18 Septembre 1763
Demeure de Kehlvehan, Domaine Baptistral
Demeure de Kehlvehan, Domaine Baptistral
Il sentait sa présence comme il sentait celle de tous au sein du Domaine en ces instants d’abandon où ses vibrations se fondaient dans celles des cinq sanctuaires et de la terre consacrée par eux. En ces instants, il n’était plus Kehlvehan mais le Gardien, protecteur du Domaine, de ses habitants, de ses trésors. Pour quelques instants, tandis que les voyageurs se présentaient aux portes vibratoires, à l’entrée des terres de la Rhapsodie, le Chantelarme officiait, s’assurant de chacun, permettant, ou refusant, l’accès au reste de leur havre de paix. Sur la trentaine de voyageurs, dix furent renvoyés vers les horizons d’où ils étaient venus, les autres se voyant acceptés et invités à entrer. Là aurait dû s’arrêter son office, réintégrant son enveloppe charnelle pour reprendre son douloureux cheminement personnel, et pourtant, il poursuivit, sa présence éthérée accompagnant l’humain qu’il avait lui-même invité en ces lieux. Il s’arrêta lorsque l’être vint à passer le seuil de sa demeure, sentant son harmonie se dissoudre si proche de sa forme physique, s’écrouler comme un amas de branchages avant qu’il n’ouvre les yeux et ne fixe le plafond sculpté. Un léger soupire quitta ses lippes et il se redressa avec une lenteur calculée, reprenant pieds dans cette part de réalité plus temporelle, plus physique, plus friable qu’était l’existence d’un bipède en ce monde.
La pièce dans laquelle il se trouvait avait été aménagée avec un soin maniaque afin de permettre la tâche complexe qui était la sienne, néanmoins elle ne lui apportait aucune forme d’apaisement intime. Tous les efforts de son Ordre étaient vains, tout comme les fétiches exposés là étaient vains. Ils étaient trop naïfs, pour la grande majorité, trop aveugles des réalités de l’existence. Parfois, lors des réunions hebdomadaires, les observer lui donnait l’impression d’assister à une pantomime d’aveugles. Leurs préoccupations étaient aussi disparates des siennes que le sable l’était de la neige. Les plus jeunes bordaient l’insupportable, tant il voyait en eux l’inepte déchéance d’un héritage grandiose et nécessaire, vital, impérieux. Pour autant et malgré ses déconvenues, il se refusait à leur servir l’essence de son mal être sur un plateau d’argent, les informations, les édits du monde qu’ils ignoraient plus ou moins volontairement. La mort de son dernier enfant avait jeté un voile de froideur et de mépris sur son regard, filtrant tout ce qu’il contemplait d’une note acide et amère tout à la fois. Quand il mirait Aramis ou Ilyanth, il se révulsait de leur candeur, de leur bêtise et de leur simplicité. Qu’ils étaient naïfs, à clamer une bonté qui n’avait rien à voir avec leur drapé de maîtres. Ils ne voyaient pas le monde tel qu’il était, ils s’en inventaient un, fantaisiste.
Sa peine semblait être devenue une ancre, le tirant par le fond, et il avançait comme un mort vivant aux yeux sombres, suivant la demande de ses devoirs et d’eux plus que tout, le dernier véritable héritier de secrets enfouis. Il avait perdu les étoiles, ne restait qu’un ciel d’eau sombre et abyssale, et parfois même il n’y avait plus rien. Toutes ces préoccupations bordaient ses rives avec une forme d’engourdissement, de lenteur et de distance. Mais il accomplissait ce qu’il devait accomplir. L’épisode du Baoli lui avait assez prouvé qu’il ne pouvait guère compter que sur lui-même… éventuellement sur Valmys, si la tâche n’était pas trop grise pour lui. Et ses devoirs n’abandonnaient jamais la lutte, même lorsqu’il était au plus mal. Claira n’aurait certes pas accepté qu’il abandonne et Celeborn comptait sur lui, tout comme Elothil, l’Ordre et peut-être même davantage. Mais lorsqu’il mourrait enfin, ce serait un véritable soulagement. Il faisait bien plus que sa part pour ces terres. Pourtant, aussi doux soit cette perspective, il craignait son départ car qui, ensuite, pourrait porter ce fardeau ? Ce simple rappel lui força les épaules, le pas en avant. Il ne devait pas rester ici, cela ne servait aucun but sinon le faire ressasser inutilement jusqu’à l’insupport. Il avait à faire.
