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descriptionLe parfum du secret s'estompe à chaque fois qu'on le sent - Ilhan Avente EmptyLe parfum du secret s'estompe à chaque fois qu'on le sent - Ilhan Avente

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21 Août – Auberge de « La mésange rieuse ».


La matinée se présentait sous une brume diaphane, nimbant les rues de Sélénia comme la dentelle de quelques robes qui, sans tarder, se retrousseraient sous la chaleur d’un soleil encore estival. En cette période charnière séparant les saisons, il devenait de plus en plus commun que les aubes se fassent frileuses tandis que les crépuscules cuisaient des restes de la canicule. C’était pour cette raison que la jeune Impératrice avait décidé d’organiser sa visite si tôt, bousculant quelque peu les traditions en venant se présenter bien avant l’heure communément admise ; celle des dix heures. Comme toutes les autres avant elle, cette journée promettait d’être ensoleillée et ne désirant pas subir les caresses brûlantes d’un astre cruel, Victoria profitait de la fraîcheur pour sortir du palais et confronter des rues déjà étouffantes de moiteur accumulée durant la nuit. Dans le confort de son carrosse, elle observa les bâtiments défiler, captant de ci et de là quelques esquilles d’un ciel rosé et parme, strié de nuages qui voyageaient sous un zéphyr indolent. Il ne fallu guère de temps pour que les hautes et élégantes façades de l’auberge, réputée dans tout Sélénia, ne se présentent au regard aquatique de l’Impératrice. Avec un insigne finement gravé à l’image d’un oiseau roulé sur le dos et ailes déployées, son appellation iconique de « La Mésange Rieuse » se balançait au dessus d’une porte cochère.

Une fois les chevaux arrêtés et sa portière ouverte, Victoria accepta la main offerte par son cocher pour descendre gracieusement les quelques marches que l’on venait de lui déplier. Elle portait pour l’occasion une cape blanche légère, faite de coton et dont les bords brodés de soie althaïenne captaient chaque éclat de lumière pour se moirer d’une variante infinie de sa couleur originelle ; un riche et profond bleu océan. A hauteur du cœur, les armoiries impériales se présentaient dans leur dessin simplifié. Défaite de la capuche, ses cheveux n’étaient retenus qu’en une longue tresse dont le maillage complexe se piquait de minuscules coquillages et de tendres bourgeons, de rubans et de fines dentelles pour former des motifs fleuris. Ceignant son front, la couronne de saphirs verts scintillait de mille feux, retenant quelques mèches de venir lui chatouiller les tempes. Sa robe quant à elle était d’un rose pâle avec des touches blanches et opalines sur le corsage tel l’efflorescence de quelques grappes de lilas. Captive de sa beauté éblouissante depuis l’éruption du Baôli et de son influence commise sur les Esprits Liés, Victoria avait grandement simplifié sa garde robe malgré son rang et ses responsabilités. Cet aspect humble n’était toutefois pas une simple question d’esthétique, mais aussi le désir d’approcher son peuple et affirmer sa volonté de le soutenir et de l’aider en ces temps troublés.

C’était d’ailleurs dans l’optique de résoudre ces troubles et d’améliorer son image que la jeune Impératrice se rendait si tôt à « La Mésange Rieuse » avec seulement une garde réduite et aucune dame de compagnie ni de chaperon ou de duègne. La visite était aussi informelle qu’elle pouvait l’être considérant sa situation, mais elle possédait beaucoup d’importance quant aux démarches officielles qui se profilaient à grands pas. En effet, Victoria désirait planter les graines d’une stratégie longuement réfléchie et qui impacterait ses prochaines visites au sein de l’Alliance et en particulier à Délimar où elle rencontrerait pour la première fois son Intendante. Pour cela, qui de mieux qu’Ilhan Avente pour l’y aider !? Le diplomate althaïen, traître à cet Empire, résidait temporairement dans cette auberge dont la réputation impeccable servait depuis leur arrivée sur l’Archipel comme lieu de résidence aux invités de marque et autres sommités aux statuts délicats qui ne pouvaient en conséquence résider au Palais même. Dans ce cas, l’Impératrice connaissait l’émissaire délimarien d’aussi loin que remontaient ses souvenirs et lui devait, aujourd’hui plus que jamais, une très grande dette. Elle comptait la payer, mais elle avait une fois de plus besoin de son aide et vu ce qu’elle comptait demander ? Elle était quasiment certaine que le dauphin ne la lui refuserait pas. Leurs intérêts étaient bien trop semblable pour qu’il la rejette… n’est-ce pas ?

Une pointe d’inquiétude la vrilla alors qu’elle passait le seuil de l’auberge et se faisait accueillir par le propriétaire. Quelques mots suffirent pour arranger la réservation d’un salon privatif au premier étage et elle s’y dirigea en envoyant un seul de ses gardes chercher Ilhan dans l’une des deux suites situées au second étage. L’auberge était en forme de H avec dans la cour avant un puits privatif et possédait au rez-de-chaussée une vaste salle principale pouvant accueillir jusqu’à une quarantaine de convives tandis qu’une écurie, à l’arrière du bâtiment, était tenue par un jeune palefrenier plein de zèle. Le travail du bois, omniprésent dans le bâtiment, montrait combien les lieux étaient raffinés alors que quelques pièces d’arts elfiques offraient au cadre déjà naturel un aspect plus atypique encore. Depuis les cuisines s’élevaient des senteurs d’épices et d’herbes dont on devinait sans peine que l’ingrédient principal pour le déjeuner serait du poisson, probablement en papillote ou en croûte si le chef cuisinier commençait si tôt sa préparation. Alors qu’elle retirait sa cape et s’installait dans l’un des sofas à disposition, Victoria fut tentée d’allonger sa visite jusqu’au temps de midi justement, mais refréna aussitôt son caprice et commanda plutôt du thé parfumé de fraises séchées ainsi que des viennoiseries avec de la marmelade de fruits et quelques petites pièces de pains briochés tartiné de fromage blanc et de fines tranches de concombres.

L’Impératrice attendait depuis quelques minutes seulement, son regard plongé dans la contemplation d’un tableau dépeignant une plage de sable blanc aux berges bordées d’écume avec sur le fond une mer au bleu parcouru de vagues émeraudes. Le décors tropical, au premier plan doté de divers feuillages luxuriant, lui rappelait crûment les événements vécus sur une minuscule île au large de Lunorfraie, presque un an plus tôt. Elle en était à s’inquiéter du silence d’un certaine scorpion depuis la guerre contre les Chimères lorsqu’elle entendit toquer à la porte. Un petit sursaut la fit frémir avant qu’elle ne se lève et ne se tourne vers l’entrée, lissant les pans de son élégante robe de quelques plis invisibles. Son cœur battait fort et sa gorge lui sembla soudain sèche alors qu’elle croisait les mains sur son estomac en une posture régalienne, épaules droites et menton légèrement relevé. Ce fut d’une voix douce bien qu’autoritaire qu’elle invita Ilhan Avente à entrer et alors que l’homme se pliait d’une révérence impeccable, l’Impératrice resta immobile et silencieuse de longues secondes, tardant à lui donner l’autorisation à se redresser.

Un sourire ourla toutefois ses lèvres rosées et elle fit un pas, puis un autre dans un discret froissement de tissu. Lorsqu’elle fut suffisamment proche de l’althaïen, elle posa une main légère, fugace, sur son épaule et quand leurs regards se croisèrent, elle prit enfin la parole sur le ton complice d’une confidence :

« - Mon très cher Oncle… Redressez-vous en ma présence. J’ose espérer que l’affection que nous nous accordions lors de ma prime jeunesse, puis aux instants de notre correspondance, ne saurait faner à présent que ma tête se révèle couronnée. »

Elle se permettait pareil écart à l’étiquette car ils étaient seuls dans le salon privé. La fenêtre entrouverte laissait entendre, depuis la cour arrière, le chant de quelques oiseaux et il entrait dans la pièce une douce brise. Aucun autre bruit ne filtrait jusqu’à eux, ce que Victoria appréciait vu l’importance des sujets qu’elle désirait aborder avec le dauphin. Toutefois, elle n’était pas à précipiter les choses et désirait sincèrement profiter de son invité. Elle retourna s’asseoir sur le bord d’un sofa, arrangeant la chute de sa robe sans un faux pli et précisa qu’elle avait demandé à ce qu’on leur prépare une collation, le thé ne devrait d’ailleurs pas tarder. Un moment silencieuse, elle continua d’observer Ilhan avec un sourire et en retour se laissa contempler sans prendre ombrage. Ils ne s’étaient pas vu depuis bien des années, elle trépignait d’en savoir plus à son sujet, mais ne l’exprimait que par un léger pétillement dans le fond de ses iris, consciente que d’en montrer davantage serait disgracieux.

« - J’espère que votre séjour se passe bien. Je regrette de ne pouvoir vous inviter directement au Palais, malheureusement étant donné votre situation exceptionnelle, cette auberge est le moindre que je puisse vous offrir afin de ménager… la chèvre et le chou. »

Oh oui, elle avait osé. Ses joues se colorèrent très délicatement alors qu’elle battait des cils avec une fausse candeur, un sourire habilement caché même si elle laissa entrevoir qu’elle se mordait l’intérieur d’une joue, taquine et espiègle, pour ne pas rire. Sans laisser le temps à son aîné de répliquer ou de la mettre en faute, l’Impératrice poursuivit avec beaucoup plus de sérieux cette fois :

« - Si vous manquez de quelque chose ou désirez quoi que ce soit, n’hésitez point à en faire part au propriétaire de « La mésange rieuse ». Vos frais ainsi que votre confort sont à la charge de la Couronne, je détesterai que vous souffriez du moindre inconfort. »

Cette fois, son sourire fut visible et sincère alors qu’elle croisait délicatement les mains sur ses cuisses. Ses yeux se baissèrent, presque par pudeur alors qu’elle soufflait :

« - Je suis heureuse de vous revoir. Vous m’avez manqué. »

Peut-être avait-elle tord de se montrer aussi ouverte, mais elle avait toujours été ainsi avec ses alliés et elle savait qu’Ilhan en était un même s’ils arboraient chacun des titres qui, selon la géopolitique actuelle, n’étaient pas désignés pour être en de bons termes.

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Après près d’une semaine à tanguer sur un bateau, Ilhan n’était pas mécontent de profiter de quelques jours sur la terre ferme. Bien que le voyage ait été assez court, grâce aux puissants zéphyrs qui les avaient fait voguer avec une célérité exemplaire. N’eussent été ses douleurs devenues maintenant habituelles, contenues à grand-peine grâce aux remèdes de Purnendu, Ilhan pourrait même avouer avoir passé une agréable croisière. Les beaux jours leur avaient offert un temps clément et ils n’avaient essuyé aucune tempête, ni aucun orage ravageur, tout en bénéficiant d’un océan conciliant et d’un vent vivifiant qui avait poussé leurs voiles à pleine vitesse. Ils avaient même pu apercevoir quelques créatures aquatiques dont certains dauphins joueurs au milieu de bancs de poissons. Ilhan aurait rêvé rejoindre ces baigneurs taquins et se rafraichir avec eux, nager dans les vagues et leurs écumes, tout en se lançant des algues du bout du museau, plonger dans une mer accueillante pour chasser cette sécheresse caniculaire qui lui collait à la peau.

Peut-être était-ce lui qui devenait plus sensible après cette saison chaude et éprouvante, mais le soleil brulant et la chaleur cuisante érodaient le peu de force qu’il lui restait et l’avait laissé las, assis à lézarder près des rambardes. Il culpabilisait de n’aider en rien sur le navire, parmi les délimariens si prompts au partage de l’effort, mais aucun marin n’avait omis une quelconque remarque. Sans doute leur capitaine avait-il reçu des ordres de son guérisseur, avec qui il l’avait vu discuter rapidement avant son départ… Ilhan avait donc profité de ce spectacle magique que la nature lui offrait, rêvant de bains de minuit sous des brises plus clémentes, ou de promenade au clair de lune dans son Althaïa d’antan. Althaïa…

Tout à sa méditation quotidienne, assis dans sa chambrée à l’auberge qui l’accueillait, les yeux fermés, il profitait de ce petit rafraîchissement accordé par une légère brume matinale, court interlude avant le retour des heures ensoleillées et torrides. Ilhan laissa alors son esprit dériver sur les magnificences de la Romantique perdue. Ses souvenirs l’emmenèrent au milieu de ses fêtes de plein air du solstice d’été, données en l’honneur des récoltes de blés et des fructueuses moissons, des fruits que la Terre leur offrait, et de la végétation verdoyante que Végétal leur accordait en bénédiction. Y chatoyaient alors mille couleurs éblouissantes au gré des cerfs-volants accrochés aux arbres, on y jouait de douces musiques, accompagnant le chant des oiseaux, et un immense banquet s’étendait dans la campagne proche, étalant ses mets aux senteurs parfumées. Il y revoyait les invités butiner telles des abeilles, chanter tels des cigales, des criquets et des grillons en un orchestre symphonique, tout en chassant les moustiques et mouches indésirables aux bourdonnements néfastes et discordants. Il revoyait les belles dames cueillir les fleurs en pleine efflorescence, tandis que paissaient quelques troupeaux de chèvres et de moutons dans les vastes pâturages, non loin de majestueux tournesols. Il se revoyait courir dans les hautes herbes avec sa bien-aimée, dans leur jardin au feuillage fourni de bonheur éthéré, tous deux s’enivrant dans le flot de ce fleuve qu’était leur douce vie. Ils faisaient fi alors des couleuvres qui les guettaient, ils profitaient de leur nouvelle floraison, alors que tous deux se découvraient un amour tendre dont émergeait doucement les premiers bourgeons.

Il se rappelait aussi ces fêtes d’équinoxe qui festoyaient le temps des semailles, les précipitations bienvenues d’automne, ces pluies bienveillantes qui nourrissaient la terre aride et à sec et l’abreuvaient de leurs averses salvatrices pour faire pousser les graines de nouvelles vies. Ce temps des vendanges, où chacun s’empressait de cueillir ces nobles grappes de raisins, qui muriraient ensuite en un bon vin des années plus tard.

Mais il était temps de revenir sur les berges de la réalité, réalisa-t-il. Du travail l’attendait. Comme pour l’aider, un rossignol chanta et le sortit de sa mélancolie. À gestes lents, Ilhan se leva et attrapa une fraise qui lui ouvrait les bras dans sa coupelles de fruits. Il en savoura le goût juteux tout en observant la cité depuis sa fenêtre. Du peu qu’il en voyait du moins. Cela faisait presque deux jours qu’ils étaient arrivés à bon port, et Ilhan avait été heureux de voir le phare se dessiner au loin, signant la fin du voyage. Il était également heureux de profiter du faste et du raffinement de Sélénia. Qu’il était dommage que la ville souffre tant d’une atmosphère si étouffante. Et il ne parlait pas seulement des affres de la saison estivale. Oui, il devait bien l’avouer, les beaux rivages de Delimar et ses grandes étendues de plages sauvages lui manquaient, son sable chaud sur lequel il avait pris l’habitude de marcher nu-pied, entre les rochers acérés et traitres, tout en lançant quelques galets dans les vagues ou en écoutant ce doux leitmotiv au creux d’un coquillage...

Soudain quelqu’un toqua à la porte et le sortit de ses songes. Il se fustigea mentalement de s’être encore laissé à rêvasser si honteusement, récriminant son remède qui semblait avoir ce fâcheux effet, et autorisa le serviteur à entrer. Il était assez tôt pour la vie sélénienne, du moins dans cette auberge qui ne recevait que de nobles invités ou de dignes sommités, aux statuts trop délicats pour pouvoir séjourner en toute impunité au palais, mais au caractère assez précieux pour qu’on leur offre ce luxe et ce confort distingué. Ilhan toutefois était déjà décemment vêtu, si ce n’est de pied en cape, du moins de son costume officiel. On le faisait mander, lui dit-on. L’Impératrice l’attendait, dans un salon privé du premier étage. Voilà qui était une visite inattendue et inopinée. Mais non malvenue. Au fond de lui, Ilhan ressentit une chaleur insidieuse à la pensée que la jeune femme ne l’avait pas oublié ni relégué au fin fond de sa possible rancoeur.

Il suivit donc le serviteur sans se faire prier. Il ne put retenir un léger sourire amusé quand il entendit une voix si bien connue, aux accents se voulant fermes et autoritaires, lui donner autorisation d’entrer. C’était là, une voix digne d’une impératrice. Certes encore juvénile, mais empreinte de cette force et de cette détermination qui avait toujours marqué ce tempérament royal. D’un geste lent et compté, d’un pas souple et altier, Ilhan entra donc. Le serviteur ferma la porte pour lui, puis prit congé, après qu’Ilhan l’eut remercié. Ce ne fut qu’une fois seul qu’il se permit de détailler d’un rapide coup d’oeil la jeune impératrice. Il ne put manquer être saisi par sa beauté outrageuse. Elle tenait certes de sa mère, il l’avait toujours su, même si son géniteur n’avait rien de laid non plus et avait su faire montre d’un charme ravageur. Mais en cet instant, Sa Majesté transcendait tous les carcans de la beauté. Ilhan dut faire appel à toute sa maitrise pour ne pas rester pantois et enfin offrir une digne révérence, montrant ainsi qu’un ancien noble tel que lui n’avait rien oublié des us et coutumes séléniens.

Il resta ainsi de longues secondes, sentant déjà la douleur irradier insidieusement à rester ainsi plié. Il hésita à maudire les caprices d’une gamine s’amusant certainement à laisser un homme mâture soutenir cette position, mais son humeur ombrageuse se radoucit bien vite, aux mots soyeux qu’elle lui offrit. L’entendre l’appeler son oncle sut également apaiser toute volage colère.

Je me dois respect à votre tête couronnée, mais cela n’empêchera pas mon coeur de vous vouer tendresse et affection, en tout bien tout honneur, Impératrice, fit-il alors tout en se redressant et en laissant chanter ses accents althaïens.

