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descriptionUne histoire d'araignées [Ilhan & Naal] EmptyUne histoire d'araignées [Ilhan & Naal]

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    10 Août 1763

    Il les sentait, ces yeux posés sur lui. Il en avait l'habitude : il avait été roi pendant plus de 1700 ans. Les regards tournés vers lui revêtaient d'un caractère trivial, cela d'autant plus après les derniers événements. Il avait soulevé tout le peuple d'Almara avec lui, dans cet intime et ultime appel à la foi. Elle n'était pas morte... Elle vivait et vivrait encore, contrairement à cette ombre, si elle continuait de le suivre. Un soupir soulevait son torse lorsqu'il passa la porte du bureau d'Avente et réclama un entretien en-tête à tête. Il n'était pas attendu, mais il prenait ce rendez-vous avec une royauté qu'il valait mieux ne pas contrarier. Dans son habit religieux, noir, les pieds nus, les mains nouées dans son giron, il se tenait debout et droit. Le menton était légèrement relevé, dans une position régalienne tandis que ses mires d'un bleu très clair s'étaient posés sur le Conseiller Délimarien. Une chance qu'on ne le contraria pas et qu'il se retrouva rapidement seul à seul avec l'althaien.

    « Je serai bref, Avente, rassurez-vous. » Oh non, il ne comptait pas s'éterniser auprès de cet hérétique qui lui tapait sur le système. Naal n'était pas connu pour sa patience et comptait bien résoudre cet incident par une discipline de fer avant que cela ne devienne une véritable plaie. « Vous savez pourquoi les araignées m'évitent d'ordinaire ? » demanda-t-il d'une voix rauque, ferme et claquante. Et il répondit par la suite, sans laisser à l'autre le temps de répliquer mais juste assez pour réfléchir. « Parce que je les écrase. Et si elles reviennent, je les écrase encore. Par l'absurdité de leur persévérance, il se pourrait même qu'il n'en reste plus une seule pour remonter sur ces si précieux fils de soie. » Ses mires se firent acérées, bordés de colère. « Vous avez un immense talent, Avente. Mettez le à profit pour des objectifs qui le méritent. » Comme celui pour lequel ils avaient collaborer.

    Il était exigeant, ferme, il ne laissait pas voie pour la moindre force de négociation. Il avait le tempérament d'un roi... Sauf qu'aujourd'hui, il n'était plus au dessus des lois. Le pouvoir divin ne l'auréolait plus d'innocence et un crime était un crime. Il ne voulait pas en arriver à ce point de non retour. Mais il n'était pas non plus un menteur. Ce qu'il promettait en et instant, il le ferait, et cela pour la très simple et bonne raison que sa mise aux fers déclencherait une révolte au sein même de Délimar et qui sait ? Une guerre civile ? Tout cela entrait en ligne de compte et Naal s'appuyait sur l'intelligence de son interlocuteur pour l'anticiper et pour que tout ceci ne vire pas au vinaigre. Si les autres peuples devenaient un problème, il ferait se soulever l'Almara et reprendrait sa couronne. Il ne l'avait délaissé que par espoir que son fils Thélem et sa femme Tryghild puissent œuvrer pour le bien commun. « Avente ? » relança-t-il, les mâchoires serrées : « Je ne suis pas une chimère. Si Gilgamesh lui-même n'a pas été capable de rester en ce monde, aucune autre chimère ne l'aurait pu. Je ne prépare rien de néfaste. Je ne convoite aucune couronne. Si Néant avait voulu que je règne, il m'aurait réincarné dans le corps de Thélem et cela n'a pas été le cas. »

    Comme cela avait toujours été prévu. Les Princes d'Almara n'avaient jamais grandi dans l’objectif d'être roi un jour. Il n'y avait jamais qu'un seul et unique roi. Les princes étaient des privilégiés élevés dans la foi pour être un réceptacle si Naal avait eu à périr. Mais cela n'avait pas été le cas, là non plus. Il avait été assez prudent pour laisser à ses milliers d'enfants la joie de vivre dans les principes du Néant, une vie entière et dévouée. « Alors cessez. Le silence n'abrite pas exclusivement des complots, fort heureusement. Le plus souvent, il est la réserve d'une intimité sur laquelle il est irrespectueux de vouloir marcher. Je ne vous demande pas de me croire. Je vous demande de me respecter. Je ne vous préviendrai pas deux fois. Le prochain rappel se fera dans le sang. Me suis-je bien fait comprendre ? » Cette fois, il lui laissait le temps de parler.

descriptionUne histoire d'araignées [Ilhan & Naal] EmptyRe: Une histoire d'araignées [Ilhan & Naal]

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D’ici le soir ou le lendemain, ou peut-être le surlendemain, selon les courants marins, il devrait partir pour Selenia, par bateau. Pour voyage diplomatique, accompagné de quelques produits délimariens de qualité pour commercer avec la cité impériale. Dont… des caisses. L’humour noir de Tryghild allait jusqu’à lui faire jouer le représentant de l’entreprise de caisse. Quand Ilhan avait entendu sa mission secondaire, il en avait poussé un soupir à fendre l’âme. Il n’avait toutefois pas bronché, avait simplement hoché la tête indiquant avoir reçu les consignes. Dire que l’Intendante avait la rancune tenace était un doux euphémisme. Quoi que.. était-ce réellement de la rancune ? Ou cela ressortissait-il plutôt d’un autre courant émotionnel ? Peut-être était-ce un moyen pour Tryghild de décharger sa colère et sa peine, concernant ce sentiment de trahison qu’elle avait dû ressentir. Combien de temps lui faudrait-il pour reconquérir la confiance et l’estime de sa Reine ? Il n’en savait rien, mais il espérait qu’il y parviendrait avant sa mort. Il sentait que le temps lui était compté, sans qu’il ne parvienne à l’expliquer. Jusqu’à maintenant il avait mis ses malaises et divers symptômes sur la fatigue et le stress accumulés pour tenir son office et ses travaux d’intérêt général, ou sur les incidents magiques. Mais les douleurs étaient d’une tout autre ampleur.

Douleur qui déjà revenait. Il signa un dernier parchemin consignant toutes ses directives lors de son absence, puis le sabla et le cacheta de son sceau officiel de Delimar. Soupirant de soulagement d’avoir fini cette tâche-là, il se rencogna dans son siège quelques instants. Une douleur le vrilla et le fit se redresser. Consultant sa clepsydre, il avisa qu’il pouvait reprendre une dose de ce remède, reçu il y a peu de la part de Purnendu, quand il lui avait fait part de ces douleurs étranges dans l’abdomen le vrillant parfois dans tout le dos. Il ouvrit alors son premier tiroir, et en sortit un flacon et une petite cuillère. Il était sur le point de savamment doser son remède, quand un intrus s’invita sans préavis, suivi d’un garde.

Tiens, tiens, songea-t-il tout en offrant un sourire sibyllin à son hôte improvisé. À sa demande, il acquiesça et d’un geste demanda au garde de les laisser seuls. Il attendit que la porte se ferme, puis retourna à son remède. Tout en écoutant d’une oreille attentive l’ancien roi, il se versa quelques gouttes du liquide dans sa cuillère, puis avala la substance amère avec une moue écoeurée. Il s’empressa alors de refermer le flacon et rangea le tout dans son tiroir. Alors, il accorda toute son attention à son visiteur et l’observa attentivement.

Il avait tout d’un roi, fut sa première pensée. Et cela lui arracha un frisson et renforça son sentiment de danger vis-à-vis de Tryghild. Ilhan ne releva pas à l’interpellation quelque peu cavalière le concernant. Il ne releva pas non plus l’évocation presque ouverte de sa Toile et de ses membres, même s’il maudit intérieurement Naal d’oser en faire mention ainsi, sans préavis, et surtout sans aucune considération du risque qu’il pourrait faire encourir à ses araignées justement, si cela venait à être entendu par des oreilles malintentionnées. Il songea à part lui que l’homme était soudain bien ingrat de menacer ses araignées, quand elles lui avaient été si utiles il fut un temps. Alors était-ce ainsi qu’agissait cet ancien roi ? En jetant aux ordures ses anciens alliés, même si d’infortune et passagers ? Mais après tout, que fallait-il s’attendre d’un roi ? N'agissaient-ils pas tous ainsi, d'une manière ou d'une autre, dès que leurs anciens pions ne leurs étaient plus utiles ? Il avait pourtant cru celui-là d'une autre trempe. Différent. Il s'était trompé. Comme il s'était si longtemps trompé au sujet des Kohan. Mais n’était-ce pas pour ces raisons, qu’il les avait tous abandonnés, et avait choisi de servir une reine ?

Quoi qu'il en soit, Ilhan n’aima pas ce ton-là. Ces menaces. Il n’aima pas cette façon outrancière de commander et de s’attendre à être obéi. L’instinct primaire de l’althaïen n’avait, en cet instant, qu’une seule envie : faire tout l’inverse de ce qu’on lui demandait et désobéir à ces injonctions qui n’avaient pas lieu d’être. Toutefois… Il sut faire taire son instinct et se contenta d’attraper sa toupie de sa main gauche, tout en la faisant tourner entre deux doigts machinalement, comme pour l’aider à mieux réfléchir, à mieux trier les données, à mieux choisir. Certes, il était inutile en cet instant, où magie n’en faisait qu’à sa tête, de questionner sa Pythie Koryfi, elle ne fonctionnerait pas. Ou pire l’induirait en erreur. Mais ce geste coutumier suffisait à apaiser ses ardeurs meurtrières et lui permit de garder un calme de façade.

Il offrit un sourire de circonstances, mi-figue mi-raisin, et son visage ne fut qu’un miroir lisse dépourvu de toute émotion. Seuls ses yeux sombres pouvaient éventuellement trahir le fond de ses pensées pour qui le connaissait un tant soit peu.

Quand enfin l’autre se tut et lui accorda la parole, Ilhan haussa d’abord un sourcil faussement surpris.

Des araignées, vraiment ? Voilà qui est fâcheux. Mais il est plus fâcheux encore de les écraser. Ces animaux sont fort utiles, vous savez. Les araignées peuvent s’avérer de redoutables gardiennes pour une maisonnée. Elles ne demandent qu’un petit coin d’espace pour tisser leur toile et vous promettent alors de capturer tout nuisible qui voudraient s’en prendre à votre foyer. Elles n’ont peut-être que huit pattes, mais elles ont mille yeux : elles voient alors beaucoup de choses. Beaucoup.

Se disant, il s’empara d’un verre d’eau pour chasser l’amertume de son médicament, puis s’humecta les lèvres. D’un geste il invita son hôte à s’asseoir en face de lui.

Prenez place, je vous en prie. Vous me donnez le tournis.

Et il ne mentait pas. Rien que de voir l’autre debout lui faisait tourner la tête. Avait-il surdosé son remède ? Pourtant il était sûr d’avoir compté dix gouttes. Ou peut-être s’était-il trompé, trop accaparé à écouter l’autre… Il le maudit intérieurement pour cela aussi.

Il laissa un petit silence planer, tout en rencognant dans le fond de son siège, et s’accouda d’un côté, sa main venant soutenir son menton, d’un air songeur.

Vous pourriez en écraser une, que dix autres reviendraient. Et dix autres encore.

Ce n’était même pas une menace en cet instant. Juste un fait.

Sachez toutefois que si elles avaient voulu que vous n’en sachiez rien, elles auraient su se montrer invisibles. Elles se sont ouvertement révélées à vos yeux, car la consigne était de ne pas vous prendre en traitre.

Il aurait mandaté Vladimir, et personne n’aurait rien vu, rien su. Mais il n’avait pas voulu que Naal apprenne cela plus tard et se sente trahi. Là n’était pas le but. Le but était juste d’observer, et de comprendre les intentions de l’homme quant à la cité. Mais il était inutile de demander à ce fanatique de le remercier pour cela...

Quant à ordonner ainsi de telles choses… Cela a souvent tendance à avoir l’effet inverse de votre demande, en avez-vous seulement conscience ? Quiconque à ma place pourrait voir sa curiosité attiser et pourrait penser que vous avez effectivement quelque chose à cacher. Était-ce alors la chose la plus intelligente à faire ?

Il accorda un sourire légèrement amusé. Sans réelle moquerie toutefois.

Mais je pense que je devrais vous remercier de m’avoir prévenu plutôt que d’avoir agi de façon encore plus inconsidérée ?

Il tapota ses lèvres d’un doigt avant de légèrement se redresser et de s’accouder sur son bureau, les mains jointes devant lui, les index sur ses lèvres. Il inspira profondément, et darda un regard sombre quand il reprit la parole.

Vous avez tout d’un roi, mais vous n’êtes pas roi. Je n’ai aucun ordre à recevoir de vous, d’autant plus quand j’agis dans l’attribution de mon mandat. Car oui, toute action que j’entreprends est pour mon office. Pour servir l’humanité, en sa totalité, votre ancien peuple compris…

Il n’aurait pas accepté de venir en Delimar, avec des Almaréens pouvant vouloir attenter à sa vie pour se venger, s’il n’avait pas espoir justement que le peuple humain puisse se rassembler en son entier, les Almaréens compris. Leur ingéniosité, leur savoir-faire, leur adaptabilité étaient de précieux atouts qu’il fallait cultiver. Ils étaient peut-être même l’avenir réel de l’humanité.

Pour servir Delimar et s…

"Sa Reine" faillit lui échapper.

son Intendante Tryghild. Et vous êtes en train de me reprocher cela ? Vous êtes en train de me reprocher de vouloir m’assurer de la sécurité de notre cité ? En me menaçant ouvertement en outre, et ce dans l’exercice de mes fonctions.

Naal pouvait ensuite aller en référer à Tryghild s’il le souhaitait. Tryghild connaissait maintenant son identité de Tisseur et les agissements de la Toile.

Toutefois…

Car oui, il devait bien lui concéder une chose. Se sentir surveiller, de façon si étroite, pouvait effectivement paraître impudique. Il en avait conscience.

Je ne voulais en rien attenter à votre vie privée ou vous manquer de respect.

Et il ne mentait pas. Ce qui était des plus reposants, finalement, de pouvoir dire la vérité, sans arrière-pensée.

Je suis en outre heureux que vous ayez daigné enfin venir me voir. Ce simple geste pourrait adoucir l’aigreur que vos propos m’ont inspirée et je pourrais concevoir d'accéder à votre requête. Peut-être. Du moins, y songer.

Si l’autre homme cessait de le menacer. Car plus la menace se ferait pressante, plus il resserrerait son étau de la Toile, et cette fois sans prévenir, en toute invisibilité.

J’ai beaucoup apprécié votre dernière allocution.

Et étrangement, il pensait ses propos. Même s’il n’était pas d’accord sur toute la ligne, certains pans du discours lui avaient étonnamment parlé à lui aussi. Faits étranges et déroutants. Presque déstabilisants. Déjà depuis quelque temps il se posait nombre de questions sur les Sept, les Dieux, et sur Néant. Et les anciens enseignements de son mentor lui revenaient souvent alors. Ce discours avait su faire affluer tous ces anciens questionnements avec une force et une vigueur insoupçonnées.

Mais peut-être voulez-vous du thé, offrit-il alors tout en indiquant la théière, un peu froide, qui siégeait sur un plateau sur le côté de son bureau.

descriptionUne histoire d'araignées [Ilhan & Naal] EmptyRe: Une histoire d'araignées [Ilhan & Naal]

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    Ses prunelles aux teintes d'un bleu céruléen observaient les gouttes tomber une à une dans la cuillère. A l'âge de cet homme, cela n'avait rien de trop étonnant. Naal savait que tôt ou tard, cela finirait par lui tomber également dessus maintenant qu'il n'était plus éternel. Cela avait quelque chose d'effrayant... Non pas la mort en elle-même, mais le fait qu'il s'agisse d'une fin. Qu'il ne pourrait plus servir son dieu à partir de cette échéance alors que jadis, cela n'avait jamais été un problème. Il replaça son regard sur l'althaïen assez rapidement, chassant ses pensées parasites : ce n'était pas son problème. Intérieurement, il se disait même que le temps pourrait même résoudre son problème naturellement si le Tisseur venait à être mal en point. Un Tisseur qui défendait inévitablement ses araignées.

    Il ne s'assit pas car il n'avait pas l'habitude de cela. Il n'avait pas l'intention de s'éterniser et donc de s'installer confortablement. L'almaréen ferma les yeux, de fatigue, pendant la réponse d'Avente. Il avait espéré régler cela rapidement mais son interlocuteur semblait avoir très envie de le prendre pour un homme dangereux, de lui faire la leçon, et de le traiter comme un lambda qu'il n'était pas. Avait-il la moindre idée de l'être à qui il parlait ? Peut-être bien, et cela lui déplaisait. Il ne devait pas aimer les rois, il faudrait pourtant qu'il s'y habitue, car lui n'appréciait pas son mépris. La respiration de l'almaréen était lente, domptée par ses prières intérieures pour ne pas céder à la colère que son vis-à-vis faisait gonfler. Il avait fermé les yeux sur son discours, parce qu'il en valait mieux ainsi pour eux deux. Si Ilhan s'était retrouvé avec une dague en travers de la gorge, cela n'aurait été ni bon pour le cadavre, ni pour son assassin.

