Colline d'Ipsë Rosea - 15 août 1763
Ils allaient sur Calastin ! Ils allaient voir l’île des humains ! Dire que Nephilith était tout excité serait un doux euphémisme. En fait pour tout avouer, ils n’auraient pas dû y aller. Son paternel jugeait qu’ils étaient trop jeunes encore pour un tel risque, selon lui. Les bipèdes étaient dangereux, les humains étaient stupides et il ne comprenait pas pourquoi le petit dragonnet avait tant envie de les voir, les rencontrer et de voir de visu leurs créations. Mais Nephilith avait entendu sa mère dire vouloir se rendre sur l’île en croissant pour surveiller d’un œil l’avancée destructrice des Ekinoppyres. Elle avait l’air inquiète à ce sujet. Elle qui n’aimait pas l’idée de voir la création détruite, ravagée, balayée par les vents du chaos. Elle disait vouloir en profiter aussi pour voir la nouvelle cité de l’île humaine, que les elfes avaient aidé à bâtir. Ipsë Rosea, si Nephilith avait bien entendu.
Aussitôt le doré avait alors insisté et supplié ses parents pour y aller aussi. Il voulait voir l’île en croissant. Il voulait voir ses bipèdes de ses propres yeux, même si de loin. Il voulait voir leur création ingénieuse, leurs étranges bâtiments, leurs belles demeures en pierre, leurs drôles d’instruments. Il voulait voir, comprendre, apprendre ! Et pour cela, il ne pouvait rester confiné dans une grotte. Comment pouvaient-ils s former à affronter ce monde s'ils n'en voyaient rien, avait-il argué. Il avait été pénible, insistant, s’était fait reprendre à de nombreuses reprises, avait vu maintes de ses arguments rejetés âprement, mais il n’avait pas baissé les pattes et avait continué, encore et encore, les assommant de questions en tout genre. Il était doué pour les questions. Ses parents l’avaient vite compris, à leur grande déconvenue. Il était quasi impossible de tarir le flot qui foisonnait en Nephilith... si ce n’est à lui répondre. Ou lui montrer.
Alors ils avaient fini par céder. Verith avait imposé des conditions drastiques, et le doré et son Frère-Coquille avaient promis de les suivre. Nephilith ne voulait pas décevoir son paternel. Et il ne voulait pas se voir refuser une autre sortie de ce genre à l’avenir. Alors Keetech était partie et les avait emmenés tous deux. Le voyage total avait pris deux jours. Deux jours pendant lesquels les questions n’avaient pas cessé de fuser, d’autant plus quand ils croisaient une créature ou autres curiosités.
Et Nephilith adorait les créatures. Il avait déjà entendu parler des licornes, suite à leur mésaventure avec leur nièce et son frère. Dangereuses créatures qui avaient une sombre influence sur les autres espèces sur l’île de Nyn-Tiamat et qui leur avaient envoyé des chèvres agressives. Un brin vexant de se faire attaquer par de simples chèvres d’ailleurs, si vous vouliez son avis, surtout quand on était destiné à devenir un dragon féroce, ou mieux à devenir Dieu. Elles auraient pu au moins leur envoyer des créatures plus dignes que cela. Ou venir elles-mêmes… Même si, à bien y réfléchir, ils avaient déjà tant peiné à se dépêtrer des chèvres… Et pourquoi son père avait-il dit non, quand il avait demandé à attraper une licorne pour sa collection ? Ça aurait fait joli une licorne dans leur grotte...
Il aimait les créatures donc, et depuis qu’il avait entendu parler des licornes, il n’avait qu’une envie : en rencontrer d’autres, et d'autres créatures encore plus belles aussi, pour les ajouter toutes dans sa collection. Une collection de créatures ! Oh, oui, il voulait un ver des dunes de Keet-Tiamat ! Ou mieux des Floralydes. Comme ça quiconque rentrerait dans leur caverne sans leur autorisation serait pris de sévères hallucinations ! Il rêvait de voir un Smilodon de Néthéril. Selon ce que mère avait raconté, les Graärh se disaient en être des descendants… Ou quelque chose du genre. Il n’était pas bien sûr d’avoir compris toute cette histoire étrange, et rêvait de rencontrer un Graärh qui lui raconte de vive voix toutes leurs belles légendes. Il voulait rencontrer toutes les créatures, même les plus dangereuses. Surtout les plus dangereuses. Les Fenrisúlfr, les golems, les Ekinoppyres qu’ils allaient bientôt voir à l’oeuvre, les karapts, les Varuna, ou les vers de lave de Tiamat ! Tous, il voulait tous les voir. Et les avoir. À lui, rien que pour lui. Et éventuellement pour son frère.