Il leur serait difficile de trouver la juste mesure, la juste distance, constata-t-il avec une pointe de tristesse. Les souvenirs du temps où il lui faisait la lecture, lui apprenant les prémisses de cet art-là, la tenant assise sur ses genoux, le flagellèrent de point fouet et manquèrent de peu de le faire trébucher alors qu’il se rapprochait de la table et du sofa. Sans s’y asseoir lui-même toutefois. L’impératrice ne l’y avait pas invité, après tout. L‘étiquette de la Cour restait si ancrée en lui, que même la rudesse des usages délimariens n’avait pas su l’effacer. Il lui paraissait indécent de s’asseoir en présence d’un suzerain, ou d’une suzeraine, sans son autorisation.

Il savoura le doux silence qui s’installa entre eux alors qu’ils s’observaient. Il tenta de ne pas la dévorer des yeux, mais il devait avouer ne pas être insensible au charme puissant de cette jeune femme, belle fleur tout juste éclose. N’eut-elle pas été pour lui comme une nièce, voire comme une fille, qu’il aurait pu céder à ce ravissement des sens. Et à cette intelligence qui pétillait au fond de ses yeux clairs. Oui, cette femme-là il aurait pu l’aimer. Une telle femme aurait été capable de lui faire oublier la peine de sa douce Alana.

« - J’espère que votre séjour se passe bien. Je regrette de ne pouvoir vous inviter directement au Palais, malheureusement étant donné votre situation exceptionnelle, cette auberge est le moindre que je puisse vous offrir afin de ménager… la chèvre et le chou. »

Il laissa un sourire amusé fleurir sur son visage fatigué. Certes, elle lui offrait une visite non officielle, dans une auberge de luxe et non au palais, à des heures que certains auraient jugées indues. Mais il n’était guère porté à s’offusquer de pareilles choses.

Il la laissa finir toutefois et ce ne fut que lorsque le silence lui offrit de répondre, après ces mots si chaleureux qu’elle lui offrait et qui faisaient battre son vieux coeur bien trop rapidement pour être honnêtes, qu’il se permit de répondre. D’une voix douce, posée, mais qui laissa transparaitre, dans  ces accents qui ne l’avaient pas quitté, qu’il était sensible à son dernier aveu.

Je suis plus que touché de votre visite et de votre générosité, Impératrice. Je ne suis pas du genre à faire tout un "foin" ni toute une montagne, si je puis vous prier d’excuser ce mauvais jeu de mots…

Et il appuya ceux-ci d’un discret sourire amusé, laissant ses orbes sombres briller d’une lueur taquine assez coutumière pour qui le connaissait asser.

au sujet des protocoles de visite, qui ne sont alors pour moi que détails d’une affligeante banalité, face à l’honneur que vous m’accordez. D’autant plus au vu de mon... passif.

Son sourire ne s’estompa aucunement, malgré ce qu’il évoquait ouvertement, à savoir son possible statut de traitre. Lui qui avait voulu quitter les Kohan pour finalement accepter de rejoindre l’alliance. Il savait ce sujet litigieux, mais nécessaire d’être écarté d’emblée, s’ils voulaient pouvoir renouer sur des bases saines et sereines. Il laissa son sourire exprimer une certaine tendresse également, et se permit de faire disparaître quelque peu le masque formel qu’il revêtait bien trop souvent.

Il hésita toutefois un court instant à continuer, peu assuré qu’il serait sage de partager ce qui lui venait à l’esprit suite aux derniers mots qu’elle lui avait offerts. Mais finalement… Ne lui avait-on pas dit d’apprendre à écouter son coeur plus que sa raison parfois ? Cette visite n’avait rien de formel. Quand bien même leur position respective imposait quelques barrières. Et n’était-il pas un mort en sursis ? Peut-être ne lui serait-il plus permis de la voir, de lui dire. Sans doute même. Devrait-il mourir avec cet énième regret ? Et cette seule pensée suffit à le faire céder.

Je sais ces propos potentiellement outrageux, Impératrice, et je suis dès lors profondément désolé si je heurte la décence et votre noble personne. Mais…

Il baissa légèrement les yeux en une humble posture, même si son maintien resta noble.

Votre sentiment est partagé.

Si seulement, pensa-t-il, si seulement elle était née homme à la place de Nolan. Quand bien même il ne regrettait pas son choix d’avoir choisi Tryghild, une Reine noble et digne comme il n’en avait encore jamais rencontré, pas même en Roi, il ne pouvait renier l’affection et l’attachement qui le liaient à la jeune impératrice devant lui. Peut-être n’était-il pas plus mal, alors, qu’il meurt bientôt et qu’un autre diplomate prenne sa place, il ne serait sans doute pas sage qu’il garde de telles responsabilités s’il n’était plus aussi impartial. Même s’il se savait suffisamment fort de volonté pour faire fi de ses attachements...

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La beauté était une arme qu’elle apprendrait bien assez tôt à manier même si en cet instant sa candeur fut d’avantage l’outil de leur rencontre, car l’Impératrice ne comptait pas charmer le dauphin de ses atours de femme, mais bien par l’affection qu’ils s’étaient longtemps portés et qu’elle ne comptait pas laisser faner. Le soutient de la Toile, mais plus encore d’un tel vétéran politique lui étaient d’une importance vitale en cette période de troubles et d’agitations. Elle avait besoin de ses conseils avisés, lui qui parvenait à dompter les délimariens depuis plusieurs années, amenant ce peuple hétéroclite et ombrageux vers une voie ô combien plus ouverte aux discussions. De plus, celui qui dirigeait aujourd’hui l’Océanique n’était personne d’autre qu’une femme ! Victoria avait l’envie de s’en rapprocher et pour y parvenir elle avait impérativement besoin de l’aide d’Ilhan Avente. Sans son soutient, surpasser les rancœurs entre sa famille et les enfants de Glacern risquait d’être… compliqué, au mieux. Plus encore avec les récentes bévues causées par son frère.

Elle l’observa, lui qui restait debout dans l’attente d’une invitation à s’asseoir et le laissa encore un instant sur ses deux pieds, indécise. Un bref silence succéda à son aveu, mais elle ne le précipita pas le moins du monde et se contenta de déguster ce moment de confidence. Après tout, ils rentreraient bien assez vite dans le vif du sujet. Elle pouvait se permettre une impasse de plus à l’étiquette, elle n’était plus à ça près. Au mauvais jeu de mots, un sourire éclaira son joli minois et elle lui coula un regard faussement courroucé, n’ayant ni le cœur ni la tête à vraiment lui reprocher ce qu’elle avait elle-même semé quelques minutes plus tôt. Et puis, combien cette voix aux accents riches lui avait manqué. Combien avait-elle aimé, plus jeune, entendre ses contes et fables préférés lui être narrés de cette voix qui appelait aux rêves et à l’imagination. Toutefois, au secret de ses pensées les plus profondes, la jeune Impératrice dû s’avouer que ce timbre chaud à présent qu’elle l’entendait de son âge plus conscient autant des humeurs du cœur que du corps, appelait à tout autre chose si on s’y laissait méprendre...

Empêchant habilement qu’une légère rougeur ne gagne ses joues à cette soudaine et ô combien déplacée prise de conscience, Victoria cacha son trouble d’un sourire plus ample et qui vint s’adoucir tandis qu’elle glissait les mains sur les atours élégants de sa robe, à hauteur d’abdomen, pour en caresser distraitement les perles et broderies. Elle hocha simplement de la tête en un geste permissif, lui faisant savoir sans s’étendre inutilement que son « passif » n’avait là aucune raison d’empiéter sur leur rencontre. Ils s’étaient déjà expliqués lors de leur précédente correspondance et l’adolescente ne comptait pas gaspiller son temps ni assombrir l’humeur d’un sujet aussi épineux que subjectif. Il avait fais ce qu’il avait pensé de plus juste en une période difficile, pour lui, pour l’Empire... pour tout le monde. Y revenir sans cesse n’avait aucun intérêt sinon celui de raviver inutilement de vieilles blessures. Préférant déjà passer à autre chose, Victoria allait l’inviter à enfin s’asseoir lorsqu’il coupa le silence d’un aveux qui laissa la jeune femme coite. Battant de ses longs cils dans un petit sursaut, elle finit par l’appeler d’une voix douce, presque frêle.

« - Messire Avente, je... »

Elle s’était légèrement redressée, ne sachant comment réagir à cette annonce qui l’émouvait plus que ne le voudrait la raison. Sa vue s’embua de larmes qu’elle refoula avec bravade et ses dents pincèrent sans douceur l’intérieur d’une joue, refusant de céder. Elle n’eut toutefois pas l’opportunité de répondre et, le dos droit avec les épaules élégamment jetées en arrière, son maintient impeccable respirait sa naissance régalienne lorsqu’elle tourna la tête en direction de la porte où trois petits coups délicats venaient d’être de nouveau frappés. Un silence flotta alors qu’elle hésitait à relever l’interruption et ce fut un regard prudent qu’elle glissa vers Ilhan avant de finalement céder à l’étiquette et autoriser à ce que l’on entre. Ce fut doté d’un masque à la neutralité courtoise qu’elle observa la serveuse qui déposait sur la table ce que l’Impératrice avait commandé quelques instants plus tôt. Une théière de porcelaine blanche, aux flancs bombés, s’ornait de délicates peintures d’un bleu sombre aux motifs floraux. Le reste du service à thé s’accordait de façon exquise avec les assiettes et les autres pièces de porcelaines contenant lait, sucre ou encore miel. Elle attendit que la jeune femme s’éclipse pour enfin désigner les places libres en face d’elle.

« - Asseyez-vous afin que nous partagions cette collation ensemble. Puisse-t-elle être la première de bien d’autres. »

Elle se glissa sur le bord de son assise, pliant les jambes sous elle afin de se pencher avec élégance et fit elle-même le service de leur thé. Ses gestes étaient gracieux, simples et pourtant léger comme une danse apprise au fil des années autant par l’habitude que les exercices rigoureux. Se réinstallant confortablement, elle fit tomber un unique éclat de sucre dans le breuvage à la couleur d’ambre sombre et parfum rond de fraises, puis commença à touiller d’une cuillère d’argent.

« - J’ai eut vent de votre restriction alimentaire et vous m’en voyez navrée. Ce petit déjeuné ne devrait pas vous faire commettre d’impaire et d’ailleurs, je m’interroge. Comment vous sentez-vous ? Sans douter du talent formidable des almaréens en terme de médecine ou encore de chirurgie, mon cœur ne saurait être à l’aise qu’à l’instant ou vous accepterez la visite du médecin impérial. Au moins une fois au cours de votre séjour… si possible ? »

Soucieuse, elle l’observait avec un petit froncement de sourcils qui venait froisser son joli minois, mais plutôt que de s’appesantir sur un sujet aussi délicat que personnel, Victoria attrapa plutôt un petit croissant qu’elle ouvrit en deux à l’aide d’un couteau avant de le tartiner d’une marmelade d’oranges confites. Manger sous le regard de quelqu’un faisait partit de son quotidien, aussi ce fut sans frémir qu’elle prit une première bouchée, laissant le temps à son invité de répondre s’il en éprouvait l’envie. Une fois son croissant dégusté, elle but quelques gorgées savoureuses d’un thé parfaitement préparé et à la température idéale. Le luxe avait cela de bon ; obtenir toutes ces petites choses du quotidien sans avoir à fournir le moindre effort. Avec ce genre de broutilles hors de ses pensées, l’Impératrice pouvait se concentrer sur l’essentiel chaque jour.

« - Conseiller politique rarement égalé, spirite du dauphin et des entrées promises en grandes pompes à la noblesse sélénienne… Homme de goût et d’allure, érudit à la sagesse et l’objectivité digne des Baptistrel chez qui vous avez reçu un enseignement, si je ne me trompe. L’Empire déplore votre départ chaque jour qui passe et chaque incident diplomatique auquel nous nous heurtons... »

La liste fut faite avec ce même ton que l’on emploierait à parler de la pluie et du beau temps, d’une indifférence qui frôlait presque l’insolence alors qu’elle faisait glisser le plat de son couteau d’un bord à l’autre de sa deuxième moitié de croissant, il mettant une fine couche de miel blond, semblable à ses cheveux bouclés.

« - … Pour ma part, si j’entends les plaintes de la Cour, je ne peux que me réjouir qu’un tel départ n’accompagne en vérité votre nom, Messire Avente. Car sans votre position actuelle, je ne serais pas en mesure de porter à votre écoute le dilemme suivant ; Il m’est venu l’idée de me rapprocher de quelqu’un, hors je ne sais comment m’y prendre. Voyez-vous, tout comme moi il s’agit d’une femme d’exception qui est, pour sa part, à la tête d’un peuple réputé… « difficile », dirons-nous et cela en bien des aspects. Il s’avère aussi que cette femme se soit fâchée par le passé avec plusieurs membres de ma famille et que nos relations sont, aujourd’hui, au mieux cordiales et au pire glaciales. »

Yeux baissés sur ce qu’elle faisait, Victoria conversait avec une fausse légèreté et espérait de tout cœur qu’Ilhan posséda toujours sa délicatesse provinciale et accepte de se plier au jeu afin de ne pas l’embarrasser d’une quelconque confrontation. Il était impossible à l’Impératrice de demander directement l’aide où elle se mettrait dans une position trop délicate pour lui être acceptable. Prenant une bouchée, elle veilla à ne pas avoir l’air trop préoccupée par le sujet qu’elle portait à leur connaissance, prenant son temps à déguster un met qui lui semblait avoir un goût de carton tant sa gorge était en vérité serrée d’appréhension.

« - Mon dilemme est donc de décider de mon approche, car elle sera -à n’en pas douter- d’une valeur décisive quant à nos relations futurs. »

Son index accrocha une mèche qu’elle tortilla autour de son doigt, pensive.

« - Le fait que nous soyons toutes les deux nées femme est un atout dans mon cas, mais je ne peux raisonnablement pas m’appuyer uniquement sur ça. Engager une partie des mœurs de son peuple serait un autre pas en avant, comme une tenue cavalière ou encore une escorte réduite en signe de confiance. De même que la présence de cadeaux diplomatiques, ils devront être mesurés à leurs besoins et nécessités, non pas à celles de nos propres habitudes et attentes. »

Elle fronça un peu les sourcils, fixant un point invisible par dessus l’épaule du diplomate.

« - Mais malgré tout cela, j’ai peur que ce ne soit pas suffisant. Hors si j’en fais trop, je crains de l’offusquer, de sembler fausse et par la même occasion de décrédibiliser tous mes efforts. Le temps, la patience ; des notions clés dont je manque cruellement. »

Elle cilla doucement, sembla revenir dans ce salon de confort et de luxe raffiné pour enfin, pleinement, plonger son regard dans celui de l’althaïen.

« - Que feriez-vous à ma place ? Me voilà curieuse. »

Délicate, elle reprit en mains sa tasse afin d'en boire quelques exquises gorgées fruitées.

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« - Messire Avente, je... »

Étrange que cette simple appellation lui laisse un léger goût de déception et de nostalgie, alors qu’il entendait encore l’écho des "Oncle Ilhan" que l’enfant qu’elle avait été lui avait offert antan. Mais il sentait, entendait, dans ces quelques mots une musicalité pleine d’émotions, qui fit vibrer l’air entre eux de cette douce tendresse qui les unissait envers et contre tout. Il ne fit pas un geste et affronta son regard presque embué de larmes, lui-même faisant appel à toute sa maitrise pour ne pas céder à son coeur battant.

Fort heureusement, une domestique coupa court à ce moment qui aurait pu devenir gênant, s’ils s’étaient laissés aller tous deux à la nostalgie du passé, tel un véritable oncle retrouvant une filleule qu’il avait crue perdue. Ilhan se contenta d’un hochement de tête empreint d’une noblesse presque innée, lui qui pourtant ne l’était pas de naissance, envers la servante quand elle se tourna vers lui pour le saluer, après avoir fait sa révérence à l’Impératrice, avant de les quitter. Et enfin, que les Sept soient bénis, il fut invité à s’asseoir.  D’un sourire et d’un discret signe de tête, il accepta l’offre et s’installa dans un des sièges capitonnés et fort confortables. Il en caressa un court instant l’un des accoudoirs, dans un geste presque machinal, avant d’y poser ses mains.

"La première de bien d’autres…" Si la jeune Victoria savait… Peut-être se revoyaient-ils pour la toute dernière fois. Peut-être bientôt ne serait-il plus. S’il avait tant tenu à ce voyage, outre le fait de régler quelques dernières affaires d’importance avec la Toile et de donner ses consignes de sécurité et de mesures préventives s’il venait à les quitter, ce qui ne saurait tarder comme le lui avait confirmé Naal, c’était aussi pour pouvoir faire quelques adieux à ses connaissances séléniennes. Il aurait bien aimé en faire de même ensuite avec ses connaissances roséennes, mais il ne savait s’il en aurait la force ou même la possibilité. En tout cas, il doutait qu’il aurait de nouveau l’occasion de partager un tel moment avec la jeune Impératrice. Il n’allait certes pas le lui dire, d’autant plus qu’il ne l’avait pas encore évoqué avec sa propre Reine. Il se contenta alors de répondre d’un sourire empreint d’une douce mélancolie et d’une réelle tendresse, tout en gardant un silence, aux apparences polies, mais lourd de sens pour qui savait l’écouter.

S’il fut gêné qu’elle fasse le service, elle Impératrice, il n’en dit mot et la remercia d’un autre hochement de tête tout en prenant sa propre tasse. Puis il se servit plusieurs morceaux de sucre dans son thé et en huma les effluves, avant d’en goûter une gorgée et de laisser les arômes faire frétiller ses papilles. Un thé comme il les aimait. Elle avait retenu jusqu’à ses goûts et son sourire s’étira à cette constatation. Comme à son habitude, il nota tout ce qu’elle goûta avant de s’y risquer lui-même, ses vieux réflexes ne s’étaient pas émoussés à ce sujet, pas même au contact des délimariens si peu prompts pourtant à la fourberie des poisons.

