Aux premiers mots de Naal, Ilhan sentit une profonde lassitude le vriller. Il cherchait à construire un pont entre cet homme et lui, une compréhension et un ancrage, et la seule chose que trouvait l’autre était de le renvoyer au passé ? Certes, il avait commis des exactions envers les Almaréens… comme eux en avaient commis envers son peuple et lui, cela dit. Mais était-ce là alors le premier réflexe de ce millénaire censé porter sagesse en lui ? Ou plutôt qui se targuait d’en porter autant, lui, ancien serviteur de Néant, incarnation de ce dieu sur terre. Oui, las Ilhan l’était. Là où il cherchait à comprendre sans juger, on ne lui renvoyait que reproches, en sentences amères et salées qu’il recevait de plein fouet. Même s’il ne montra rien, il sentit une déception sans commune mesure l’étreindre, et lui vriller les entrailles. Aussi bien physiquement que métaphoriquement d’ailleurs.
Ou était-ce lui qui était décidément un piètre architecte dans ces lamentables tentatives de pont ? Tout comme il avait failli échouer avec Tryghild quand il lui avait proposé ce mannequin portant son nom en défouloir lors de leurs séances privées de compte-rendu… l’échec qu’il ressentait de nouveau en cet instant venait-il aussi de lui ? De son incapacité à se connecter à l’autre ? Dépité, déception et désemparement l’emportèrent un court instant, le forçant à baisser les yeux sur sa pythie qu’il contempla un long moment. Il écoutait toujours Naal d’une oreille attentive, mais une part de lui semblait voguer ailleurs, sur d’autres sentiers, d’autres pensées. Tâtant, une fois encore, l’idée de tout envoyer valser. De tout abandonner, là, maintenant. De laisser Delimar à d’autres, de transmettre la main de suite, sans même attendre que mort vienne le chercher, même si elle ne saurait tarder. Peut-être l’heure de son héritage était-elle venue. Peut-être son temps était effectivement révolu. Sans doute n’avait-il plus rien à transmettre. Et peut-être avait-il plus qu’échoué si tant s’appesantissaient ainsi sur ses échecs plus que ses possibles réussites. Y en avait-il seulement ? Avait-il seulement accompli quelque chose ? Arraché quelque victoire ? Avait-il seulement réussi à atteindre un tant soit peu ses objectifs ? Ou ses utopies étaient-elles si avérées qu’il s’était fourvoyé de sentier ?
Ilhan ne releva les yeux que quand son nom résonna. Et darda un regard sombre presque vide sur son vis-à-vis. Des orbes qui ne brillaient plus de leur feu habituel, des orbes qui ne trahissaient plus d’aucune affre émotionnelle. Juste… un vide, un gouffre sans fond, se perdant dans des abysses profonds. Un regard qui ne lui ressemblait pas.
À la dernière question que Naal osa, Ilhan ne répondit tout d’abord que d’un lourd soupire. Il n’était pas encore bien sûr de vouloir lui révéler. À lui plus qu’à quiconque, il hésitait. Pour tout avouer, il n’y avait rien de formel. Son guérisseur ne savait pas et pourtant était l’un des meilleurs en Delimar, choisi par Tryghild elle-même. C’était plus une sensation de partir, d’impuissance et de défaillance, qu’une vérité avérée, par la science affirmée. Il observa longuement le visage de Naal, en dessina de ses yeux sombres chaque ligne, chaque contour, avant d’ancrer ses perles de jais dans celles d’un ciel azur.
– Oui, j’ai appris quelques mœurs et coutumes de votre peuple.
Comment cela il détournait la conversation ? Diantre, que l'on était médisant à penser cela. Et quand bien cela serait-il vrai, pouvait-on le lui reprocher ? Il gagnait du temps. Tout simplement. Oui, voilà. Du temps. Lui qui en manquait tant.
– Je doute toutefois que ce que j’ai pu apprendre en ce temps-là soit réellement ce que vous souhaitez que nous retenions de votre Almara, n'est-il pas ?