    « Il est amusant de vous entendre vous retrancher derrière vos ordres et votre mission quand on sait que vos intérêts personnels peuvent prendre le dessus. » Il faisait très nettement référence à ce qui s'était produit lors de la bataille contre les chimères et dont il avait évidement eu vent. Une telle fabrique de caisses, cela ne passait pas inaperçu. Outre cela, Naal était particulièrement blessé d'apprendre que ces ordres venaient de Tryghild. Il avait fermé les yeux du beaucoup de ce qu'il y avait de dérangeant pour lui, à Délimar, ainsi que les propres manquements de la dame Loup en terme de respect vis-à-vis de l'Almara. Il avait mis son remariage sur le compte de son bonheur personnel plutôt que d'un crachat au visage de l'Almara. Mais cette surveillance malvenue, elle lui restait en travers de la gorge et faisait ressortir toute son amertume. « Et vous parlez de moi comme si je pouvais compromettre la sécurité de cette cité... Oui, vraiment, c'est très amusant. » fit-il d'une voix froide sans la moindre tonalité joviale, alors que ses yeux s'ouvraient sur lui, dans un bleu glacé. Son accent almaréen avait le don de détacher chaque syllabe, ce qui rendait son élocution plus raide encore. « Valar Dohaerys. » Une phrase qu'on entendait souvent de la bouche des almaréens. Ilhan avait probablement déjà du l'entendre et peut-être savait-il ce que cela signifiait.

    Il pencha légèrement la tête sur le côté. Son ton s'adoucissait toujours lorsqu'il s'agissait de parler de son peuple et de s'en montrer pédagogue. Il était le gardien de son histoire, pleine et entière, et il laissait filtrer une certaine émotion à son égard. De la tendresse. « Cela veut dire : "Tous les hommes doivent servir." C'est ce qu'on apprend en Almara, à servir l'Unique. Du fermier au juge, de l'artisan au prêtre. Et même le roi. J'ai servi mon dieu pendant 1750 ans... 1750 ans, Avente. » La durée le rendait fier, mais outre cela, c'était surtout pour insister sur ce que le poids des années de croyance avait pu faire à son esprit. « Je l'ai fait en dirigeant l'Almara. Jamais une guerre. Jamais une famine. » Ambarhùna pouvait-elle se targuer d'une telle réussite ? Un roi unique pour un dieu unique et il avait gardé son peuple à l'abri des vices du pouvoir et du besoin. Jusqu'à Aldakin. Là, son peuple s'était réveillé au milieu de la tourmente, à devoir choisir. Aldakin prêchait si bien ses mensonges, que même Naal en était venu à douter de lui-même et à s'interroger sur son imposture. Et quoi ? Aujourd'hui encore, on insinuait qu'il était un danger ? Il ne pouvait pas le supporter. Même avec toute la bonne volonté du monde : ce n'était pas Ilhan qui s'était retrouvé avec une lance au travers du ventre. « J'aime mon peuple et mon peuple vit à Délimar. Je n'ai ni l'envie, ni la folie de compromette cela sans motif valable. » Et le mettre en porte à faux était un motif valable.

    Il aurait pu s'approcher du bureau et mettre ses mains à plat dessus pour surplomber son interlocuteur, mais il ne voulait pas l'écraser. Probablement parce qu'il le respectait, en dépit de sa colère : « Alors, vous voulez savoir quoi ? » Il secoua la tête de gauche à droite, et la blessure se lisait dans ses yeux d'avoir à en arriver là. Il n'était pas le genre de roi à se cacher derrière un masque impassible. Lorsqu'il était en colère cela se voyait. Lorsqu'il était blessé, cela se voyait aussi. Comment aurait-il pu se montrer différent aux yeux de l'Unique ? On n'était pas un roi capable de régner si longtemps en étant une statue dorée et froide. « Ce qu'on peut faire dans une cage de 2m² pendant deux ans ? Quelle ironie, je pense que vous en avez une petite idée. » Il en avait vécu un ersatz dans sa fameuse caisse. Alors deux ans ? Pouvait-il seulement imaginer à quel point, il n'avait pas envie d'en parler ? A quel point il aurait préféré être respecté dans sa réserve ? « Pourquoi j'ai survécu quand d'autres sont morts ? » Il jaugea de l'intérêt de la question dans les yeux de son interlocuteur avant d'y répondre : « Parce que je n'ai pas été possédé. Non, ces deux années, j'en ai compté les jours un par un, en regardant Vehasiel dans son laboratoire utiliser la puissance du Néant pour créer ces abominations que vous avez du combattre. Il a perverti l'essence du Néant, il l'a sali, il l'a souillé, pour des projets impies. Pour créer des monstres. »

    L'enfermement était une chose, mais pour un fervent croyant telle que lui, ce qu'il lui disait avait relevé de la torture. Il ravala sa douleur, mais elle aussi, elle se voyait sur son visage telle l'ombre d'une vague dévastatrice qui expliquait à elle seule son silence. Il refusait de s'y appesantir, par réserve et il poursuivit : « Pourquoi je n'ai pas été possédé comme les autres ? Parce que c'était les ordres de Gilgamesh. Vehasiel devait me garder sain et en vie. Personne ne m'a touché. » Peut-être aurait-il préféré ne pas se souvenir justement. « Pourquoi moi ? » Encore une fois, il jaugea de l'intérêt de cette dernière question avant d'y répondre : « Je n'en sais rien de sûr. Je suppose qu'il voulait me garder comme pantin de secours si les choses tournaient mal, parce que je ne suis pas un humain né d'un père et d'une mère biologique. Il y a  6 ans, lorsque Néant m'a donné naissance à nouveau, il a également créé mon corps à partir de Rien. Il ne m'a pas incarné dans un hôte comme les Serviteurs du Néant. Il m'a créé de toutes pièces. Je suis le seul fils de l'Unique. Je suppose qu'en dépit de sa cruauté, Gilgamesh avait un sens de l'humour et de l'ironie forts à propos. » Il lui adressa un sourire sans joie.

    « Vous n'avez pas apprécié mon allocution. Vous ne seriez pas en train de me prendre pour un danger si c'était le cas. Ni vous, ni Tryghild. Vous auriez compris que je ne fais qu'aimer mon peuple et le protéger. Je le ferai jusqu'à mon dernier souffle. Et que je ne suis pas un Kohan. Les dorures n'ornent pas mes vêtements. Les mets à outrance ne gonflent pas mon ventre. Le pouvoir n'est pas l'objet de ma quête. La seule chose que j'exige de vous, de Tryghild et de Délimar, c'est votre respect. Votre respect pour ce que j'ai vécu. Votre respect pour ce que je représente. » Pour un grand nombre d'Almaréen, il était l'incarnation de l'Unique sur terre. Leur rassemblement, quelques jours plus tôt, n'avait fait que souligner combien on le prenait pour un messie ou un guide. « Quand je vois que cette ville n'a pas de haut-Prêtre pour veiller sur la foi... » Alors qu'elle avait un général des armés et une flotte considérable pour rendre heureux et fiers Délimariens et Lyssiens, personne en Délimar ne siégeait au Conseil pour représenter la foi, aussi libre soit-elle. « Quand je vois que mon fils est mort dans une guerre de pouvoir... » Cela n'aurait jamais été le cas en Almara, car il avait tenu à l'abri son peuple de cette atrocité meurtrière. Derrière ses mots, il rappelait surtout que son enfant avait péri pour que Délimar ait son indépendance. Il avait donné sa vie pour Délimar et Naal n'avait pas refusé son mariage avec Tryghild. Il en avait pourtant eu le pouvoir. S'il avait ordonné à Thelem de mettre un terme à cela, il aurait du obéir.

    « Quand je vois que mon petit fils Sohen n'est pas baptisé... » Sa voix tremblait légèrement à ces mots, profondément blessé par cet état de fait et cette insulte. Thelem n'aurait jamais voulu que son fils ne soit pas baptisé. Il était un Sarawyn... Et Sohen était le premier Prince de toute leur lignée à ne pas être inclus dans le Culte du Néant. Le message était fort. Et sous couvert de sa liberté de choisir, Naal y voyait un clivage des plus violents à l'encontre des mœurs d'Almara. « Quand je vois que l'épouse de mon Prince n'a même pas tenu un an de deuil avant d'écarter les cuisses pour un autre homme... » Les mots étaient crus, mais dans leur vibrato, ils étaient sincères. Il était heureux pour Tryghild. Il était ravi de la voir rebondir dans sa vie personnelle... Mais cela l'avait blessé qu'elle tourne la page aussi rapidement, comme si ce mariage n'avait été qu'une formalité dans le but de s'accaparer le peuple d'Almara. « Je n'ai rien réclamé, quand bien même cela m'est profondément insultant. Que devrais-je en penser ? Vous qui voyez tant le danger en moi alors que je ne mérite pas votre méfiance, osez me dire que vous ne vous poseriez pas des questions sur l'honnêteté de Délimar à ma place. » Ses mires le mettaient au défi de lui rétorquer que rien n'aurait du lui faire songer à cela. « Au fond, est-ce vraiment parce que vous pensez que je suis un danger que vous me surveillez... Ou est-ce la culpabilité qui vous fait craindre que je n'aurais pas tord de me révolter ? »

    Il s'était posé la question et l'avait retournée dans tous les sens avant de se taire et de pardonner : « Y avait-il le moindre ersatz de toutes ces questions que je me pose dans mon allocution ? » Il expira sèchement l'air par son nez dans un dédain accablé : « Alors c'est une question de réciprocité : je respecte Tryghild et Délimar, j'attends légitimement d'être traité avec le même égard. Et vous n'allez pas peut-être hypothétiquement éventuellement en fonction de la conjoncture des astres songer à accéder à ma requête. Votre mépris condescendant, je vous invite à le servir à quelqu'un d'autre. Cela n'était pas très intelligent, ça non plus. Que cela vous plaise ou non, je suis toujours le Roi d'Almara. » Si ce n'était de titre, il l'était toujours dans le cœur de son peuple et cela avait son importance : « Et j'exige votre respect. »

descriptionUne histoire d'araignées [Ilhan & Naal] EmptyRe: Une histoire d'araignées [Ilhan & Naal]

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Ilhan écouta d’une oreille attentive tout le laïus de l’ancien serviteur de Néant. Avec un réel intérêt, même si certains pans lui hérissèrent le poil. Il trouvait ironique que l’autre lui réclame un respect qu’il n’était pas lui-même prompt à accorder. Car non, il disait respecter Tryghild, mais tenait à son égard des propos outrageants. Du moins du point de vue de l’althaïen. On ne parlait pas ainsi d’une reine ! Bon certes Tryghild ne portait pas ce nom, mais cela n’enlevait rien à l’impiété de pareils propos vulgaires et obscènes. Étrangement cela faisait passer toute autre insulte à son propre égard au deuxième plan. Lui rétorquer qu’il faisait passer ses intérêts personnels avant toute chose ? Sans doute faisait-il référence à la bataille, lui qui avait désobéi ouvertement à un ordre pour y aller, et ce en s’introduisant clandestinement sur le bateau délimarien qui plus est. Il savait que beaucoup pensaient que cet acte lui avait été dicté par un orgueil démesuré, pour assouvir ses propres "intérêts personnels" d'il ne savait quel rêve de gloire, que pourtant il n'avait jamais ressenti. Il avait déjà entendu se le faire reprocher et cela ne lui inspirait en cet instant qu’une immense lassitude. Il n’avait d’ordinaire que faire de ce que les autres pensaient. Mais à sa plus grande déconvenue, l’avis de Tryghild à son égard avait pris une proportion déraisonnable et il était blessé de savoir que ce reproche-là, entre tous, était sans doute partagé par sa Reine.

Il rejeta toutefois ce ressenti et se força à écouter, même si le remède qu’il avait pris ne l’aidait en rien à focaliser sa concentration. Il écouta ce cours d’histoire condensé, avec une avidité non feinte. Il était réellement assoiffé d’en apprendre plus sur ce peuple fort et puissant. Et il avait là, devant lui, réalisa-t-il soudain, un puits de savoir et d’histoire. Il rêvait d’en entendre plus, sur les Almaréens et sur Néant aussi. Oui, sur Néant aussi. Certes, il n’irait pas jusqu’à se convertir, il était assez attaché aux Sept pour ce faire. Mais… En apprendre plus, oui. Il fut également passablement surpris que Naal accepte de se révéler un tant soit peu et de répondre aux mille questions muettes que la simple présence de l'araignée sur ses pas avait dénoncées. Il garda silence tout du long, statue de cire attentive, dont seuls les yeux vibraient de vie. Une vie qui le fuyait et que seuls ses yeux semblaient encore retenir un tant soit peu.

Quand enfin l’autre sembla en avoir fini, il hocha d’abord simplement la tête, et baissa les yeux sur le bois de son bureau, s’accordant quelque temps de réflexion. Mauvaise idée, pensa-t-il quand il sentit ses pensées se mêler en une danse étourdissante qui manqua de lui donner la migraine. Non, en fait, la migraine valsait déjà en lui et martelait insidieusement son crâne. Il inspira profondément et attrapa sa toupie qu’il détacha de son lien. D’un geste calme, il la lança sur le bureau et la contempla un court instant en silence. Après quelques secondes de ce petit intermède, il releva ses yeux sombres sur Naal et enfin lui répondit. D’une voix grave et profonde où il laissa ses accents althaïens couler.

Vous me parlez de respect et prétendez en avoir pour Tryghild ou Delimar, alors que par ailleurs vos propos à son égard sont outrageants. Ne parlez plus jamais de ma Reine et de notre Intendante ainsi devant moi.

Ce n’était pas réellement un ordre, ni même une menace. Mais une réelle requête. Le ton était calme, même si grave et presque solennel.

Je sais que le franc-parler est un art en Delimar, mais parler d’une dirigeante en termes de…

Il dut s’arrêter un court instant et grinça des dents sous l’effort que cela lui demandait de répéter de telles paroles.

cuisses écartées… Par les S…

Il se reprit à temps en songeant que jurer sur les sept en présence d’un ancien serviteur du Néant n’était pas la meilleure idée.

Cieux ! La vie intime de notre Intendante ne nous regarde pas ! Pas moi en tout cas.

Et qu’on le traite de prude si l’on voulait, il trouvait cela inconvenant. Il avait en outre vu bien assez la vie intime de certains rois comme cela. Mais il chassa bien vite les cauchemars du passé avant qu'ils ne reviennent le hanter.

Quant au respect… Un grand maitre me disait qu’il se gagne plus qu’il ne se réclame. Mais c’est là une grande constante des rois que d’exiger respect et honneur, sans doute, et pour beaucoup sans même avoir fait preuve de pouvoir le mériter.

Il parlait de façon générale, pas forcément de Naal. Il ne connaissait pas son passé de souverain.

Et pour beaucoup ils n’obtiennent qu’un respect de façade et de pacotille pendant qu’on les raille dans leur dos, ou pire qu’on les trahit. Je doute que ce soit ce que vous souhaitez alors.

Il se leva, s’appuyant lourdement sur son bureau alors que le monde tanguait dangereusement autour de lui. Après une profonde inspiration, il parvint à stabiliser son tournis, et fit quelques pas jusqu’à la fenêtre. Il s’y posta devant, observant l’extérieur comme à la recherche d’une chose en particulier, et croisa les bras, une main crochetant son menton d’un air songeur.

Demandez-moi respect pour votre âge séculaire, pour votre expérience, votre vécu, et vous l’aurez. Vous l’avez déjà d’ailleurs pour cela. Encore une fois si je ne vous respectais pas, j’aurais agi en faisant en sorte que jamais vous ne le sachiez. Mais par respect pour vous, je n’ai pas voulu vous prendre en traître. Si je vous estimais un danger ? Cela devrait être un honneur venant de moi, en fait. Disons que je voulais en savoir plus et surtout comprendre. On ne peut reprocher à un maitre-espion de se poser mille questions. Il aurait été plus inquiétant, voire insultant, que je ne m’en pose pas. Vous pouvez me reprocher mes méthodes, mais pas mes intentions. À ma place d’ailleurs, vous auriez eu les mêmes questionnements, les mêmes préoccupations.

Il chassa d’un revers de main toute possible réponse véhémente, et ajouta rapidement.

Tout comme à votre place, sans doute, je me serais posé les mêmes questionnements que vous avez eus et aurais ressenti les mêmes afflictions. Même si je ne vois pas de quelle culpabilité vous parlez, fit-il en se tournant cette fois vers son vis-à-vis.

Il grinça des dents et reprit d’une voix ferme, laissant son accent trainant appuyer chaque mot distinctement.

La seule culpabilité que je pourrais avoir est d’avoir désobéi aux ordres de ma Reine. Et pour autant je sais que si j’avais l’occasion de revenir en arrière… je le referais encore. Je déplore d’avoir dû lui désobéir, mais…

Il soupira lourdement.

