03 Août 1763
C’était l’heure.
Il n’y avait plus de marche arrière possible et tandis que la jeune femme observait une dernière fois sa mise, s’assurant qu’elle soit parfaite, l’angoisse grandissait et nouait le creux de son estomac. Par la fenêtre close de l’hôtel qui hébergeait l’événement, demeure la plus haute et dont l’immense balcon qui surplombait le Grand Bazar avait été désigné comme lieu le plus propice au discours de couronnement, la toute récente Impératrice pouvait d’or et déjà entendre la clameur du peuple convoqué. La noblesse et les invités de marque se tiendraient sur les autres balcons tandis que la bourgeoisie et les invités de moindre importance profitaient d’estrades et de parasols sur la vaste esplanade. Enfin, le petit peuple se tiendrait debout en une foule compacte et devrait subir la cuisante caresse de ce soleil d’Août tout le temps que durerait son intervention. Si elle aurait été la seule à organiser l’événement, sûrement qu’elle aurait choisi un lieu plus aéré, mais aussi plus ombré comme une campagne proche. Malheureusement les failles de sécurité étant trop nombreuses avec ce scénario, il avait été arrêté que les festivités se confineraient à la capitale.
Il s’agissait donc de l’instant fatidique.
Son frère avait annoncé son abdication au trône de l’Empire Sélénien quelques jours plus tôt et prononcé sa décision concernant l’héritage de la couronne qui reviendrait à sa jeune sœur ; Victoria Kohan. Ce fut, au sein de la Cour comme de tout l’Empire, une nouvelle assourdissante. Jamais une femme n’avait accédé à ce poste et bien que les mentalités aient mûri depuis quelques années, bien des traditions étaient ainsi bousculées, voire piétinées si l’on se référait aux avis les plus extrêmes. La pression des attentes pesait lourd sur les jeunes épaules de Victoria qui, sans le soutient indéfectible de ses plus proches alliés, n’aurait pu tenir le choc ni trouver le courage de confronter les oppositions ou encore d'affirmer sa volonté de succéder au trône et mener l’Empire sur sa rédemption pour, elle l’espérait ; atteindre un nouvel age d’or. Profondément pacifiste, elle pensait déjà à engager des dialogues avec les différentes villes de l’Alliance, ainsi qu’à asseoir l’intégration du Triumvirat vampirique ou encore renforcer les démarches avec les Légions Graärh… surtout après les récents événements concernant le Baôli. Sa seule intention belliqueuse était à l’encontre des pirates, mais il s’agissait davantage d’une velléité pour appeler à autre chose qu’une réelle confrontation. Un os que le peuple pourrait ronger le temps de lui faire oublier les impairs commis par Nolan.
L’on toqua deux coups secs à la porte et la jeune Impératrice bloqua sa respiration, calma les battements étourdis de son cœur avant d’autoriser l’entrée de sa Main du Roi. Ils échangèrent un regard, aucun mot ne suffisant à exprimer ce que tout deux ressentaient sur l’instant, puis Victoria lui abandonna sa main et lui, il lui offrit son bras afin de l’escorter jusque au balcon. La cérémonie du couronnement s’était produite au Palais en cercle réduit avec seulement le Conseil, la Cour et quelques invités de marque à la sélection rigoureuse. Depuis des jours Victoria était toujours accompagnée, surveillée et demandée. Cette fois cependant, ce fut seule qu’elle émergea en plein soleil et ce fut seule qu’elle monta les marches qui permirent d’offrir à tous la vue de sa fine et délicate silhouette.
