nuit précédente lorsqu’il avait entonné le chant de Néant, à quel point Naal en était proche, lié à lui… Se penchant sans hâte, il vint happer sa respiration, dévorant, aux aguets, les sensations que pouvait provoquer ces quelques notes distillées dans l’atmosphère autours d’eux. Lui-même en résonnait alors que l’empressement gauche, instinctif, laissait place à un frémissement plus profond encore, plus vibrant, plus violent aussi, comme s’il suffisait de ce lambeau de mélodie pour venir déchirer les fins voiles dont il entourait son esprit. L’amertume gonflant, en s’élevant depuis les tripes, en une pic qui pénétra le cerveau d’une chaleur poisseuse, comme une eau de roche sur un feu vif. Il éleva une main, quittant la hanche pour sceller ses lèvres, le bâillonnant de sa dextre dure et tremblante. son souffle s’échouait sur eux, lourd, haché, sans rythme. “Sentez-vous les chaînes à mon cou ?” La voix était un souffle rapide, une confidence éraillée. Il serra les dents, découvrant l'email comme un loup alors qu’il serrait un instant, en produisant un sifflement sec.

Sa seconde main vint se nouer à la sienne et la guida sur sa gorge, lentement, presque tendrement. “Juste là…” Contre sa carotide palpitante. Tambourinant férocement. Son regard était sombre, rendu presque noir, pupilles dilatées comme sous l’effet d’une drogue. peut-être était-il drogué. La fièvre lui perlait les lèvres.. “Lourdes. Ancrées dans la chair. Ancrées dans l’esprit” Il relâcha sa dextre d’un mouvement permissif, nonchalant, ses doigts venant se poser sur la naissance de son poignet, descendant lentement le long de son bras en suivant les tatouages puis se refermant sur l’épaule alors qu’il inspirait profondément, la silhouette frémissante. “Les sentez-vous ?” La modulation de son ton changeait d’une note à l’autre, plus aiguë, plus grave, plus fébrile ou plus sinistre. “Elles laissent des traces dans la chair de la psychée comme des marbrures sur la peau, souillées d’huile pour qu’elles ne cliquètent pas tant” Un sourire fébrile mais peiné fleurit pour mourir l’instant suivant. Il se crispa, visage fermé, yeux clos, dans un intense spasme avant qu’il se s’abatte sur lui, ravissant ses lèvres, le cherchant comme un affamé. Il goûta les pulpes avec attention et application, tentant d’y dénicher la piquante saveur de sa foi, laissant des traces, comme un goût sucré, comme elle laissait cette mélodie dans sa voix. Il y avait d’autres traces de sa foi, sur lui, en lui. Sur sa peau, au-delà des tatouages. Il voulait le trouver. Il cherchait, impérieux, sans cesser de le happer. Quand il sentit sa propre conscience disparaître, il le relâcha, se relevant à peine, haletant avec violence, son souffle défait. Il ne savait même plus où ses mains cherchaient, au delà de quelle décence. Il n’en avait rien à faire. Cela ne l’intéressait pas. “Entendez-vous les cliquetis ? Ils bruissent, ils tintent… la chaîne est serrée, quand on tire dessus elle étrangle, son noeud aussi fort que les anneaux d’un serpent…

Il y eut une nouvelle note, qui vibra dans l’air, venant se plaquer à eux. Il ferma les yeux. Sa voix se fit pressante, fébrile. Aussi fébrile que les battements de son coeur. Basse, rauque. Une marée grondant dans un écrin de roche, un os ébréché sur du métal. “Quand on tire trop la chair se brise. Le souffle devient ténu, si ténu que tout ce qui reste est un mince filet de voix. Et puis on vous relâche” Il inspira plusieurs fois, par soubresauts, par frénésie à présent, fit le dos rond alors qu’il se fendait d’un sourire sardonique, défiant sans son effarement et colère libératrice “La première gorgée d’air à la libération est comme… la première inspiration d’un nouveau né. Une agonie libératrice. La cuisante brûlure dans les poumons, qui gonflent... et vibrent, pour la toute première fois. La douleur est si forte, glorieusement intense, présente, on se sent si... . vivant” Sa voix grondait à présent, gonflait, sans réellement gagner en volume elle gagnait en force, intense, dans l’absolu de ce qui la tordait, le pouvoir qui s’y accumulait pour fondre les contours de l’existence et de la réalité, et faire cliqueter et trembler le verre, fendant les surfaces les plus délicates. “Il suffit de cette unique libération” Le silence se fit assourdissant. Il ferma les yeux, reposant son front contre le sien. Son corps perlait d’une fine sueur, tandis qu’il se redressait. Le silence semblait renfermer quelque chose de languide, l’indolence après l’orage, lorsque la trépidation atmosphérique se calme, se détend, se dénoue comme un muscle trop sollicité. Un soulagement, en un sens. Il savourait sa première bouffée d’air tandis que ses doigts jouaient contre les lèvres sombres de l’homme sous lui. L’autre dextre s’éleva pour chasser le tissu tâché de ses épaules, le laissant tomber derrière lui.