Contrairement à ce que beaucoup pensent, ce n’était pas par pur intérêt personnel. Je n’ai pas pour habitude d’aimer poursuivre des chimères, que je sache ! Je ne suis pas un guerrier et je ne me suis pas vu soudain une passion pour la guerre naitre en moi. Non merci ! Mais tout comme vous étiez roi d’Almara,…

Et le passé en cet instant avait son importance dans sa bouche.

Et tout comme vous vous sentez un devoir envers votre peuple, il en est de même pour moi. En tant que dernier Seigneur d’Althaïa, il n’est venu à l’esprit de personne que je me sentais peut-être un devoir envers tous ceux de mon peuple décédés et plus encore envers les derniers rescapés de ma cité décimée ? Sachez-le, s’il n’était tenu qu’à moi, j’aurais obéi sagement aux ordres de Tryghild et serais resté à attendre ici, en sécurité, loin des affres de la guerre qui me révulsent au plus profond de moi. Je serais resté à attendre que la mort nous cueille ou que la victoire nous ouvre ses bras, sans même lever le petit doigt.

Il s’arrêta un instant, surpris lui-même de sa propre véhémence, et légèrement essoufflé par sa soudaine envolée. Une fois qu’il parvint à reprendre un peu son souffle, il reprit, plus calmement.

Mais il me fallait y aller. C’était un besoin viscéral, là.

Se disant il posa une main sur son torse à l’endroit du coeur.

Stupide sans doute, mais c'était un besoin ultime de rendre honneur à son peuple, d’aller batailler pour lui, quand bien même il n’était plus, pour au moins lui rendre hommage, une ultime fois. Pour qu’il ne soit pas mort en vain. Pour que les autres puissent avoir un avenir et puissent se reconstruire, la tête haute, quand bien même ils sont perdus dans ce nouveau monde et ne sont plus qu'une poignée.

Il sentit des larmes traitresses lui monter aux yeux, mais parvint à les retenir. Il se détourna rapidement, de nouveau vers la fenêtre.

Vous n’êtes plus roi et Almara n’est plus non plus. Tout comme je ne suis plus Seigneur et qu’Althaïa a disparu. Quand bien même nous pouvons voir briller dans les yeux de ceux qui furent les nôtres autrefois une lueur de révérence et de foi envers nous. Nous sommes maintenant tous réunis sous une même bannière, dans une même cité, pour aider notre même Intendante à diriger notre nouveau peuple vers son avenir. C’est là tout ce qui doit compter. Toutefois, là où mon peuple n’est plus que cendres éparses, le vôtre est encore là, par centaines. Plusieurs centaines.

Se disant, il désigna du menton l'étendue de la cité que l'on apercevait depuis la fenêtre.

Ne soyez pas trop prompts à condamner certains de leur choix, ou leur possible abandon de foi. Votre peuple est fort, robuste et pétri d’honneur. C’est un peuple fascinant, ingénieux, et plus qu’intelligent. Ils ont su survivre malgré toutes les déroutes qu’ils ont dû subir. Mieux même, pour la plupart, ils ont su rester unis, soudés, dans l’adversité. Ils ont su faire face à l’abandon et au mépris, et n’ont pas baissé les bras. Ils ont su continuer à avancer la tête haute et le coeur fier. Il ne tient plus qu’à vous, à défaut de redevenir leur Roi, de devenir leur guide. Vous avez cette chance unique, ultime, de pouvoir de nouveau les guider et les aider à se relever.

Il ravala les larmes qui de nouveau menaçaient.

Beaucoup aimeraient avoir cette chance, vous savez.

Enfin, il achoppa du regard ce qu’il cherchait depuis tout à l’heure à l’extérieur, en bas d’une petite cour. Il commença alors une rapide et courte discussion en langage des signes. Des gestes courts, brefs, mais nets. Et empreints d’un caractère péremptoire qui ne détromperait pas un regard acéré. Il donnait des ordres.

Vous voilà libéré de toute araignée. J’espère que vous en serez soulagé.

Il sentit soudain une chape de fatigue le happer et revint sur ses pas s’asseoir. Mais, au lieu de s’installer sur son siège habituel, il prit place sur l’un des sièges des invités. Laissant l’autre de libre pour Naal. D’un signe, il réitéra son invitation à s’asseoir.

Quant à votre allocution, détrompez-vous, elle a su me toucher, plus que de raison. Elle détenait en elle des vérités que j’aurais tendance à qualifier d’universelles. Ce sentiment d’abandon des peuples, ce sentiment de perte, ces questionnements quant aux défaillances des rois… Et même au sujet de la foi. Quand bien même je ne partage pas votre foi en Néant… j’avoue être plus que curieux à son égard. Plus que de la curiosité en fait. Un réel besoin de... savoir, comprendre. Lui et son peuple. Nous avons été si longtemps… dupés ? Trompés ? À son égard.

Il attrapa son verre par-dessus la table et but une autre gorgée.

Notre peuple, le mien du moins, a été pétri de fausses idées concernant ce Dieu et cela est bien dommage. Je ne sais si vous connaissez nos contes et légendes, mais en Althaïa il existe un recueil de contes, les contes des cent et une lunes. L’un d’entre eux s’appelle le conte du Renne Couronné. J’aimais beaucoup ce récit pour la poésie qu’il détenait. Un amour éperdu, pour toujours et à jamais, qui a su insuffler dans le coeur d’un homme les pires choix, mais aussi les meilleurs. Ce conte détient une universalité d’enseignement que j’aimais beaucoup… Toutefois il présente alors les Dieux sous un jour… faussé. Les Sept telles des protectrices éternelles, et Néant comme l’incarnation du vice et du mal intemporel. Cela en gâche alors toute la beauté soudain. Et cela est bien dommage quand on sait que ce conte s’appuie sur certaines vérités. Après de longues recherches, j’ai trouvé et détiens alors l’objet dont ce conte fait mention, la fiole, la Mémoire de la cent et unième lune, celle qui vous permet d'exaucer n'importe quel voeu... toutes les cent et une lunes.

Un sourire nostalgique le happa, et d’un geste lent il attrapa sa toupie, délaissée sur son bureau, et la raccrocha à son lien, noué autour de son poignet.

Il m’aurait réellement plu d’en apprendre davantage alors. Sur les Almaréens et sur leur Dieu Néant, fit-il en plantant ses orbes sombres, teintés d’une lueur sincère, dans les azurs de Naal.

descriptionUne histoire d'araignées [Ilhan & Naal] EmptyRe: Une histoire d'araignées [Ilhan & Naal]

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    Les yeux azurés étaient venus suivre la toupie qui se maintenait dans un équilibre précaire, dans son mouvement circulaire. Dans le vide, dans le Néant, elle aurait tourné éternellement sans jamais tomber, sans jamais être troublé par quoique ce soit d'autre que l'éternité. Le Temps, que formaient les sept déesses, était imparfait et conduisait au vacillement et à la chute, fatalement. Il offrait l'impression de merveille, cette esquisse sensation de ne plus répondre aux lois de la pesanteur, libre et tout-puissant. Il donnait cet apparat fantastique, aussi sublime qu'un mensonge jamais découvert, tellement factice, avant que les premiers signes de perturbation ne se montrent. L'objet se désaxait et tentait de rétablir l'équilibre vainement pour s'essouffler, insipide. La disharmonie claquait de son joug une sentence on ne peut plus claire, mais que personne n'acceptait de voir. La crise était aberrante et pourtant la faillite laisserait tout les bouches bées, dans une surprise sincère et naïve. Affligeante. Ils regardaient cette toupie et son équilibre artificiel et éphémère. Combien fermeraient les yeux sur les tremblements de celle-ci, sur les signes avant-coureurs d'une brèche, en préférant garder l'espoir que les choses parviendraient à s'arranger ? Que les tremblements des abysses de la terre cesseraient de les appeler ? La déchéance frappait et l'objet roula sur le bureau, laissant Naal dans un état à mi-chemin entre le fanatisme exacerbé et la peine profonde du constat répété, celui d'un monde sourd à la vérité de l'Unique. Almara lui manquait terriblement. L'Amara savait qu'il ne fallait pas croire en ces idoles dorées, qui s'auréolaient d'une brève victoire volée au Néant, cet instant d'équilibre hors du Temps... Hors d'elles.

    Il releva ses yeux sur l'Althaïen en réalisant que celui-ci s'offusquait de ses propos de la même manière qu'on s'offusquerait d'un doigt pointé vers la toupie pour signaler son déséquilibre. Il ne voulait pas voir la souffrance, il préférait blâmer le lanceur d'alerte de son vocabulaire et fermer les yeux en réaction première. Las, l'almaréen l'acceptait : « Je suis désolé. » Il était désolé de devoir en arriver à parler crûment pour ébranler un peu cet homme. Un homme qui hurlait sa fidélité aux ordres de sa Reine, autant qu'il s'en plaignait. N'était-ce pas elle qui avait rendu ce jugement en cours martiale dont il se récriait, homme incompris et blessé ? Il se défendait devant lui comme s'il pouvait être un second juge, plus clément et compréhensif, alors qu'il lui refusait le titre de roi d'Almara et l'accordait à celle dont il contestait les conclusions. Quelle valeur, alors ? Qu'attendait-il ? Un rapprochement ? L'Almara n'avait rien à voir avec Althaïa. L'Almara était un pays entier, pas une simple vile. Que les siens se réunissent ici était plus aisé, par leur plus grand nombre, que pour les rescapés d'Althaïa. Cela n'avait rien d'une chance, c'était une pure logique mathématique de l'aléatoire. Le discours de cet homme était vacillant, paradoxal. Ilhan semblait pourtant sincère dans ses mots, mais ses sentiments désiraient tantôt une chose puis son contraire. Comme un homme s'accrochait à sa croyance même lorsqu'on lui prouvait qu'il y avait des failles. Tant de valeurs que Naal ne parvenait pas à comprendre. C'était moins embrouillé dans son propre esprit. Mais il ne pouvait pas en blâmer le conseiller, ce n'était pas facile de savoir ce qu'on voulait quand on n'avait pas une foi unique pour s'accrocher et savoir quelle direction prendre. Il se perdait entre son devoir et ses besoins personnels. Et il avait oublié les prières.

    Il était peiné pour cet homme qui lui rappelait que ses rois exigeaient respect et honneur sans le mériter. Naal n'était pas de ces rois là. Il n'aurait pas réclamé ce qu'il était illégitime de demander. Réclamer le respect n'était pas une tare, une preuve de la friabilité de sa dignité... Mais seulement le remède du poison des vices comme la jalousie, la colère ou l'égoïste qui n'avaient pas lieu d'être. Et qu'il corrigeait. Tout comme Ilhan se sentait obligé de le rappeler à l'ordre sur le respect du à Tryghild. Selon le même raisonnement qu'indiquait l'althaïen, il n'aurait pas du avoir à défendre l'Intendante si véritablement le respect n'était qu'une question de mérite et s'il venait instinctivement sans avoir besoin d'être réclamé. Paradoxe encore. Mais il ne lui en voulait pas, les hérétiques n'avaient tout simplement pas la chance d'avoir la clairvoyance de l'Unique pour les éclairer. Il observa la main venue chasser les éventuelles réponses véhémentes lorsqu'il fut question des reproches quant aux méthodes employées par le maître-espion pour avoir des réponse. Grand seigneur, il se targuait de l'avoir fait ouvertement pour ne pas prendre Naal en traître. Aux yeux du monarque, il aurait mieux valu qu'il ne fasse rien plutôt que cela. Il était intimement persuadé qu'il y avait d'autres manières d'agir, pour répondre à ses questions, que de dévorer son intimité entière. Il ne lui avait pas reproché ses questions, mais bien la manière dont il s'y était pris pour avoir absolument des réponses.

    Il l'écoutait, pas certain de comprendre pourquoi il se comparait à lui, dans son besoin viscéral de combler la dette qu'il avait à l'égard d'Althaïa. Il lui disait comprendre son envie de servir son peuple, et c'était pour ce motif qu'il avait désobéi à Tryghild... Et qu'il ne le regrettait pas. Etait-il en train de lui conseiller de désobéir également ? De penser à son peuple ? Non ? Alors pourquoi cette comparaison entre eux ? Pourquoi lui dire finalement que cela signifiaient qu'ils devaient travailler de concert pour Délimar et son Intendante ? Cela n'avait pas de sens pour le millénaire. Il fronçait doucement les sourcils, ne comprenant visiblement pas ce qu'Ilhan essayait de lui dire. La tête du conseiller était un vrai sac de nœud, en avait-il conscience ? Qu'il lui parlait tantôt de respect pour sa dirigeante et tantôt il en faisait fi ? Qu'il l’intimait à l'obéissance et à la désobéissance ? Qu'il lui disait que l'Almara était morte et à la fois bien là ? Qu'il n'était plus roi mais qu'il devait l'être encore ? A moins qu'ils n'avaient pas la même définition de ce qu'était un roi... Autrement dit pour Naal, un guide spirituel qu'Ilhan l'invitait à être pour son peuple. Décidément, les politiciens avaient un discours qui se voulait tant convenir à chaque opinion qu'il en était vide de directives sérieuses. Il allait le rendre chèvre. C'était peut-être ce qu'il voulait, non ? Il aimait les chèvres. Alors quoi, il lui demandait de lui convenir pour être aimé ? Il était parti beaucoup trop loin. Naal ferma les yeux, perplexe, pour nettoyer ses pensées, et lorsqu'il les ouvrit Ilhan était assit. Encore une fois, Naal refusa de ce joindre à lui. La seule bonne nouvelle de tout ce discours, c'était qu'il était libéré des araignées, enfin. Et cela le soulageait grandement, apaisait sa crainte...

    Finalement, dans le silence revenu et la question implicite, il répondait : « Vous avez vécu quelques temps avec eux, pourtant. D'une part à Gloria, à préparer votre trahison. » Il n'avait pas oublié, tout comme il n'avait pas oublié pourquoi elle avait été nécessaire. « Je suis certain que vous avez appris quelques prières et mœurs au moins pour ne pas passer pour un hérétique et être assassiné par les hommes d'Aldakin. » Il parlait d'assassinat. Le mot était connoté juridiquement comme un acte condamnable qu'il n'agréait pas. C'était sa façon de lui souligner combien il acceptait sa trahison de bonne grâce. « Et vous avez passé quelques temps, ici, à Délimar, à conseiller une Intendante, affirmer servir l'entièreté du peuple de Délimar. Je trouve navrant que votre curiosité à l'égard de mon peuple et de mon Dieu ait du attendre que je me présente à vous, et cela à plus forte raison quand votre avis a du poids dans la gestion de cette cité, la satisfaction de ses besoins alors que vous en ignorez un large panel. » A nouveau, soupirerait-on contre celui qui pointe du doigt le déséquilibre de la toupie ? « Quand je parle à des personnes de Délimar qui ne soient pas Almaréen, ils ne comprennent pas pourquoi je pleure à ce point pour mon peuple. Peut-être... Peut-être devrait-il, dans les actes, faire d'eux une part entière de leur peuple, plutôt que de marteler d'une façon assez vide que c'est le cas, d'ores et déjà, en fermant les yeux sur ce que je vois, moi. » Ce qui était assez vexant, au demeurant, même si ce n'était pas ce qui l'attristait le plus.

    Il daigna finalement s'asseoir face à lui. « Je me souviens d'une statue sur la place centrale de Valahd, en Angelan, il y a de cela 2000 ans. Elle représentait un aigle aux ailes déployés. Mon père me disait que les hommes l'avaient sculptée tout au plus cent ans plus tôt, quand les Déesses avait donné vie au peuple humain. Il était le symbole de leur naissance et de toutes les opportunités qui s'offraient à eux pour tracer leur chemin, prendre leur plus bel envol. Quand je lui demandais, enfant, comment il était possible de savoir que nous, race naissante, ferions les bons choix, il me répondait que les Dieux nous guidaient et qu'ils nous avait créé aptes à faire les bons choix. Pourtant, je voyais dans les ambitions de ces rois un égoïsme qui ne se tournait vers les Dieux que pour se donner des raisons de faire la guerre. Si un peuple croyait en Océan et l'autre en Feu, cette divergence de croyance servait à appuyer qu'on se fasse la guerre alors qu'en vérité, l'un des rois avait cuissé... » Il s'arrêta sur ce mot qui avait déjà fait réagir l'athaien plus tôt : « Désolé – l'épouse  de l'autre et tout ce sang n'était qu'une affaire de vengeance. Mon père est mort à la guerre. Mon frère aîné est monté sur le trône... Puis le benjamin, puis moi, le cadet. Pour des guerres. J'ai été empoisonné par les membres de ma noblesse, parce que je refusais d'écouter mes désirs de vengeance qui me criaient de laver l'honneur de mon père et des mes frères. Je me tournais vers Dieu, mon Dieu, Néant qui veillait sur la Cité de Vallahd. Je me tournais trop souvent vers lui à leur goût et je suis mort pour cela. » Il se souvenait encore de ce monstre liquide qui avait dévoré ses entrailles.