Drapée d’une lourde cape pourpre aux bords piqués d’une fourrure blanche, le blason de la famille impériale battait son dos tandis que ses cheveux blonds, relevés en une coiffure complexe, se couvraient d’une couronne aux multiples saphirs verts. L’adolescente portait une somptueuse robe immaculée avec de lourdes manches ainsi qu’un tour de taille fait d’or et de broderies aux perles nacrées. Les couleurs appelaient à la pureté de cette nouvelle Impératrice, tant par sa jeunesse que sa virginité. L’or était quant à elle la couleur de l’impérialisme, de même que le pourpre. Debout, elle observa son peuple depuis sa hauteur, survola les rangs de la noblesse puis leva les yeux sur le ciel délavé par le soleil estival. Elle prit une profonde inspiration, attendit l’autorisation des mages pour commencer et, lorsqu’elle arriva Victoria entama son discours avec une voix ferme bien que douce :
« - La perte aussi soudaine qu’affligeante que l’Empire a subit du fait de l’abdication de Sa Majesté, mon frère bien aimé, m’a confié le devoir d’administrer Sélénia. Cette terrible responsabilité m’est imposée si soudainement et si tôt dans ma vie que je me sentirais complètement opprimée par ce fardeau si je n’étais pas soutenue par l’espoir, cette providence divine, qui me donne sa volonté pour la réalisation de celui-ci. L’espoir que je trouverai, dans la pureté de mes intentions, ainsi que dans mon zèle pour soutenir le bien-être public et les ressources de mon peuple, la force qui appartient habituellement à un âge plus mûr et à une expérience plus longue.
Je me fie fortement à la sagesse du Conseil et à la loyauté, ainsi qu’à l’affection de mon peuple.
Je considère également comme un avantage particulier le fait que je succède à un souverain dont le respect constant pour les droits et libertés de ses sujets et le désir de promouvoir l’amélioration des lois et des institutions de l’Empire ont fait de son nom l’objet de l’attachement général ainsi que de la vénération. »
Elle posa une main sur son cœur et reprit une seconde son souffle, laissant l’écho de sa voix amplifiée s’estomper progressivement. Une fois assurée de pouvoir continuer sans que sa voix ne la trahisse, elle poursuivit avec tout autant de ferveur et de conviction :
« - Éduquée à Aldaria sous les soins attentifs et éclairés de tuteurs provenant d’ethnies et de races variées, mon enfance m’a appris à respecter et à aimer la diversité de mon continent natal. Ce sentiment deviendra mon incessante détermination à maintenir cette jouissance que tout un chacun possède sur ce territoire quant à sa liberté, qu’elle soit de croyance, de libre circulation ou de protection, et constituera mon vœux inaliénable de protéger et promouvoir le bonheur et le bien-être de toutes les classes sociales de mes sujets. »
Victoria hésita, observa ses notes et vint les froisser à la vue de tous. Leurs paroles étaient sincères, mais les propos avaient été tellement polis et travaillés par le Conseil qu’elle ne s’y reconnaissait plus. Derrière elle, l'Impératrice pu sentir la désapprobation de ses alliés, mais elle descendit tout de même les quelques marches qui la séparaient de la rambarde du balcon, posa les mains sur la roche chauffée par le soleil et s’exclama avec plus de force et d’émotion que jamais :
« - Afin d’entériner ces paroles, sachez que je ne veux ni conquérir, ni esclavagiser. Je voudrais aider tout un chacun ; almaréens et adeptes de Néant, vampires, graärh, croyant des Sept ou des Esprits-Liés, althaïens, glacernois... Et je reste persuadée que nous voudrions tous nous aider si nous le pouvions, car ainsi sont fais les enfants des Dieux. Je reste convaincue que nous voulons donner le bonheur à notre prochain, pas lui donner le malheur. Nous ne voulons pas haïr ni humilier personne. Dans cet Archipel, chacun de nous a sa place, et notre terre est bien assez riche. Elle peut nourrir tous les êtres vivants ! Nous pouvons tous avoir une vie belle et libre… mais nous l’avons oublié. »
Ses grands yeux s’emplirent de mélancolie et elle déglutit en silence afin de réfréner des larmes. Pas encore. Pas tout de suite. Elle devait poursuivre, portée par sa passion et son amour pour ce peuple dont la richesse et la diversité devenaient sa plus grande faiblesse en cette période de doutes et de troubles. Crispant les mains sur la pierre, elle continua :
« - L’envie a empoisonné l’esprit des peuples. A barricadé le monde avec haine, nous a fait sombrer dans la misère et les effusions de sang. Nous avons développé la magie pour nous enfermer en nous-même. Les améliorations technologiques qui nous apportent l’abondance nous laissent dans l’insatisfaction. Notre savoir nous a fait devenir cyniques. Nous sommes inhumains à force d’intelligence… Nous ne ressentons pas assez et nous pensons beaucoup trop. Nous sommes trop englués dans la Trame et nous manquons d’humanité. Nous sommes trop cultivés et nous manquons de tendresse et de gentillesse. Sans ces qualités, la vie n’est plus que violence et tout est perdu. Les capacités et les flux de magie nous ont certes rapprochés les uns des autres mais ces nouvelles découvertes ne trouveront leur vrai sens que dans la bonté des races, que dans la fraternité, l’amitié et l’unité de tous les peuples. »
Victoria ne comptait pas s’arrêter là et elle éleva une main vers le ciel où l’on pouvait deviner la trame délicatement, prudemment tirée et formée pour que sa voix soit amplifiée, transportée même en d’autres villes et lieux par d’innombrables relais. L’exercice était périlleux en ces temps agités pour la magie, mais ils essayaient tout de même avec l’aide des découvertes récentes de la Loge.