Il doutait en effet que Naal lui conseille de retenir véritablement les prières qu’il avait apprises, qui sans doute n’avaient été que biaisées dans une foi déformée. De même qu’il doutait que Naal veuille qu’ils retiennent de son peuple tout ce qu’il avait pu en voir : outrageuse violence, fanatisme aveuglé, sans aucune conscience, meurtres par la foi chaleureusement approuvés, quand bien même ils touchaient femmes et enfants nouveau-nés, si la famille avait été touchée d'impiété. Il doutait que Naal veuille qu’on retienne cette parole détournée de Néant, n’est-ce pas ? Il appuya ses simples mots d’un haussement de sourcils, sans s’étendre plus avant.
Il n’avait pour sa part aucune envie de reparler de ce passé. Il avait voulu le laisser derrière lui. Il avait espéré pouvoir le laisser dans l’oubli. Il avait su pourtant qu’en acceptant la proposition de Tryghild, ce vœu ne pourrait être exaucé. Il ne s’était pas attendu toutefois à ce que son passé, ce passé-là entre tous, lui soit reproché par cet homme-là.
– Quant à Delimar… Ai-je donc tant d’influence que cela ? Je ne suis ici que pour former Tryghild et la conseiller dans tout l’art qui est le mien. Mais pour autant, je suis un étranger en cette cité. Bien plus que vous ne pouvez l’être. Et qu’on ne me reproche pas encore de souligner ce fait. C’en est un, simplement. Je ne le reproche à personne. Mais je ne suis ni lyssien, ni almaréen, ni glacernois. Il me fallait, et me faut encore, tout apprendre de ces peuples-là. Ayant eu déjà quelques contacts avec les almaréens et les lyssiens, j’ai effectivement jugé important de me concentrer sur un rapprochement glacernois. Pour moi…
Il soupira.
– Je pense pour mon peuple d’ailleurs, pour ceux qui sont venus avec moi en cette cité, tout nous est déconcertant ici. Nous avons eu l’impression d’un fossé entre nous et ces trois peuples et l’acclimatation a été rude. J’ai tenté de tout concilier, de faire que les miens prennent leur marque, se sentent à l’aise, pendant que j’officiais et me rapprochais un tant soit peu du peuple de notre Intendante. Mais cela ne se fait pas en un jour. Sans compter...
Oui, il pouvait bien lui avouer. Quand bien même il sentait les récriminations venir de nouveau de plein fouet.
– Ma curiosité ne vous a pas réellement attendu. Elle attendait juste une opportunité… fiable… et peut-être un peu plus… hospitalière ?
Même si au ton qu’avait eu la conversation jusque-là, il pensait s’être lourdement fourvoyé.
– Je doute que beaucoup d’almaréens auraient accepté de… ne serait-ce que me dévoiler ce que vous m’avez conté en cet instant. Certes l’eau a coulé sous les ponts, on me l’a déjà dit, mais… pensez-vous vraiment que Tahaevar Argaris ou Jaegor Maeneris auraient accepté de me parler d’eux ou de leur peuple ? Après tout ce qu’il s’est passé entre nous ?
Les deux almaréens avaient été de ceux souvent proches de Fabius. Ils avaient été de ceux qui avaient destitué l’usurpateur ensuite. Ils avaient été de ceux forçant Ilhan à prêter serment et à se convertir. Ils avaient été de ceux qu’Ilhan avait soi-disant conseillés… pour mieux les trahir ensuite. Car oui les deux hommes lui avaient, peu à peu, accordé une certaine confiance. Et Ilhan en avait usé indûment, leur soutirant des informations à leur insu, les faisant passer ensuite à l’ennemi, et les poignardant au plus crucial moment quand les impériaux avaient retourné leur veste…
Et même si Delimar comptait des centaines d’almaréens, ces deux-là avaient gardé une certaine influence. Donc non, Ilhan ne s’était pas senti d’aller à la rencontre d’aucuns, ni d’eux ni d’autres. Il avait senti à son arrivée un vent d’accalmie qui ne tenait toutefois qu’à un fil. Une sorte de frontière invisible qui s’était dessinée, presque d’un accord tacite et informel, sans même une seule parole, entre les siens et les almaréens.