Dans un bruissement d’ailes, Kepekk le rejoignit, venant se poser sur son bras alors qu’il quittait les lieux, ses serres crissant légèrement sur le cuir de sa manche. Son invité était une curiosité, néanmoins il restait un invité et un élément important concernant la tenue des affaires de l’Ordre, qu’il en soit satisfait ou non. Il lui laissa cependant du temps, autant pour se reposer du voyage que de, lui, mettre ses affaires en ordre car il risquait d’être indisponible pendant quelques heures. Lorsque le crépuscule laissa place à un bleu pastel ourlé de mauve et de paon, il convia l’Almaréen à le rejoindre sur une des falaises faisant face à la mer intérieure, le vent iodé apportant une douce fraîcheur riche dans les derniers rayons chauds qui s’étiolaient. Le jardin était bordé de colonnades blanches et bleues, la végétation apportait son propre parfum, enlaçant les lieux paresseusement. L’humain avait reçu tout ce qu’il avait pu nécessiter, dans la mesure de leurs moyens. Ils n’étaient pas protecteurs ou avares de leurs ressources. Mais lui, Kehlvehan, n’avait pas déjeuné depuis le point du jour et son corps commençait à réclamer à sustenance. Une table avait été dressée, proposant de l’eau et du vin, du pain frais et du fromage de chèvre, des tomates cerises, des légumes grillés, des noix, des fruits frais dont de toutes petites cosses à peler dont la chair rosée avait un léger goût de poivre, du miel…
Les quantités n’étaient pas fastueuses mais elles étaient pensées pour permettre à deux personnes de se restaurer correctement. Se relevant à l’approche de l’humain, il vint le saluer d’un signe de tête courtois, le remercia de sa présence, sobrement, puis l’invita à s’installer avec lui face à la mer miroir. Après seulement quelques instants de silence, le temps de le jauger, il décida de ne pas y aller par quatre chemins. Pas avec cet individu là en tout cas.
“Je requière votre aide et vos connaissances pour une affaire délicate et d’importance. Vous êtes le dernier en possession de nombre de connaissances concernant Néant, sa doctrine et son influence, autant de connaissances dont j’ai grand besoin à l’heure présente. Je dois jauger d’un chemin à prendre, un chemin primordial à définir et je souhaite le faire en toute connaissance de cause. Je vais vous apprendre de quoi il retourne, et j’escompte ensuite votre accord”
Aucune raison de ne pas le lui dire, il s’attendait à une acceptation. Aussi commença-t-il à expliquer ce qui était advenu au sein du Baoli, la transformation subite pour créer un être instable comme soit disant Baptistrel du Néant. Il lui expliqua que la créature était une fusion barbare entre une conscience chimère, une conscience humaine et la puissance de Néant. Il s’arrêta à cela, pour le moment, ne voulant pas lui donner d’inutiles détails sur l’instant.
“Je cherche à comprendre, border et soupeser cette créature et l’impacte qu’elle pourrait avoir. Elle nous a presque coûté notre lambeau de tranquillité avec les graarh, les natifs de l’Archipel, et je désire réellement comprendre son importance et l’utilité qu’elle peut avoir ou… à défaut, sa dangerosité”
La pièce dans laquelle il se trouvait avait été aménagée avec un soin maniaque afin de permettre la tâche complexe qui était la sienne, néanmoins elle ne lui apportait aucune forme d’apaisement intime. Tous les efforts de son Ordre étaient vains, tout comme les fétiches exposés là étaient vains. Ils étaient trop naïfs, pour la grande majorité, trop aveugles des réalités de l’existence. Parfois, lors des réunions hebdomadaires, les observer lui donnait l’impression d’assister à une pantomime d’aveugles. Leurs préoccupations étaient aussi disparates des siennes que le sable l’était de la neige. Les plus jeunes bordaient l’insupportable, tant il voyait en eux l’inepte déchéance d’un héritage grandiose et nécessaire, vital, impérieux. Pour autant et malgré ses déconvenues, il se refusait à leur servir l’essence de son mal être sur un plateau d’argent, les informations, les édits du monde qu’ils ignoraient plus ou moins volontairement. La mort de son dernier enfant avait jeté un voile de froideur et de mépris sur son regard, filtrant tout ce qu’il contemplait d’une note acide et amère tout à la fois. Quand il mirait Aramis ou Ilyanth, il se révulsait de leur candeur, de leur bêtise et de leur simplicité. Qu’ils étaient naïfs, à clamer une bonté qui n’avait rien à voir avec leur drapé de maîtres. Ils ne voyaient pas le monde tel qu’il était, ils s’en inventaient un, fantaisiste.