Il baissa la tête quand elle évoqua ses soucis de santé. Maudite rumeur qu’il n’avait pas pu contrôler et qui avait su courir jusqu’à la Cour sélénienne même. Cela ne l’étonnait guère, mais le contrariait fort. Et comment pourrait-il lui refuser cette faveur de consulter un médecin impérial ? Comment accepter sans offusquer Delimar en contrepartie ? Fichtre, elle le mettait soudain en délicate posture. En avait-elle conscience ? Possiblement. Si oui, l’avait-elle fait exprès tel un test d’il ne savait quoi ? Cela n’avait aucun sens. Et, même s’il ne devait pas totalement s’y fier, elle présentait en cet instant, tous les traits de la sincérité. Mais diantre, non, il ne pouvait accepter ! Il ne voulait en aucun cas que la jeune Impératrice apprenne son mal avant que sa Reine ne soit au courant. Il en était hors de question. Il allait devoir louvoyer…

Cela serait un réel honneur qu’un médecin impérial m’accorde un temps précieux et votre proposition me touche plus que de raison. Les médecins almaréens sont effectivement des experts en la matière, mais ils ne s’offusqueraient pas qu’un confrère doté d’une autre expertise m’ausculte. Même si je ne doute pas qu’il conforte alors leur diagnostic. Pour tout avouer, j’ai déjà consulté plusieurs guérisseurs, de domaine et maitrise différents, et tous semblent s’accorder sur ce point.

Sur une atteinte du foie. Et sur sa mort prochaine, vraisemblablement.

Il but une autre gorgée, s’humecta les lèvres, et ajouta d’une voix plus basse :

Si votre médecin impérial accepte votre requête, Impératrice, alors je ne peux refuser cette offre si généreuse d'une telle visite lors de mon séjour.

Court séjour. Il comptait bien jouer sur l’emploi du temps chargé de ce cher médecin impérial pour manquer sa visite de peu. Peut-être devrait-il un peu tirer quelques ficelles par-ci par-là et ruser avec l’aide de ses araignées, pour jouer au chat et à la souris avec lui. Mais après tout, il restait à peine deux jours en cette cité, c’était bien court… Très court. Pour une fois, cela l’arrangeait bien.

Il se servit lui-même d’un croissant, réelle entorse à son régime. Mais après tout il n’avait qu’une vie et ce serait bête de mourir sans un dernier croissant sélénien. Il en découpa un morceau au lieu de croquer dedans et en savoura sa bouchée d’un air songeur, tout en observant d’un regard distrait les gestes gracieux de la jeune femme devant lui.

Oui, jeune femme. Elle avait bien grandi. Et était maintenant une Impératrice. Qui l’eût cru ? Une première de tout l’Empire Kohan. Mais s’il y avait bien une personne capable de relever le gant, c’était bien elle, ce caractère bien trempé, assez audacieux et intelligent pour oser sans aller trop loin non plus, sans manquer de calculer risques et bénéfices sur la balance du juste équilibre.

Et soudain la conversation dévia. Quand elle en vint aux compliments, son habituel sourire énigmatique revint, et son regard pétilla entre amusement et scepticisme moqueur. Il était rompu à ce genre d’exercice et ce n’était pas au vieux singe qu’on apprenait à faire la grimace. Généralement quand on en venait à charrier un tel flot dispendieux de louanges immodérées, c’est que l’on avait un service à demander. Il ne l’interrompit pas toutefois, et attendit, d’un flegme à toute épreuve, que le fleuve se tarisse. Et même s’il n’était pas homme à se laisser flatter si facilement, il pouvait bien prendre les compliments offerts, tel un bon prince accordant ses faveurs.

Il savoura une autre bouchée de croissant, sentant toutefois qu’il ne pourrait en abuser plus avant, et déposa ce qu’il en restait sur une assiette vide devant lui.

Et enfin, la requête fut abordée. Dès les premiers mots, dès qu’elle évoqua une femme d’exception et sa propre position, il sut, il comprit, où elle voulait en venir. Son sourire ne bougea pas d’un iota, et son masque ne se fissura pas moins, mais son regard pétilla de plus belle. Il sentit un amusement pointer à la voir tourner ainsi en rond, mais il se retint d’en montrer le moindre signe, par décence et respect pour la jeune Impératrice. C’était là, pour elle, un signe évident de tenter de le ménager, lui, et peut-être même Delimar, dans une demande qu’elle jugeait délicate, sans perdre la face elle-même non plus. Sans doute même était-ce pour elle une marque de respect envers lui, que de lui présenter sa demande sous des formes décentes et aux allures bien formelles, alors qu’elle aurait pu, dans ces circonstances, se contenter d’aller droit au but.

À la mode délimarienne. Voilà une chose qu’elle devrait apprendre, si elle voulait, justement, se rapprocher de Tryghild. Aller droit au but avec les délimariens, et oublier les ronds de jambe et autres formalités qui tournaient autour du pot.

Il se tut donc, d’autant plus quand il nota son embarras évident, même si assez bien masqué. Il se contenta de l’imiter, et de retourner son attention sur une corbeille de fruits. Il attrapa un grain de raisin, qu’il contempla un long moment… se sentant au final bien bête par son incapacité à le manger sans l’avoir vu goûter. Il le reposa simplement dans son assiette à côté du croissant, et se contenta de boire à petite gorgée son thé.

Quand son regard sombre se releva, il la vit entortiller une mèche de cheveux, l’air pensif. Cette même manie qu’elle avait eue toute petite, quand un souci la tracassait et qu’elle y réfléchissait attentivement. Ou quand elle réfléchissait à un moyen de les faire céder à ses demandes, caprices selon certains, quand elle les regardait d’un air déterminé et calculateur. À ce souvenir, son sourire se détendit quelque peu. S’il avait été son conseiller, il lui aurait soufflé de tenter de se défaire de cette petite habitude, qui la trahissait, sous certains aspects, bien plus qu’elle ne le devrait. Mais là encore, il se tut, ne se sentant pas en droit de pouvoir lui susurrer pareil conseil. Pas encore du moins.

Quand elle parla de ces manquements, Ilhan hocha lentement la tête, appréciateur. Il était rare de voir un empereur accepter ses possibles lacunes. C’était là un trait de sagesse selon lui. Même si, une fois encore, il serait aussi sage de ne pas trop les ébruiter devant n’importe qui.

« - Que feriez-vous à ma place ? Me voilà curieuse. »

À cette question, enfin franche et directe, le sourire d’Ilhan s’agrandit encore. Il se permit de boire une autre gorgée tout en sondant longuement l’Impératrice. Sans indécence, mais d’un regard réfléchi.

Je suis désolé de ne pouvoir répondre à cette question, Impératrice, fit-il enfin d’une voix grave et basse, aux accents profonds. Car je ne suis pas à votre place et il m’est impossible d’imaginer l’être, pour tout avouer. Je ne suis pas, et ne serai jamais, Empereur, et je ne suis pas, et ne serai jamais, femme non plus. Toutefois…

Il but une autre gorgée, cherchant comment exposer clairement ce qu’il s’apprêtait à vouloir lui faire comprendre.

Votre sagesse a bien parlé. En faire trop ruinerait tous vos efforts. Vous parliez de porter une tenue cavalière, par exemple. J’oserai vous dire oui, si cela vous correspond, si cela fait partie de vous et de vos habitudes, et si cela vous sied d’en porter une. Mais si vous songez à porter une tenue cavalière uniquement pour faire bonne mesure devant l’Intendante de Delimar, car il s’agit bien de Tryghild Svenn dont vous parlez, nommons un loup un loup…

Il appuya ses derniers mots d’un petit sourire taquin avant de reprendre son sérieux.

alors cette idée ferait partie du "trop" que vous redoutez.

Il reprit une gorgée, et posa sa tasse, sentant que le thé seul sans manger réellement à côté commençait à le rendre nauséeux.

Si vous souhaitez vraiment renouer des liens sincères et forts avec l’ancien peuple glacernois, et avec Delimar tout entier, il vous faut être vraie, sincère et honnête, et non leur mentir sur votre possible nature. Il vous faut être vous-même avant toute chose. Les glacernois ont ce don de sentir la duperie et le mensonge dans nos gestes, plus encore que dans nos mots. N’usez donc pas de leurs us et coutumes s’ils ne vous correspondent pas.

Il soupira légèrement et la sonda de son regard sombre et perçant. Certains diraient qu’en conseillant ainsi l’Impératrice, il faisait œuvre de trahison. Selon lui, il ne faisait que son devoir : à savoir son devoir diplomatique. Permettre à leurs deux peuples de se retrouver, éventuellement, ou du moins de se comprendre et de nouer des liens diplomatiques plus solides. C’était son rôle que de faciliter de tels liens, d’autant plus si cela pouvait éviter une autre guerre et d’autres impairs dramatiques.

De même, il vous sera inutile de leur offrir des formulations alambiquées de politesse. Le respect se manifeste autrement en Delimar. Par les actes plus que par les paroles. Il vous sera donc inutile de complimenter l’Intendante sur tous ses exploits, fit-il se permettant un léger sourire taquin. Je sais que ce conseil sera l’un des plus difficiles : mais les mœurs de la Cour qui font loi ici et sont une nécessité, du moins encore à l’heure actuelle, sont hors de propos et même clairement désapprouvées dans la cité de l’honneur. Si vous parvenez à garder cela en tête, à parler avec force et sincérité, sans exigence, mais sans faiblesse, tout en allant droit au but, vous gagnerez une certaine estime. Même si cela ne vous empêche pas de dire à l’Intendante que vous admirez tel acte de bravoure…

Il se permit un petit rictus amusé.

Une escorte réduite, au strict nécessaire, est toutefois une idée éclairée, Impératrice, reprit-il aussitôt, ne voulant pas s’attarder sur ces petites taquineries. Assez pour défendre votre personne. Même si au sein de Delimar, personne n’attentera à votre vie, il n’en est pas de même sur le trajet entre les deux cités. Une escorte suffisamment conséquente pour vous défendre, vous et les personnes vous accompagnant, mais pas assez nombreuse pour donner un quelconque sentiment d’agression conquérante. Quant aux présents...

Il se caressa un instant le menton, pensif. Des cadeaux diplomatiques étaient une coutume, souvent appréciée. Toutefois, en Delimar, même si le geste ne serait pas renié, il doutait que cela suffise véritablement à renouer un lien entre les deux cités. Il fallait, selon lui, bien plus que des mots ou des cadeaux pour apaiser la rancoeur de Delimar. Il fallait un geste, une action, qui montre au moins que l’Impératrice actuelle avait compris les peines et souffrances de leurs anciens alliés perdus, qu’elle comprenait leur rancoeur, leurs blessures et déceptions, et qu’elle les acceptait. Qu’elle leur montre qu’elle saurait se montrer différente de ses prédécesseurs, ne serait-ce qu’en écoutant et acceptant ce que pouvait ressentir Delimar. Pour cela il fallait un don bien plus fort, bien plus…

Un don… un sacrifice, songea-t-il soudain. Un geste aussi fort que Tryghild donnant l’épée des Svenn pour l’épée de l’Alliance. Mais… comment donc exposer l’idée qu’il entrevoyait, sans en avoir une conception plus précise, à la jeune femme devant lui. Songeur, hésitant, il posa les deux coudes sur les bras de son fauteuil, joignit les deux mains devant lui et se pencha un peu en avant. Ses obsidiennes se firent plus perçantes encore quand il reprit, presque en un murmure, tel un conteur commençant une histoire.

Il était une fois une épée d’héritage ancestral, une épée appartenant aux Loups, une épée de noble lignée, qui parcourut les générations depuis l’aube des temps. Cette épée était une lame d’honneur et de protection qui n’avait jamais fait couler le sang d’un humain ou d’un innocent. C’était une épée presque sacrée pour cette famille, une des ultimes et dernières reliques ayant survécu à tant de combat et de lutte pour la survie. Une épée dont la garde fut toutefois brisée lors de la bataille de l’Aube Rouge, une épée brisée sans l'être, symbole du haut sacrifice que ses possesseurs avaient fait en tout temps, brisés eux aussi en un sens sans l'être jamais tout à fait. Cette épée fut ensuite reforgée par une alliée, en marque du lien fort qui les unissait. Puis des fanions de multiples autres alliés furent accrochés sur sa lame. Et enfin cette épée fut sacrifiée sur l’autel de l’Alliance, scellée à jamais dans un geste de solidarité sincère et de loyauté sans faille. Cette histoire, je pense que vous la connaissez. C’est l’histoire d’Audhumla, la lame du serment. L’épée des Svenn que Tryghild n’a pas hésité à offrir à l’Alliance en symbole de leur union. Si je vous raconte cette histoire, ce n’est pas par provocation. Mais pour vous montrer ce que vous pourriez faire, si vous voulez ainsi renouer des liens forts. Voyez-vous où je tente d’en venir ?

Se disant, il pencha légèrement la tête de côté et son regard la sonda tel un maitre observant son apprenti, guettant l’éclat de compréhension dans ce regard vif et intelligent.

Si vous voulez faire un cadeau digne de ce nom, songez donc à ce que vous pourriez offrir, qui ait une telle valeur à vos yeux, qui serait un tel sacrifice pour vous. Mieux même… N’y aurait-il pas dans votre héritage Kohan un objet ancien de valeur, de vraie valeur j’entends, pas simplement pécuniaire, mais symbolique et sentimentale, que les Svenn ou les Glacernois auraient offert par le passé à votre famille et que vous auriez réussi à sauver. Un objet qui aurait été le symbole de leur loyauté à vos côtés tous ces siècles durant. Je suis persuadé qu’il existe un tel objet, ou approchant…

Persuadé était un bien grand mot, pour tout avouer. Il le soupçonnait, mais ne pouvait certifier qu’un tel objet ait pu être sauvé dans leur exil effréné.

Si oui, si vous trouvez un tel objet, alors ce peut être un beau cadeau. S’il est bien présenté, bien sûr. En un geste indiquant que vous comprenez les blessures infligées à vos anciens alliés, et que vous avez songé ne plus être digne de cet antique présent, que vous le rendez donc à ses possesseurs originels, la mort dans l’âme, mais avec l’espoir qu’un jour, si Delimar vous en juge digne, cet objet devienne à nouveau le symbole de votre nouvelle alliance, ou du nouveau lien qui vous réunirait, plus fort, plus vrai et plus sincère encore.

Puis, se redressant légèrement dans son fauteuil non sans réprimer de peu un geste de douleur, il reprit une gorgée et reposa rapidement sa tasse. Non mauvaise idée. Il serait mal venue qu'il vomisse devant l'Impératrice.

Ce serait un geste fort, se força-t-il à reprendre. Et qui pourrait être apprécié par l’Intendante, si vous savez choisir les bons mots. Les mots justes. Cela ne suffira pas pour regagner leur confiance, mais peut-être vous accorderont-ils alors le bénéfice du doute. Et le temps de leur prouver, par vos actes ensuite, que vos intentions sont vraies.

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Les saveurs du thé se déployaient sur sa langue à la façon d’une ritournelle où fraise et chlorophylle s’engageaient main dans la main en des couplets de fraîcheur et de sucre à la rondeur rythmée. Chaque gorgée était un véritable plaisir alors que la température parfaitement ajustée de la boisson lavait son esprit et sa gorge de toute fatigue et sécheresse. Ses yeux d’un bleu changeant, mais toujours empreint d’une richesse d’émotions -qu’elles soient sincères ou feintes- ne quittaient pas l’althaïen d’une seconde. Les longs cils au blond de miel, une teinte plus sombre que son opulente chevelure, cillaient à intervalle régulier alors que son sourire fugace et plaisant ne se fatiguait jamais à l’ourlet de ses lèvres pleines. Concernant cette histoire de médecin impérial, la jeune fille avait simplement secoué la main pour chasser les paroles de son invité. Il n’y avait aucune raison pour que cela dérange qui que ce soit de son côté ! Ses vœux étaient absolus et elle voulait que le meilleur soit prodigué à celui qu’elle considérait à égal mesure que sa propre famille. Plus même ! Entre Ilhan et Luna, aucun choix n’était à faire considérant sa préférence et l’inclinaison de ses faveurs. Cette auberge ainsi que sa visite, de même que le sujet qu’ils abordaient présentement, étaient autant de preuve de cet état de faits.

« - Messire… ne jouez donc pas avec le cœur d’une jeune fille ! »

S’exclama-t-elle avec un rire dans la voix à l’amorce de son refus, mais surtout à la pause parfaitement juste qu’il effectua en prétextant boire une gorgée de thé. Voilà qu’il voulait la mettre sur les charbons ardents ? C’était taquin de sa part sans être étranger à l’homme. Ilhan Avente était un homme d’esprit et par conséquent qui aimait à jouer avec les mots autant que les émotions chez ses interlocuteurs. Fronçant des sourcils en une moue réprobatrice, Victoria posa sa tasse et vint croiser les mains sur ses cuisses alors que son dos droit et ses épaules jetées en arrière révélaient une posture régalienne toute en élégance et attention courtoise. L’entendre poursuivre l’apaisa même si elle ne fut jamais réellement courroucée et elle l’écouta avec grande obligeance. Un instant, elle eut l’impression d’être à nouveau cette enfant conquise par la richesse de cette voix grave dont les accents profonds avaient toujours su la captiver. Puis l’instant d’après, il nommait l’Intendante sans détour et le petit trait d’esprit lui arracha à son tour un sourire de connivence. Osait-il faire ce genre de remarque face à la fière glacernoise ? Elle se permettait d’en douter. Profitant d’ailleurs qu’il prenne une nouvelle gorgée, Victoria glissa avec une petite lueur farouche au fond des prunelles :

« - Depuis plusieurs années, je me plais à chasser à l’oiseau de proie. Une tenue cavalière m’est donc familière autant que l’équitation et les longues chevauchées en pleine nature avec pour seule compagnie mon chien, mon fauchon et ma jument... »

Une activité qui se faisait cruellement rare depuis qu’elle était sur le trône. Elle regrettait le temps insouciant où elle pouvait à toute heure du jour et de la nuit partir chasser sur un caprice. La jeune Impératrice ne savait pas lorsqu’une occasion pareille se présenterait à nouveau et doutait d’avoir jamais plus autant de liberté… que son frère avait eut la chance d’avoir un dragon pour s’envoler loin de ses problèmes ! Une idée lui vint et ce fut si soudaine, si inattendue qu’elle eut un léger sursaut. Elle savait quoi offrir à Tryghild qui saurait la satisfaire autant que lui permettre à elle de s’amuser un peu durant son séjour à l’Océanique ! Enfin, c’était ce qu’elle espérait ardemment et rêvait déjà que les contes sur ce peuple farouche soient en partie vrais. Elle allait lui offrir le plus grand oiseau de proie qu’elle trouverait à la fauconnerie impériale et lui apprendrait à s’en servir ainsi qu’à l’entretenir ; elles allaient devoir faire une session de chasse pour cela. Une petite excursion dans ces fameuses collines qui occupaient tout le sud de Calastin, une occasion en or pour développer de nouveaux liens… en plus de s’amuser.