    « J'ai appris pas la suite que cette gangrène avait ruiné Angellan d'un fléau semblable à de la piraterie. Les miens avaient fui, les vôtres aussi. Et vos rois étaient un mensonge. Ils se disaient oints, choisi par les déesses pour régner, mais de leurs vices se dessinaient des complots hérités d'Angellan. Des meurtres. Des guerres. Ils n'étaient pas choisis par les Déesses. Elles ont toujours respecté le Contrat Originel. Le Libre Arbitre pour leurs créations. Pour qu'ils construisent un monde à leur image, seuls et immatures. Ils n'étaient pas choisis, mais ils l'affirmaient pour justifier qu'ils avaient droit, par héritage de sang, de régner. Je comprends que vous n'aimiez pas les rois. Je comprends que vous vous soyez insurgés, même si cela a coûté la vie à Thélem. » Il comprenait bien assez, lui-même avait tué un homme qui s'était pris pour un roi : Aldakin. « Mais vous ne vous êtes pas débarrassé de vos fléaux pour autant. Combien de temps avant que les intérêts personnels ne viennent vicier la liberté et l'égalité que vous affirmez vouloir fonder Délimar. » Et Ilhan savait lui-même, puisqu'il avait désobéi et agi dans un intérêt personnel, aussi louable soit-il, et non dans l'intérêt de la cité. Combien d'autres commettraient cette erreur ? « Combien tireront la couverture à eux, laissant d'autres dans le froid... Puis la colère et la révolte ? C'est humain. » Et non divin. Là était la différence. « En Almara, j'ai été choisi par Néant. Cela n'était pas un mensonge comme ceux proférés par les Kohan. J'étais mort avant que Néant ne m'incarne et des vécu des centaines d'années en guidant mon peuple. La foi et la volonté divine, écarte les hommes de leurs vices. Car aucun ne sera jamais à la hauteur d'un Dieu pour pouvoir prendre sa place. J'incarnais la volonté de l'Unique, j'étais son Messager, son Oracle. Un guide pour les croyant. C'est cela un roi pour moi, Avente. Pas un homme choisi par lui même en écrasant les autre. Pas une femme choisi par le peuple, car le peuple est changeant et imparfait. Un homme choisi par Dieu et obéissant à Dieu. »

    Il poussa un soupir, las : « Je ne dis pas cela pour vous convaincre, je vous dis cela pour vous expliquer ce qu'est un roi en Almara. Un titre que vous me refusez... Pour au final me demander de l'être en m'intimant de les guider dans leur foi. Vous dites que l'Almara n'est plus. Puis vous me dites que mon peuple est toujours là et que j'ai la chance de le guider. Si vous voulez apprendre de mon peuple, entendez cela : l'Almara n'est pas un territoire fermé de frontières. Cela n'est pas une terre et nous n'avions pas besoin de limites car nous n'avions personne contre qui nous battre. L'Almara n'est pas un sol dont je me vantais d'avoir la propriété, c'est un peuple que je guidais. Comprenez-vous la différence ? Althaïa a peut-être disparu si vous considérez qu'il s'agissait d'un endroit que vous n'avez plus et non un ensemble de personnes qui partageaient des valeurs communes. Et vous n'en n'êtes plus un Seigneur si vous considérez n'avoir plus aucun devoir envers eux. » Et cela n'avait pourtant pas été le cas puisque, viscéralement, Ilhan avait ressenti le besoin d'aller sur le front. « Je suis le Roi d'Almara. Et cela ne signifie pas que j'irai à l'encontre de Délimar. Je n'ai pas de frontière. Pas de guère à mener. Je ne suis pas Aldakin. La foi n'est pas faite pour dresser des murs. Elle est faite pour rassembler les hommes au sein de valeurs communes et pour éloigner les vices des actes clandestins et néfastes. »

    Ses lèvres épaisses, closes, se pinçaient alors qu'il changeait radicalement de sujet : « Si je peux vous poser cette question... De quoi souffrez-vous ? Vous n'avez pas l'air en point. Quel remède prenez vous ? » Car cela l'avait pas l'air de lui apporter grand réconfort : « Je peux vous ausculter si vous me le permettez. » Les sciences almaréennes étaient réputées et il avait suivi leur développement des sciècles durant. Bien assez pour les connaître et les pratiquer.

descriptionUne histoire d'araignées [Ilhan & Naal] EmptyRe: Une histoire d'araignées [Ilhan & Naal]

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Aux premiers mots de Naal, Ilhan sentit une profonde lassitude le vriller. Il cherchait à construire un pont entre cet homme et lui, une compréhension et un ancrage, et la seule chose que trouvait l’autre était de le renvoyer au passé ? Certes, il avait commis des exactions envers les Almaréens… comme eux en avaient commis envers son peuple et lui, cela dit. Mais était-ce là alors le premier réflexe de ce millénaire censé porter sagesse en lui ? Ou plutôt qui se targuait d’en porter autant, lui, ancien serviteur de Néant, incarnation de ce dieu sur terre. Oui, las Ilhan l’était. Là où il cherchait à comprendre sans juger, on ne lui renvoyait que reproches, en sentences amères et salées qu’il recevait de plein fouet. Même s’il ne montra rien, il sentit une déception sans commune mesure l’étreindre, et lui vriller les entrailles. Aussi bien physiquement que métaphoriquement d’ailleurs.

Ou était-ce lui qui était décidément un piètre architecte dans ces lamentables tentatives de pont ? Tout comme il avait failli échouer avec Tryghild quand il lui avait proposé ce mannequin portant son nom en défouloir lors de leurs séances privées de compte-rendu… l’échec qu’il ressentait de nouveau en cet instant venait-il aussi de lui ? De son incapacité à se connecter à l’autre ? Dépité, déception et désemparement l’emportèrent un court instant, le forçant à baisser les yeux sur sa pythie qu’il contempla un long moment. Il écoutait toujours Naal d’une oreille attentive, mais une part de lui semblait voguer ailleurs, sur d’autres sentiers, d’autres pensées. Tâtant, une fois encore, l’idée de tout envoyer valser. De tout abandonner, là, maintenant. De laisser Delimar à d’autres, de transmettre la main de suite, sans même attendre que mort vienne le chercher, même si elle ne saurait tarder. Peut-être l’heure de son héritage était-elle venue. Peut-être son temps était effectivement révolu. Sans doute n’avait-il plus rien à transmettre. Et peut-être avait-il plus qu’échoué si tant s’appesantissaient ainsi sur ses échecs plus que ses possibles réussites. Y en avait-il seulement ? Avait-il seulement accompli quelque chose ? Arraché quelque victoire ? Avait-il seulement réussi à atteindre un tant soit peu ses objectifs ? Ou ses utopies étaient-elles si avérées qu’il s’était fourvoyé de sentier ?

Ilhan ne releva les yeux que quand son nom résonna. Et darda un regard sombre presque vide sur son vis-à-vis. Des orbes qui ne brillaient plus de leur feu habituel, des orbes qui ne trahissaient plus d’aucune affre émotionnelle. Juste… un vide, un gouffre sans fond, se perdant dans des abysses profonds. Un regard qui ne lui ressemblait pas.

À la dernière question que Naal osa, Ilhan ne répondit tout d’abord que d’un lourd soupire. Il n’était pas encore bien sûr de vouloir lui révéler. À lui plus qu’à quiconque, il hésitait. Pour tout avouer, il n’y avait rien de formel. Son guérisseur ne savait pas et pourtant était l’un des meilleurs en Delimar, choisi par Tryghild elle-même. C’était plus une sensation de partir, d’impuissance et de défaillance, qu’une vérité avérée, par la science affirmée. Il observa longuement le visage de Naal, en dessina de ses yeux sombres chaque ligne, chaque contour, avant d’ancrer ses perles de jais dans celles d’un ciel azur.

Oui, j’ai appris quelques mœurs et coutumes de votre peuple.

Comment cela il détournait la conversation ? Diantre, que l'on était médisant à penser cela. Et quand bien cela serait-il vrai, pouvait-on le lui reprocher ? Il gagnait du temps. Tout simplement. Oui, voilà. Du temps. Lui qui en manquait tant.

Je doute toutefois que ce que j’ai pu apprendre en ce temps-là soit réellement ce que vous souhaitez que nous retenions de votre Almara, n'est-il pas ?

Il doutait en effet que Naal lui conseille de retenir véritablement les prières qu’il avait apprises, qui sans doute n’avaient été que biaisées dans une foi déformée. De même qu’il doutait que Naal veuille qu’ils retiennent de son peuple tout ce qu’il avait pu en voir : outrageuse violence, fanatisme aveuglé, sans aucune conscience, meurtres par la foi chaleureusement approuvés, quand bien même ils touchaient femmes et enfants nouveau-nés, si la famille avait été touchée d'impiété. Il doutait que Naal veuille qu’on retienne cette parole détournée de Néant, n’est-ce pas ? Il appuya ses simples mots d’un haussement de sourcils, sans s’étendre plus avant.

Il n’avait pour sa part aucune envie de reparler de ce passé. Il avait voulu le laisser derrière lui. Il avait espéré pouvoir le laisser dans l’oubli. Il avait su pourtant qu’en acceptant la proposition de Tryghild, ce vœu ne pourrait être exaucé. Il ne s’était pas attendu toutefois à ce que son passé, ce passé-là entre tous, lui soit reproché par cet homme-là.

Quant à Delimar… Ai-je donc tant d’influence que cela ? Je ne suis ici que pour former Tryghild et la conseiller dans tout l’art qui est le mien. Mais pour autant, je suis un étranger en cette cité. Bien plus que vous ne pouvez l’être. Et qu’on ne me reproche pas encore de souligner ce fait. C’en est un, simplement. Je ne le reproche à personne. Mais je ne suis ni lyssien, ni almaréen, ni glacernois. Il me fallait, et me faut encore, tout apprendre de ces peuples-là. Ayant eu déjà quelques contacts avec les almaréens et les lyssiens, j’ai effectivement jugé important de me concentrer sur un rapprochement glacernois. Pour moi…

Il soupira.

Je pense pour mon peuple d’ailleurs, pour ceux qui sont venus avec moi en cette cité, tout nous est déconcertant ici. Nous avons eu l’impression d’un fossé entre nous et ces trois peuples et l’acclimatation a été rude. J’ai tenté de tout concilier, de faire que les miens prennent leur marque, se sentent à l’aise, pendant que j’officiais et me rapprochais un tant soit peu du peuple de notre Intendante. Mais cela ne se fait pas en un jour. Sans compter...

Oui, il pouvait bien lui avouer. Quand bien même il sentait les récriminations venir de nouveau de plein fouet.

Ma curiosité ne vous a pas réellement attendu. Elle attendait juste une opportunité… fiable… et peut-être un peu plus… hospitalière ?

Même si au ton qu’avait eu la conversation jusque-là, il pensait s’être lourdement fourvoyé.

Je doute que beaucoup d’almaréens auraient accepté de… ne serait-ce que me dévoiler ce que vous m’avez conté en cet instant. Certes l’eau a coulé sous les ponts, on me l’a déjà dit, mais… pensez-vous vraiment que Tahaevar Argaris ou Jaegor Maeneris auraient accepté de me parler d’eux ou de leur peuple ? Après tout ce qu’il s’est passé entre nous ?

Les deux almaréens avaient été de ceux souvent proches de Fabius. Ils avaient été de ceux qui avaient destitué l’usurpateur ensuite. Ils avaient été de ceux forçant Ilhan à prêter serment et à se convertir. Ils avaient été de ceux qu’Ilhan avait soi-disant conseillés… pour mieux les trahir ensuite. Car oui les deux hommes lui avaient, peu à peu, accordé une certaine confiance. Et Ilhan en avait usé indûment, leur soutirant des informations à leur insu, les faisant passer ensuite à l’ennemi, et les poignardant au plus crucial moment quand les impériaux avaient retourné leur veste…

Et même si Delimar comptait des centaines d’almaréens, ces deux-là avaient gardé une certaine influence. Donc non, Ilhan ne s’était pas senti d’aller à la rencontre d’aucuns, ni d’eux ni d’autres. Il avait senti à son arrivée un vent d’accalmie qui ne tenait toutefois qu’à un fil. Une sorte de frontière invisible qui s’était dessinée, presque d’un accord tacite et informel, sans même une seule parole, entre les siens et les almaréens.

Pourtant… pourtant, mon vœu d’apprendre et comprendre votre peuple est véritable. Comme j’aime apprendre et comprendre toute chose. Même si ce dernier vœu me sera impossible.

Un sourire las et triste effleura ses lèvres.

Et j’aurais aimé entendre plus encore que ce que vous avez accepté, et je vous en remercie, de me conter là.  

Même s’il n’aurait pas dit non, pour que le récit soit débarrassé de toute leçon de morale, dont il n’avait nulle envie ni nul besoin. Son temps était révolu. Il était trop tard pour lui pour de telles leçons, ce millénaire ne le voyait-il donc pas ?

Toutefois… Toutefois dans tout le discours de Naal, une chose faisait doucement son petit chemin en lui. Une idée, vague, imprécise, aux contours un peu flous…

Tout comme je pourrais vous remercier de m’avoir… de m’avoir…

Il laissa ses mots planer, quand l’idée le happa, se fit plus précise, et dans son esprit pleinement se dessina. Il la voyait là. Oui. Oui, peut-être s’était-il trompé avec son peuple. Avec son Althaïa. Il aurait voulu la reconstruire, la faire renaître de ses cendres, si ce n’est en reconstruire la cité, du moins en faire un coeur pulsant au sein d’une autre entité. Il avait songé, et même oeuvré, pour construire cela en Delimar. Mais... "L'Almara n'est pas un sol dont je me vantais d'avoir la propriété, c'est un peuple que je guidais." Au final… n’en était-il pas de même avec Althaïa ? Sa Romantique en tant que cité n’était plus. Mais… son peuple était là. Eparse. Indécis. Hésitant. Chacun avait trouvé un refuge et avait peur de le perdre encore. Delimar impressionnait aussi par sa réputation, surtout pour eux tant habitués à la grâce et la subtilité du beau peuple et non à la franchise horrifique tout d’honneur pétri des délimariens.

Pour autant, même aux quatre coins de l’archipel, les Althaïens gardaient de solides valeurs communes. L’art, le raffinement, l’éducation… Au-delà simplement de leurs coutumes propres et de leurs mœurs parfois particulières. Oui, des valeurs, eux aussi ils en avaient. "Et vous n'en êtes plus un Seigneur si vous considérez n'avoir plus aucun devoir envers eux." Il avait toujours senti en lui ce devoir palpiter. Alors quoi ? Alors peut-être s’était-il tout simplement trompé de voie. Mais peut-être n’était-il pas encore trop tard pour la corriger. Il pourrait en insuffler l’idée au moins avant sa mort. Et son peuple n’aurait plus qu’à la suivre, il serait alors assez fort.

Oui, s’ils ne pouvaient se rassembler en une cité pour en faire vibrer le coeur… Peut-être pourraient-ils tout simplement s’infiltrer dans chaque royaume, chaque grande cité, dans lesquels ils étaient déjà installés, et pourraient y insuffler alors incidemment les valeurs althaïennes. Cultures, art et raffinement. Oui, insuffler Althaïa, tout doucement, à chaque grande sommité : Sélénia, Caladon, Delimar, Endëaerumë, et même le domaine baptistral… au final ils y étaient déjà implantés. Pourquoi déconstruire ce qui s’était construit ? Mieux valait plutôt s’en servir…

Tout à ses soudaines pensées, il ne s’était pas rendu compte de s’être arrêté en plein envolée. Réalisant soudain qu’il était en train de parler, et qu’il laissait son interlocuteur en plan, il revint au temps présent, et s’humecta les lèvres. Un brin confus de s’être laissé voir en pleine pensée.

Inspiré. Ouvert les yeux. J’entrevois…

Il hésita, fronça les yeux, puis se décida à finir sa pensée. Ce n’était pas comme s’il allait tout divulguer, et que l’autre allait le trahir.

Une autre possibilité. Pour Althaïa.

Il sourit, d’un sourire sans joie, mais plus serein que ces sourires précédents. Puis finalement balaya le sujet d’un revers de main.

Je suppose que je peux vous remercier de cela aussi.

Et son sourire se teinta d’une lueur taquine. Avant de perdre toute trace d’amusement et de redevenir plus sérieux.

Je ne suis pas sûr de pouvoir vous révéler ce dont je souffle. En fait je ne le sais pas vraiment. Mon guérisseur non plus pour tout avouer. Pourtant il s’agit d’un des plus réputés de la cité.

Et non d’un mage. Mais un mage, ou même un maitre baptistrel, en cette période où la trame n’était que chaos, et où les vibrations elles aussi devaient se stabiliser, serait tout autant impuissant qu’un guérisseur.