Tiens, était-ce une Noctapagos qu’ils voyaient soudain sous eux alors qu’ils traversaient la mer de Reshenta ?
Tout le long du trajet Nephilith ne cessa de babiller à ce sujet, et Keetech écouta avec patience, répondant parfois de façon lapidaire, parfois de façon attentive, aux questions de ses fils. Ssaadjith n'avait pas repris son comptage d'écailles et avait même sommeillé une partie du voyage.
Et enfin, enfin, ils arrivèrent à destination. Keetech avait décidé de prendre repos sur une colline proche d’Ipsë Rosea, qui surplombait les vallons tout autour. Avant de se poser, la dragonne resta quelques instants en vol stationnaire, pour regarder au loin l’avancée des plantes voraces, qu’elle montra à ses fils alors montés sur son dos. Puis, elle se posa dans un grondement sourd, et, après leur avoir répété les consignes, elle les autorisa à descendre sur terre se dégourdir les pattes. Nephilith observa sa mère s’installer en position de veille, dans une attitude attentive pour garder un œil sur eux, et prête à réagir au moindre danger. Rapidement toutefois son attention fut appelée ailleurs et, tout heureux, il s’élança vers le monde. Ssaadjith était déjà parti aussi s'amuser. Nephilith observa alors les cailloux, et l’étrange terre, ces collines à perte de vue qui jalonnaient le haut plateau, les champs là à portée d’ailes, dans lesquels des bipèdes semblaient s'amuser à attraper les herbes qui y avaient poussées.
Et alors qu’il s’extasiait des bâtiments plus loin, dont un gros moulin, de ce même moulin qu’il avait voulu reproduire en rêve, il sentit une présence approcher. D'un coup d'oeil il observait sa mère, qui semblait soudain bien occupé avec Ssaadjith en proie avec il ne savait quelle bestiole, ou il ne savait quelle plante. Le doré retourna son attention vers le bipède non loin, et, après avoir jeté un dernier coup d'oeil vers sa mère et son frère qui semblaient l'avoir oublié, il se décida. Remerciant intérieurement Ssaadjith de lui fournir ce petit intermède et cette distraction bienvenue.
Nephilith s’éloigna un peu. pas trop toutefois, pour que sa mère reste à portée et puisse intervenir si besoin à tout moment. Il avait promis, après tout. Il rêvait de voir, rencontrer, parler à ce bipède. Mais il ne voulait pas trahir sa promesse non plus. Rester près de maman, d'accord. Mais on ne lui avait pas précisé à quel degré de "près" il devait être...
Puis bon, il avait cette chance improbable d’être avec sa mère, sans le dragon de l’ire pour les surprotéger ou pour tuer tout bipède osant les approcher. Il pouvait essayer... Alors, fort de tous ces arguments, il invita et interpela le bipède, lui envoyant, en pensée, une salutation euphorique, tout en images colorées, en sons émerveillés et en ronronnements excités. Peu conscient qu’un tel impact psychique pourrait bouleverser l’esprit bien faible de ces pauvres bipèdes s’il n’était pas préparé.
" Bonjour bipède que voilà. Je veux te parler. Viens, approche, je veux te voir. "
Il n'entendait en cet instant plus rien d'autre, tout focalisé qu'il était sur ce qui approchait. Seule comptait la belle chevelure de feu qui enfin se dessinait alors qu’elle montait la colline où il se trouvait.
" Je m’appelle Nephilith, fils du dragon de l’Ire et de la dragonne de Quartz. Et toi, qui es-tu ? De quelle race es-tu ? Pourquoi as-tu cette chevelure de feu ? Père ne m’avait pas dit que les bipèdes aimaient le feu aussi. "
Nephilith se tut soudain, songeant qu’il allait faire fuir le bipède à force de trop parler. Si son nouveau jouet partait, voire son nouvel objet de collection, avec quoi il s’amuserait après ? Et comment il apprendrait les bipèdes ? Il fallait qu'il se modère un peu. Qu'il taise ses questions. Qu'il attende, longue attente, que l'autre réponde. Pourvu qu'il réponde. Non, rectifia-t-il, pourvu qu'elle réponde. C'était une femelle apparemment. Une femelle de feu. Il ne pouvait rêver mieux pour une première rencontre !