Victoria s’arracha bien vite à ses plans lorsque la voix profonde du Conseiller lui parvint de nouveau. Ce qu’il lui soufflait semblait tout à fait inapproprié tant les actes attendus paraissaient loin de toute logique pour la jeune fille. Comment des éloges méritées pourraient paraître déplacées !? Il fallu quelques secondes pour qu’elle comprenne la subtilité ici demandée : sincérité dans les compliments, tout en les gardant parcimonieux. L’obséquiosité que certains favorisaient à la Cour de Sélénia était donc absolument à renier dans ce cas particulier, de même la nécessité de rester humble tout en ayant la tête haute s’avéraient primordiale. Pour cela ; ce ne serait pas trop difficile vu la différence de taille entre elle et la majorité des habitants qu’elle croiserait là-bas ! Par les Sept, elle allait devoir prendre un escabeau à moins de se faire un torticolis. Un fin sourire amusé lui vint à cette pensée sotte et elle soupira en silence tandis qu’elle récupérait sa tasse pour en boire une autre gorgée savoureuse. De la franchise était un principe attendu, voilà un autre exercice qui allait lui être délicat. Non pas qu’elle soit une menteuse avérée, mais tout comme l’homme qui lui faisait face ; la jeune fille avait appris depuis longtemps que les demies vérités étaient encore le meilleur moyen de se protéger.

« - J’entends vos conseils et sans surprise aucune, ils me sont tous d’une grande aide. »

Ce fut un compliment sincère, glissé d’une voix douce tandis qu’Ilhan réfléchissait à quel genre de cadeau pourrait plaire à l’Intendante sans créer un impaire diplomatique. Victoria, de son côté, se disait déjà qu’un aigle conviendrait, mais qui ne sera certainement pas suffisant en des termes plus concrets. Battant de ses longs cils en remarquant le changement de position chez son interlocuteur, l’Impératrice se redressa à son tour et l’observa avec une curiosité toute dosée, sans excès ou vulgarité. Elle connaissait cette posture et ce timbre plus lent, bien que tout aussi riche. C’était l’heure d’une histoire. Avec un fin sourire, elle s’installa elle aussi plus confortablement dans son assise et écouta avec grande attention. A mesure que le récit avancait, Victoria se souvenait de cette épée et du symbolisme qu’elle revêtait aux yeux des signataires de l’Alliance. Elle hocha doucement la tête et fronça délicatement les sourcils en une intense réflexion. Les secondes, puis les minutes s’égrenèrent et plusieurs fois elle manqua de prendre la parole seulement pour se rétracter à la dernière seconde. Quelques idées lui étaient venues, mais elle les chassait presque aussitôt avec une petite moue désapprobatrice. Finalement, elle secoua la tête de droite et de gauche, aussi déçue que contrariée.

« - Je n’ai rien de la sorte dans mon héritage, fort malheureusement ! Les Svenn ne sont et ne furent jamais expansifs en terme de témoignage d’affection je le crains. Du moins, point de façon matérielle. Leur indéfectible probité fut et sera toujours l’unique preuve de leur loyauté à l’égard de ma famille et ça, jusqu’à la guerre d’indépendance. Dire que nous la prîmes pour acquis et en abusâmes serait en deçà de la vérité… La couronne fut odieuse à l’égard de ce peuple en bien des aspects. Leur patience et leur fidélité sont admirables, mais de vous à moi j’aurais encore préféré qu’ils se rebellent avant d’en arriver à subir de tels abus de notre part. J’ai honte, lorsque j’y repense, d’être associée à des hommes qui n’eurent aucun scrupule à piétiner un tel dévouement... »

Elle s’interrompit avec une légère rougeur sur les pommettes, autant par la ferveur de ses paroles que la réalisation de leur teneur. Elle ne s’excusa pas, car elle était Impératrice, mais se fit encore un moment songeuse pour s’offrir le temps nécessaire et se recomposer une posture plus digne. Lorsqu’elle prit de nouveau la parole, ce fut d’une voix allongée et pensive :

« - Je crois me souvenir que jadis un seigneur Svenn aura offert à une lointaine Impératrice le gage de son amour courtois, mais cette preuve n’aura pas survécu aux siècles et aux guerres qui se succédèrent. De plus, je trouverai déplacé de remettre à l’Intendante un tel objet. Non, je vais devoir songer à quelque chose d’autre et d’une signification bien plus forte pour compenser l’absence de tout bien physique. »

Victoria préférait laisser ce genre de romance et de déviance à sa demie-sœur Luna. Un tel présent ne saurait que l’embarrasser et mettrait l’Intendante dans une situation tout aussi délicate et ridicule considérant la teneur de leur rencontre. Toutefois l’Impératrice commençait à avoir une idée derrière la tête, mais n’osait pas s’y pencher de trop près de peur qu’elle s’esquive et ne lui revienne plus. Alors elle la laissa germer et se consolider, intriguée et légèrement fébrile quant aux conséquences qu’un tel « présent » créerait pour un parti comme pour l’autre. Son coeur palpita alors que ce fut à son tour de se pencher légèrement vers Ilhan et de lui offrir l’ardeur d’un regard jeune, plein de fougue et de volonté farouche tandis qu’elle annonçait avec un aplombs vaillant :

« - En ce qui concerne l’estime que Délimar devra nous rendre un jour, je pense que la seule preuve sera l’acceptation d’un retour aux amitiés qui unissaient jadis nos peuples. Je rêve que, un jour, sur les verdoyantes collines de Calastin, les fils de l’ancienne Glacern et les fils de l’ancienne Gloria pourront s’asseoir ensemble à la table de la fraternité. Je rêve que, un jour, l’Empire lui-même, tout brûlant des feux de l’orgueil, tout brûlant des feux de l’oppression, se transformera en oasis de liberté et de justice enfin rendues à ce peuple. Je rêve que, un jour, même en Sélénia où les rancœurs sont vicieuses, où les nobles ont la bouche pleine des mots « trahison » et « corruption », un jour, justement en Sélénia, les petits garçons et les petites filles gloriennes, les petits garçons et les petites filles glacernoises, pourront tous se prendre par la main comme frères et sœurs. Telle est mon espérance, Sir Avente. Telle est la foi que je remporterai dans le Sud quand viendra ma visite en Délimar et Caladon. »

Presque fiévreuse sur ses dernières paroles, l’Impératrice se redressa et vint passer une main distraite dans ses mèches blondes, remettant en place quelques boucles indisciplinées. Le silence revint, couverture de velours sur les braises de sa passion candide. Victoria avait été éduquée pour devenir la mère du peuple et comme tel la jeune fille ne voulait pas voir ses enfants se disputer et se faire du mal. Elle rêvait d’une époque de paix où chacun panserait ses plaies et consacrerait son temps, son esprit et ses richesses à développer le confort et la merveille de son territoire, de son peuple. Les guerres, a contrario, saignaient et gangrenaient autant l’esprit que les volontés, rendant toutes choses laides et crues.

« - N’avons-nous pas déjà que trop perdu pour poursuivre ainsi sur une telle voie ? »

Se murmura-t-elle avec langueur tandis qu’elle observait une parcelle de ciel depuis la fenêtre de leur salon. Quand elle eut la force de s’arracher à sa mélancolie, elle revint sur Ilhan et lui offrit un léger sourire incertain, partagée qu’elle fut entre la résignation et l’espoir. Elle avait cruellement conscience que ses paroles et ses désirs se confronteraient à des oreilles sourdes et un mur de préjugés fermement encastré dans les esprits, mais elle voulait y croire quitte à risquer sa couronne et sa place. Si par son sacrifice elle mettait enfin Sélénia et tout son peuple dans les bonnes ornières alors… et bien oui : alors elle partirait la tête haute, satisfaite de ses actes et de ses prises de danger. Toutefois, ils n’en étaient pas encore là et il existait mille façons d’obtenir gain de cause.

« - Vous semblez pâle. »

La remarque fut douce bien qu’inquiète.

« - Oh, je sais ! »

Elle claqua dans ses mains, le visage à nouveau illuminé de joie et d’impatience.

« - J’ai une surprise pour vous… enfin, plusieurs en vérité dont l’une est encore dans le coffre de mon carrosse. En ce qui concerne la seconde, il nous faudra sortir hors de Sélénia et entrer dans sa campagne proche. Vous sentez-vous d’effectuer une petite sortie ? Je suis certaine que l’air plus frais et le parfum des champs fera le plus grand bien à votre état. »

Enjouée, les yeux pétillants, elle attendit une réponse qu’elle espérait positive. A présent que le nœud du problème était écarté et qu’elle avait obtenue ce qu’elle voulait de son mentor, il était temps de le récompenser pour ses conseils et toute l’aide qu’il lui avait jadis apporté. Une aide qu’il continuait de lui prodiguer dans le secret de sa toile d’ailleurs.

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Ilhan hocha la tête aux réponses qu’elle lui offrit, son attention tout entière accordée à la jeune princesse, dont il détaillait les traits tout en l’écoutant avec réel intérêt. Il ne pouvait se défaire de l’insidieuse sensation que l’enfant avait bien mûri et que la femme en elle éclosait avec tous les éclats d’une fleur sortant de son bourgeon. Une femme comme il aurait pu en aimer, si tant est qu’il ne l’eût pas considérée comme sa filleule, comme sa presque fille, comme l’enfant qu’il n’avait jamais eu la joie de connaître. Une femme à l’esprit vif, acéré, à l’ambition certes potentiellement dévorante, mais contrebalancée par un altruisme naissant envers un peuple souffrant. Une femme qui ne demandait qu’à être guidée sur les âpres sentiers qui l’attendaient. Une femme qui pourrait devenir la digne succetrice de son père… ou de son géniteur, et les dépasser plus encore. Une femme qui pouvait balancer dans les pires travers de l’un sous les conseils d’un chuchoteur malavisé ou pire malveillant, ou qui pouvait devenir une grande impératrice comme il en avait toujours rêvé si les chuchotis se révélaient de bon aloi et bienveillants.

Lorsqu’elle parla de chasse et de faucon, Ilhan sourit légèrement, s’imaginant la jeune impératrice en telle tenue et en telle activité. Lui-même était peu porté sur la chose, même s’il avait déjà dû, de par son rôle, assister à de telles chasses. Maintenant, il réalisait qu’en un tel archipel, si rude et si sauvage, cette compétence n’aurait pas été à renier. Mais il était trop tard pour qu’il se penche sur la question. Mort allait bientôt frapper à sa porte, inutile de se perdre en de tels sujets. Il nota en tout cas cet atout indéniable et plus qu’intéressant, inattendu aussi en un certain sens, que la jeune impératrice possédait. Un atout qui lui ferait un petit point commun avec l’Intendante. Un terrain sur lequel elles pourraient se trouver en tout cas. Il hocha donc la tête, avec un certain caractère solennel, comme pour appuyer ces suggestions.

Il sourit au compliment et la remercia d’un simple signe de tête. En d’autres temps, s’il avait été encore son conseiller, il aurait répondu une banalité qui aurait surenchéri ce compliment en le renvoyant à l’impératrice, comme tout courtisan en avait l’habitude. Mais il n’était plus courtisan. Et devait avouer ne plus en avoir l’habitude et ne pas être sûr de vouloir la reprendre. Il représentait Delimar dès lors, et s’il se devait de garder masque poli et mœurs de circonstances, cela ne l’empêchait pas de marquer quelques délicates différences plus typiques du peuple noble et fier qu’il représentait. À savoir sobriété sans l’apanage d’éclatantes paroles inutilement mielleuses.

Quand vint la réponse à son idée de cadeau, il ne fut guère étonné. Un brin déçu. Mais cela était encore une fois plus que caractéristique du peuple glacernois, peu porté sur les biens matériels. Si ce n’est peut-être des armes symboliques. Leur marque d’affection était dans leur loyauté sans faille, en effet. La cité de l’honneur ne portait pas ce nom pour rien. Il ne répondit d’abord rien quand elle parla du seul potentiel cadeau des Svenn, mais qu’elle se refusait de considérer, ce qu’il avisa effectivement judicieux, le lui indiquant simplement d’un hochement de tête. Il écouta ensuite sa fougue juvénile s’enflammer dans un discours sur un avenir unifiant de nouveau le peuple humain et ne put que sourire plus sincèrement encore à ces mots. C’était là un rêve qu’il partageait, il ne pouvait le nier. Un rêve qui était l’essence même de sa Toile pour tout avouer. Même s’il se garderait bien d’énoncer de vive voix cette vérité tissée dans l’ombre.

Il laissa le silence qui suivit cette éloquente diatribe planer entre eux, telle une douce révérence et une muette prière pour ce vœu pieux. Il pria en son coeur les Sept, et même les Huit, que ce vœu voie le jour. Quand bien même il ne serait sans doute plus de ce monde pour avoir la joie de cette réalisation utopique.

Oui, utopique. Plus le temps passait, et plus il en était venu à considérer que ce rêve n’était qu’une folle utopie. Et pourtant, fou qu’il était lui aussi, il n’avait pas abandonné ce rêve pour autant. Il tut donc ses pensées un brin amères, de peur de casser la belle envolée de la jeune femme, et de rompre ces espoirs glorieux pour le peuple humain. Elle était encore trop jeune pour qu’il l’entache de son cynisme patenté.

« - N’avons-nous pas déjà que trop perdu pour poursuivre ainsi sur une telle voie ? »

Il ne put là encore que hocher la tête, en total accord avec cette question, somme toute rhétorique. Et quand elle passa soudain à un autre sujet, claquant des mains telle une enfant excitée, il baissa légèrement les yeux et sourit plus largement encore, peinant à cacher l’affection paternelle qui soudain le tiraillait. Au mot "surprise", il releva les yeux et tenta de chasser toute affection déplacée de son rictus, pour lui redonner cette coloration de circonstances.

Une sortie en votre compagnie ne pourra que me faire le plus grand bien, Impératrice. Ce serait un grand honneur qui comblerait mon coeur de joie.

Non, là encore, aucune flatterie éhontée. Il pensait chaque mot et ses yeux parlaient pour lui. Ce disant, il se leva doucement, s’appuyant un peu plus que d’ordinaire sur l’accoudoir pour soutenir la douleur lancinante qui irradiait légèrement à ce mouvement.

Mais une toute dernière chose, si je puis me permettre, Votre Majesté, ajouta-t-il alors qu’ils étaient presque arrivés à la porte.

Il se tourna alors vers elle et la sonda de ses yeux sombres et perçants, tentant de lui transmettre toute sa conviction, même si parfois vacillante, et toute sa détermination, bien enracinée elle par contre. S’il avait été encore un conseiller impérial et elle une princesse de la Cour, s’ils avaient été encore si proches, il se serait permis de lui prendre les mains, tel un père prenant les mains de son enfant, pour lui enjoindre l’importance de ces derniers conseils. Mais il était conseiller de Delimar, et elle était Impératrice de Sélénia. Le geste aurait pris bien trop les apprêts d’une familiarité qu’il leur était difficile de conserver. Quand bien même leur coeur le leur criait.

La honte des erreurs de vos prédécesseurs ne vous incombe pas, Votre Majesté. Vous pouvez les déplorer et marquer votre regret à ce sujet, mais aucun remords ne doit vous affliger. À moins que vous leur ayez soufflé ces décisions, ce dont je doute fortement, fit-il avec un sourire légèrement teinté de taquinerie typique de l’althaïen, personne ne peut vous reprocher ces erreurs. Par contre de vouloir rectifier le tir et de vouloir renouer avec vos anciens alliés, là oui, cela est de votre ressort. Et tant que vous ferez tout ce qu’il vous est possible de faire, impérialement parlant, en ce sens, alors vous pourrez peut-être, un jour, chasser ces regrets et les considérer comme un passé révolu. Et ce, quelles qu'en soient les conclusions.

Il hésita un court instant à ajouter ce que lui murmurait sans cesse son esprit, que le Tisseur avait si souvent soufflé dans les alcôves du pouvoir, et qu’il soufflait encore dans les limbes de son coeur. Mais la fougue qu’elle lui avait offerte, dépourvue de tout calcul et de toute fourberie, dépourvue de tous ces attraits fabusiens qu’il avait tant haïs, et qu’il aurait pu redouter retrouver en elle, le conforta dans l’idée qu’il pouvait se le permettre. Cela ne pourrait d’ailleurs que la renforcer dans la croyance qu’ils oeuvraient, tous deux, dans le même but.

Il y avait un rêve, qui s’appelait Calastin, souffla-t-il alors, presque en un murmure à peine audible.

Et pourtant ces simples mots résonnèrent en écho entre eux, comme si la simple force de ce rêve avait pu leur donner plus d’amplitude, une harmonie plus puissante.

Sans doute ne pourrais-je jamais avoir la joie de voir ce rêve se réaliser, mais je suis heureux d’entendre que d’autres nourrissent le même et que je pourrais mourir en paix, dans l’espoir qu’il pourra éclore un jour dans toute sa gloire et sa beauté.

Puis, ouvrant lui-même la porte, il lui offrit une discrète révérence et l’invita à passer devant lui, en galant homme qu’il était.

Votre Majesté, votre humble invité suivra l’écho de vos pas.

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Victoria le guettait l’air de rien, au couvert de ses longs cils couleur de miel, aussi lorsqu’il releva la tête à la mention de sa surprise elle en fut d’autant plus impatiente que ravie, car elle savait que les deux lui feraient grand plaisir, voire créeraient un émois qui fissurerait pour de bon ce masque de politesse impeccable. Elle voulait lui montrer combien elle l’affectionnait, mais par dessus tout elle voulait récompenser son aide et son soutient malgré tous ces voiles de secrets qui entouraient chacun de ses actes à son égard. Elle n’était pas dupe et elle s’était promise de toujours rembourser l’aide et la générosité qu’on lui donnait de bon cœur... avec les intérêts. La jeune Impératrice se leva donc, accompagnée du tintement des coquillages dans ses cheveux, du froissement de sa robe rose décorées de ses lilas opalins, puis elle s’avança jusqu’à la porte. Cette fois cependant elle le surveilla avec une pointe d’inquiétude, car à le voir si péniblement se mettre debout elle se questionnait sur la pertinence de leur sortie. Ne serait-il pas mieux qu’il se repose au calme ? Elle hésita, puis repoussa fermement cette option. Non, l’air de la campagne avait toujours été bénéfique aux malades, de plus son carrosse était d’un confort tel que les cahots de la route se sentiraient à peine. S’enfermer et s’oublier dans une chambre avec un air vicié et peu de lumière n’étaient certainement pas conseillé, surtout en plein cœur de Sélénia et par un été aussi aride.