J’ai toujours été sujet aux crises de foie et aux aigreurs d’estomac. J’ai toujours été un bileux, comme on dit. Mais les crises se font de plus en plus rapprochées. Ces derniers temps, il n’y a pas une semaine sans qu’une crise se manifeste. Malgré remèdes et régimes variés. Mon guérisseur semble dire que mon foie est de taille anormalement grosse, malgré les remèdes qui auraient dû l’aider à se purger. Et depuis quelques semaines…

Il se leva, à gestes lents, puis alla sortir sa fiole de remède, avant de se rasseoir dans le siège qu’il venait de quitter.

Des douleurs me taraudent. Abdominales surtout. Lombaires parfois également, comme si elles se diffusaient peu à peu dans tout mon corps. Je ne parle pas des migraines que j’ai toujours eues également, mais qui elles aussi s’accentuent. Ce remède me vient d’un guérisseur Graärh particulièrement doué dans son domaine, et possédant de puissants Esprits-Liés dans cet art. C’est là à l’heure actuelle, la seule chose qui me soulage un tant soit peu quand les douleurs prennent trop d’ampleur.

Il posa alors la fiole de remède devant Naal.

La seule chose dont je suis sûr en somme… Valar morghulis, disent les almaréens je crois ? Tout homme doit mourir. Chez nous, nous disons Ilpen nē ciúra. Tout le monde doit renaitre.

Dans ce dialecte althaïen très proche du langage des elfes. Eux qui étaient si proches du beau peuple antan, en avaient même pris, peu à peu, les mots aux belles sonorités et les accents chantants.

Voilà la seule chose dont je suis sûr, Naal. Si vous me permettez que je vous appelle ainsi. Je vais mourir, mon heure est venue. Mon guérisseur ne semble pas vouloir l’affirmer, arguant qu’il existe peut-être une solution. Mais moi je le sens. Je ne l’ai encore dit à personne. Pas même à Tryghild. Je pense qu’elle a plus urgent à penser.

Et après tout, que lui importait le sort d’un homme qui l’avait trahie ? Bon, s’il était honnête, Tryghild n’était pas le genre de femme à nourrir pareille mesquinerie. Mais il voulait reconquérir sa confiance, pas nourrir sa pitié. Il ne voulait pas qu’elle sache. Pas tant qu’il pourrait l’éviter.

Vous voilà rassuré, vous serez bientôt débarrassé de moi et de toutes mes manigances Ou de mes possibles sombres influences. Mais peut-être pas d’Althaïa, pour autant, ajouta-t-il d’un air taquin.

Il hésita à continuer. Il babillait en cet instant, autant parce qu’il prononçait une dure réalité, le concernant du moins, autant parce qu’il retardait le moment de répondre à l’invitation de Naal. Il redoutait un peu ce qu’ausculter signifiait. Déjà qu’avec son guérisseur il n’aimait pas les séances de consultation…  Mais après tout… Qu’avait-il à perdre ? Si ce n’est sa dignité, qui avait été déjà bien écornée. Un peu plus, ou un peu moins...

Quant à m’ausculter…

Il ouvrit les bras, signe d’acceptation muette.

Si cela vous sied.

descriptionUne histoire d'araignées [Ilhan & Naal] EmptyRe: Une histoire d'araignées [Ilhan & Naal]

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    Inspiré ? Un sourcil sombre se souleva, perplexe. Ce n'était pas la première fois, cela ne l’étonnait guère qu'il puisse inspirer quelqu'un. Il avait été le représentant de Dieu sur terre et nombre de ses sermons formulés avaient justement pour but d'inspirer à des projets louables. Non, en fait, ce qui l'étonnait, c'était qu'il l'inspirait lui, Ilhan Avente, bouc têtu et grognon. Ça, ça sortait de l'ordinaire. Ça, c'était amusant et ses lèvres se pincèrent légèrement d'un rire qu'il retenait. Non pas qu'il voulut se moquer, mais il trouvait la situation particulièrement cocasse quand on savait que quelques secondes plus tôt il était entré dans son bureau en tapant presque du poing pour qu'Ilhan cesse de l'espionner. Allons bon, à présent, il était sa muse ? Voilà qui était fort inattendu... mais puisque l'althaïen y trouvait son compte, Naal n'allait pas cracher sur cette idée qui frappait le conseiller comme une révélation divine. Il avouait même apprécier de voir éclore, à nouveau, sous ses yeux, le potentiel créateur du Néant, offrant de bonne grâce l’illumination à un homme perdu. « Remerciez plutôt l'Unique pour ce miracle de la création... Je ne suis que son Oracle. » Qui transmettait une parole au moment où son Dieu le voulait. Il n'avait pas d'ego à brosser. Ce qu'Ilhan lui attribuait, Naal le rendait au Néant qui en était la véritable origine. Il était pieux, dans sa croyance, et ne voulait pas qu'on le félicite de ce qu'il ne méritait pas.

    Même s'il doutait trouver en face de lui le même accueil que s'il avait dit cela à un almaréen ; l'un des siens aurait probablement été se mettre dans un coin de la pièce pour prier et remercier leur Dieu de l'avoir éclairé, de lui avoir montré la voie. Mais venant d'Ilhan ? Soit, c'était Naal qui adressait une prière mentale à son bien aimé Tout Puissant alors que l'althaïen lui expliquait de quoi il souffrait. L'Oracle prit le petit flacon et l'ouvrit pour en humer les senteurs d'alcool mêlées à d'autres herbes qu'il ne connaissait pas encore. Graârh, il disait ? Ce guérisseur devait utiliser des plantes de sa terre natale. Il déposa une goutte sur l'une de ses phalanges pour en examiner la texture et la couleur avant de l'étaler contre sa peau et poser le bout de sa langue dessus. Non vraiment, ça ne lui disait rien du tout. Excepté que ça n'avait pas très bon goût et que c'était fort. Néanmoins, si cela passait les douleurs... C'était un bon point. Mais cela ne résolvait pas le problème à sa source. « Je vous avoue que la joie de vous perdre m'a traversé l'esprit tout à l'heure... Mais vous commencez à devenir attachant, c'est dommage. » railla-t-il avant que ses mires d'un bleu céleste ne reviennent sur lui, accompagnées d'un sourire en coin, taquin.

    Au moins, c'était honnête, parfois les gens étaient mieux mort que vivants...Mais dans le cas d'Ilhan, il commençait à entrevoir que le contraire serait un peu plus adéquat. Il reposa le flacon sur le bureau alors qu'il se levait pour approcher son patient et lui tourner le regard vers la lumière, en lui soutenant le menton, mais la teinte très semblable entre l'iris et la pupille ne l'aidait pas vraiment. Il prit son pouls dans le creux de la gorge, habitué qu'il était à reconnaître un rythme lorsqu'il battait contre la pulpe de ces doigts. Il posa un genou au sol pour être à sa hauteur lorsqu'il commença à défaire les vêtements du conseiller. A la crispation, il s'arrêta, plongeant son regard dans l’obsidienne vive. Quoi ? Il était pudique ? Il tâcha de lui changer les idées : « On dit qu'Althaïa était la ville romantique par excellence. Les histoires romanesques la tenaient tant pour lieu symbolique de belle si hyménées, que Gloria en devenait la prison dorée qui appelait les hommes au devoir, pour leur Roi, laissant derrière eux une dulcinée toute de soie satinée vêtue et parfumée de fleurs uniques cueillies à l'aurore. » Une ébauche, une lancée, appelant l'althaien à partager la splendeur de la ville adorée, tandis qu'il lui avait défait la chemise et l'ouvrait en grand par des gestes délicats et discrets. Ce ventre était légèrement gonflé, à un endroit qui ne s'expliquait pas par une prise de poids graisseuse, confirmant ce qu'on lui avait appris un peu plus tôt. « Respirez. »

    Du bout des doigts, il caressait la peau en partant du bas du sternum, vers la gauche puis la droite, sans trop appuyer, simplement pour tester sa sensibilité et la force de sa douleur. Peut-être que le remède fourni par le graärh endormirait assez la souffrance pour qu'il puisse l’ausculter entièrement. « On dit que Gloria était le siège de la noblesse, mais qu'elle n'avait pas l'élégance et le raffinement de sa cousine du sud. Tant d'éloges... » Oui beaucoup d’éloges, il devait l'avouer, même s'il n'avait jamais eu l'occasion de mettre un pied dans cette cité qui racontait des mensonges dans ses contes des mille et unes lunes, au sujet de Néant. Cela le contrariait, autant que cela lui indiquait combien les Ambarhùniens avaient besoin d'être éduqués à la vérité, dans leur foi. Penché sur lui, son souffle long, attentif et régulier caressait la joue du conseiller alors que ses yeux gardaient l'emplacement du foie en ligne de ses mires. Ses doigts avançaient et investiguaient, malgré la douleur de son patient qu'il tentait de ménager, pendant plusieurs minutes. « La grosseur est bien là, dans le lobe gauche, je dirai. Mais c'est assez difficile à affirmer avec certitude. Il est possible de pratiquer une chirurgie, pour une ablation partielle de la partie du foie dysfonctionnel. Il se régénère après l'opération. Normalement. »

    Il relâcha son pauvre ventre pour aller défaire les chausses de l'althaien, lui mettant les pieds à nus. Il se releva pour amener son siège près de lui et s'y asseoir. Il prenait les deux pieds nus pour les poser sur ses genoux. « Je l'ai fait quatre fois. La chirurgie est risquée, j'en ai perdu deux pendant l'opération. Le troisième est mort un mois plus tard parce que ce n'était pas suffisant. Le quatrième a vécu encore deux ans avant que de nouveaux problèmes n'apparaissent. » Le bilan n'était pas reluisant, mais il était sincère au moins dans ce qu'il lui énonçait. « Des confrères ont obtenu des résultats similaires sur leurs propres patients. La masse au niveau du foie semble être la cause du dysfonctionnement. La retirer résout parfois le problème, mais ça n'est pas sans risque... Et je ne peux pas vous garantir que ce sera suffisant mais... Peut-être que cela sera assez pour vous faire gagner du temps et que la magie se rétablisse. Qu'on vous offre une autre solution que... Oui, la mort. Vous avez raison. Si l'opération est risquée et les résultats peu enviables, ne rien faire conduit inévitablement à la mort. Les anti-douleurs de votre ami graärh vous aideront à encaisser la souffrance mais ils ne traitent pas l'origine du problème qui lui, va continuer de... » Il était assez intelligent pour comprendre la suite, non ?

    Il se pinça les lèvres, s'arrêtant là, alors que ses doigts passaient le long de son pied, cherchant une zone particulière avant d'y exercer une pression salvatrice qui déversa une vague de soulagement dans le corps de l'althaïen. Il étendit la pression, dans la diagonale, touchant les organes reliés un par un. Le doigté était maîtrisé, doux et généreux dans l'attention qu'il donnait, veillant à soulager la peine et le fardeau que le conseiller portait. « J'ai cela aussi, pour apaiser votre souffrance. Il semble que chaque zone de la plante du pied soit relié à un organe et par des pressions au bon endroit, on pousse le corps à se guérir et à se faire du bien. Je continue ? » demanda-t-il, taquin, pour détendre l'ambiance, presque certain que son patient n'aurait pas la folie de dire non. Il l'avait bien tâté et éveillé sa douleur. L'apaiser solidement était encore la moindre des choses qu'il pouvait lui offrir gracieusement. « Parlez-moi d'Althaïa. » Ou peut-être pas si gracieusement. Il était curieux... mais peut-être que cela faisait partie du processus au fond ? Le pousser à évoquer de bons souvenirs pour apaiser sa tête, là où lui, s'occupait de son corps meurtri ?

descriptionUne histoire d'araignées [Ilhan & Naal] EmptyRe: Une histoire d'araignées [Ilhan & Naal]

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Remercier l’Unique… ? En voilà une étrange idée. S’il devait remercier un Dieu pour une inspiration créatrice, il se tournerait plutôt vers Vie pour tout avouer. Toutefois il ne répondit pas et laissa ces mots fanatiques résonner entre eux sans trouver d’autre écho. Un silence respectueux cependant, même si teinté d’un brin de scepticisme. Il était capable d’entendre bien des choses, et voulait réellement comprendre les Almaréens, même si cela passait par comprendre aussi leur foi. Mais on ne pouvait pas lui demander de totalement la partager, ou en tout cas de renier la sienne. On l'y avait déjà contraint une fois, et ce souvenir cuisant n'aidait pas à faire pleinement confiance.

Il observa simplement l’ancien serviteur de Néant procéder à l’examen de son flacon. Il suivait des yeux chacun de ses gestes, curieux et attentif, attendant en silence d’un air calme et posé, presque détaché. Mais quand enfin Naal reprit la parole et avoua avoir souhaité sa mort précédemment pour maintenant presque la regretter, sous prétexte de le trouver attachant, il ne put retenir un sourire. Un sourire de plus en plus grand, de plus en plus moqueur, avant que finalement un léger rire ne lui échappe. Un rire qu'il n’eut plus le coeur de retenir et qui prit de plus en plus d’ampleur. Au point que soudain, il sentit une pointe de douleur lui vriller le côté droit. Grimaçant, il porta une main à son flanc et son rire cessa instantanément, même si son sourire ne le quitta pas totalement.

Il faut croire que je suis né pour mieux vous contrarier, offrit-il en réponse, dans un souffle presque inaudible.

Il se laissa faire alors quand l’almaréen joua les guérisseurs et l’ausculta. Le contact avec la main froide de Naal ne le fit pas frissonner et il ne ressentit, à cet instant, aucune gêne. Il se montra assez docile et garda silence. Toutefois, quand il vit l’homme s’agenouiller devant lui et commencer à le dévêtir, il ne put réprimer une crispation, alors qu’un étau glacé le happa et le figea dans son mouvement. Il se força à inspirer profondément et à expirer discrètement, tout en se répétant mentalement qu’il ne lui ferait rien, qu’il n’avait rien à craindre en cet instant, tel un leitmotiv censé le rassurer. Il parvint à contraindre tout mouvement intempestif de recul ou de rejet, que ses instincts à vif lui dictaient, et affronta le regard céruléen de l’almaréen. D’un simple hochement de tête, il l’invita à continuer, se forçant à rester calme, tentant de vider son esprit de toute image malvenue. La voix sereine de son guérisseur improvisé lui permit de se focaliser sur cette musicalité. Et sur des souvenirs, certes plus nostalgiques, mais moins tragiques, que sa belle Romantique lui inspirait toujours.

Quand bien même il sentit un certain agacement monter en lui, quand la première chose évoquée au sujet de sa belle et digne Althaïa fut ses si célèbres hyménées ! Tous ces manants ne retenaient donc de cette gracieuse cité que cela ? C’en était outrageux. Injurieux même !

Althaïa, souffla-t-il. Étrange comment peu retiennent d’elle ce qui en a fait sa véritable essence. Le raffinement, dans les arts de la vie ou de la mort, dans les affres de l’esprit ou du corps, ce cheminement constant vers la perfection, art ultime de toute une vie, que jamais vous ne pourrez atteindre, mais que vous chercherez sans fin pour dessiner votre destin.

Il s’apprêtait à continuer quand Naal ouvrit un pan de sa chemise et l’invita à respirer. Ilhan en eut presque le souffle couper et se força à inspirer profondément. Enfin, aussi profondément que la douleur le lui permettait. Il ne put réprimer quelques grimaces quand les doigts touchaient ou palpaient des points particulièrement sensibles, mais il ne se déroba pas à ce toucher. Même si l’envie ne lui manquait pas.

Ce souffle sur sa joue…

Ce souffle sur sa nuque…

Ces doigts sur sa peau…

Cette prise sur son dos, ses hanches…

Ilhan papillonna des yeux un court instant pour chasser les effluves nauséabonds d’un passé malvenu et de souvenirs irruptifs incongrus. Il préféra se focaliser sur les traits de Naal, ce visage un peu anguleux, ce nez rectiligne, tel le caractère droit et fier de cet homme, ces pommes larges et plates, ces tatouages par millier… ne laissant pas une once de peau non recouverte. Étrangement, ce fut ces tatouages plus que tout autre chose qui parvinrent à ramener Ilhan au temps présent et à chasser les ombres du passé. Il écoutait presque d’une oreille distraite ce qu’évoquait Naal, tant il s’était perdu dans cette contemplation fascinante, à suivre les arabesques de tous ces dessins.

Il peina à reprendre pied pleinement et dut se forcer à mieux écouter. Chirurgie disait-il ? Il avait déjà vu, de loin, des Almaréens en pratiquer… mais il n’avait jamais songé être un jour l’un de leurs patients. Il n’était pas bien sûr de le vouloir non plus, pour être honnête. Tout à ses pensées tourbillonnantes, un peu brouillonnes, qui sautaient du coq-à-l’âne dans son esprit, il fut surpris de se sentir les pieds nus posés sur les cuisses de l’almaréen et haussa un sourcil en signe d’étonnement muet. Il écouta toutefois la suite des explications, cette fois pleinement attentif et conscient, et hocha la tête indiquant avoir compris. Un fin sourire se dessina quand il répondit enfin :

Je suis heureux en tout cas de votre franchise. Les guérisseurs que j’ai vus n’ont jamais voulu me révéler tout cela. Sans doute craignent-ils ma réaction ou que je sombre dans une stupide déprime. Oh non je ne les blâme pas, ajouta-t-il rapidement, pour corriger ses propos, qui pouvaient paraître un tant soit peu vindicatifs.