« - En ce moment même, ma voix atteint des milliers de gens à travers l’Empire, des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants désespérés, victimes d’un système qui esclavagise les faibles, les isolés et emprisonne, condamne des innocents sur leur race et non leurs crimes. Je dis à tous ceux qui m’entendent : Ne désespérez pas ! Le malheur qui est sur nous n’est que le produit éphémère de l’avidité, de l’amertume de ceux qui ont peur des progrès qu’accomplit l’Humanité. Mais la haine finira par disparaître et les pirates mourront, de même que les nobles corrompus et les richesses qu’ils avaient pris aux peuples de l’Archipel va retourner aux peuples. Et tant que nous seront prêt à mourir pour elle, la liberté ne pourra pas périr ! »
Elle claqua la paume sur le marbre et contempla en un bref silence la foule amassée. Elle jouait un jeu dangereux et elle le savait parfaitement. Son discours était plein d’une conviction tranchée et sans demi-mesure. Aux vues de sa situation délicate, première femme à monter sur le trône des Kohan ; elle ne pouvait pas être mijaurée dans ses paroles. Elle ne devait pas se laisser absorber dans la médiocrité et se montrer tiède dans ses décisions. Victoria savait que les coups viendraient ensuite, irrémédiablement. Elle attaquait une part de sa propre noblesse, ressortait la honte des affinités nourries avec les Pirates du temps de Nolan et ouvrait une porte à la multi-ethnicité dans un Royaume jusqu’à présent fermé, voire arriéré dans ses coutumes. Les critiques viendraient, mais elle saurait les essuyer sans flancher. La jeune femme se savait bien entourée au sein du Conseil, épaulée par les Parangons vampiriques et guidée par l’ombre bienveillante d’une Toile silencieuse. Elle n’était pas seule et elle saurait user de chaque aide à sa disposition pour apposer son empreinte sur l’Histoire de façon durable.
« - Peuple de l’Archipel, ne cédez pas à ces brutes, à une minorité qui vous méprise et qui fait de vous des esclaves, détruit toute votre vie et qui vous dit tout ce qu’il faut faire ce qu’il faut penser ou encore ressentir. Qui vous dirige, vous manœuvre, se sert de vous comme chair à canons et qui vous traite comme du bétail. Ne donnez pas votre vie à ces êtres inhumains, ces hommes d’avidité avec un esprit pervers et un trou à la place du cœur. Vous n’êtes vous même pas des âmes avides ! Vous n’êtes pas des esclaves. Vous êtes les enfants des Dieux, tous : vampires, graärh, elfes, immaculés et humains, avec tout l’amour du monde dans le cœur. »
La tension dans sa frêle silhouette s’entendait dans sa voix alors qu’elle poursuivait, caressant tout un chacun d’un regard flamboyant, emplit d’amour et de colère, de fièvre passionnée.