– Pourtant… pourtant, mon vœu d’apprendre et comprendre votre peuple est véritable. Comme j’aime apprendre et comprendre toute chose. Même si ce dernier vœu me sera impossible.
Un sourire las et triste effleura ses lèvres.
– Et j’aurais aimé entendre plus encore que ce que vous avez accepté, et je vous en remercie, de me conter là.
Même s’il n’aurait pas dit non, pour que le récit soit débarrassé de toute leçon de morale, dont il n’avait nulle envie ni nul besoin. Son temps était révolu. Il était trop tard pour lui pour de telles leçons, ce millénaire ne le voyait-il donc pas ?
Toutefois… Toutefois dans tout le discours de Naal, une chose faisait doucement son petit chemin en lui. Une idée, vague, imprécise, aux contours un peu flous…
– Tout comme je pourrais vous remercier de m’avoir… de m’avoir…
Il laissa ses mots planer, quand l’idée le happa, se fit plus précise, et dans son esprit pleinement se dessina. Il la voyait là. Oui. Oui, peut-être s’était-il trompé avec son peuple. Avec son Althaïa. Il aurait voulu la reconstruire, la faire renaître de ses cendres, si ce n’est en reconstruire la cité, du moins en faire un coeur pulsant au sein d’une autre entité. Il avait songé, et même oeuvré, pour construire cela en Delimar. Mais... "L'Almara n'est pas un sol dont je me vantais d'avoir la propriété, c'est un peuple que je guidais." Au final… n’en était-il pas de même avec Althaïa ? Sa Romantique en tant que cité n’était plus. Mais… son peuple était là. Eparse. Indécis. Hésitant. Chacun avait trouvé un refuge et avait peur de le perdre encore. Delimar impressionnait aussi par sa réputation, surtout pour eux tant habitués à la grâce et la subtilité du beau peuple et non à la franchise horrifique tout d’honneur pétri des délimariens.
Pour autant, même aux quatre coins de l’archipel, les Althaïens gardaient de solides valeurs communes. L’art, le raffinement, l’éducation… Au-delà simplement de leurs coutumes propres et de leurs mœurs parfois particulières. Oui, des valeurs, eux aussi ils en avaient. "Et vous n'en êtes plus un Seigneur si vous considérez n'avoir plus aucun devoir envers eux." Il avait toujours senti en lui ce devoir palpiter. Alors quoi ? Alors peut-être s’était-il tout simplement trompé de voie. Mais peut-être n’était-il pas encore trop tard pour la corriger. Il pourrait en insuffler l’idée au moins avant sa mort. Et son peuple n’aurait plus qu’à la suivre, il serait alors assez fort.
Oui, s’ils ne pouvaient se rassembler en une cité pour en faire vibrer le coeur… Peut-être pourraient-ils tout simplement s’infiltrer dans chaque royaume, chaque grande cité, dans lesquels ils étaient déjà installés, et pourraient y insuffler alors incidemment les valeurs althaïennes. Cultures, art et raffinement. Oui, insuffler Althaïa, tout doucement, à chaque grande sommité : Sélénia, Caladon, Delimar, Endëaerumë, et même le domaine baptistral… au final ils y étaient déjà implantés. Pourquoi déconstruire ce qui s’était construit ? Mieux valait plutôt s’en servir…
Tout à ses soudaines pensées, il ne s’était pas rendu compte de s’être arrêté en plein envolée. Réalisant soudain qu’il était en train de parler, et qu’il laissait son interlocuteur en plan, il revint au temps présent, et s’humecta les lèvres. Un brin confus de s’être laissé voir en pleine pensée.
– Inspiré. Ouvert les yeux. J’entrevois…
Il hésita, fronça les yeux, puis se décida à finir sa pensée. Ce n’était pas comme s’il allait tout divulguer, et que l’autre allait le trahir.