Ce qui était loin de ce qu’il ressentait à leur égard.

Mais, même si je n’en use pas toujours moi-même, concéda-t-il d’un fin sourire taquin, j’apprécie la franchise dans une telle situation. Si je n’avais pas deviné moi-même l’issue possible, je serais bien en peine en cet instant de préparer mon départ comme il se doit. Mais la mort n’est qu’un autre chemin, un autre passage. La mort fait partie de la vie. Et lui en donne après tout, toute sa saveur...

Il souffla légèrement alors que Naal touchait un point sensible qui lui apporta une onde de chaleur bienfaitrice. S’il parvint à ne pas gémir de plaisir et de soulagement, il ne put retenir son corps de se couler légèrement dans son fauteuil, se relâchant totalement comme il ne l’avait pas fait depuis bien longtemps.

Oh oui continuez, murmura-t-il quand l’autre lui demanda s’il devait poursuivre.

Il n’avait pas eu conscience, jusqu’à cet instant, de combien la douleur le hantait insidieusement. Il avait fallu qu’elle se dissipe presque pour qu’il le réalise pleinement.

Je ne rejette pas votre offre, répondit-il enfin. Après tout, mort pour mort, je ne risque rien à vous laisser expérimenter.

Il offrit un léger sourire taquin.

Au mieux vous réussissez. Au pire, cela vous fera la main pour les prochains.

Il lui accorda un petit clin d’oeil avant de tenter de reprendre son sérieux. Manquant ronronner de plaisir au toucher suivant.

Mais il vous faudra attendre que je revienne toutefois. Je dois bientôt partir pour Sélénia. À mon retour… ou peut-être après le voyage à Néthéril, selon comment les affaires de Delimar avance de ce côté-là… dès que je serai dégagé de préoccupations d’importance en tout cas, je serai tout à vous pour cette… chirurgie. Quant à parler d’Althaïa…

Son sourire se fit nostalgique et son regard sombre dériva un instant au loin, sur les rivages de souvenirs lointains.

Je ne sais si elle vous aurait plu. Nous cultivions la foi peut-être plus que toute autre cité, la foi envers les Sept, j'entends. Nos cultes étaient plus poussés que dans les autres communautés humaines, même si elles ne s'étiraient pas autant en longueur que chez les elfes. Et je dois avouer que nous continuons à les pratiquer et à rendre hommage aux Sept malgré notre petit nombre. Même si je ne rejette pas l’idée de… d’écouter vos préceptes…

Il avait prononcé ces derniers mots du bout des lèvres. Comme une volonté de tendre la main vers la foi de Néant. Sans promettre toutefois de pouvoir totalement y adhérer. Il aimait les Sept. Profondément. Quand bien même ils n’étaient plus. Et ne souhaitaient pas les abandonner pour autant.

Nous étions également plus proches des elfes que des humains, en un sens, telle une espère à mi-chemin. Nous en avions pris certains penchants : le goût pour l’art et la magie, pour la beauté et l’harmonie. La volonté de rechercher la perfection dans toute maitrise, l’attention portée à toute chose entreprise. Nous étiez comme… cet entre-deux des deux peuples, cette bande de terre entre deux frontières. Ni tout à fait elfes, ni tout à fait humains. Nous peinons à nous sentir pleinement nous-mêmes parmi nos semblables. C’en est presque une confession déplacée. Pourtant nous aimons notre peuple, et nous voulons oeuvrer pour lui, avec lui…

Mais cet éternel sentiment de décalage, de dépaysement total, ne les quittait pas.

Althaïa la romantique… Nous sommes des nostalgiques, nous étions attachés à nos terres, nos familles, nos coutumes, nos... Nous…

Il se tut, sentant l’émotion étouffer ses mots au fond de sa gorge et les empêcher de franchir ses lèvres. Il inspira doucement, faisant appel à un rapide mantra de méditation pour se contenir.

Althaïa ne se résumait pas en ses si célèbres et si enviés hyménées, reprit-il après quelques secondes. Même s’il est vrai que nous avons tous reçu en notre efflorescence adulte les meilleurs enseignements en la matière.

Et se disant, son regard se fit plus sombre. Et plus prédateur. Il dégagea prestement un pied des mains de l’almaréen et vint le positionner sur une partie du corps particulièrement réactive. Il l’effleura tout juste, avant de venir se poser tout près, et d’appuyer en un point précis, réputé pour déclencher des réactions instinctives frôlant l'indécence.

Nous avons appris comment toucher notre partenaire. Comment l’alpaguer dans les affres du corps et de la luxure. Nous avons appris quelle partie sensible titiller pour lui donner un avant-goût…

Son pied se déplaça de nouveau et revint effleurer une autre zone.

ou quelle autre plus réactive contrôler pour donner toute son essence au plaisir, susurra-t-il d’une voix faussement soyeuse.

Et aussi soudain qu’il avait osé de tels gestes, il retira son pied et le reposa, comme si de rien n’était, sur les genoux de l’almaréen.

Mais Althaïa n’était pas que cela. Et les Althaïens ne sont pas destinés à donner du bon plaisir à la perversité de nos pairs, s’ils ne le désirent pas. Il est navrant que certains l’oublient si prestement. Effectivement Gloria était l’indécence pure et vulgaire à côté de la magnificence d'Althaïa.

Oui il crachait presque son venin. Mais il parlait en connaissance de cause, pour avoir vécu pendant longtemps dans les deux cités.

À la limite, sa petite sœur Aldaria avait déjà plus d’étoffes et de décence. Mais tout cela n’est plus que passé, finit-il en un soupir.

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    Mieux le contrarier ? Oui, voilà, c'était bien cela. Cet Althaien était contrariant mais attachant. Ce qui le rendait d'autant plus contrariant. Naal acceptait néanmoins ce trait de bonne grâce. Tout un chacun était unique dans son panel de qualités et de défauts. Il veillait à se focaliser le plus souvent sur ce que chacun avait de bon, bien qu'il ne soit pas toujours aisé de penser de la sorte. Et Dieu ! Ce qu'Ilhan pouvait être contrariant. Il avait presque fallu qu'il tape du poing sur la table pour qu'il le lâche avec ses araignées. Et maintenant ? Ils se retrouvaient à rire tout deux, amusés. C'était déroutant, mais c'était ce qu'il aimait dans la nature humaine, ce caractère changeant qui ne mettait pas longtemps à s'exprimer. Il savait aussi qu'il en faudrait de peu pour qu'ils se tirent encore les cheveux des actions de l'autre... Mais cela mettrait du piment dans leur relation.

    La preuve en était ! Ilhan semblait peu enclin à ce que le commun des mortels, auquel Naal faisait à présent partie, ne retienne d'Althaïa que son romantisme et ces histoires à l'eau de rose. Il était presque mignon lorsqu'il ronchonnait. Cela lui donnait un charme de petit vieux et entre petits vieux, ils ne pouvaient que s'entendre et ronchonner de plus bel. Une part de lui avait très envie de le taquiner sur le sujet, d'enfoncer le clou pour le faire râler encore un peu, par unique jeu. Il fallait croire que lui aussi était né pour le contrarier. Comme pour tout jeu, il veillerait à ne jamais aller au-delà des règles implicites du divertissement... Mais il le titillerait là dessus, c'était certain. Il attendait seulement que la bonne occasion se présente.

    Mais ce n'était pas dans l'immédiat. Ilhan avait l'air soit mal à l'aise, soit fasciné par ses tatouages, soit les deux. Un instant, l'almaréen craignait que la douleur causée par ses palpations ne fasse tomber inconscient son petit vieux ronchon attachant. « Vous, vous n'êtes jamais mort pour en parler comme une saveur de la vie. » railla-t-il à moitié, l'expression un peu plus fermée. Lui, n'avait pas apprécié la mort. Ses morts. Il se souvenait encore très clairement de la douleur lancinante, insupportable. Il sentait encore chacun de ses organes s'éteindre, les uns après les autres, dans une agonie pénible. Il se souvenait du froid mordant qu'il avait givré ses entrailles, l'esprit qui s'essouffle, s'éteint, assailli. Sa seule consolation avait été la certitude de rejoindre son Dieu. Baigner dans le Néant pour panser ses plaies, noyer son échec et son chagrin. Mais aujourd'hui ? Il n'avait plus cette certitude et la mort lui semblait plus terrible encore.

    Bien sûr, tous les hommes devaient mourir, un jour ou l'autre. Mais il n'était pas pressé. Son sourire revint lorsqu'Ilhan se mit à fondre dans son fauteuil. Il gardait toute sa superbe, il devait l'avouer. Une part de lui aurait voulu jouer avec le Conseiller et le faire gémir de soulagement. Mais cette demie-victoire lui servait de consolation. Il l'acceptait de bonne grâce autant qu'il put admirer la force d'esprit de l'althaien. Ça n'était pas tous les jours qu'il croisait un tel homme. En Almara, les émotions ainsi gardées avec une belle réserve était l’a panache du roi et des princes. L'acceptation décalée de la chirurgien lui fit arquer un sourcil. Plus on attendait et plus la maladie serait difficile à enrayer. Mais Ilhan semblait vouloir faire passer ses fonctions avant sa propre santé. Avait-il conscience que ses obligations ne pourraient être remplies qu'il ne surveillait pas sa santé de près ?

    Il n'en tint pas un mot, dans l'immédiat, veillant à rester concentré sur les soins qu'il prodiguait à son patient, tout en lui accordant une oreille attentive et curieuse lorsqu'on lui peignait les traits d'Althaïa. La foi était son berceau, bien qu’elle ne fut pas orientée vers le bon Dieu. Naal considérait néanmoins qu'une société croyante était déjà un terreau fertile pour certaines valeurs, plus pieuses. Fort heureusement, contrairement à Angellan, Ambarhùna portait ses croyances sur les Sept déesses et non une seule. Il n'y avait donc pas eu de guerre religieuse, pas de déséquilibre, puisque les Sept formant le Temps ne sauraient être vénérées comme l'Unique, défait de ses Sœurs. Elles n'étaient pas assez stables, pas assez complètes. Il avait levé un bref instant ses mires d'un bleu céleste vers son interlocuteur lorsque celui-ci admit ne pas rejeter Néant. Bien, peut-être y avait-il quelque chose à en faire de son petit vieux ronchon, bien que le temps lui soit compté.

    Quant aux elfes, Naal n'en savait que trop peu à leur sujet. Il appréciait leur raffinement bien qu'ils aient poussé cette excellence dans les confins malsains de l'orgueil. Il aurait préféré qu'ils ne s’estimèrent pas au dessus des autres peuples, comme des pères hautains destinés à transmettre une sagesse qu'ils croyaient posséder. La sagesse ne pouvait venir que de Dieu et ils ne l'avaient jamais entendu. Pire encore, ils avaient fait du Néant un monstre à craindre, fléau de destruction et fin des Temps. Les effluves de la magie leur avaient peut-être fait croire, à tous sur Ambarhùna, qu'ils sauraient se défendre contre le Vide. Que le Temps ne s'éteindrait jamais. Il s'apprêta à rappeler à Ilhan qu'il n'était pas obligé de continuer d'en parler, si cela lui faisait du mal, lorsque la voix de celui-ci fut étouffée par l'émotion. Mais il n'eut pas à le faire puis que l'althaïen poursuivit, en guise de conclusion, sur des rivages inattendus.

    Le souffle de l'almaréen se fit plus long, bas mais chaud, telle la respiration d'un fauve, tapis dans les herbes hautes, attiré par le doux fumet d'une proie, sans qu'il ne sache encore qu'il allait en faire son repas ou s'il allait la laisser jouer avec ses instincts encore un peu. S'il avait seulement un peu douté des capacités séductrices de son petit vieux ronchon, voilà qui venait de mettre un terme à la question. Il accepta qu'il sache y faire et sa coule, bien que sombre vêtement, ne saurait camoufler la réaction primaire qu'Ilhan avait déclenchée. Naal n'en montra guère de gêne, bien trop habitué, en Almara, à ce que son harem vienne le réclamer, mais l'Althaïen ne faisait guère parti de son cercle privé. Ou alors, il venait d'en forcer la porte à l'instant.


    Le venin craché au terme de la démonstration le fit ciller, par son revirement. Et par ce qu'il véhiculait de plus profond. Se pourrait-il qu'Ilhan ait été abusé ? Cela expliquait son comportement, un peu plus tôt, alors qu'il l'auscultait. L'almaréen respira, pour faire redescendre la tension, son regard franc ne l'ayant quitté sur l'instant, sans mentir sur l'attirance qu'Ilhan avait éveillé ni sur le respect qu'il vouait à sa volonté et son consentement. Un sourire en coin étira ses lèvres épaisses : « Je tâcherais de retenir la leçon... Mais vous ne m'y aidez pas, vous savez ? » Non, vraiment pas du tout. S'il avait voulu lui faire retenir qu'Althaïa n'était pas que la cité de belles hyménées... Et bien c'était mal parti. Les mots s'envolaient mais les actes, eux, restaient plus aisément.

    Ses doigts habiles coulèrent le long de ses pieds pour venir presser un point bien particulier. Le sourire joueur de Naal s'étira un peu plus, alors que la chaleur inondait et noyait les reins de son patient d'une douce clameur, comme les cris d'un Colisée en émoi qu'on entendrait d'un peu loin, mais dont la Voix Unique d'un millier d'hommes à l'unisson donnait de délicieux frissons. « Tenez, vous pourrez ajouter ceci à votre liste de points sensibles. » railla-t-il en relâchant la pression, ne désirant aller plus loin que la démonstration fugace. « Disons que nous sommes quittes. » souffla-t-il alors qu'il élevait l'un des pieds du Conseiller. Le cou de pied aurait été trop prude, et le mollet trop envahissant, il préféra la subtilité d'un baiser posé sur la cheville, telle une limite entre le décent et l’indécent. Il reposa les pieds de son petit vieux ronchon su sol avant de revenir à genoux près de lui et de lui remettre ses chausses.

    « Plus vous attendez, et plus ce sera difficile. » reprit-il avant de préciser de quoi il parlait : « La chirurgie. Je crains déjà bien assez que cela ne soit pas suffisant alors si vous laissez le temps au mal de se propager tout ce que je pourrais faire ne sera qu'inutile. Et vous deviez en parler à Tryghild assez rapidement. Si je vous opère et que j’échoue, je ne veux pas avoir à lui annoncer ce que vous lui aurez caché en plus de votre mort, vous comprenez ? Pas pour moi. Mais pour vous et pour elle. Pour que son deuil ne soit pas nimbé de colère à votre encontre. Parce que... Parce qu'à vous traîner en obligations de la sorte plutôt que de prendre soin de vous comme elle le voudrait si vous lui annonciez, vous ne mériterez bien que cela. Sa colère. Mais elle, elle ne mérite pas cela. » Il poussa un soupir et revint prendre place dans son siège. Il n'allait pas refermer sa chemise avec la première réaction d'Ilhan. Il ne voulait pas le perturber d'avantage que ce que leur petit jeu leur avait fait goûter.

    « J'ai fini pour aujourd'hui... » lui indiqua-t-il. « Si vous le voulez, nous pourrons nous revoir avant votre départ, demain, pour que je recommence, et si vous tenez vraiment à partir. Nous pourrons peut-être nous retrouver à Néthéril, s'il s'agit de votre prochaine destination. Kehlvehan Vaire m'a invité à venir au Domaine. Il dit avoir besoin de mes connaissances sur le Néant et moi, je crois que j'ai besoin de prendre un peu l'air. » confia-t-il sincèrement. Il avait besoin de se recentrer, après sa discussion avec Tryghild. On lui reprocherait probablement encore de fuir, mais il en avait besoin maintenant qu'il était face à la réalité et, ce n'était pas tout : « Néant m'a envoyé son messager, la Corneille. Il m'a montré son visage. Le visage du Gardien. Et ses yeux... » L'almaréen baissait les mires pour se concentrer sur le souvenir de la vision : « C'était comme s'il avait le Vide en lui et qu'il se laissait dévorer par lui plutôt que de... L'accepter comme substance créatrice. Une main tendue. »

    Il releva les yeux sur Ilhan, haussa doucement les épaules par dépit et désespoir : « Les ambarhùniens n'ont vraiment pas été... Formé à voir autre chose dans le Néant que la destruction et la désolation. Et je ne peux même pas les en blâmer : nous ne sommes pas venus à votre porte avec un bouquet de fleur et une tarte aux pommes. » Il secoua la tête de gauche à droite : « Un peu comme vous et l'Althaïa. Parfois on a beau clamer une vérité, il y a dans notre façon d'être toujours des marques qui vienne renforcer le stéréotype auquel on nous rattache et nous cantonne. On en oublierait presque que dans leur chasse aux hérétiques, les prières qu'ils prononçaient louaient la Création de l'Unique et non pas le fléau annihilant. Je peux comprendre qu'on n'ait retenu que la masse meurtrière qu'ils brandissaient. J'aurais probablement fait pareil, humainement. »

descriptionUne histoire d'araignées [Ilhan & Naal] EmptyRe: Une histoire d'araignées [Ilhan & Naal]

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S’il fut fier d’avoir arraché une telle réaction à cet homme-là, cet ancien roi, qui avait su faire preuve dans son histoire d’une certaine maitrise en maintes occasions, Ilhan n’en montra rien. Il goûta la saveur de cette petite victoire mesquine en son coeur mais l’y laissa, et retint le sourire sensuellement conquérant qui le démangeait. Il préférait ne pas pousser trop loin ce petit jeu, et n’avait aucune envie de lui faire croire, par quelques signes malvenus, qu’ils pourraient s’aventurer plus loin sur ce terrain-là. D’autant plus face à ce regard soudain clair comme de l’eau de roche qui ne cachait en rien un certain désir pour sa personne. S’il ne pouvait se mentir à lui-même en se prétendant ne pas en être flatté, il joua les indifférents face à l’attention de Naal, et soutint son regard intense sans ciller.