Sa peine semblait être devenue une ancre, le tirant par le fond, et il avançait comme un mort vivant aux yeux sombres, suivant la demande de ses devoirs et d’eux plus que tout, le dernier véritable héritier de secrets enfouis. Il avait perdu les étoiles, ne restait qu’un ciel d’eau sombre et abyssale, et parfois même il n’y avait plus rien. Toutes ces préoccupations bordaient ses rives avec une forme d’engourdissement, de lenteur et de distance. Mais il accomplissait ce qu’il devait accomplir. L’épisode du Baoli lui avait assez prouvé qu’il ne pouvait guère compter que sur lui-même… éventuellement sur Valmys, si la tâche n’était pas trop grise pour lui. Et ses devoirs n’abandonnaient jamais la lutte, même lorsqu’il était au plus mal. Claira n’aurait certes pas accepté qu’il abandonne et Celeborn comptait sur lui, tout comme Elothil, l’Ordre et peut-être même davantage. Mais lorsqu’il mourrait enfin, ce serait un véritable soulagement. Il faisait bien plus que sa part pour ces terres. Pourtant, aussi doux soit cette perspective, il craignait son départ car qui, ensuite, pourrait porter ce fardeau ? Ce simple rappel lui força les épaules, le pas en avant. Il ne devait pas rester ici, cela ne servait aucun but sinon le faire ressasser inutilement jusqu’à l’insupport. Il avait à faire.
Dans un bruissement d’ailes, Kepekk le rejoignit, venant se poser sur son bras alors qu’il quittait les lieux, ses serres crissant légèrement sur le cuir de sa manche. Son invité était une curiosité, néanmoins il restait un invité et un élément important concernant la tenue des affaires de l’Ordre, qu’il en soit satisfait ou non. Il lui laissa cependant du temps, autant pour se reposer du voyage que de, lui, mettre ses affaires en ordre car il risquait d’être indisponible pendant quelques heures. Lorsque le crépuscule laissa place à un bleu pastel ourlé de mauve et de paon, il convia l’Almaréen à le rejoindre sur une des falaises faisant face à la mer intérieure, le vent iodé apportant une douce fraîcheur riche dans les derniers rayons chauds qui s’étiolaient. Le jardin était bordé de colonnades blanches et bleues, la végétation apportait son propre parfum, enlaçant les lieux paresseusement. L’humain avait reçu tout ce qu’il avait pu nécessiter, dans la mesure de leurs moyens. Ils n’étaient pas protecteurs ou avares de leurs ressources. Mais lui, Kehlvehan, n’avait pas déjeuné depuis le point du jour et son corps commençait à réclamer à sustenance. Une table avait été dressée, proposant de l’eau et du vin, du pain frais et du fromage de chèvre, des tomates cerises, des légumes grillés, des noix, des fruits frais dont de toutes petites cosses à peler dont la chair rosée avait un léger goût de poivre, du miel…
Les quantités n’étaient pas fastueuses mais elles étaient pensées pour permettre à deux personnes de se restaurer correctement. Se relevant à l’approche de l’humain, il vint le saluer d’un signe de tête courtois, le remercia de sa présence, sobrement, puis l’invita à s’installer avec lui face à la mer miroir. Après seulement quelques instants de silence, le temps de le jauger, il décida de ne pas y aller par quatre chemins. Pas avec cet individu là en tout cas.
“Je requière votre aide et vos connaissances pour une affaire délicate et d’importance. Vous êtes le dernier en possession de nombre de connaissances concernant Néant, sa doctrine et son influence, autant de connaissances dont j’ai grand besoin à l’heure présente. Je dois jauger d’un chemin à prendre, un chemin primordial à définir et je souhaite le faire en toute connaissance de cause. Je vais vous apprendre de quoi il retourne, et j’escompte ensuite votre accord”
Aucune raison de ne pas le lui dire, il s’attendait à une acceptation. Aussi commença-t-il à expliquer ce qui était advenu au sein du Baoli, la transformation subite pour créer un être instable comme soit disant Baptistrel du Néant. Il lui expliqua que la créature était une fusion barbare entre une conscience chimère, une conscience humaine et la puissance de Néant. Il s’arrêta à cela, pour le moment, ne voulant pas lui donner d’inutiles détails sur l’instant.
“Je cherche à comprendre, border et soupeser cette créature et l’impacte qu’elle pourrait avoir. Elle nous a presque coûté notre lambeau de tranquillité avec les graarh, les natifs de l’Archipel, et je désire réellement comprendre son importance et l’utilité qu’elle peut avoir ou… à défaut, sa dangerosité”