Elle s’arrêta toutefois lorsque la voix douce et chaude d’Ilhan lui caressa les oreilles. Attentive, elle leva un regard limpide et confiant vers l’homme qui se tenait à seulement quelques pas d’elle. Son visage, à la peau veloutée comme une pêche, s’exonérait de la moindre imperfection. Ses lèvres pulpeuses s’entrouvraient sur un souffle calme, encore parfumé du thé et des brioches. L’adolescente attendit en silence, se noyant dans les yeux sombres du Conseiller Délimarien, buvant la détermination qui en irradiait et qui la fit frémir tant ce qu’il s’apprêtait à dire semblait solennel. Les premiers mots la frappèrent de plein fouet et elle blêmit légèrement avant de se fendre d’un sourire frêle à la petite taquinerie qui, fort heureusement, allégea le poids de ses propos. Ses fines épaules s’étaient crispées, tout comme les phalanges qui serraient le devant de sa robe et froissaient le tissus soyeux d’un petit tremblement sous l’émois qui ne se lisait pourtant pas sur son minois. Elle contrôlait ses émotions, du moins elle apprenait de mieux en mieux à le faire. La gorge serrée, elle hocha doucement du chef et entrouvrit la bouche pour souffler une réponse quand l’althaïen la prit une fois de plus de court. ‘Il y avait un rêve qui s’appelait Calastin’, disait-il et elle sentit un frisson couler le long de son dos. Ses yeux bleus pétillèrent doucement et ses joues retrouvèrent une carnation exquise alors qu’elle papillonnait de ses longs cils pour chasser discrètement les prémices de larmes qui embuèrent sa vision l’espace de quelques secondes.

« - Ne dites pas de sottises, mon oncle. Vous serez à mes côtés lorsque ce rêve se réalisera. Dussé-je vous tirer des doigts de Mort moi-même. Vous méritez de voir Calastin en une paix durable ! Peut-être plus que nous tous réunis. »

Une chose était certaine toutefois : elle n’aima pas la fatalité qu’elle entendit dans la voix du dauphin. Pensait-il que sa maladie lui serait fatale ? Le lui avait-on affirmé quelque part ? Un secret des almaréens peut-être !? Un élan de panique glaça le sang de l’Impératrice sans que ce soit lisible sur son visage autrement que par une légère pâleur. N’existait-il pas un Baptistrel pour empêcher que ce sort funeste ne s’abattre sur l’un des plus grands esprits qu’est connu ce monde !? Victoria se sentit frustrée en sachant parfaitement bien la réponse : il y en aurait si seulement la Trame n’avait pas décidé de jouer les pucelles effarouchées dès l’instant où le Puits des Esprits avait fais des siennes. Les chantenoms ne s’aventureraient jamais à une telle expérience en pareilles circonstances ! Sa colère se tourna alors un instant -et de façon tout à fait irrationnelle- vers Ipsë Rosea et les mages qui s’y agglutinaient comme une ruche de bourdons stériles. Que faisaient-ils ceux là aussi !? Devait-elle traquer tous les spirites du Raton-Laveurs de l’Empire voire de l’Archipel pour obtenir un résultat satisfaisant !? Toutes ces pensées fusaient dans la tête couronnée à une allure effarante si bien que lorsqu’Ilhan ouvrit la porte à peine quelques secondes après avoir involontairement lancé ce conflit interne chez son ancienne pupille, cette dernière cilla au bruit du bois grinçant sur ses gonds et regarda autour d’elle avec stupeur.

« - Très bien. »

Une réponse automatique, presque distraite alors qu’elle lui lançait un regard en coin, soucieuse et contrariée. Elle ne pouvait pas lui imposer des soins quand bien même en brûlait-elle. Il était homme d’intelligence et avait sûrement déjà ratissé toutes les options possibles et inimaginables. S’était-il résigné à son sort ? Certainement. Venait-il régler ses affaires et mettre en ordre sa vie avant son dernier grand voyage ? Possible. Une vive peine serra le cœur de Victoria tandis qu’elle descendait le couloir vers la salle principale de l’auberge. Il refusait de lui parler d’une chose aussi personnelle, mais avait su distiller suffisamment d’indices pour qu’elle le sache par ses propres déductions… était-ce finalement des adieux alors ? Ne se reverraient-ils donc jamais après cela ? Légèrement confuse, perdue dans ses pensées, elle laissa l’un de ses gardes draper ses épaules de la cape blanche et fine, puis couvrir sa tête de son ample capuche. Tout le personnel de la ‘Mésange Rieuse’ était prosterné devant l’Impératrice, guettant le moindre de ses mots. Consicente des regards qui pesaient sur elle, Victoria s’ébroua de son choc et observa le couple qui gérait ce lieu somptueux et se fendit d’un sourire capable de faire fondre une congère tant il irradiait de chaleur et de bienveillance.

« - Cette escale fut des plus plaisantes. Soyez remerciés pour vos efforts et fiers pour les fruits qu’ils engendrent. Ce lieu perdure et surpasse même les attentes que la Couronne y place.  Nous ne vous oublierons pas et continuerons d’étendre nos louanges à nos invités. »

Elle le pensait. Cette auberge sentait la cire, le propre et le personnel était aussi discret qu’efficace. La nourriture était d’une qualité frôlant celle du Palais même et le thé avait été exquis. La décoration suivait habilement les saisons, alliant champêtre et raffinement. Victoria n’avait pas visité les chambres, mais elle ne doutait pas que le coton et le lin se disputaient à la laine et la soie lorsque les températures variaient. Des pierres chaudes devaient être glissées dans les lits en hiver et des glyphes de vents froids activés en été pour garder la température au plus confortable. Elle n’avait ainsi aucune raison de fustiger les gérants ou le personnel. Elle coula un regard vers Ilhan, cherchant à savoir s’il y avait quoi que ce soit à ajouter, puis lorsqu’il fut évident qu’ils en avaient fini elle tourna les talons et marcha vers la sortie. Le soleil s’était levé depuis qu’elle était entrée, il cuisait désormais les toits et les rues avec force, promettant une autre journée de grande chaleur. Heureuse d’être à l’ombre de sa capuche, ils n’eurent pas long à attendre avant que le carrosse ne se présente. Les valets ouvrirent la portière et tirèrent le marche-pieds. Victoria fut la première à monter et s’installa dans le sens de la marche aux côtés d’un coffre de fer lourdement glyphé de protections en tout genre. Elle attendit que l’althaïen la rejoigne et ne s’installe face à elle pour commencer à lever un à un les différents verrous magiques.

Lorsque le dernier petit mécanisme se délia dans son tintement caractéristique, le sourire qu’avait retrouvé la jeune Impératrice s’accentua davantage encore. D’une main, elle souleva le couvercle plat et de l’autre plongea dans l’intérieur soyeux du coffre. Ce que la jeune fille en sortit fut un vieux et lourd grimoire à la couverture de cuir usé et aux pages racornies par le temps. Ces dernières semblaient si fragiles qu’elles semblaient menacer tout lecteur imprudent de s’effriter au moindre écart lors de leur manipulation. Une douce magie vibrait toutefois entre les feuillets jaunis et la boucle d’argent qui le fermait, patinée par le temps et les innombrables utilisations, possédait cette délicatesse elfique inimitable. Victoria le posa sur ses cuisses alors que le carrosse s’ébranlait au pas, que le claquement des sabots sur la route pavée rythmait le silence qu’elle conservait et savourait même tant elle était heureuse, mais surtout fière de ce qu’elle tenait entre les mains. Elle observa Ilhan et fut certaine qu’il savait déjà de quoi il s’agissait. Il était un homme de lettre, un érudit et un althaïen par dessus tout ! Forcément qu’il saurait reconnaître le Conscientia si jamais il venait à le croiser et peut-être l’avait-il déjà vu par le passé. Le contraire l'étonnerait en tout cas. N’y tenant plus, elle ouvrit les pages qui semblaient tout d’abord vierges de toute écriture, effleura la fibre délicate du bout des doigts et cru sentir la conscience magique s’ébrouer et frémir sous ses pulpes.

« - Il m’a été offert lors de mon couronnement. Je crois savoir que les trois peuples possèdent à nouveau chacun son exemplaire, comme il le fut décidé lors de leur création. »

Elle le referma avec beaucoup de douceur et le tendit à l’althaïen avec un sourire complice. Elle n'en faisait qu'à sa tête, encore une fois. Elle en avait conscience et cela l'amusait, l'autre serait trop poli pour refuser longtemps surtout si elle ne lui en laissait pas l'occasion.

« - J’aimerai vous le prêter pour le temps de votre visite. Peut-être trouverez vous dans ses pages des savoirs althaïens perdus. Votre peuple et celui des elfes étaient si proche jadis ! Je suis convaincue que bien des choses à leur propos y sont consignées. »

Elle garda une main sur la couverture et souffla pour l’ouvrage :

« - J’autorise Ilhan Avente a te consulter, Conscientia. Offre lui toutes les réponses qu’il désire. »

Sa main se rétracta en une longue caresse sur le vieux cuir et elle s’installa plus confortablement dans son assise après avoir fermé le coffre. Sa tête se tourna vers la fenêtre dont le rideau opaque offrait une pénombre confortable à l’intérieur sans occulter le paysage extérieur. Ils roulaient sur la grande avenue pour sortir de la capitale et s’engageraient ensuite sur la route qui menait aux abords proches et encore baignés dans l’abondance et la richesse de Sélénia. Silencieuse, la jeune fille se perdit à nouveau dans ses pensées durant de longues minutes avant qu’elle ne regarde à nouveau Ilhan et ne décide de venir s’installer à côté de lui. Elle s’en fichait des convenances, car ici personne ne les verrait. Elle regarda l’ouvrage pour éviter un possible regard de reproche d’Ilhan et réclama d’une voix douce, mais qui ne souffrait pas de refus :

« - Contez moi une histoire le temps que nous arrivions. Comme vous en aviez l’habitude jadis. »

Il avait le choix : les contes althaïens ou alors une narration cachée dans le Conscientia. Les deux lui allaient parfaitement tant qu’elle retrouvait la nostalgie de ces moments perdus et oubliés.

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Avait-il été trop dur ou trop abrupt dans ses propos au sujet des tords passés commis par les Kohan ? se demanda-t-il, quand il la vit se crisper légèrement. Oh, c’était un infime mouvement, à peine perceptible. Et même lui, pourtant habitué à surveiller et décrypter ces petits signes de prime abord anodins, mais si parlants, il avait bien failli les manquer. Signe que, malgré son âge peu avancé, la jeune femme en face de lui avait bien grandi, bien mûri, et surtout beaucoup appris. Un contact quotidien avec la Cour avait su forger un masque, même si encore perfectible, sur ce beau visage. Pour le meilleur… ou pour le pire. Pour le meilleur, si l’on considérait que ce serait là son ultime rempart contre tous les affronts et toutes les traitrises qu’elle pourrait essuyer… Et pour le pire, quand on savait combien ce masque altérait votre personnalité profonde et étouffait votre âme. Il pouvait en parler d’expérience, malheureusement. Il ne pouvait toutefois qu’apprécier cette évolution, car cela était le signe qu’elle pourrait survivre et se frayer un chemin dans ce monde fourbe et corrompu qu’était la Cour sélénienne.

Il n’en fut pas moins affecté de l’avoir potentiellement blessée. Même s’il ne regrettait aucunement ses paroles, ne serait-ce que parce qu’elles lui semblaient nécessaires, il n’avait voulu pour rien au monde ternir ce petit moment, peut-être le dernier en sa présence, par des mots malheureux. Il fut soulagé alors de voir cet émoi néfaste chasser, balayer, par une simple phrase.

Il y avait un rêve, qui s’appelait Calastin.

Quelques mots à peine, qui incarnaient pourtant si bien son combat acharné dans l’ombre. Il fut heureux également de voir un autre émoi naître en elle, ce pétillement, prémisse d’espoir peut-être, qui lui faisait croire, vieux fou qu’il était peut-être ?, que ce rêve était bel et bien partagé. Il doutait toutefois de le voir se réaliser. Il ne put que sourire face à tant de candeur et de détermination quand elle lui répondit le tirer de Mort. Mais… non, selon lui, Calastin ne se construirait pas en quelques années, ni même en quelques décennies. Il serait mort bien avant que paix ne soit enfin l’étendard des Hommes, il en était certain. Et bien d’autres mourraient après lui aussi, avant que cette utopie ne puisse s’épanouir. Si tant est que ce fût réellement possible d’ailleurs, enfants belliqueux qu’ils étaient.

Il préféra toutefois ne pas répondre et se contenta d’un léger sourire, teinté de nostalgie, si typique de la Romantique, et de paix mélancolique. Un sourire, défait de son rictus énigmatique habituel, qui parlait pour lui bien plus que des mots ne l’auraient fait. Non, sans doute pas, il ne le verrait jamais. Mais peut-être lui confiait-il alors la responsabilité de tracer le chemin vers cette chimère.

Il la suivit alors quand enfin elle sortit, la sentant songeuse et en proie à des pensées bien… sombres ? Mélancoliques ? Avait-elle compris son message à demi-silence ? Tous ses non-dits, qui le caractérisaient tant ? Avait-elle compris que ce serait peut-être là leur dernier adieu ? Elle était jeune femme fort intelligente. Assurément, au moins en nourrissait-elle le doute. Il était également certain qu’elle aurait la délicatesse de ne pas soulever la question de façon outrageuse. Il laissa donc un silence calme les envelopper de son long manteau apaisant, tout en remerciant d'un geste le domestique qui l’aida à mettre sa propre cape d’un blanc immaculé. Il sourit aux compliments que l’impératrice offrit à ses sujets, et les appuya lui-même d’un simple hochement de tête, presque solennel, vers les aubergistes qui le traitaient effectivement si bien, tel dans un palace digne des plus hautes noblesses.

Il monta ensuite dans la calèche, appréciant l’aide, discrète, d’un des domestiques, puis s’installa en face de l’impératrice, toujours dans un silence courtois et paisible. Mais dès qu’il vit ce qu’elle sortit de la malle, son regard sombre ne put que briller d’une soudaine curiosité, teintée d’un réel ravissement. Il sentit son coeur battre chamade quand il reconnut le vieux grimoire. Par les Sept, quelle merveille elle avait en sa possession ! Le rêve de tout érudit, son rêve à lui en tout cas ! Mais pourquoi lui sortait-elle cet ouvrage si précieux ici ?

Il leva alors, avec force difficulté, ses orbes de jais embués d’extase admirative et de questionnements interloqués, sur la jeune impératrice.

C’est une bonne chose que cette merveille historique puisse enfin retrouver son œuvre première : la connaissance partagée entre les trois peuples, sans distinction aucune, répondit-il alors en hochant la tête.

Puis, lorsqu’elle lui tendit, il eut un mouvement d’hésitation. Il ne put toutefois le refuser, car déjà elle lui imposait presque et venait de donner son autorisation formelle au livre pour qu’il puisse le consulter. Pour une fois muet de surprise, il la regarda longuement, ses yeux s’illuminant d’une joie indicible et d’une vive chaleur. Puis, sentant l’émotion monter en lui et manquer le faire fléchir dans ses élans paternels envers celle qui avait été sa presque fille il fut un temps, il baissa la tête, espérant masquer les larmes traitresses qui menaçaient de couler et les fissures de son masque d’ordinaire si bien apprêté.

Il dut inspirer profondément pour parvenir à garder un semblant de contrôle, avant de relever la tête, avec douceur, vers Victoria. Il l’observa, laissant un tant soit peu son émoi, sa joie, sa fierté aussi envers elle, transparaitre un peu dans ses traits, soudain bien plus chaleureux. Oui, il lui offrait presque en cet instant le visage, le sourire, le regard qu’un père aurait pour sa fille, réalisa-t-il soudain. Et aussi brusquement que cette constatation s'imposait à lui, sa pudeur, et la retenue que son rang imposait face à l’impératrice du royaume sélénien, muselèrent son élan. Il baissa de nouveau les yeux. Et se permit une légère caresse, presque volatile, sur le vieux cuir tanné, comme ayant peur de le souiller par un contact trop appuyé.

C’est un immense honneur que vous m’accordez là, Impératrice. J’en suis… outrageusement touché, admit-il en un souffle, à peine audible.

Il ne dit mot quand elle vint s’installer près d’elle. Visiblement, cette rencontre serait sous le sceau des inconvenances de bout en bout. Soit, puisqu’elle en décidait ainsi. Pourvu toutefois, que les médisants ne les voient pas trop ainsi… Peut-être devrait-il souffler à ses araignées d’étouffer toute mauvaise rumeur qui pourrait courir à ce sujet, si jamais un sujet mal intentionné en venait à dénoncer le comportement étrange de leur impératrice… quitte à user de ses papillons pour faire courir d’autres rumeurs dont l’intérêt viendrait à chasser les autres inopportunes…

À l’ordre, bien que demandé avec chaleur, Ilhan hocha la tête, n’osant relever les yeux de l’ouvrage. N’osant affronter de nouveau cette jeune femme qui faisait naître tant d’émotions dans son vieux coeur bientôt silencieux.

Il ouvrit donc le livre, d’un geste empreint de révérence solennelle et de respect captivé. Puis souffla au livre de lui révéler un conte perdu des Cent et une lunes de sa bien-aimée Althaïa. Il ne cacha pas la flamme nostalgique qui teinta ses accents. Il semblait que ce moment soit scellé par l’émotion partagée. Peut-être devaient-ils tous deux se laisser porter, tout simplement, par ce flux qui les faisait voguer vers une exaltation des sentiments.

Il était une fois, commença-t-il, ses inflexions althaïennes chantant presque tel un conteur charmant son public, un paysan qui se maria fort jeune. Son début de mariage était plutôt heureux, mais il sentit sa femme devenir distante peu à peu. Un soir, il rentra plus tôt de ses travaux de champs et surprit sa femme le trompant.