Que pourrais-je écrire sur vous ? De nouveaux vers ?” Songeur, ironiquement rêveur, le tranchant du vitrail brisé, celui qu’il avait enfoncé en se jetant à corps perdu dans ce que Naal avait fait, cette chaîne qu’il avait relâché à son cou après l’avoir tiré de son chenil. Briser la glace, était-ce la formule à laquelle il avait pensé ? L’émail luisit encore sous la lumière, cru. Il secouait la tête. Sa chevelure défaite retombait sur son torse, dans son dos, caressant ses flancs et venant s’échouer sur l’être humain. “Non. Je n’écrirais pas” Un absolu au son de sa voix absolue, au devant de l’absolu de ce qui le consumait. Ses doigts quittèrent les lèvres souples pour descendre lentement jusqu’à se figer contre son plexus. “Je vais aller prendre ce qu’il y a… tout au fond….” Il pressait, légèrement “Je vais le faire vivre et vibrer. Je vais aller chercher chaque once de votre essence, de votre foi, et je vais la boire” Il se penchait “Et je vous donnerais ce que j’ai, moi aussi…

descriptionLa balance de Néant [PV Naal] EmptyRe: La balance de Néant [PV Naal]

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    Il tremblait, sous lui, il le sentait très distinctement. Pour autant, Naal n'avait pas renoncé au baiser entamé, happant ses lèvres avec une tendresse sereine. Il sentait qu'elle venait, l'émotion forte, la vague du cataclysme. Il la sentait lorsqu'il croisa le regard de celui qu'il avait figé, comme tétanisé et parcouru des spasmes de.. Quoi ? La peur ? Il priait pour que non. Le barrage céda, dans la débâcle de la précipitation qui le remuait. Il le laissa reprendre le dessus, alors que son regard attentif le mettait au défi d'assumer son geste, de le poursuivre, d'aller plus loin, de ne pas éteindre cette flamme qui s'exprimait soudain. Il était conscient d'avoir franchi un cap, une étape, quelque chose s'était déclenché, il n'en doutait pas. Bien que ce fut maladroit. Il l'accueillit lorsqu'il s'écroula, comme un père rattrape son enfant qui tente ses premiers pas, avant de le lâcher à nouveau, le laisser essayer, recommencer et faire par lui-même. Son regard attentif l'accompagnait, comme le veilleur ou le garde-fou s'il allait trop loin. Les doigts, sur sa peau, lui arrachaient des frissons délicieux, sans qu'il ne vienne interrompre sa découverte et son exploration. Il le couvait et dévorait du regard les émotions naissantes qui tourmentaient le Gardien. Il l'écoutait, l'observait, jamais ne l'interrompait, même quand la tension se faisait forte, même lorsqu'il en aurait peut-être eu besoin ? Il vibrait aux notes de Néant, sa foi exacerbée en l'instant. Il dévorait son baiser, savourait ses lèvres sur sa peau. Il sentait son pouls palpiter lourdement dans sa gorge, lorsqu'il y avait été conduit. Il étreignait ses cuisses, lui offrait le droit de le guider, de lui montrer, de s'exprimer. Tout cela devait sortir, il n'en doutait pas. Le manque de l'alcool devait commencer à se faire sentir dans ce sevrage impromptu.

