21 Août – Auberge de « La mésange rieuse ».
La matinée se présentait sous une brume diaphane, nimbant les rues de Sélénia comme la dentelle de quelques robes qui, sans tarder, se retrousseraient sous la chaleur d’un soleil encore estival. En cette période charnière séparant les saisons, il devenait de plus en plus commun que les aubes se fassent frileuses tandis que les crépuscules cuisaient des restes de la canicule. C’était pour cette raison que la jeune Impératrice avait décidé d’organiser sa visite si tôt, bousculant quelque peu les traditions en venant se présenter bien avant l’heure communément admise ; celle des dix heures. Comme toutes les autres avant elle, cette journée promettait d’être ensoleillée et ne désirant pas subir les caresses brûlantes d’un astre cruel, Victoria profitait de la fraîcheur pour sortir du palais et confronter des rues déjà étouffantes de moiteur accumulée durant la nuit. Dans le confort de son carrosse, elle observa les bâtiments défiler, captant de ci et de là quelques esquilles d’un ciel rosé et parme, strié de nuages qui voyageaient sous un zéphyr indolent. Il ne fallu guère de temps pour que les hautes et élégantes façades de l’auberge, réputée dans tout Sélénia, ne se présentent au regard aquatique de l’Impératrice. Avec un insigne finement gravé à l’image d’un oiseau roulé sur le dos et ailes déployées, son appellation iconique de « La Mésange Rieuse » se balançait au dessus d’une porte cochère.
Une fois les chevaux arrêtés et sa portière ouverte, Victoria accepta la main offerte par son cocher pour descendre gracieusement les quelques marches que l’on venait de lui déplier. Elle portait pour l’occasion une cape blanche légère, faite de coton et dont les bords brodés de soie althaïenne captaient chaque éclat de lumière pour se moirer d’une variante infinie de sa couleur originelle ; un riche et profond bleu océan. A hauteur du cœur, les armoiries impériales se présentaient dans leur dessin simplifié. Défaite de la capuche, ses cheveux n’étaient retenus qu’en une longue tresse dont le maillage complexe se piquait de minuscules coquillages et de tendres bourgeons, de rubans et de fines dentelles pour former des motifs fleuris. Ceignant son front, la couronne de saphirs verts scintillait de mille feux, retenant quelques mèches de venir lui chatouiller les tempes. Sa robe quant à elle était d’un rose pâle avec des touches blanches et opalines sur le corsage tel l’efflorescence de quelques grappes de lilas. Captive de sa beauté éblouissante depuis l’éruption du Baôli et de son influence commise sur les Esprits Liés, Victoria avait grandement simplifié sa garde robe malgré son rang et ses responsabilités. Cet aspect humble n’était toutefois pas une simple question d’esthétique, mais aussi le désir d’approcher son peuple et affirmer sa volonté de le soutenir et de l’aider en ces temps troublés.
C’était d’ailleurs dans l’optique de résoudre ces troubles et d’améliorer son image que la jeune Impératrice se rendait si tôt à « La Mésange Rieuse » avec seulement une garde réduite et aucune dame de compagnie ni de chaperon ou de duègne. La visite était aussi informelle qu’elle pouvait l’être considérant sa situation, mais elle possédait beaucoup d’importance quant aux démarches officielles qui se profilaient à grands pas. En effet, Victoria désirait planter les graines d’une stratégie longuement réfléchie et qui impacterait ses prochaines visites au sein de l’Alliance et en particulier à Délimar où elle rencontrerait pour la première fois son Intendante. Pour cela, qui de mieux qu’Ilhan Avente pour l’y aider !? Le diplomate althaïen, traître à cet Empire, résidait temporairement dans cette auberge dont la réputation impeccable servait depuis leur arrivée sur l’Archipel comme lieu de résidence aux invités de marque et autres sommités aux statuts délicats qui ne pouvaient en conséquence résider au Palais même. Dans ce cas, l’Impératrice connaissait l’émissaire délimarien d’aussi loin que remontaient ses souvenirs et lui devait, aujourd’hui plus que jamais, une très grande dette. Elle comptait la payer, mais elle avait une fois de plus besoin de son aide et vu ce qu’elle comptait demander ? Elle était quasiment certaine que le dauphin ne la lui refuserait pas. Leurs intérêts étaient bien trop semblable pour qu’il la rejette… n’est-ce pas ?
Une pointe d’inquiétude la vrilla alors qu’elle passait le seuil de l’auberge et se faisait accueillir par le propriétaire. Quelques mots suffirent pour arranger la réservation d’un salon privatif au premier étage et elle s’y dirigea en envoyant un seul de ses gardes chercher Ilhan dans l’une des deux suites situées au second étage. L’auberge était en forme de H avec dans la cour avant un puits privatif et possédait au rez-de-chaussée une vaste salle principale pouvant accueillir jusqu’à une quarantaine de convives tandis qu’une écurie, à l’arrière du bâtiment, était tenue par un jeune palefrenier plein de zèle. Le travail du bois, omniprésent dans le bâtiment, montrait combien les lieux étaient raffinés alors que quelques pièces d’arts elfiques offraient au cadre déjà naturel un aspect plus atypique encore. Depuis les cuisines s’élevaient des senteurs d’épices et d’herbes dont on devinait sans peine que l’ingrédient principal pour le déjeuner serait du poisson, probablement en papillote ou en croûte si le chef cuisinier commençait si tôt sa préparation. Alors qu’elle retirait sa cape et s’installait dans l’un des sofas à disposition, Victoria fut tentée d’allonger sa visite jusqu’au temps de midi justement, mais refréna aussitôt son caprice et commanda plutôt du thé parfumé de fraises séchées ainsi que des viennoiseries avec de la marmelade de fruits et quelques petites pièces de pains briochés tartiné de fromage blanc et de fines tranches de concombres.