Il s’apprêtait à rétorquer quand soudain une pression sur son pied fit courir une onde fougueuse dans son dos et embrasa ses reins d’une flamme exaltée. Il ne put contrôler son corps qui s’arqua légèrement sous cet élan dévastateur. Son souffle se coupa net et il dut se mordre les joues pour retenir l’exultation de surprise qui menaçait de s’échapper. À la place un gémissement bas et grave gronda en lui, presque en un ronronnement de plaisir, avant qu’il ne parvienne à se contenir. L’onde s’apaisa aussi vite qu’elle s’était enfiévrée, mais son souffle se fit légèrement erratique. Tel qu’il l’était d’ordinaire après un entrainement avec Sigvald.

Quittes… oui, admettons, concéda-t-il d’un léger hochement de tête, toujours incapable de parler. Manquant de s’empourprer quand il sentit des lèvres volages sur sa cheville. Était-ce lui ou l’almaréen dansait un étrange ballet de séduction ? Certes, il avait commencé en le titillant de la sorte, mais parce qu’il s’était senti provoqué. Naal avait-il perçu des signaux autres, tel un intéressement de la sorte pour sa personne ? Certes, l’ancien serviteur de Néant était loin d’être laid, et avait même un certain charme attirant avec ses tatouages par millier, mais… Non ! L’althaïen n’avait jamais, ô grand jamais, été attiré par la gent masculine de quelque manière que ce soit. N'est-ce pas ? Bon, peut-être par un certain elfe, ancien maitre, qui avait eu le don de le faire rêvasser, mais cette attirance avait été plus spirituelle et intellectuelle que purement physique. Ilhan ne sut alors comment réagir, ni comment prendre ces gestes. S’il devait les considérer comme une invitation à partager plus, mais quoi ?, ou comme un simple jeu de taquinerie.

Il se tut donc, et se contenta d’observer l’autre, tout en tentant de se focaliser sur l’ici et maintenant, sur un point, un sens en particulier, qui lui permettrait de barricader son esprit à toute pensée indécente. Oui, braquer son attention sur les entrelacs des tatouages parsemant la peau de l’almaréen. Oui, voilà, suivre leurs belles courbes, les danses de serpent courant, ondulant presque à chaque mouvement. Mais loin d’apaiser ses pensées, comme cette méthode de méditation pleinement consciente avait l’habitude de le faire, cela raviva ses questionnements, alors que, subjugué, il vit Naal s’agenouiller devant lui. Il eut un léger mouvement de recul, craignant un geste plus que déplacé, quand il eut la surprise de le voir le rechausser. Ilhan se sentit à la fois soulagé et particulièrement imbécile d’avoir eu une telle pensée, une telle crainte. Un tel geste. Un tel aveu presque.

Il ne put alors que remercier intérieurement l’almaréen de reprendre leur sujet précédent. Intérieurement, bien entendu, il était hors de question qu’il admette pareille faiblesse à haute voix. Cela serait avouer bien trop de choses qu’il n’était pas enclin à révéler ainsi. Il acquiesça en silence, à ces paroles. Il avait raison, il ne pouvait que l’admettre. Quand bien même il lui aurait été difficile de dire quoi que ce soit à Tryghild dont lui-même n’était pas encore sûr. Il venait tout juste d’avoir la confirmation de ce qui, jusque-là, pour lui du moins, n’avait été qu’un... pressentiment. Une sensation. Comme un instinct. Mais s’il lui révélait le soir même… Assurément, sa Reine allait annuler son voyage à Sélénia. Or, ce dernier était primordial au vu des derniers événements. Plus encore, s’il venait à devoir partir. Car, chirurgie ou non, même s’ils l’effectuaient le lendemain même, il avait de grandes chances d’y rester dans tous les cas.

Non, il devait se rendre à Sélénia, rencontrer la nouvelle impératrice, conforter ses relations et jouer ses derniers atouts là-bas, et enfin préparer la relève pour la Toile et ses fils infiltrés dans le nord. Il ne pouvait se dérober à cela, et ce n’était pas, selon lui, se trainer en obligations. Il rongea son frein toutefois, et ne répondit pas de suite.

Au nom de Kehlvelan, Ilhan se redressa, pleinement attentif de nouveau. Il referma distraitement sa chemise, tout en écoutant. Et fronça soudain les sourcils, alors clairement inquiet. Faisant fi des assertions quant au messager de Néant, et se focalisant sur ce que cette vision de la corneille pouvait signifier. Le regard vide ? La mort ? Allait-elle aussi frapper son maitre ? À cette pensée, une lourde peine enserra sa poitrine et manqua le faire suffoquer. Il dut prendre une forte inspiration pour échapper quelque peu à cet étau. Mais l’inquiétude rongeait déjà son corps de ses acidités amères et une nausée manqua le happer. Il porta une main à sa bouche et parvint à se contenir et à reprendre contenance.

Serait-il en danger ? parvint-il enfin à répondre, quand le spasme disparut.

Il s’avança légèrement vers Naal et lui attrapa une main.

Je ne peux me rendre au domaine maintenant, quand bien même vos propos m'en insufflent l’envie irrépressible. Mais je tiens beaucoup à Maitre Kehlvelan. Il a toujours été très présent pour moi, particulièrement dans un des pires moments de ma vie. Mais si je ne puis m’y rendre, promettez-moi de veiller sur lui et de prendre soin de lui.

Il relâcha alors doucement la main, en laissant la sienne couler plus que tomber, et baissa les yeux en un lourd soupir.

Je dois avouer… Je prends conscience, avec le recul, que ma relation avec Maitre Kehlvelan était sans doute teintée d’égoïsme. Une relation de maitre à élève. Il a toujours été à l’écoute et de bons conseils quand je l’appelais au secours, au bord du gouffre, prêt à m’y jeter et à tout abandonner. Mais… Moi-même j’ai failli et n’ai pas su être là pour lui. Dans nos rares échanges par correspondance, je le sentais… austère et distant. Mais ce sont là des traits qui le caractérisent aisément. Et… je n’ai pas su passer au-delà, traverser cette barrière qu’il mettait alors, sans doute pour me protéger d’ailleurs, et je n'ai pas su l’inciter à se confier, à trouver… cette main tendue dont vous parliez...

Il releva des yeux, presque embués de larmes, qui pourtant ne coulèrent pas et qu’il ravala dans un ultime effort.

Ces regrets accompagneront sans doute les milliers d’autres que je nourris. Et vogueront avec mon âme pour l’éternité, sans que je n’aie l’opportunité de pouvoir y remédier. Mais si tel est votre pouvoir, alors aidez-le, vous. Pour tous ceux qui n’ont pas pu l’aider.

Il ravala l’émotion qui menaçait de le submerger et se leva à la place, notant que ce simple mouvement lui faisait déjà un peu moins mal.

Quant à l’intervention… Je comprends. Mais je ne peux annuler ce voyage. Il est d’importance pour Delimar. Vous avouez vous-même que, si l’on ne fait rien, je suis sans doute condamné, et que la chirurgie a peu de chance également. Il me faut prendre quelques dernières mesures avec mes relations là-bas. Pour Delimar. Et pour Tryghild.

Il se retourna vers Naal, et ajouta, forçant un sourire taquin à étirer ses lèvres, quand bien même il n’était pas tout à fait dans cet état d’esprit.

Sans compter que j’ai quelques araignées qui m’attendent aussi.

Il lui fit un léger clin d’oeil, avant de se détourner de nouveau, lui offrant un profil songeur et de nouveau parfaitement sérieux.

Mais vous avez raison. Même si, vous en conviendrez, je ne pouvais révéler ce que je ne savais pas moi-même. J'en parlerai à ma Reine dès mon retour, avant toute chose.

Il caressa distraitement son écritoire, tout en redressant machinalement une plume qui était de travers, alors qu’une idée subite lui venait à l’esprit. En parlant de régler quelques affaires… Il avait déjà rédigé son testament, mais un objet entre tous n’avait pas trouvé de destinataire attitré. Il n’avait trouvé personne pouvant être appelé par un tel objet si rare et si précieux. Mais… peut-être cet objet avait-il tout simplement attendu son véritable nouveau maitre ?

Se pensant, il tourna de nouveau son regard sombre, et bien transperçant alors, vers l’ancien serviteur de Néant. Un ancien roi d’Almara, un ancien… tueur de dragons ? Oui, cet objet lui était en fait prédestiné… Pourquoi n’y avait-il pas songé plus tôt ? Mais faire un tel cadeau à cet homme qu’il connaissait à peine… sous quel prétexte ?

Peut-être l'accepterait-il tel un paiement en avance pour sa future intervention ?

Fort de cette résolution, il attrapa alors sa clé du dauphin, cachée dans un double fond de tiroir.

Ce serait un plaisir de vous revoir avant mon départ, offrit-il enfin, tout en se dirigeant vers la porte qu’il ouvrit.

D’un geste, il invita Naal à sortir, mais au lieu de prendre congé, comme l’almaréen devait s’y attendre, il sortit avec lui. Il avisa soudain le regard moqueur du garde sur sa personne. Il s’observa lui-même… et réalisa soudain qu’il avait mal refermé sa chemise.

Diantre, lâcha-t-il tout en s’empressant de rentrer dans son bureau.

D’en fermer la porte, de se rhabiller prestement, convenablement cette fois, et de ressortir, la tête haute, le menton droit, l’air digne, comme si de rien n’était.

Mais avant de vous laisser de nouveau à vos prières, reprit-il, l’air de rien, en se focalisant sur Naal, soulagé intérieurement que le garde soit parti, j’aurais une dernière chose à vous montrer, si vous le voulez bien. Nous n’aurons pas beaucoup de chemin à faire.

Et se disant, d’un geste, il l’invita à le suivre et le conduisit à l’Ærehallen, le pas de l’honneur, à son coffre du dauphin, plus précisément. Quand ils entrèrent et débouchèrent dans le hall immense, il ralentit le pas pour laisser à Naal le temps de contempler ce chef-d’oeuvre d’architecture almaréenne. Ces hautes colonnades magistrales se dressaient vers la haute voûte qui les surplombait de sa majestuosité, tout de verre magnifié, laissant filtrer une douce lumière de soleil presque couchant maintenant. Des scènes historiques gravées à même les murs les entouraient, comme voulant les happer dans ces hauts faits des trois peuples natifs de la cité. Quatre couloirs leur ouvraient les bras et Ilhan emprunta sans hésitation celui de gauche, en s’emparant d’une torche pour les éclairer dans le couloir. Il s’arrêta devant la troisième porte scellée, qui portait l’emblème des Avente, et l’ouvrit à l’aide de sa clef en forme de dauphin, sur laquelle la devise de sa famille était gravée.

Il entra alors dans son coffre, et invita Naal à la suivre. Il se dirigea sur la droite, vers un petit meuble surplombé d’un lourd objet recouvert d’un drap.

À vous l’honneur, fit-il en désignant le drap et en invitant Naal à le défaire pour découvrir ce qu’il cachait.

Une magnifique armure faite d'écailles et d'os de dragon, des os rivetés à des plaques d’orichalque sous des écailles agencées souplement. Les épaulières étaient constituées d’os de pattes, et d’articulations renforcées de mithril tout en écailles elles aussi. Les protège-bras et les jambières étaient entièrement formés de rangées d’écailles, tandis que les grèves étaient formées d’os et de plaques d’orichalque mouvantes. Le casque quant à lui était comme sculpté dans la pointe du museau du dragon.

Ilhan ne savait si Naal reconnaitrait cet ancien vestige d’un temps passé. Mais assurément, elle lui irait comme un gant. Elle semblait n’avoir attendu que lui.

descriptionUne histoire d'araignées [Ilhan & Naal] EmptyRe: Une histoire d'araignées [Ilhan & Naal]

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    L'émotion avait toujours eu, aux yeux de l'Almaréen, ce caractère magique que d'autres voyaient dans la magie pure et dure. Selon sa foi, elle venait du Néant, surgissant de nulle part pour étreindre le cœur. Nul pouvoir des déesses ne pouvait expliquer une pareille création, seul l'Unique était capable de faire ressentir cette agitation du cœur, perturbant la monotonie du Temps, plat et insipide, par la marque du Vide, la peur et la remise en question, pieux vœux de mortels. Quel ne fut pas le Don de Dieu lorsqu'il la vit naître comme un bourgeon fleurissant sur le visage d'Ilhan. Les sourcils qui se fronçaient, cette chemine qui se boutonnait maladroitement sans que son propriétaire, étreint de pensées émotives ne s'en rende compte. Puis la poigne d'un assaut qui enserrait la poitrine, la réaction de surprise autant que de souffrance. Il l'écouta sans l'interrompre, sans le pousser ou l'arrêter, laissant l'émotion faire son chemin. Elle était douloureuse, mais pleine d'une tendresse et d'une tristesse remarquable, tel le sublime éclat de ce qu'il connaissait des créations de l'Unique. Naal vénérait l'instant, serrant sa main en retour pour l'accompagner, mais en n'intervenant jamais. Cette émotion, quand bien même elle tirait les larmes, était un don du Néant qui faisait apprécier le cœur battant de l'humanité, si prompte à aimer et à donner de soi pour l'autre. Il avait acquiescé d'un signe de tête silencieux à sa demande de prendre soin du Gardien.

    La curiosité, en son cœur, le piquait également. Il n'avait pas songé qu'Ilhan puisse connaître Kehlvehan, mais il était preneur de ses bons conseils. Austère et distant donc. Il faudrait alors qu'il entre très rapidement dans le vif de la douleur personnelle. S'il se laissait repousser par cette sévérité première et qu'il se rangeait bien sagement dans le silence et la politesse, n'osant faire le premier pas, il ne pourrait, comme Ilhan, jamais plus briser la glace. Il devrait lui montrer qu'il n'était pas du genre à accepter la distance, entre eux, l'interroger et le remettre en cause pour le forcer à se regarder et à voir le triste état dans lequel il se conduisait à force de ne voir dans le Vide Tout Puissant que la déchéance et la destruction. Il finirait par être englouti par son incompréhension, et par périr après une lente agonie solitaire. Il laissa Ilhan se lever, se détourner pour préserver sa dignité et retrouver de lui-même le chemin vers l'acceptation de son émotion. A nouveau, il acquiesça d'un signe de tête lorsque Ilhan l'informa qu'il en parlerait à Tryghild dès son retour, en réponse silencieuse qu'il garderait lui aussi ce secret jusqu'à cet instant. Il n'avait pas l'intention de faire venir le sujet sur le tapis s'il ne s'y présentait. Ce n'était pas son devoir. Du moins, tant qu'Ilhan n'était pas mort, ce n'était pas son devoir. Il aviserait ensuite.

    L'invitation fut acceptée et Naal se releva se son assise en voyant l'althaïen se diriger vers la porte. Il devait avoir beaucoup à faire, il ne lui en voulait guère de le congédier. Les instants juste avant un départ étaient toujours pleins de préparatifs chronophages. L'almaréen franchit le pas de la porte et se retourna vers Ilhan pour le saluer. Il fut surpris de le voir le suivre.... Puis retourner à l'intérieur après un juron dont il se doutait de la raison. Il aurait peut-être du le prévenir, qu'il était mal boutonné, mais à sa décharge, il ne s'était pas attendu à ce qu'Ilan sorte à sa suite et il était encore tout à ses pensées, au sujet du Gardien et à ses prières mentales de trouver la clé qui déverrouille la porte de son âme torturée. Il adressa un fin sourire au soldat, loin d'être gêné par ce qu'on pouvait supposer d'un pareil débraillement de la part de l'althaïen. En vérité, le soldat était même assez bien foutu et Naal aurait accepté ses avances si cet aveu informulé avait touché son désir. Il adressa un sourire amusé lorsqu'Ilhan réapparut, avec toute sa superbe, faisant mine de rien. Il eut enfin le motif de l'absence de prise de congé et le suivit sans mot dire. Il priait et parfois on pouvait entendre un murmure discret même si, en général, on ne voyait que ses lèvres bouger sur le flot d'une récitation muette.