    Il tremblait lui aussi, ce n'était que maintenant qu'il se rendait compte de combien il frémissait également, fébrile et expectatif. Il inspira l'air, dans le silence qui fit suite à sa promesse et engagement. La dernière le secoua, tant il ne l'avait pas vraiment attendue mais il acceptait avec grande joie. Il avait terriblement peur, après Aldakin et pourtant tout son être lui hurlait de le prendre pour apprenti. « Cela me va... » souffla-t-il, la voix plus tremblante qu'il ne l'aurait voulue. Mais qu'importait ? Il ne voulait pas se cacher, encore moins à ses yeux à lui. Il était heureux et terrifié mais lorsqu'il passa sa main dans sa nuque, ce fut pour le conduire à un baiser franc et tremblant de sincérité. Écrire sur lui,  transmettre sa foi, il avait espéré pouvoir le faire à nouveau. Il remerciait mentalement le Néant d'avoir placé une perle aussi rare sur son chemin. Pour cette vision de la corneille, d'une justesse incroyable, pour le conseil qu'Ilhan lui avait donné... Tout le chemin parcouru jusqu'ici dans cet ultime but qu'il touchait de ses doigts. Ses reins brûlaient d'un plaisir et d'un désir vigoureux alors qu'il se redressait, son front venant se coller contre un torse noirci par l'encre. Il l'étreignait, bras passé autour de lui. Il répétait un « Cela me va... » suivi de prière almaréenne. Une part de lui aurait voulu réussir à se calmer, pour ne pas consumer complètement cette flamme qui brûlait entre eux, essayer de la contrôler plutôt que se laisser aller. La liberté était merveilleuse et envoûtante, elle partait à l'exploration de sa peau, sans plus aucune forme de décence. « Je trouverai le moyen de vous montrer le Néant, je vous le promets. » Lui montrer ce qu'il avait vécu lorsqu'il avait été absorbé par l'essence de son dieu pendant deux siècles, qu'il comprenne, lui aussi, les valeurs, les unes après les autres. Il en avait sincèrement envie. « Et je vous apprendrai en attendant. Demeurez à mes côtés et vous saurez. Venez avec moi, à Délimar.... » Son esprit craqua, incapable de se défendre de toute l'émotion qu'il avait emmagasiné jusqu'alors. « Venez avec moi. Maintenant. »

    ***

    Sa chair était bien plus chaude, à présent, comme il lui avait transmis une part de ce qui le faisait vivre lui, la fièvre de la foi, la volonté de croire en l'instant présent et en l'avenir. Le Vide avait un sens, celui de l’Équilibre. Il était le poids nécessaire pour avoir droit de savourer l'entièreté de l'Être. L'almaréen s'était endormi, une petite heure tout au plus, pour reprendre des forces après l'épuisement, mais il sentait toujours la présence de Kehlvehan à ses côtés, dans le lit où ils avaient fini. Il caressait sa peau blanche devenue noire d'encre, pensif, les yeux encore clos, des prières sur ses lèvres muettes et qui pourtant s'ouvraient au rythme de la litanie. Même dans son sommeil, il lui arrivait de réciter son mantra, comme si ses rêves étaient dédiés à son Dieu, n'était-ce pas la créativité pure que ce qui se fabriquait dans l'esprit ? Il avait revu, dans son rêve, les temples dressés vers le ciel, à la fois sombres et magnifiques. Il se souvenait de la fraîcheur de l'endroit, la lumière qui passait au travers des vitraux colorés, la magie spirituelle qui étreignait l'endroit, l'odeur de l'encens et du camphre. Almara lui manquait. Il avait ressenti ce déchirement profond lorsqu'il était revenu en Ambarhùna. Mais c'était encore plus terrifiant maintenant qu'il était sur Tiamaranta. C'était comme s'il s'était éloigné encore plus de sa maison, comme s'il tirait sur ses racines ancestrales pour les étendre, par delà les terres et les océans, sans jamais parvenir à les toucher à nouveau. Le combat des Déesses et de Néant avait tout détruit, leurs terres n'étaient plus que cendres sur lesquelles ils avaient tant bien que mal tenté de reconstruire. Le Tyran avait bouleversé leur peuple, leur bonheur et leur dévotion. Ils avaient vécu de si nombreux siècles en paix. Cela lui manquait terriblement et cela ne l'étonnait jamais de rêver encore des villes majestueuses d'Almara, bâties en l'honneur du Néant. La nostalgie lui étreignait le cœur à l'espoir pourtant vivace, à présent. Il avait envie que tout cela renaisse, peut-être qu'il y avait une chance pour que Délimar s'élève spirituellement.