Soudain gêné par ce conte-là, entre tous, qu’il ne connaissait pas et dont il redoutait soudain la fin, Ilhan se racla la gorge. Mais il décida de poursuivre sa lecture. Après tout, cela faisait partie d’un des contes des cent et une lunes…

Il la surprit avec son amant, et s’apprêtait à protester avec véhémence, mais sa femme fut plus rapide et lui donna un coup de bâton avec violence. Ce simple coup le transforma en immense chien noir. De colère, la femme le chassa sans un regard. Sous ses cris, le chien s'enfuit. Il trouva refuge chez un autre paysan dont il se mit à garder les bœufs à chaque instant. Il fut si efficace, chassant tout danger de ce bétail si précieux, que le paysan prit l'habitude d'aller se divertir au village pendant que le chien montait la garde sans faillir, et ne manqua pas de se montrer envers son chien fort élogieux. Ceci déplut au seigneur, qui paria alors avec le paysan : il parviendrait à lui voler un taureau, et ce sur-le-champ ! Mais quand il arriva, le chien se jeta sur lui et fit gagner à son maître le pari.

Il releva un rapide regard vers la jeune impératrice à ses côtés, essayant d’aviser si ce conte lui plaisait. Puis reprit rapidement sa lecture.

À l'automne, le chien supposé décida de rentrer chez lui, pour retrouver sa femme dont il était toujours si épris. Mais à peine sa femme le vit-elle, qu’elle le frappa à nouveau de son bâton et le transforma cette fois en oiseau, qui dut fuir à tire d’ailes. L’oiseau s’envola loin, très loin, mais bien vite le froid arriva, et de son rude manteau l’enveloppa. L’oiseau se laissa alors volontairement prendre au piège par des enfants, espérant trouver un refuge, ne serait-ce qu’un instant. Les enfants furent touchés par cet animal blessé et le ramenèrent à leur père, alors guérisseur avéré. Ce dernier aussitôt comprit ce qu’il en était, que ce petit oiseau se révélait humain en fait. Il lui donna alors doucement un coup de son sceptre. L’oiseau redevenu homme le remercia et toute son histoire lui conta. Le guérisseur lui offrit alors son propre bâton et lui conseilla de s’en servir sur sa femme. "Mais qu’adviendra-t-il d’elle ?" s’alarma l’ancien paysan. Le guérisseur lui répondit  : "Rien de pire que ce que tu as subi, mon enfant." Confiant, l’homme décida de suivre ses conseils, et rentra chez lui, sous un beau ciel. Quand il vit sa femme, aussitôt il se servit de son bâton, non sans une réelle appréhension. La blesser point il ne voulait. Juste rétribution simplement il réclamait. De la voir changer en chèvre…

À ce mot, Ilhan tiqua. Le livre se moquait-il soudain de lui ? Mais, tentant de continuer le fil de l’histoire comme si de rien n’était, il reprit :

Il fut fort soulagé. Mais elle montra tant de colère qu’il dut à l’étable l’enfermer. Tous les jours, il lui prodigua attention. Tous les soirs, il lui conta une histoire en chanson. Au bout d'un an, le paysan décida qu’il était temps. Sa femme avait subi un lourd tourment. Il retourna alors voir le guérisseur : il souhaitait retrouver sa femme et son coeur. Il reçut alors un autre bâton, dont il frappa de nouveau sa femme doucement. Et d’une voix tendre, lui dit : "Tu as été chèvre, sois de nouveau femme à présent !" Et sa femme reprit forme originelle. Folle de joie et de soulagement, dans ses bras elle se jeta, et son pardon implora. Le paysan lui offrit, et lui jura amour immortel. Depuis, tous deux, virent ensemble et heureux.

Et c’est ainsi que le conte s’acheva, les lignes s’effaçant doucement du livre, qu’il referma presque en un geste tendre. Il releva un regard sombre amusé et intrigué vers la jeune femme. Qu’en avait-elle pensé ? Pour sa part, il était à la fois heureux de connaître un autre conte perdu de son Althaïa disparue… et sceptique quant au conte lui-même. Son sourire mi-figue mi-raisin ne put alors que s’étirer doucement en un sourire de franc amusement, laissant tomber encore un court instant les faux semblants, avant qu’il ne décide de laisser filtrer un léger rire. Très léger. Mais ce simple fait lui était si peu coutumier, lui qui se révélait si peu, qu’il en fut lui-même presque surpris. Et contrit.

Je vous prie de me pardonner ce petit écart de conduite, Impératrice. Mais ce conte m’a semblé… si surprenant qu’il m’en a fait oublier les convenances, offrit-il pour toute excuse.

Sans pour autant quitter Victoria du regard.

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Elle ne fut qu’à moitié surprise de le voir opter pour une troisième option ; un conte caché dans le Conscientia. Un léger sourire ourla ses lèvres rosées alors qu’elle gardait le silence et se contentait de fermer les yeux aux premiers mots qu’il prononça de cette voix si profonde et chaude. Un timbre qui appelait au sable chaud, presque d’argent sous la lune et au ciel étoilé comme un océan de diamants. Un petit frémissement courra le long de son dos et Victoria s’adossa plus confortablement contre le dossier de la banquette. Le début du Conte commençait fort et la jeune Impératrice sentit ses joues légèrement chauffer au thème que l’ouvrage avait choisi parmi tant d’autres possibles. Elle n’en montra cependant rien de plus, mais observa au couvert de ses longs cils la pudeur qui étrillait l’althaïen au même titre que la sienne et en fut presque soulagée. Leur proximité et l’intimité de l’habitacle ne rendait très certainement pas la chose moins gênante, mais s’ils décidaient tout deux de ne pas en faire la remarque alors ils pourraient l’ignorer et poursuivre s’en s’embarrasser davantage.

Décidant qu’il serait bon d’enrober cette histoire d’une façon qui la draperait de nouveau de ses châles de mystère, d’encens épicés et de merveilles cachées, l’adolescente décida de s’engager en une manœuvre délicate ; manipuler la Trame. Elle la savait toujours instable, mais le sort qu’elle avait en tête était simple, car plutôt que d’arracher quelque chose à l’énergie magique elle comptait tisser sa volonté par dessus. Un exercice de délicatesse dont elle avait l’habitude de façon plus concrète. Après tout, tisser était l’une des premières choses que l’on apprenait à une jeune fille de bonne naissance. Sa volonté serait les fils de chaîne courant parmi les fils de Trame dans le métier à tisser que représenterait l’habitacle. Élevant un doigt, Victoria se concentra et commença à faire danser l’index devant elle, faisant progressivement apparaître un Mirage qui trompait les sens de la vue et de l’ouïe. Elle n’osa en faire plus même si elle fut tentée de faire danser autour d’eux les parfums d’Althaïa.

Prudente, l’Impératrice modelait l’illusion à la forme d’ombres noires qui couraient sur le mur d’en face en petites silhouettes. Il y avait la femme, le chien et le bétail, les maisonnées et les autres protagonistes. Tel un théâtre de papiers et de lumières, elle écoutait le Conte avec grande attention tandis que sa main virevoltait avec grâce, ployant les fils de la Trame comme elle le ferait de sa harpe. Délicate, méticuleuse, elle finit par arborer un magnifique sourire, s’émerveillant elle-même de l’exercice qu’elle exécutait avec mille précautions. Les fausses lumières projetaient des kaléidoscopes d’or, de cuivre et de sépia dans l’habitacle dont les rideaux tirés offraient une pénombre propice au spectacle. Victoria écoutait, la tête légèrement penchée vers son ancien professeur, quelques boucles et coquillages s’échouant sur son épaule en rayons de miel délicatement parfumés.

Lorsque le conte fut terminé, elle continua de maintenir l’illusion sur le dessin du couple réuni et s’embrassant avec plénitude. Il y avait toutefois dans l’ensemble un sentiment de scepticisme et de reproche silencieux. L’expression même de la jeune Impératrice laissait filtrer ce même ressenti alors qu’elle tournait la tête en direction d’Ilhan et plongeait ses yeux dans les siens sans gêne malgré leur proximité. Elle pouvait presque sentir son souffle contre son visage et la chaleur de leur corps se diffusait au travers des vêtements là où leurs bras et leurs hanches s’effleuraient sur la banquette. L’entendre rire fut un véritable ravissement et elle l’accompagna d’un petit gloussement sucré, les traits reposés par la complicité qu’ils partageaient sur l’instant. Lorsque les excuses suivirent aussitôt, elle secoua doucement de la tête sans le lâcher du regard et sans se défaire de ce sourire chaleureux et sincère.

« - Ce fut un conte surprenant, en effet. »

Elle s’arracha au magnétisme des yeux sombres de l’althaïen et leva le nez en direction des ombres qui dansaient toujours dans l’air comme des rubans de mousseline vaporeuse. Sa main restait levée, comme un maître marionnettiste ou un claveciniste dans l’attente des dernières notes, de la grande finale. L’expression de Victoria se fit lentement plus réprobatrice tandis qu’elle mirait le couple d’ombres.

« - J’en retiens que l’homme est trop gentil. » Elle marqua une légère pause et fronça davantage ses délicats sourcils. « En réalité, il est tellement gentil qu’il en est stupide. »

Elle baissa les yeux sur sa main libre qui lissait alors un pli imaginaire dans la délicate broderie qui ornait sa robe. Du bout de son index, elle suivit le tracé d’une grappe de lilas dont les fils d’opale chatoyaient sous l’illusion qui poursuivait sa danse mirifique dans l’habitacle. Élevant cette même main après quelques secondes de réflexion, elle rompit en douceur le sortilège et relâcha la trame qui continua cependant d’en frémir de longues secondes durant, victime des échos du sort démultipliés par l’instabilité qui l’affectait toujours. Ses deux mains retombèrent dans son giron et elle secoua doucement de la tête avec un brin de dépit.

« - Nous ne savons pas toute l’histoire. Était-il un mari négligeant pour pousser son épouse dans les bras d’un autre ? Pour qu’elle soit si en colère contre lui lorsqu’il rentra, la question peut se poser. Toutefois l’épouse ne l’aura pas trahi une fois, mais bien deux. Si elle pouvait encore être excusée la première fois, si réellement l’époux était dans l’erreur… mais lorsqu’il revint vers elle, elle le frappa une seconde fois. Quel genre d’époux était-il pour qu’elle le chasse à deux reprises ? Quelle genre d’épouse était-elle pour se révéler si méchante et indigne ? Changée en chèvre, elle se révéla violente et força l’époux à l’enfermer dans l’étable. Pendant une année entière elle fut un animal et ce n’est certainement pas par amour véritable qu’elle décida de vivre avec lui le restant de ses jours. Folle de soulagement et de joie, dit-on dans l’histoire. Folle tout court, je dirais plutôt ! Il aurait dûe la répudier et se chercher femme honnête et fidèle. Était-il si amoureux pour oublier ses fautes et se satisfaire de la situation ? »

Songeuse, Victoria avait entortillé un doigt à l’une de ses lourdes boucles. Un instant silencieuse, elle le regarda à nouveau, de toute sa candeur juvénile, et lui demanda :

« - Mon Oncle, peut-on réellement pardonner autant de fois celui ou celle qui partage sa vie ? »

Elle n’attendit pas réellement de réponses et souffla d’une voix douce :

« - Je suis aujourd’hui Impératrice, mais il n’y a pas si longtemps j’étais encore Princesse et dernière née dans l’ordre de succession. Mon mariage aurait été politique à n’en pas douter et je n’attendais de mon époux que dignité dans son comportement, du respect à mon égard et si les Déesses le désiraient alors pourquoi pas une profonde amitié au bout de quelques années ? »

Sa voix ne portait nulle trace de regret ou de mélancolie. Pour elle, cet avenir était la normalité, voire même une forme de fierté à pouvoir contribuer au bien être de son royaume par ce biais. Les mariages d’alliances, de politiques, étaient parfois les plus grands piliers pour fonder un Empire fort et en assurer la pérennité sur de nombreuses générations. Elle tendit une main et effleura la couverture du livre, ses doigts s’égarant sur le vieux cuir à quelques centimètres seulement de ceux d’Ilhan. Elle baissa les yeux sur l’ouvrage et poursuivit :

« - Maintenant, je peux décider par moi-même si je le souhaite… mais je ne sais quel choix faire. Oh je ne suis pas pressée, mais je sais que nombre de nobles seraient soulagés de me voir accompagnée d’un homme. Peut-être le serais-je moi-même… »

Comment en étaient-ils arrivés là ? Victoria soupira et laissa filer un rire gêné alors qu’elle secouait une fois de plus la tête, faisant tinter les coquillages dans ses cheveux. Elle posa sur lui un regard de velours où se cachait toutefois une expression piteuse, coupable même. D’une voix basse et pressante, elle lui confia :

« - Je vous pris de me pardonner pour cet écart de conduite, Conseiller. Les errances du cœur d’une enfant, voilà tout. Oubliez tout cela. Combien je dois vous embrasser... »

En tout cas, elle l’était.

« - Je ne sais même pas pourquoi je vous dis ça. Sûrement la nostalgie de notre passé commun. »

Elle était, cette fois, la seule en faute et se mordit l’intérieur d’une joue pour se ressaisir. Sa main se rétracta, rejoignant la douceur des plis de sa robe et Victoria tendit sa dextre pour écarter doucement un rideau afin d’estimer le temps de route qu’il leur restait à parcourir. Pas qu’elle s’en souciait réellement, mais au moins cela lui donnait une excuse pour se détourner un peu de l’homme qui mettait tant à mal sa volonté et les convenances.

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Alors qu’il lisait les lignes se dessinant devant lui, et qu’il caressait les pages du précieux ouvrage, au fil de l’histoire, de ce conte d’antan de son Althaïa si chérie, il aperçut soudain la jeune princesse oser magie. S’il en frémit d’appréhension un court instant, il nota le geste maitrisé et surtout la concentration extrême qu’elle y mettait pour ne pas créer d’explosion malvenue. Lui-même, surtout depuis son arrivée en Delimar, usait de magie avec prudence, et pour autant il avait déjà dû déplorer nombre d’incidents. Il sentit naître alors un profond respect et une certaine admiration pour cette maitrise dont elle faisait preuve ainsi.

Un léger sourire se dessina, et bien vite, quand aucune explosion ne retentit, et que les scènes dansèrent devant lui, il profita du spectacle, même s’il devait garder souvent les yeux sur le livre pour en narrer l’histoire. Lui conteur, elle marionnettiste, et soudain leur petite ballade prenait des allures de théâtre qui n’était pas pour lui déplaire. Pendant l’espace d’un instant, disparu le diplomate, adieu l’impératrice, ne restaient plus que deux enfants écoutant un conte et s’enchantant de sa magie. Ilhan se laissa alors, juste pour ce moment, emporter par la beauté lyrique qui les drapa, et se promit de garder ce souvenir bien au chaud au tréfonds de son âme. Tous deux presque l’un contre l’autre, simplement un homme et une femme, profitant d’un instant de paix, de douce intimité et d’un partage inopiné. Ces douces senteurs qui chatouillaient ses sens alors qu’il pouvait presque ressentir chaque fibre de leur essence... Il en goûta la délicieuse saveur de sérénité, qui lui était alors accordée. C’était des moments si rares ces derniers temps, qu’il aurait été idiot de les rejeter.

Sa voix enfin s’éteignit doucement, alors que le conte se finissait, mais les ombres restèrent encore un court instant, ainsi enlacées, dans une union tendre, trompeuse, mais pourtant passionnée. Pour autant…

Oui, pour autant, comprit-il aussitôt quand il tourna les yeux vers elle, ce conte n’était qu’illusion, bien plus encore que les ombres qui s’étaient jouées devant eux. Ce conte était empreint d’un double sens étrange et déroutant, il devait bien le concéder. Il fut toutefois soulagé, quand il entendit les échos d’un rire accompagner le sien. Il sentit toutefois son regard sombre happer par les orbes clairs qui le regardaient et tous deux semblaient comme plonger l’un dans l’autre, sans retenue et  sans honte. Il se surprit à être presque déçu quand elle rompit le contact, mais aussitôt se rabroua mentalement. Que lui arrivait-il ? Quel était ce soudain émoi ? Lui si vieux, presque son père, elle si jeune, sa presque fille… Non, cela ne se pouvait.

Et la voix de l’impératrice le sortit de ces étranges pensées. Trop gentil ? Oui, peut-être. Sans doute même. Vu de l’extérieur, cela confinait même à de la naïveté stupide. Pourtant…

Pourtant, il se savait capable d’un tel aveuglement, d’une telle naïveté, si son coeur se mettait à battre pour un autre à tout jamais. Il s’était échiné toutes ces années à ne pas s’attacher. Mais peut-être parce qu’une part de lui savait, que s’il s’éprenait de quelqu’un, il le chérirait plus que lui-même, et serait capable de tout pour lui. Même de pardonner la pire des félonies. Peut-être était-ce là un trait althaïen ? De leur "romantisme" effréné ? Alors pouvait-on pardonner autant de fois au point d’en être si stupide ?

Il laissa un instant la question flotter dans l’air et n’y répondit pas. Il songea qu'elle le connaissait suffisamment bien, pour connaitre au final sa réponse. Dut-elle ne pas s'accorder avec lui sur ce point-là. Il se contenta de laisser ses obsidiennes ancrer sur la jeune fille, la laissant elle-même continuer le fil de ses pensées. Il ne les détourna que quand elle parla mariage. De mariage arrangé, tel que ceux qui attendaient princesses et autres personnes bien nées. Lui-même n’y avait pas échappé, pour tout avouer, alors qu'il n'était que de petite bourgeoisie alors. Son mariage, seul et unique, avait été un mariage arrangé depuis de longues années. Il avait eu la chance de trouver une épouse qui avait su l’aimer et qu’il avait aimée en retour. C’était rare, et un cadeau des Dieux qu’il ne pouvait que chérir chaque jour. Quand bien même ce bonheur avait été bien court.

Soudain une petite main vint caresser le livre qu’il tenait encore sur ses genoux, bien que refermé. Elle toucha presque la sienne et il sentit un doux éclair le faire frissonner. Il parvint à soutenir son doux regard sans ciller, bien que profondément gêné de la tournure que prenait soudain la conversation. D’ancien précepteur allait-il devenir maintenant conseiller matrimonial pour le choix d’un futur empereur ? Selon lui, d’ailleurs, ce serait là un point regrettable. Avant de se marier, elle devrait peut-être plutôt songer à… Mais pouvait-il vraiment lui conseiller cela ? Ne serait-ce pas osé ? Outrepasser ses droits ?