« - Vous n’avez pas de haine, sinon pour ce qui est inhumain, ce qui n’est pas fait d’amour comme le fussent les Chimères. Peuples de l’Archipel, ne vous battez pas pour l’esclavage mais pour la liberté. Il est dit par les Dieux que leur Royaume et leur Amour sont dans le cœur de leurs Enfants, pas dans un seul humain, ni dans quelques peuples seulement, mais dans toutes les races ! En vous, vous le peuple qui avez le pouvoir, le pouvoir de créer les améliorations, la magie, le pouvoir de créer le bonheur ! Vous, les races, vous avez le pouvoir, le pouvoir de rendre la vie belle et libre, le pouvoir de faire de cette vie une merveilleuse expérience. Alors au nom même de l’Empire, utilisons ce pouvoir. »
Sa voix enfla davantage encore tandis qu’elle crispait les mains sur son cœur et qu’elle fixait la foule toute entière, regard baigné de larmes, joues rosies par l’excitation. Sa beauté nimbait sa silhouette alors que le soleil s’accrochait dans les boucles blondes, dansait sur la couronne aux saphirs verts.
« - Il faut tous nous unir, il faut tous nous battre pour un Empire nouveau, un Empire qui donnera à chacun l’occasion de travailler, qui apportera un avenir à la jeunesse et à la vieillesse la sécurité. Des brutes comme Fabius Kohan ou Nathaniel Eärendil vous ont promis toutes ces choses pour que vous leur donniez le pouvoir : mais ils mentaient ! Ils n’ont pas tenu leurs merveilleuses promesses et jamais ils ne le feront. Les pirates s’affranchissent en prenant le pouvoir et il font un esclave de ceux qui les servent. Les anciens Empereurs ont trahi les confiances et bafoués leur nom. Alors, il faut nous battre pour accomplir toutes leurs promesses ! Il faut nous battre pour libérer l’Empire, pour renverser les frontières et les barrières raciales, pour en finir avec l’avidité, la haine et l’intolérance. En ce jour entendez-moi : je bannis de nos terres et de nos eaux la piraterie ! »
Elle reprit son souffle et essuya furtivement une larme sur le velours d’une joue et continua dès que son cœur cessa un instant de tambouriner directement au creux de sa gorge. Faire mention de Fabius, même fugacement, lui retournait l’estomac et rendait ses mains fébriles. L’adolescente rejeta les épaules en arrière et s’exclama de tout son cœur et de toute son âme :
« - Il faut nous battre pour construire un Empire de raison, un territoire où les améliorations et la magie mèneront tous les Enfants des Dieux vers le bonheur. Peuple de Sélénia, au nom de l’Empire, unissons-nous tous !!! »
Victoria éleva une main vers le soleil cuisant et la foule entama une clameur assourdissante. Elle resta de longues minutes, baignée par les cris et les sifflements de joie, entendit son nom scandé et les bénédictions pleuvoir et bien que dans la liesse couvaient des protestations et chantaient des huées ; elle les ignora pour l’heure et se contenta d’afficher son plus beau sourire, drapée dans les atours que lui offraient le Paon. Lorsque le peuple commença à s’essouffler, elle prit son départ et gagna la fraîcheur des couloirs et des salons privés, certaine que les festivités battraient leur plein pour les prochains jours. Une Foire était organisée dans le plus grand parc de la ville et durerait quatre jours entiers avec des attractions, la mise en place du Zoo Royal et ses créatures merveilleuses, puis en pièce principale le Cirque du Renouveau, tenu par la famille Bonaventure et chaudement conseillé à la jeune Impératrice par le Parangon Dalis qui semblait servir de mécène. Un banquet, le soir même, serait ouvert à la population et pourra nourrir quelques milliers de gens gratuitement alors que la journée du couronnement était annoncée dorénavant comme fériée. Des lanternes et de plus petits spectacles s’offraient dans les rues de la Capitale, des musiciens jouaient tandis que les troubadours chantaient promenades et éloges pour l’Empire.
L’heure était passée.
Une nouvelle page s’ouvrait et Victoria comptait bien la rendre inoubliable.
Inspiration : Discours au couronnement de la Reine Victoria d'Angleterre et discours de Chaplin dans le film "Le Dictateur".