    Ses yeux s'ouvraient et ses prunelles céruléennes captaient la silhouette alanguie, à ses côtés, avec une sincère inclination. Il dévorait son corps racé du regard, si plein d'élégance et de raffinement, viril et pourtant si doux. Ses mires remontaient à son visage ivoirin, maculé d'encre et des rougeurs de ses baisers. Un sourire, doux et discret, prit naissance sur le visage ambré de l'almaréen. Se redressant, il vint chercher le contact de ses lèvres avec les siennes, le baisser tendre de son affection. L'une de ses mains s'enfonça dans les méandres de sa blanche chevelure pour masser sa nuque délicieuse et lorsqu'il cessa d'embrasser ses lèvres, ce ne fut que pour glisser sensuellement jusque dans son cou. L'encre laissait sur sa langue un goût amère, désagréable, mais cela n'enlevait rien à la perfection d'Eleni. Son souffle s'échouait sur une peau douce, comme jamais il n'en eut l'occasion d'en toucher, et probablement était-ce l'une des raisons pour lesquels il adorait la sentir. C'était si différent, avec un elfe. Il retourna à ses lèvres puis sa tempe et lors qu'il se laissa retomber lentement, allongé sur le dos, il l’entraînait avec lui, gardant la tête du Gardien contre son torse, pour qu'il entende combien son cœur battait vite, combien sa respiration n'avait plus rien de régulière lorsqu'il était sous le joug de ses émotions. Une main sur sa tête, il le pressait contre lui, alors que son autre bras se refermait sur ses épaules pour l'étreindre. De ses lèvres, ne venait qu'une prière pour remercier Néant de l'avoir guidé jusqu'à lui. La même prière qu'il avait apprise un peu plus tôt à Kehlvehan. Il embrassait le dessus de sa tête, en témoignage de son amour : « Merci. » fit-il, à nouveau, mais l'emploi de la langue commune plutôt que l'almaréen montra qu'il parlait à Eleni et non plus à son Dieu.  Il desserrait son étreinte en laissant ses doigts courir le long de sa colonne vertébrale, du haut vers le bas, puis inversement. Le geste était distrait, mais pour autant, il savourait son grain de peau avec autant de plaisir que lorsqu'il avait commencé.

    Pour calmer sa respiration, il inspira profondément et lentement puis souffla, de manière retenue, par la bouche. Il caressait aussi ses cheveux : tout était si doux chez cet elfe qu'il ne savait plus à quelle partie de son corps se vouer. Il lui avait dit merci et il le pensait très sincèrement, non pas pour le soulagement physique, mais pour la libération psychique qu'il lui avait offert, lui qui avait été si réticent à offrir de nouveau sa foi à quelqu'un, la transmettre, naturellement. Il y avait eu, en lui, un certain blocage qu'il sentait se dissiper alors que l'envie revenait, celle de montrer au monde que le Néant était la voie suprême. « On devrait... On devrait se débarbouiller pour aller rendre visite au... » Quoi ? Truc ? Il poussait un soupir, sans savoir comme il pouvait nommer cette aberration, mais il ne doutait pas que Kehlvehan l'eut tout à fait compris. La vérité, c'était qu'il était bien ici, pour la première fois depuis quelques années, il avait l'impression d'avoir retrouver un semblant de paix, qu'il n'avait pas envie de rejeter si rapidement. Mais il avait encore dans le cœur cette vocation de royauté qui le poussait à penser à son peuple. Il devait le faire, puis il devrait rentrer à Délimar, c'était important. Cela ne l'obligeait pas à renoncer à Eleni, au contraire, même. Dans sa tête, trottait l'idée d'organiser son kidnapping. « Eleni ? » Lorsqu'il eut la sensation d'avoir son écoute pleine et entière, il reprit : « Je voudrais... » Il s'était arrêté, semblant hésiter, s'interroger, sans savoir s'il avait le droit de faire une pareille demande, d'exiger de lui, de cette manière si absolue : « Je voudrais que vous me fassiez une promesse. » Car il savait qu'il ne pourrait pas lui mentir ou trahir sa parole. « Celle de ne pas m'abandonner, quelques soient les chemins que je puisse prendre ou que vous ayez envie de prendre, même s'ils divergent ou  ne semblent pas compatibles. Ne me tournez pas le dos... » Il ne supporterait pas un deuxième Aldakin. Il aurait voulu lui demander de ne pas le trahir mais... Il n'était pas à l'abri de se tromper maintenant qu'il n'avait plus Néant, et sa voix, pour lui dire ce qu'il était juste de faire ou non. Alors il ne voulait pas contraindre Eleni de le suivre aveuglément, ce n'était pas ce qu'il voulait. Il voulait qu'on suive la parole de Dieu. Et ne pas être seul. Jamais plus.