Et soudain alors qu’excuses devaient sans doute vouloir teinter ses paroles, la jeune femme lâcha un lapsus fort fâcheux. Lapsus qui chanta longuement dans l’air, et lui chatouilla les sens d’une façon presque indécente. Audacieux mot que celui-là. Ilhan n’était pas assez stupide pour ne pas comprendre ce qu’elle avait vraiment voulu dire, mais… Tout de même… "Combien je dois vous embrasser"…

Une fois serait de trop ? fut-il tenté de répondre, mi taquin mi embarrassé. Et serait malvenue. Mais… Oh par les Huit, combien soudain cette idée enivrait une partie de lui qui n’aurait jamais dû s’éveiller ici, en cette présence, en cet instant ! Par tous les Dieux, faites qu’elle n’en voit rien, songea-t-il, s’empourprant toutefois légèrement. Ses orbes sombres pétillèrent d’une lueur gênée et amusée tout à la fois, mais il parvint à garder un sourire calme et posé.

Si elle n’avait rien vu de son soudain embarras purement physique et typiquement masculin, ce dont il n'était pas bien sûr toutefois, en tout cas elle avait sans doute au moins pris conscience de sa petite échappée et était visiblement clairement gênée. Et par le sujet abordé et par ces mots malheureux. À cette pensée, il ne put retenir plus longuement un sourire réellement attendri. Que les Huit lui pardonnent, mais il devait avouer qu’il avait devant lui une femme qu’il aurait réellement pu aimer. Certes, il l’avait toujours considérée comme sa fille, mais… oui, elle était l’incarnation de tout ce qu’il aimait chez une femme : l’éducation et l’intelligence, le charme et la beauté tout en sagacité, alliés à un caractère fort et une réelle volonté. Pourquoi de toutes les femmes qu’il ait pu connaître, a-t-il fallu que ce soit elle qui incarne ce qu’il avait toujours, secrètement, tant convoité ? Et peu lui importait le pouvoir ou une quelconque couronne. Non, tout cela était hors de sa pensée. Lui, tout ce qu’il voyait c’était toute la magnificence de cette femme qui venait d’éclore devant lui. Toute sa beauté d’âme et d’esprit qui transcendait les physiques apprêts.

Il hésita, laissa courir quelques instants son regard au-dehors, puis reporta toute son attention sur la jeune impératrice à ses côtés. Oui, se décida-t-il. Peut-être pouvait-il se permettre ce dernier conseil. Surtout s'il considérait le fait que, d’ici quelques semaines à quelques mois, il ne serait plus… Et cela n’était pas une trahison envers Delimar que de susurrer ce conseil-là, entre tous, à l’incarnation de Sélénia. Ce pouvait même être un service envers la cité de l'honneur si ses conseils étaient suivis, même si c’était loin d’en être le but premier.

Fort de cette résolution, il inspira profondément, puis, doucement, attrapa une des mains lovées au milieu des froufrous et des jupons. Doucement, tendrement, il l’enserra, l’enjoignant à le regarder et cherchant ainsi à pleinement capter son attention.

Il n’y a rien à pardonner à une Impératrice, ou à une Reine, Votre Majesté, susurra-t-il alors, dans des accents soyeux et presque caressants, sans même qu’il ne s’en rende vraiment compte. Ce sont là des questionnements légitimes et je puis me sentir honoré que vous m’accordiez encore votre confiance pour me les divulguer.

Il pressa doucement la main qu’il avait accaparée, leurs mains jointes posées sur leurs cuisses à tous deux.

Si je puis avoir l’audace de vous donner encore quelques conseils… quand bien même je ne suis pas votre conseiller attitré…

Pourquoi avait-il fallu qu’elle soit nommée Impératrice maintenant ? Pourquoi n’avait-elle pas été l’héritière à la place de son frère ? Peut-être, alors, serait-il resté auprès des Kohan. Auprès de Cette Kohan… À cause d’une loi, d’une seule, qui révélait alors ô combien elle était dépassée ! Cette Impératrice avait montré en quelques semaines à peine bien plus de force et de compétence que ses prédécesseurs réunis.

Nul mariage ne presse vous concernant. Les voix bien pensantes, qui vous susurrent de prendre époux pour soi-disant rassurer le pays ou le peuple de voir à nouveau un Empereur… ne sont pas forcément les plus sages ou les plus avisées. Pourquoi devrait-on écouter une loi pour dire qu’un homme est plus apte à porter une couronne qu’une femme ? Vos actions en si peu de temps ont déjà prouvé le contraire.

Il serra de nouveau la main, et laissa son regard errer sur elles, alors que de son pouce il caressait doucement la peau veloutée sous ses doigts.

Non, rien ne presse. Peut-être me trompé-je… mais m’est avis qu’il serait bien plus sage de continuer à faire vos preuves. Puis de changer quelques lois… une en particulier. Que les femmes aient tout autant droit d’héritage que les hommes…

Il releva ses orbes de jais sur elles, et les laissa pétiller fortement d’une conviction sans faille.

Si vous voyez ce que je veux dire. Ne vous mariez pas pour laisser le trône à un possible ingrat ou pire un incompétent. Mariez-vous quand vous serez sûre de pouvoir garder cette couronne… qui, il faut l’avouer, vous va à ravir, rajouta-t-il tout en élevant sa main à la portée de ses lèvres.

Et, laissant l’audace parler jusqu’au bout, il lui accorda un volage baise-main, s’étonnant lui-même de se laisser ainsi aller. Comme s’il était envoûté sous ses charmes et qu’il ne parvenait plus à s’en défaire…

Maintenant que vous pouvez décider vous-même, alors décidez, changez les choses qu’il vous plait de changer, Votre Majesté. Pour le bien du Royaume. Il vient de tomber enfin dans des mains qui sembleraient dignes de ce nom…

Il caressa doucement la main, qu’il reposa sagement sur le genou de la jeune femme et écarta ses propres mains de peur de commettre un geste pire encore. Impardonnable, inqualifiable. Il devait se reprendre !

–  Sans vouloir offenser vos prédécesseurs, que j’ai servis pour certains d’entre eux, nombre d’années durant.

Peut-être parce que, justement, il les avait servis si longtemps, il en avait vu assez, trop même, pour se permettre de "juger" leur démérite.

Une fois ces choses changées, une fois sûre que vous pourrez continuer votre œuvre, alors vous pourrez penser à choisir un époux. Et alors viendrait mon deuxième conseil, si je puis encore me permettre cette audace éhontée.

Il baissa légèrement les yeux et dut inspirer fortement pour renoncer à reprendre cette main. Il dut faire appel à toute sa volonté pour relever les yeux sur elle et continuer.

Mon deuxième conseil serait alors, une fois l’heure arrivée, de choisir quelqu’un en qui vous avez confiance. Non pas forcément par mérite de rang ou de sang, même s’il vous sera difficile d’accepter un malfrat de bas étage, cela va de soi. Mais peut-être mieux vaut-il choisir quelqu’un qui aurait quelques sentiments pour vous, et peut-être en qui vous auriez quelques sentiments aussi. Quelqu’un qui ne briguera ni votre pouvoir, ni votre couronne, qui ne briguera que de vous épauler. Quelqu’un qui sera là pour vous, pour vous soutenir dans vos décisions et dans les choix difficiles qui s’offriront à vous. Quelqu’un qui sera votre ancrage pour traverser même les pires tempêtes qui pourraient vous attendre…

Il lui accorda un sourire sincère, dépourvu de son habituel rictus énigmatique, et son regard sombre s’ancra à elle de façon tendre et presque protectrice.

Puisque vous aurez le choix, alors prenez le temps qu’il faut pour trouver cet homme rare qui saura être votre ancre en pleine mer.

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Si elle avait les joues effectivement rosies par la maladresse qu’elle venait de faire quelques instants plus tôt, elle remerciait les Déesses qu’Ilhan soit suffisamment bien élevé pour ne pas la confondre et l’embarrasser davantage encore. Seul un silence avait accueillit son lapsus, sans éclat ou moquerie et ce fut avec obstination que Victoria avait alors contemplé l’extérieur. Pour cette même raison, l’adolescente n’avait pu constater tout l’émoi ressentit par le dauphin et ainsi ils s’évitèrent une confusion supplémentaire. Elle ne comprenait pas pourquoi son cœur palpitait ainsi depuis qu’elle avait revu l’althaïen et elle se fustigeait mentalement d’être aussi émotive. Ce n’était définitivement pas digne d’une Impératrice. Elle hésita quand il prit sa main. Elle hésita plusieurs languides secondes avant qu’elle ne cède et ne lui accorde à nouveau toute son attention.

La Trame quant à elle ondoyait, ses vaguelettes trop lointaines à présent pour que l’adolescente puisse encore en sentir les fugaces perturbations. Sa magie n’était pas assez élevée, ni assez affûtée. Aurait-elle pu le prévenir qu’elle n’aurait pas cédée à la main tentatrice de l’althaïen. Aurait-elle su ce qui l’attendait alors jamais elle n’aurait tourné la tête en sa direction, ni n’aurait plongé un regard interloqué, puis troublé, dans celui si sombre et envoûtant de son aîné. Les doigts frêles de l’Impératrice disparaissaient dans la prise ferme, mais douce de l’adulte. Heureuse captive d’une paume sèche et chaude, la dextre frémissait comme un oisillon, hésitante et désireuse de se refermer à son tour sans toutefois oser une telle bravade. Drapée dans sa vertu , les épaules raides et la posture droite, Victoria ne voulait pas que l’on confonde la générosité de son abandon avec quoi que ce soit d’autre, mais sa confiance dans les intentions de l’homme qui se tenait si proche d’elle, lui permit de l’écouter avec à peine un frémissement dans ses longs cils.

Ses mots la touchèrent plus sûrement que toutes les embrassades du monde. Elle sentit des larmes brouiller sa vue et menacer de rouler sur ses joues toujours chauffées. Sa gorge se noua et elle porta sa main libre à sa gorge alors que les battements de son cœur s’intensifiaient et lui coupaient le souffle. Obtenir d’Ilhan Avente une telle sincérité, une telle faille dans son masque habituellement impénétrable. Récolter une telle sincérité alors que le Conseiller était devenu légendaire pour sa prudence et ses vérité à demi-dévoilées !? Elle ne trouvait pas les mots pour retranscrire ce qu’elle éprouvait et il lui vint à l’esprit, juste une insolente poignée de secondes : et pourquoi pas lui ? Pourquoi ne pas le choisir lui parmi tous les autres, car il paraissait évident qu’il servirait les intérêts du Royaume avant les siens. Ilhan avait un coeur immense et une volonté de fer. Il ne lui manquerait, à elle, jamais de respect. Il saurait l’aimer et la chérir. Il l’écouterait autant qu’elle l’écouterait ; ensemble, ils sauraient régner avec justesse. Et puis, il était de sang noble, il était charismatique. Le peuple l’aimerait, Victoria n’en doutait pas, car après tout elle-même l’aim...

« - Ilhan…. je... »

Les mots moururent dans un hoquet, puis une quinte brève, humide et brutale. Horrifiée, Victoria poudra leurs mains jointes de carmin. Une bruine qui avait échappé à sa dextre vivement et fermement plaquée contre des lèvres crispées d’une douleur aussi vive que silencieuse. De ses doigts, blanchis tant ils serraient son visage soudainement crayeux, des filets pourpres ruisselèrent paresseusement. Leur lenteur indolente rendait l’image encore plus crue, plus terrible. L’essence de vie quittait la jeune Impératrice qui abaissa avec crainte son bras pour pouvoir fixer dans un mélange d’incompréhension et de terreur sa paume maculée de sang. Les vaguelettes sur la Trame étaient revenues. Démultipliées, elles réclamaient leur dû. Le sang goutta bien vite de ses doigts pour rejoindre ses cuisses et il s’étendit comme des bourgeons rubis par dessus les grappes lavandes de ses broderies. La voix coupée par le choc, elle fut prise d’un haut le cœur lorsqu’elle tenta de déglutir et la sensation cuisante, lancinante qui étreignait sa poitrine s’estompa lentement, mais pas assez toutefois pour que Victoria puisse retenir ses larmes.

Elles roulèrent sur ses joues pâles, mouillèrent la bordure douce de sa mâchoire avant de chavirer pour rejoindre les bourgeons pourpres sur sa robe. Elle lâcha la main de l’althaïen et lui agrippa une épaule de toutes ses maigres forces. Les ongles s’enfoncèrent, marquèrent la chair de l’homme au travers des vêtements en la trace de cinq demie-lune. S’il essaya d’appeler à l’aide chez la garde ou d’arrêter le cocher, Victoria poussa un gémissement à peine audible et lui lança un regard terrible au travers des quelques mèches qui barraient son visage livide. Elle refusait catégoriquement que quiconque la voit dans un tel état. Sa condition de femme l’affaiblissait déjà assez dans l’opinion publique sans que la rumeur d’une santé fragile ne vienne encore plus faucher ses appuis. Il lui fallait juste quelques minutes, le temps de retrouver son calme. Sous la banquette, il y avait un coffre et à l'intérieur de ce dernier il y avait un nécessaire de premier secours dont une potion. Ce fut avec une respiration encore sifflante que la jeune fille se redressa et fouilla ensuite dans les replis de sa robe pour sortir un mouchoir qu’elle passa lentement sur ses lèvres barbouillées. La douleur, comme l’altération dans la Trame, refluèrent petit à petit et la pression atroce dans sa poitrine diminua d’autant. Il lui fallu plusieurs autres minutes pour qu’elle réussisse à articuler plus de deux syllabes.

« - La Trame… Hn… Je pensais qu’un sort si minime ne causerait pas tant de… de désordre. Je croyais avoir été prudente, délicate… Combien ai-je été sotte. »

Le retour démultiplié de son sort ne l'avait pas épargné. Le drain immédiat avait provoqué des lésions internes, le déchirement de ses propres flux de magie. Sa piètre résistance magique n'avait guère fait le poids pour la préserver d'une telle conséquence. Délicatement, elle tamponna une manche sous ses yeux pour éponger les larmes qui perlaient encore la courbe de ses longs cils humides. Quelques sourds frissons secouaient ses épaules, incontrôlables et nerveux. Le goût ferreux dans sa bouche lui donnait la nausée et elle avait une profonde et lancinante migraine. Le contour de ses yeux semblait cave, cerné de mauve alors qu’elle finissait par abandonner le drapé de son orgueil et s’autorisait à fermer un peu les yeux, juste quelques instants.

« - Je suis désolée… tellement désolée… que vous ayez dû assister à cela. »

Elle baissa la tête, honteuse et défaite. Son mouchoir était irrécupérable et elle n’en avait pas d’autre pour essayer de se remettre en ordre. Les larmes lui vinrent à nouveau alors qu’elle sentait le barrage de ses émotions grincer sous le poids soudain de son chagrin. Un torrent menaçait de se déverser sous la honte qu’elle éprouvait. Serait-elle jamais assez forte au final pour tenir un Empire !? Elle qui échouait sur un sortilège si simple. Elle qui s’affichait de la sorte devant un Conseiller délimarien, devant son ancien mentor. Devant… Elle rougit et refoula un sanglot alors qu’elle se couvrait le visage d’une main. De celle qui n’avait pas trop été tâchée.

« - Quelle image dois-je donc donner… »

Elle trembla et paru alors telle qu’elle était : une jeune femme tout juste sortie de l’adolescence. Une femme de seize ans à qui l’on venait de remettre les rennes d’un Empire en morceau, au bord de la faillite et mené par une noblesse et une bourgeoisie empâtée, feignante et orgueilleuse. Une patriarchie délétère. Elle se reprit toutefois bien vite et se mordit la lèvre pour éviter que d’autres sanglots ne la trahissent.

« - Les sentiments sont des leurres. L’homme est comme un poissons privé de lumière qui, lorsqu’il en trouve une, se mettra à la suivre aveuglément jusqu’à connaître sa perte. »

Elle renifla et se mit à tordre un bout de son mouchoir tout tâché.

« - L’amour est comme ça et vous le savez bien. Je ne suis pas née pour aimer. Ce n’est pas pour cela que j’ai été conçue et je ne veux pas risquer mon Royaume et son confort parce que je me laisserai distraire... »

Dans sa voix, dans cet état, l’on pouvait entendre pour la première fois qu’elle n’y croyait pas totalement. Ou qu’elle ne voulait pas réellement y croire. Un soupir secoua sa fine silhouette et elle ferma encore les yeux.

« - Je ne peux pas m’accrocher à des rêves. Et le temps est une denrée plus rare encore, je ne saurais en gaspiller une seconde pour des raisons aussi égoïste. »

Elle rouvrit les yeux et coula un regard prudent vers l’althaïen, puis le Conscientia.

« - J’aimerai entendre une autre histoire avant que nous n’arrivions… s’il vous plaît. »

Juste le temps de se changer les idées. Juste un petit peu. Encore. Comme si rien ne venait de se passer. Elle pouvait y espérer. Juste une fois.

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Il savait les mots puissants, et pouvant blesser autant que armer. Mais il n’aurait jamais songé que ses mots puissent un jour faire pleurer une impératrice. La vue de ces grands yeux purs et limpides, soudain brouillés de larmes, le laissa coi et interdit. Il fut tenté un court instant de sécher ces larmes traitresses de sa main, mais se retint. Une pudeur l’enserrait encore, qu’il ne parvenait à totalement abandonner. Sans doute n’aurait-elle pas porté une couronne, se serait-il laissé tenter par le geste. Mais la couronne de la jeune femme et son propre insigne continrent sa pulsion tendre et protectrice. Il se contenta alors de leur échange muet, mais intense, alors que leurs regards plongeaient l'un dans l’autre. Il attendit, attendit encore, les secondes s’égrenant alors, quand enfin les mots reprirent leur droit et qu’elle lui répondit enfin.