L’Impératrice attendait depuis quelques minutes seulement, son regard plongé dans la contemplation d’un tableau dépeignant une plage de sable blanc aux berges bordées d’écume avec sur le fond une mer au bleu parcouru de vagues émeraudes. Le décors tropical, au premier plan doté de divers feuillages luxuriant, lui rappelait crûment les événements vécus sur une minuscule île au large de Lunorfraie, presque un an plus tôt. Elle en était à s’inquiéter du silence d’un certaine scorpion depuis la guerre contre les Chimères lorsqu’elle entendit toquer à la porte. Un petit sursaut la fit frémir avant qu’elle ne se lève et ne se tourne vers l’entrée, lissant les pans de son élégante robe de quelques plis invisibles. Son cœur battait fort et sa gorge lui sembla soudain sèche alors qu’elle croisait les mains sur son estomac en une posture régalienne, épaules droites et menton légèrement relevé. Ce fut d’une voix douce bien qu’autoritaire qu’elle invita Ilhan Avente à entrer et alors que l’homme se pliait d’une révérence impeccable, l’Impératrice resta immobile et silencieuse de longues secondes, tardant à lui donner l’autorisation à se redresser.
Un sourire ourla toutefois ses lèvres rosées et elle fit un pas, puis un autre dans un discret froissement de tissu. Lorsqu’elle fut suffisamment proche de l’althaïen, elle posa une main légère, fugace, sur son épaule et quand leurs regards se croisèrent, elle prit enfin la parole sur le ton complice d’une confidence :
« - Mon très cher Oncle… Redressez-vous en ma présence. J’ose espérer que l’affection que nous nous accordions lors de ma prime jeunesse, puis aux instants de notre correspondance, ne saurait faner à présent que ma tête se révèle couronnée. »
Elle se permettait pareil écart à l’étiquette car ils étaient seuls dans le salon privé. La fenêtre entrouverte laissait entendre, depuis la cour arrière, le chant de quelques oiseaux et il entrait dans la pièce une douce brise. Aucun autre bruit ne filtrait jusqu’à eux, ce que Victoria appréciait vu l’importance des sujets qu’elle désirait aborder avec le dauphin. Toutefois, elle n’était pas à précipiter les choses et désirait sincèrement profiter de son invité. Elle retourna s’asseoir sur le bord d’un sofa, arrangeant la chute de sa robe sans un faux pli et précisa qu’elle avait demandé à ce qu’on leur prépare une collation, le thé ne devrait d’ailleurs pas tarder. Un moment silencieuse, elle continua d’observer Ilhan avec un sourire et en retour se laissa contempler sans prendre ombrage. Ils ne s’étaient pas vu depuis bien des années, elle trépignait d’en savoir plus à son sujet, mais ne l’exprimait que par un léger pétillement dans le fond de ses iris, consciente que d’en montrer davantage serait disgracieux.
« - J’espère que votre séjour se passe bien. Je regrette de ne pouvoir vous inviter directement au Palais, malheureusement étant donné votre situation exceptionnelle, cette auberge est le moindre que je puisse vous offrir afin de ménager… la chèvre et le chou. »
Oh oui, elle avait osé. Ses joues se colorèrent très délicatement alors qu’elle battait des cils avec une fausse candeur, un sourire habilement caché même si elle laissa entrevoir qu’elle se mordait l’intérieur d’une joue, taquine et espiègle, pour ne pas rire. Sans laisser le temps à son aîné de répliquer ou de la mettre en faute, l’Impératrice poursuivit avec beaucoup plus de sérieux cette fois :
« - Si vous manquez de quelque chose ou désirez quoi que ce soit, n’hésitez point à en faire part au propriétaire de « La mésange rieuse ». Vos frais ainsi que votre confort sont à la charge de la Couronne, je détesterai que vous souffriez du moindre inconfort. »
Cette fois, son sourire fut visible et sincère alors qu’elle croisait délicatement les mains sur ses cuisses. Ses yeux se baissèrent, presque par pudeur alors qu’elle soufflait :
« - Je suis heureuse de vous revoir. Vous m’avez manqué. »
Peut-être avait-elle tord de se montrer aussi ouverte, mais elle avait toujours été ainsi avec ses alliés et elle savait qu’Ilhan en était un même s’ils arboraient chacun des titres qui, selon la géopolitique actuelle, n’étaient pas désignés pour être en de bons termes.