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Il salua son agrément d’un soupire tremblant, refermant sans le vouloir sa poigne sur lui, refusant de le laisser partir après s’être ainsi mis à nu et s’être aventuré si loin hors de son cocon. Il voulait qu’il reste, il le voulait entièrement, son esprit, son coeur, son âme, sa dévotion, sa foi, ses pensées, tout. N’était-il pas prêt à s’offrir en retour ? Ses mains remontèrent le long de son torse, lentement, en tremblant, et il vint ceindre son cou de ses bras, caressant les tatouages dont il suivait le cours avec une fascination à présent fiévreuse, et il se baissait alors, l’embrassant sans peur ni heurt, cette fois. Il le sentait trembler et en écho, l’enserrait contre lui, épousant de son mieux sa forme de la sienne, repoussant avec férocité le trouble que la sensation de son désir provoquait. Plus encore tandis qu’il prenait lentement conscience d’être la victime consentante d’un état similaire. Les mains sur son corps déversaient de la lave sous sa peau, faisant pulser le derme d’une vie propre, impérieuse. “Je serais avec vous. Je vous suivrais” Maintenant qu’il avait planté les griffes, il ne concevait pas le relâcher, pas sur le moment, pas alors qu’il brûlait de plonger tête la première. Contre ses lèvres venait s’échouer la litanie de son abandon, de son acceptation, alors que son esprit rejetait toute pensée précédente et chargeait en avant, alors qu’il l’étreignait. Rien d’autre n’avait d’importance, en cet instant.

Plus tard, alangui dans les draps soyeux, esprit ensuqué par l’assouvissement autant que l’effort, l’elfe se laissait porter, flotter dans l’intemporalité du moment. Une légère chair de poule couvrait son derme maculé d’encre, trahissant la chaleur qui couvait encore en lui, comme les douces braises du feu qui avait consumé leur bienséance. Le sommeil était une couche moelleuse, confortable, de laquelle des lèvres chaudes et des mains sèches et fermes vinrent le tirer. Ses paupières frémirent, découvrirent des mires au bleu ardoise tandis que la pulpe de ses lèvres caressait et épousait les siennes. Un soupire de bien-être lui échappa et il se rapprocha de lui, dans un souple mouvement, ses bras se refermant de nouveau sur lui. La caresse de son souffle et de ses lèvres contre le vélin sensible de sa gorge lui tira un irrépressible frisson et il vint lentement tracer la courbe de son dos, massant ses épaules et sa nuque. Comme il était étrange, pour lui, d’avoir à nouveau quelqu’un à ses côtés, dans son environnement intime. Il le suivait encore, se laissant entraîner et venant se lover contre son corps de cuivre, se laissant bercer par son souffle et les battements de son coeur. Un léger sourire vint à orner ses lèvres, tandis qu’il parcourait de ses doigts les tatouages sombres, parfaitement conscient de ne pas l’aider le moins du monde à se calmer. Cela aussi, il n’en avait plus l’habitude, être joueur… il l’avait pourtant été, énormément.

En silence, il suivait sa prière, et aux remerciements ? Il vint simplement serrer un instant l’une de ses mains. Une fois de plus, ils s’étaient mutuellement tirés hors de l’eau. Se relevant sur un coude, il se rapprocha pour glisser ses lèvres contre les marques délicates ornant son cou, le couvrant à moitié de ses cheveux. “Oui” Il ne bougea pourtant pas. Un nouveau sourire taquin. Oui, c’était certainement la chose à faire et il le savait et il savait que cela était sage… mais Naal allait devoir le convaincre de le relâcher s’il voulait vraiment se relever. Il vint caresser ses épaules, laissa peser son poids et attendit la suite. Une suite qu’il n’avait pas vu venir sous cet angle là. son sourire s’effrita, mais pas la douceur dans ses yeux. Avec douceur, il parcourut son visage, caressa ses lèvres et posa son front contre le sien. Naal avait parfaitement conscience de l’absolu de sa demande et de l’absolu de la réponse qu’il recevrait. Il prit son temps, tout son temps, pour peser ses mots. Non qu’il ne connaissait pas déjà la réponse, mais il soupesait, justement, cet absolu. Puis, enfin, il expira longuement, lentement, et souffla doucement mais franchement : “serai là, à vos côtés. Je répondrai, si vous m’appelez. Je ne vous tournerez pas le dos, quoi que vous fassiez. Vous ne serez pas seul, même si je ne suis pas physiquement là, même si vous vous éloignez. Je ne vous abandonnerai pas. Jamais. Je serais là. Toujours

Toujours...

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