– Une autre possibilité. Pour Althaïa.
Il sourit, d’un sourire sans joie, mais plus serein que ces sourires précédents. Puis finalement balaya le sujet d’un revers de main.
– Je suppose que je peux vous remercier de cela aussi.
Et son sourire se teinta d’une lueur taquine. Avant de perdre toute trace d’amusement et de redevenir plus sérieux.
– Je ne suis pas sûr de pouvoir vous révéler ce dont je souffle. En fait je ne le sais pas vraiment. Mon guérisseur non plus pour tout avouer. Pourtant il s’agit d’un des plus réputés de la cité.
Et non d’un mage. Mais un mage, ou même un maitre baptistrel, en cette période où la trame n’était que chaos, et où les vibrations elles aussi devaient se stabiliser, serait tout autant impuissant qu’un guérisseur.
– J’ai toujours été sujet aux crises de foie et aux aigreurs d’estomac. J’ai toujours été un bileux, comme on dit. Mais les crises se font de plus en plus rapprochées. Ces derniers temps, il n’y a pas une semaine sans qu’une crise se manifeste. Malgré remèdes et régimes variés. Mon guérisseur semble dire que mon foie est de taille anormalement grosse, malgré les remèdes qui auraient dû l’aider à se purger. Et depuis quelques semaines…
Il se leva, à gestes lents, puis alla sortir sa fiole de remède, avant de se rasseoir dans le siège qu’il venait de quitter.
– Des douleurs me taraudent. Abdominales surtout. Lombaires parfois également, comme si elles se diffusaient peu à peu dans tout mon corps. Je ne parle pas des migraines que j’ai toujours eues également, mais qui elles aussi s’accentuent. Ce remède me vient d’un guérisseur Graärh particulièrement doué dans son domaine, et possédant de puissants Esprits-Liés dans cet art. C’est là à l’heure actuelle, la seule chose qui me soulage un tant soit peu quand les douleurs prennent trop d’ampleur.
Il posa alors la fiole de remède devant Naal.
– La seule chose dont je suis sûr en somme… Valar morghulis, disent les almaréens je crois ? Tout homme doit mourir. Chez nous, nous disons Ilpen nē ciúra. Tout le monde doit renaitre.
Dans ce dialecte althaïen très proche du langage des elfes. Eux qui étaient si proches du beau peuple antan, en avaient même pris, peu à peu, les mots aux belles sonorités et les accents chantants.
– Voilà la seule chose dont je suis sûr, Naal. Si vous me permettez que je vous appelle ainsi. Je vais mourir, mon heure est venue. Mon guérisseur ne semble pas vouloir l’affirmer, arguant qu’il existe peut-être une solution. Mais moi je le sens. Je ne l’ai encore dit à personne. Pas même à Tryghild. Je pense qu’elle a plus urgent à penser.
Et après tout, que lui importait le sort d’un homme qui l’avait trahie ? Bon, s’il était honnête, Tryghild n’était pas le genre de femme à nourrir pareille mesquinerie. Mais il voulait reconquérir sa confiance, pas nourrir sa pitié. Il ne voulait pas qu’elle sache. Pas tant qu’il pourrait l’éviter.
– Vous voilà rassuré, vous serez bientôt débarrassé de moi et de toutes mes manigances Ou de mes possibles sombres influences. Mais peut-être pas d’Althaïa, pour autant, ajouta-t-il d’un air taquin.
Il hésita à continuer. Il babillait en cet instant, autant parce qu’il prononçait une dure réalité, le concernant du moins, autant parce qu’il retardait le moment de répondre à l’invitation de Naal. Il redoutait un peu ce qu’ausculter signifiait. Déjà qu’avec son guérisseur il n’aimait pas les séances de consultation… Mais après tout… Qu’avait-il à perdre ? Si ce n’est sa dignité, qui avait été déjà bien écornée. Un peu plus, ou un peu moins...
– Quant à m’ausculter…
Il ouvrit les bras, signe d’acceptation muette.
– Si cela vous sied.