    A l'intérieur de la Citadelle, ils entrèrent dans un lieu pour le moins singulier et splendide. L'almaréen leva les yeux vers la voûte de verre, remarquable, saisi sur l’instant par la ressemblance flagrante avec son dernier palais. Il s'était arrêté, un bref moment, pour admirer la beauté de cette architecture qu'il avait cru voir disparue à tout jamais. Il se souvenait des voix humaines ne formant qu'une lors des prières, résonant contre le verre aux couleurs d'un vitrail à la gloire du Néant. L'écho venait vibrer en lui : c'était à la fois doux et douloureux. Il s'approcha de l'une des fresques racontant les exploits almaréens. L'une des scènes représentait un dragon tombant du ciel, assailli par des chasseurs, dont l'un d'eux n'était autre que lui-même, car un cercle auréolait sa tête couronnée et la lumière des cieux l'éclairait. On avait souvent représenté de la sorte l'Oracle du Néant, baignant dans la lumière de l'Unique. Si l'orgueil aurait voulu qu'à pareille vision on en vienne à caresser, nostalgique, la représentation de sa propre personne, Naal, lui, passait ses doigts sur les traits de lumière qui venait du ciel. Son Dieu lui manquait. Jadis, il lui disait ce qu'il devait faire pour guider son peuple. Il lui montrait la voie et entendait ses prières. Aujourd'hui, le silence, dans son esprit, était atroce. Il ne savait pas comment agir et il faisait des erreurs.

    Il veilla à rattraper Ilhan promptement alors qu'il s'engouffrait dans l'un des couloirs. Plus loin, il ouvrait une porte renforcée dont il ne doutait pas qu'il soit préférable de ne pas y toucher si on n'en était pas le propriétaire légitime. A l'invitation silencieuse d'entrer, Naal hésita, se demandant si c'était un piège pour l'emprisonner dans une cellule dont il ne sortirait jamais. Il se fit néanmoins violence et tâcha d'accorder sa confiance, mais il était visiblement mal à l'aise. Il avait été enfermé dans une cage pendant de nombreuses années, sous les sévices de Vehasiel. Pouvait-on alors lui reprocher que de ne pas aimer entrer dans un lieu aussi clos ? Il redressa ses mires aux teintes célestes sur la silhouette recouverte d'un drap blanc. Plus il avançait à l'intérieur, et plus il sentait le malaise grandir au fond de ses entrailles. Qu'y avait-il sous ce drap ? Et si c'était Vehasiel ? Ou pire ? L'une de ses expériences sordide sur des bipèdes. Ce fut une main légèrement tremblante qui attrapa le drap pour le faire tomber et découvrir avec soulagement que ce n'était pas ce que son esprit traumatisé avait craint. La surprise coupa net dans le flot de sa peur. Il regarda quelques secondes Ilhan, comme pour vérifier que c'était bien un cadeau qui lui était destiné. Puis il revint sur l'armure en os et écailles de dragon, sans voix.

    Des doigts tatoués vinrent effleurer de leur pulpe la surface des écailles, se souvenant encore parfaitement combien sa peau avait put être entaillée par leurs tranchants. Toutes ces blessures qui pourtant n'avaient jamais stoppé ses convictions. Alors pourquoi éprouvait-il autant de doutes aujourd'hui ? Pourquoi était-il moins certain ? Il se sentait si instable, comme si on avait enlevé les fondements de son propre temple et qu'il s'éfforçait encore à tenir sa construction debout par des prières. « Vous êtes surprenant, Ilhan Avente. » Souffla-t-il, toujours attaché à sa contemplation. Oui, il était plein de surprises, allant là où on ne l'attendait pas et de sa bouche, c'était un compliment. Il parvint enfin à détacher ces yeux de l'armure pour revenir sur l'althaïen. « Je suis honoré d'être le destinataire d'un tel présent, je vous remercie. » Il eut un sourire en coin, amusé autant que joueur : « Vous me faites du pied et maintenant, un cadeau. Vous comptez ensuite m'inviter à dîner ? » Il raillait, ne prenant pas cela au sérieux, parce que la plaisanterie lui faisait presque oublier que sa voix en était venue à trembler légèrement de peur à mesure que l'endroit écrasait sur sa poitrine son étreinte terrorisante. « Disons demain matin, pour le petit déjeuner alors. Pour que je m'occupe de vos douleurs, évidement. Je viendrai. » Certainement pas pour un quelconque jeu de séduction, bien que c'était ce qu'il suggérait.

    Son sourire s'éteignait doucement à mesure que le vertige déformait la perspective de la pièce. « Excusez-moi... » fit-il en se tenant au meuble avec l'impression que le monde tanguait. Un peu hâtivement, il quitta la pièce, remontant le couloir d'un pas rapide jusqu'à la magnifique grande salle circulaire. Là, à nouveau, il respirait. L'étreinte avait cessé de le ceindre violemment. Tout reprenait des dimensions correctes, petit à petit. Ces prunelles céruléennes accrochaient la lumière divine qui traversait la magnifique verrière, y cherchant la transcendance et l'apaisement. Il s'adossa contre un mur et s'y laissa couler jusqu'à finir assis, les yeux toujours levés vers les cieux, les prières aux lèvres, comme à son habitude, pour tenir bon et ne pas flancher. Jadis, il priait par vénération. Aujourd'hui, il priait pour trouver un refuge. Son navire prenait l'eau de toutes parts. On avait mis en lui tellement de peur et de faiblesse alors qu'autrefois, il avait été un guide si fort, si infaillible pour les siens. Élu du Néant, Serviteur. Aujourd'hui, il était terriblement humain et l'humanité ne lui avait jamais réussi. Sans Néant, il n'était plus rien. Il s'effondrait, se perdait comme une âme à la dérive. Il entendit les pas d'Ilhan approcher jusqu'à sa proximité. Il porta son regard sur lui : « Je suis désolé, c'était trop... Cloisonné pour moi. » Le sourire fut triste alors qu'il détournait les yeux, les fermait et se massait les tempes. Il ne doutait pas qu'Ilhan lui ferait livrer l'armure. Naal n'aurait de toutes façons, pas pu repartir avec en la transportant sous son bras. C'était lourd et volumineux.

    Après quelques secondes, il finit par se relever : « Je vais vous laisser vos préparer pour votre départ. » De son côté il allait s'enfermer dans un des petits temples à la gloire de néant que proposait la cit afin de s'y ressourcer pendant plusieurs heures. Rien ne lui faisait plus de bien que cela. « Je vous remercie. Et quant à Kehlvehan Vaire... Je vous en prie ne faites pas l'erreur de croire que le vide soit synonyme de destruction et de mort. Comme vous, il a du mal à comprendre le Néant mais... C'est ce qu'il peut lui arriver de mieux, d'être touché par l'Unique.» Et lui avait peur pour tout autre chose. Il voyait en Kehlvehan ce qu'il avait vu en Aldakin avant que celui-ci ne perde la raison. Il était heureux et effrayé de cette rencontre qui s'annonçait.

descriptionUne histoire d'araignées [Ilhan & Naal] EmptyRe: Une histoire d'araignées [Ilhan & Naal]

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S’il entendit les prières, clairement adressées à Néant, Ilhan n’en montra rien. Si cela le gênait ? Fondamentalement non. Il savait l’homme très attaché à son Dieu et lui-même était assez attaché aux Déesses pour ne pas reprocher à quelqu’un son culte. Tant qu’on ne cherchait pas à le convertir de force et qu’on respectait le sien aussi. Et quand bien même ces murmures lui rappelaient d’anciens leitmotive qu’on lui avait fait apprendre, presque de force, par le passé, du temps de l’occupation, il avait su tourner la page il y a longtemps, pour que ces réminiscences ne lui inspirent plus de réelle animosité. De tout autre, peut-être aurait-il ressenti une certaine appréhension ou un ersatz de méfiance, mais venant de Naal, après leur rapide échange où aucun acte malveillant ne lui avait été imposé, quand bien même l’homme en aurait eu la force et l’occasion, il ne ressentait aucun réel malaise. Sans parler de confiance, il accordait à l’autre le bénéfice du doute et écoutait même ses murmures d’une oreille intriguée.

Il ne put cacher son sourire amusé, légèrement teinté d’une certaine empathie tendre, quand l’autre observa les fresques almaréennes. Elles étaient magnifiques, il ne pouvait le nier. Il les avait longuement étudiées. Mais il ne fit le rapprochement avec l’homme auréolé représenté qu’en cet instant. Bien entendu, il avait su l’identité de la représentation. Et il connaissait en petite partie le rôle fondamental que Naal avait eu. Mais étrangement, ce n’était qu’en cet instant, que l’identité marquait son esprit. Il ressentit soudain une certaine gêne à observer ainsi cet homme dans sa contemplation, comme s’il faisait alors œuvre de voyeurisme impie. Par pudeur, il préféra donc se détourner et se rendre directement à son coffre. Il entendit rapidement les pas de l’homme le suivre. Il n’avait pas voulu lui signifier son impatience ou sa volonté de le presser, et était sur le point de le lui affirmer, mais, là encore, une étrange pudeur le retint et il se contenta d’ouvrir son coffre.

Il nota avec un doux sourire empreint d’une pointe de tristesse la main tremblante. Cet homme n’avait rien à craindre de lui, ne l’avait-il donc pas encore compris ? Mais sa réaction, une fois le voile levé, devant cette irradiante et magnifique armure, chassa tout ressentiment et toute arrière-pensée. Son sourire s’élargit, et une lueur taquine vint éclairer ses orbes sombres. Quand l’autre se tourna vers lui comme pour vérifier qu’il ne rêvait pas et qu’il la lui offrait effectivement, Ilhan se contenta d’un hochement de tête. Et au mot "surprenant", la lueur amusée de ses obsidiennes valsa en une lumière fière et joueuse. Il aimait surprendre les autres, c’était là un de ses jeux favoris. Et c’était aussi une de ses armes préférées. La surprise déstabilisait l’autre et pouvait vous permettre de prendre un avantage indéniable sur l’échiquier politique. Mais en une telle occasion, il n’était nullement question de prendre un quelconque avantage. Seulement un malin plaisir de titiller les émotions de l’autre, tout en le remerciant, à sa manière.

Il ne put que tiquer légèrement quand il évoqua leur jeu de pieds, leur étrange danse où s’étaient mêlés taquinerie éhontée et badinage avéré. Il se contenta de détourner les yeux, sentant ses joues s’empourprer légèrement, et ne répondit que par un léger sourire en coin.

Demain matin, souffla-t-il simplement en hochant la tête, marquant ainsi son accord.

Et notant en son for intérieur de prévenir Dihya pour qu’elle prépare un petit déjeuner digne de ce nom, digne de leur hôte.

Mais soudain, il aperçut le sourire de Naal se faner, tandis que sa voix, déjà vibrante, ce qu’il avait mis sous le compte de l’émotion du cadeau, se colorait de notes plus hésitantes, et que son teint virait au pâle. Ilhan fit un pas vers lui, comme pour essayer de le soutenir, mais déjà l’homme quitta la pièce. L’althaïen fronça les sourcils, soudain inquiet et circonspect. L’endroit le mettait-il mal à l’aise ? En quoi, pour quoi ? Ilhan soupira, sentant l’impuissance et l’incompréhension étreindre son coeur. Il s’apprêtait à rejoindre l’homme, quand son regard achoppa un objet posé sur la table centrale, non loin du coffre contenant la pierre d’Aldaron et non loin de sa fiole.

Le deuxième objet qu’il aurait voulu donner à Naal, ce livre d’aspect anodin au premier coup d’oeil, mais qui revêtait tant de symboles pour lui. Il s’en saisit d’un geste lent, presque solennel. C’était là un ancien cadeau qu’un almaréen lui avait donné lors de l’occupation quand ils récitaient ensemble leur prière, ou plutôt quand il apprenait à Ilhan les prières de Néant, en tentant de lui expliquer en nuançant les formulations les plus fanatiques. S’il avait dû se convertir de force, Ilhan avait au moins eu la chance qu’on lui attitre un des almaréens les moins fanatiques et les plus attentifs à la sensibilité de son élève. Il n’avait jamais eu la force de rouvrir ce livre, trop lié à de mauvais souvenirs en un sens, mais n’avait pas pu non plus s’en séparer. En mémoire à cet almaréen qui avait su le soutenir sans trop le brusquer dans cette conversion, il voulait trouver quelqu’un digne d’une certaine ouverture d’esprit pour le lui offrir, et qu’il sache redonner à ce précieux tome toute sa noblesse. Ilhan l’avait même doté ensuite de glyphes particuliers pour soutenir la foi de son porteur, quand il lui trouverait un digne possesseur. Peut-être, là encore, l’avait-il trouvé.

Il porta donc l’objet à son coeur et sortit, d’un pas lent. Ferma son coffre et d’un pas le plus discret possible tenta de s’enquérir de Naal pour vérifier que tout allait bien. Il le trouva adossé contre un mur et le rejoignit en quelques enjambées, sans un mot, sans un bruit.

Trop cloisonné pour lui ? Oh ! comprit-il soudain. Son enfermement… Lui-même n’avait passé que quinze petits jours dans une petite caisse de luxe, et avait bien cru devenir fou. Sans compter qu’il portait maintenant les caisses en horreur… et maudissait chaque jour de devoir trimer dans cette maudite fabrique, au régent certes très généreux et fort compréhensif, mais… une fabrique de caisses quoi ! Tryghild n’aurait pu trouver punitions plus pénibles, il devait bien l’avouer. Et il reconnaissait là la force de fourberie des femmes quand l’esprit de vengeance les inspirait. Alors, imaginer passer plus longtemps encore dans un endroit étroit et fermé… non, effectivement. Il ne pouvait qu’imaginer et en frissonnait d’avance. Il se contenta donc de hocher la tête, accordant un regard compréhensif à Naal.

Il le laissa se relever, toujours sans un mot, comme une statue figée observant l’autre attentivement, suivant encore une fois, fasciné, les tatouages par millier qui dansaient sur la peau de l’autre, même quand il parlait. Seul le nom de Kehlvelan le sortit de son étrange transe, et de ses pensées en perdition.

Alors que l’autre s’apprêtait à le quitter, il se racla la gorge pour le retenir un dernier instant. Gêné, surtout après ces derniers mots sur le vide, claire référence à Néant et à leur vision bien ambarhùnienne de ce Dieu, il baissa les yeux sur le livre qu’il tenait à deux mains.

Je… tenais à vous donner ceci également.

Se disant, il caressa le cuir noir du livre, tanné par les années, recouvert de gravures représentant un homme priant à genoux devant un immense cercle entrelacé de boucles à l'infini. Il en caressa également les fermoirs métalliques de fer noir ressemblant à s'y méprendre à l'ancien verre noir tant prisé par les almaréens. C’est avec peine qu’il décrocha les yeux du livre.

C’était l’ancien livre de prières que l’on m’avait donné, quand…

Les mots moururent dans sa gorge, refusant de sortir. Mais il devinait que Naal avait compris.

J’ai eu la chance, dirons-nous, d’avoir un… précepteur… en la matière… un tant soit peu ouvert. Et patient. Je tiens à ce livre, malgré tous les souvenirs…

Et tourments…

qu’il me rappelle. Je n’ai pas pu le jeter. Et je pense qu’il mérite un…

Il soupira.

Je ne sais pas. Je me suis dit que vous seriez sans doute une personne enfin digne de lui.

Et enfin il tendit le livre d’une main tremblante, pour le mettre, presque de force, dans celles de Naal.

Vous lui trouverez peut-être des petites particularités que je lui ai… créées. J’espère que cela ne sera pas à vos yeux un affront. Mais… Je pense que si quelqu’un peut être digne de ce livre, ce serait vous. Si vous acceptez cet énième don.

Puis d’un pas, il recula, comme ayant peur de revenir sur sa décision. Il inspira et expira lourdement, avant de forcer ses muscles à se dénouer. Puis, rapidement, avant même que Naal ait pu répondre, il s’avança vers la sortie. Naal étant sur son chemin, il le frôla, s’arrêta juste à sa hauteur et lui susurra à l’oreille.

Je vous attends demain. Pour un petit-déjeuner aux chandelles.

Il tourna la tête, ses lèvres frôlèrent alors presque la peau de l’autre homme et il ajouta, avec un sourire taquin et presque séducteur.

Mais ce n’est pas là une invitation en mariage.

Il prit bien soin de laisser son souffle caresser cette peau tatouée, mourant d’envie d’en suivre les tracés, et se détacha avec une lenteur exagérée.

Jouissons donc des préliminaires sans précipitation, souffla-t-il, avant de s’éclipser avec un sourire en coin.

Et de disparaitre rapidement rejoindre son bureau. Du travail l’attendait. Et de nombreux préparatifs.

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