Ou plutôt qu’elle tenta. Ilhan fronça les sourcils tandis que l’impératrice fut prise d’une quinte de toux. Et soudain… le sang ! Celui d’Ilhan ne fit qu’un tour et il blêmit considérablement. Ce n’est qu’en cet instant qu’il sentit, devina serait plutôt le juste mot, le reflux des vibrations de la trame qui venait frapper brutalement l’impératrice de plein fouet. Tel un âpre châtiment pour avoir voulu jouer avec elle dans ces moments si délicats. Ce liquide carmin qui soudain souillait ce teint d’un blanc pur… Ilhan se sentit sur l’instant totalement désemparé et observa ce spectacle horrifié. Avant que dans un brusque sursaut, il ne se flagelle mentalement et réagisse. Aussitôt ce ne fut plus qu’instinct qui parla. Un instinct protecteur.

Il s’apprêtait à appeler à l’aide et à cogner contre la palissade de bois du carrosse devant eux, afin d’alerter le cocher du danger, quand une main happa alors son épaule dans une prise ténue, mais ferme. Il sentit nettement les griffes de l’impératrice s’ancrer en lui. Mais cette petite morsure n’était rien comparé à ce qu’elle éprouvait et il ne montra aucun signe de douleur. Il posa une main réconfortante sur celle plus menue de la jeune femme et s’apprêtait à réitérer son appel, mais cette fois un gémissement l’interrompit. Elle n’allait quand même pas mourir, ici, devant lui, impuissant, sans qu’il ne puisse rien faire ?!

Il tourna un regard sombre déterminé, mais se heurta soudain à des orbes clairs tout aussi farouches et volontaires. Non, elle ne voulait pas qu’il appelle à l’aide. Elle ne voulait pas qu’on la voie dans cet état, assurément ! Et ils n’auraient pas été dans cette situation, il aurait tout à fait rejoint son avis. Une femme impératrice était déjà pour certains un blasphème et la voir en proie à un brusque malaise ne ferait alors que renforcer ces convictions étriquées. Si magie était en outre responsable de son agonie, on la considérerait comme une mage faible et impuissante, dans cette majestueuse ville de Sélénia, fille de magie ! Oui, tout cela il comprenait ! Mais il ne pouvait la laisser mourir ainsi… Son regard se radoucit, mais un étrange duel semblait se jouer entre eux, alors qu’Ilhan tentait de réfléchir à toutes les possibilités. Pas de magie, il en était hors de question. Pas même la chair tourmentée qu’il avait avec lui. Ce serait trop risqué. Soudain, il la vit se saisir d’un petit coffre sous la banquette et en sortir une potion.

Il la laissa faire sans la quitter un seul instant du regard, la couvant d’un voile d’inquiétude, mais de forte volonté pour l’aider à lutter contre ce mal qui la rongeait. La potion fit rapidement un peu d’effet. Pas assez pour contrer tous les effets délétères, mais assez pour donner un petit instant de répit. Il s’empara alors simplement d’une main qu’il massa délicatement, en encouragement silencieux.

Et alors qu’il attendait que cela passe, maudissant son impuissance en telle matière, il le sentit soudain. Là, tout juste à portée, avant qu’il ne disparaisse de nouveau de son périmètre de détection. Il avait senti un spirite raton laveur, non ? Il lui fallait en être sûr et pour cela il allait devoir demander aux gardes en arrière de se rapprocher un peu. Peu sûr que la jeune femme le laisse faire, une fois de plus, il appliqua un délicat baise-main pour rassurer l’impératrice et lui souffla :

Je ne vous désobéirai pas et n’appellerai pas à l’aide. Mais faites-moi confiance.

Et aussitôt il passa la tête par la fenêtre et fit signe aux deux gardes les plus en arrière de se rapprocher un peu. Oui, il y avait bien un spirite du raton laveur !

Je vous veux à cette distance et pas plus loin, ordonna-t-il, remerciant intérieurement le garde le plus proche qui rapporta ses paroles aux gardes plus loin.

Il revint aussitôt et accorda un doux sourire à l’impératrice. Il s’empressa alors de copier les pouvoirs du spirite, et attrapa d’un geste doux, tendre, la main de la jeune femme. Il entonna alors un chant qui, à l’origine, lui était inconnu, mais que le spirite lui soufflait. Il devrait permettre de refermer toute blessure moyenne. Puis par ce contact qu’il garda précieusement, il tenta de soulager les douleurs qui pouvaient rester. Même s’il savait ce pouvoir limité à sa puissance de spirite. Mais peut-être cela suffirait-il à redonner un peu de force à la jeune femme. Suffisamment du moins pour qu’elle puisse garder contenance et bonne figure ensuite.

Il écouta ses mots, mais sur l’instant était trop concentré sur ce qu’il faisait. Toutefois les mots et la peine qu’ils contenaient ne lui avaient pas échappé et lui arrachaient le coeur. Une impératrice ne devrait jamais se dévaloriser ainsi. Pas devant quiconque. Mais pas même en son for intérieur. Voilà encore un conseil qu’il allait devoir faire passer. Mais d’abord…

Il releva ses orbes sombres sur elle et lui accorda un regard étonnamment doux, dénué de tout masque habituel.

D’abord, il devait la rassurer, la consoler. Car en cet instant ce n’était plus une impératrice qu’il avait devant lui. Mais une jeune femme choquée et désemparée. Une jeune femme perdue qui ne savait plus sur qui se raccrocher. Il s’apprêtait à lui répondre, mais déjà elle reprenait, cette fois sur l’amour, les sentiments… Et il eut la sensation de s’entendre lui, vingt ans auparavant. Oui, il avait dit cela, lui aussi. Pas d’attache, pas d’emprise. Lui aussi avait longtemps considéré les sentiments comme une faiblesse. Mais c’était cela, le leurre.

Le leurre qu’ils étaient capables d’étouffer tout sentiment, le leurre que ces sentiments les affaiblissaient et les donnaient en pâture aux fauves autour. Mais non, tout récemment plusieurs le lui avaient dit, les sentiments pouvaient être une force aussi. Il ne saurait dire encore comment, cette notion étant toute nouvelle pour lui. Mais il pouvait au moins souffler ce qu’il avait mis des années à comprendre, pour qu’elle ne commette pas les mêmes erreurs que lui.

Quand il la vit triturer son mouchoir en piètre état, il sortit le sien et tendrement vint lui essuyer toute trace de sang qui restait encore sur le visage ou sur les mains. Il s’appliqua même à essuyer une mèche de cheveux devenue rousse par ce mélange de blond et de carmin.

Puis, une fois sa tâche finie, il essuya d’un pouce tendre les traces de larmes.

J’ai cru cela longtemps aussi. Que les sentiments n’étaient que leurre, ou pire même, une faiblesse. J’ai alors offert au monde un masque lisse et impavide, que personne ne pouvait lire et je n’ai laissé personne m’approcher. Du moins était-ce ce que je me disais. Mais quelques personnes ont tout de même su toucher mon coeur.

Son pouce caresse délicatement la fine courbe de la joue et de la mâchoire de la jeune femme avant qu’il ne retire cette main, presque impudique, qui osait un tel geste envers une digne impératrice.

Il s’empressa de la ramener sur celle de Victoria et de doucement la serrer.

Mais d’aucuns m’ont dit que les sentiments pouvaient être une force aussi. Ils ne se sont pas contentés de me le dire, mais me l’ont aussi montré, pour tout avouer. Et sachez que je ne crois pas que notre destin est figé par notre naissance. Vous connaissez bien le précepte de ma famille : Notre passé nous forge, notre présent nous lie… Et nos intentions enfantent notre avenir. Il vous revient à vous d’enfanter votre avenir. De le construire tel que vous le voulez. Vous en avez aujourd’hui le pouvoir, même si je sais aussi que vous ne pourrez pas toujours faire comme vous le voulez ni comme vous le rêvez. Mais vous pourrez au moins forger, jour après jour, les jalons du monde que vous rêvez de construire pour votre peuple.

Il enserra doucement sa main.

Et voudriez-vous pour eux un monde sans coeur ? J’en doute. Alors il vous faudra battre à l’unisson du leur. Vous ne pouvez croire que l’amour n’existe pas ou n’est que mensonge, ou alors cela voudra dire que vous bâtirez un monde sans amour. Mais si vous voulez offrir aux vôtres un monde meilleur, alors il est peut-être temps de prouver que parfois écouter son coeur peut permettre une bien meilleure gouvernance.

Il lui offrit alors un petit sourire taquin alors qu’il ajoutait en un souffle :

Et pour les distractions… il ne tiendra qu’à vous d'être assez forte pour les contenir en toute discrétion.

Et, après un instant d’hésitation, sa conscience lui soufflant que ce geste pourrait être plus osé encore que tous les autres, il décida finalement d’y céder. Ne venait-il pas de dire qu’il fallait écouter les élans de son coeur ? Il ne pouvait se contenter de mots en cet instant. Il fallait aussi le montrer par l’action. Alors, doucement, à gestes lents, pour lui laisser le temps de refuser et de se dérober, il l’attira vers lui et l’enserra doucement dans ses bras. Juste une étreinte douce et sincère sans aucune arrière-pensée. Il lui caressa doucement les cheveux et lui offrit un doux baiser sur les tempes. Et pria pour que son geste ne soit pas mal pris ou que l’impératrice soudain ne se récrie pas.

Et non vous n'avez en rien l'air d'une idiote ou de quoi que ce soit de ce genre. Vous êtes une Impératrice, digne et noble dans tous les sens du terme, et votre peuple a beaucoup de chance de vous avoir. Ne l'oubliez jamais. Et ne vous dévalorisez plus jamais ainsi. Devant personne, pas même devant vous-même.

Puis, sa pudeur l’enserra de nouveau et il relâche l’étreinte, tout comme elle était venue. Il s’empressa de se retourner vers le livre, l’ouvrit… et conta une autre histoire de son Althaïa d’antan. L’histoire d’un prince d’Althaïa Kamar al-Zaman, nommé aussi la Lune du temps, qui avait croupi en prison pour avoir refusé le mariage que voulait lui imposer son père, et qui rencontra la belle héroïne grâce à la concurrence entre deux génies. Une belle héroïne qu’il aima. L’histoire d’un amour inextinguible qui traversa toutes les épreuves et le temps...

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La chaleur de sa main d’adulte, masculine, restait sur la sienne comme un doux rêve de confort, de soutient et d’appréciation sans jugement ni reproche. De ses doigts délicats, l’Impératrice en était rendu à déchirer la dentelle de son mouchoir souillé avec une nervosité grandissante. Elle laissait les ongles griffer les coutures, pincer les fibres pour les étioler encore et encore… et encore. Ce ne fut qu’à l’instant où Ilhan lui retira le pauvre carré de tissu maltraité pour venir nettoyer ses phalanges, puis son visage, des quelques traces de sang qu’elle n’avait pu s’ôter sans l’aide d’un miroir, que la jeune femme commença seulement à se détendre. Le Conseiller althaïen lui avait obéis malgré sa panique et son inquiétude première, puis il l’avait soigné sans qu’elle ne sache par quel moyen et jamais il n’avait élevé la moindre critique. Le résultat était sans équivoque ; après la crise, il ne restait à Victoria aucune douleur, aucune gêne ni encombrement dans les poumons ou l’estomac. Seul persistait le goût ferreux du sang sur la langue, mais elle savait que quelque part dans les replis de sa ceinture se trouvait une petite boite en fer blanc qui contenait des bonbons au miel.

Une pensée saugrenue qui éclata comme une bulle de savon lorsque la voix toujours aussi chaude et chantante d’Ilhan s’éleva dans l’intimité de l’habitacle. Ses cils frémirent au contact du pouce tendre sur sa joue et elle tourna pleinement la tête vers lui pour l’observer droit dans les yeux. Encore une fois, elle sombra dans les lacs sombres. Encore une fois, elle fut incapable de maintenir le masque des convenances. Lèvres entrouvertes sur un souffle toujours altéré par ses larmes récentes, elle vint boire chacune de ses paroles comme une assoiffée à la sortie du désert d’Esfélia. Au début, elle ne comprenait pas ce qu’il y avait de mal avec l’idée de rester neutre et distante des choses de l’amour et des passions. N’y avait-il pas eut assez d’erreurs commises en leur nom ?! Mais c’est alors que la caresse du pouce descendit sur la courbe de sa joue et Victoria sentit des papillons danser au creux de son estomac. Elle allait pour pencher la tête afin d’accentuer ce contact lorsque la dextre de l’althaïen s’échappa pour venir, pudiquement, serrer la sienne sur son giron. A sa plus grande surprise, Victoria éprouva une pointe de déception, mais n’en montra rien. La leçon continuait.

Confusément, la jeune Impératrice comprenait ce que l’on essayait de lui faire passer comme message. Bien dirigées, les émotions et les passions pouvaient devenir une force inarrêtable. De là, il lui était aisé d’imaginer quelles personnes étaient responsables de cette découverte dans l’esprit d’Ilhan. Délimar n’était-elle pas pleine de ces gens au cœur aussi gros que leurs poings ? Des géants valeureux capables d’accepter et de pardonner, qui savaient se montrer les plus braves et les plus farouches sur la ligne de combat, car ils vivaient justement avec la passion des émotions. Ils ne s’en cachaient pas, ils n’élevaient pas un culte de honte et de secret autour de ces notions. Ils les embrassaient à pleins bras et s’en servaient comme ressources, comme rouages à leur force. Mais elle était différente. Elle avait peur de s’ouvrir, peur de ce qui pourrait en ressortir… Elle avait peur de ne pas être capable de s’arrêter une fois qu’elle commencerait. Elle avait peur de finir comme son père. Et cette peur manqua de l’engloutir totalement. Un instant, elle cru être au bord d’un gouffre dont le contour friable rongeait chaque fois davantage sa volonté.

La pression de la main d’Ilhan contre la sienne la fit légèrement tressaillir et elle s’arracha aux échos de ses peurs les plus intimes pour se raccrocher à l’encre de ses yeux bienveillants. Elle entrouvrit la bouche pour murmurer quelque chose, mais fut incapable d’assembler suffisamment de courage pour le dire aussi elle referma ses lèvres et resta silencieuse, à l’écoute. Pourrait-elle offrir à son peuple de l’amour et du cœur sans en éprouver elle-même envers quiconque de physique ? A écouter son mentor, ce ne serait pas possible… et pourtant, elle voulait absolument y croire. Une femme pouvait avoir un instinct maternel sans jamais avoir porté de nourrissons. Pourquoi ne pourrait-elle pas considérer l’Empire comme son enfant et le guider comme tel vers un avenir de paix, de richesses et d’acceptation ? Était-elle trop naïve ? Ou bien trop désespérée à s’éloigner du chemin de ses prédécesseurs qu’elle risquait à son tour de commettre des erreurs irréparables ? Sa gorge se noua et elle ferma les yeux dans un masque d’angoisse sourde et viscérale. Sa main trembla dans celle de l’adulte et elle bloqua son souffle pour ne pas trahir combien lui aussi frémissait.

La traction la fit se tendre et elle ouvrit des yeux où brillait l’incompréhension. Que voulait-il ?! Un instant, elle pensa se refuser, mais Ilhan agissait avec tellement de douceur et de respect qu’elle se laissa finalement faire. Elle sentit les bras se refermer sur elle, puis son visage se retrouva à hauteur de son épaule et la position se révéla inconfortable. Maladroitement, elle tourna la tête et fut le nez dans les boucles sombres de sa chevelure, juste contre le creux de son cou. Elle sentit les doigts glisser dans ses cheveux en de longues et douces caresses qui lui envoyèrent mille frissons à la base de sa nuque sensible. Le parfum de l’althaïen lui emplissait les narines, la chaleur de son corps commença à se diffuser au travers des vêtements et fit lentement se détendre son corps gracile. Les yeux ronds de stupeur, l’adolescente sentit bientôt un baiser se poser sur sa tempe et ce simple contact, cette tendresse sans arrière-pensée, suffit à faire céder la digue de ses chagrins. Lentement elle leva les bras, mais au lieu de chercher à le repousser, elle vint l’enlacer à son tour. Ses doigts se crispèrent à hauteur d’omoplates, les ongles s’enfoncèrent dans les habits pour raffermir sa prise avec toute la force de son désespoir. Ses fines épaules frémirent, son front se posa contre cette épaule solidaire et quelques larmes mouillèrent cette fois, en silence, les fibres de la tunique plutôt que celles de la robe impériale.

Les paroles rassurantes n’arrangèrent rien à cette affaire et quand elle le sentit relâcher sa prise pour s’écarter, Victoria fit sentir que non ; elle, elle n’en avait pas terminé. Elle s’accrocha davantage encore et secoua doucement de la tête pour lui signifier qu’il n’avait pas le droit de l’abandonner en premier. S’il avait entamé ce rapprochement, c’était à elle d’estimer quand le rompre. Cela faisait des années que personne ne l’avait traité ainsi. Des années de solitude drapée de dignité. Des années à jouer les pestes pour camoufler sa peine face à la perte si violente de ses parents, à jouer les braves pour convenir à l’image que l’on attendait d’une Kohan. Dans l’ombre de ses aînés ; deux dragonniers, deux guerriers… qui était-elle au final ? Personne ne l’avait bercé pour calmer ses cauchemars, pour essuyer ses larmes et lui dire que tout irait bien. Personne ne lui avait prêté son épaule de cette façon. Personne n’avait parlé avec autant de tendresse et de douceur. Avec autant de compréhension. Personne n’oserait le faire. Alors non, elle ne voulait pas que ça s’arrête de si tôt.  La vie d’une princesse était solitaire, mais celle d’une Impératrice l’était encore plus. Elle voulait en profiter un petit peu. Juste un petit peu...

Lorsque ses larmes se tarirent, silencieuses et amères, Victoria relâcha enfin son étreinte et se redressa avec un peu de confusion. Elle avait le bout du nez rougi et le contour des yeux légèrement gonflé. Gardant le mouchoir de l’althaïen, elle tamponna son visage des traces humides, puis usa d’un peu de maquillage pour cacher le plus gros de son chagrin. Même dans cet état, la magie du Paon la rendait magnifique. Elle apparaissait vulnérable, délicate… mais toujours aussi belle. Juste d’une façon différente et elle détestait cela. Le don de son Esprit-Lié pouvait être, en certains instants, une véritable plaie. Et alors qu’Ilhan entamait le Conte qu’elle avait réclamé un peu plus tôt, Victoria rangeait les poudres et les baumes pour arranger sa chevelure, puis sa tenue. Elle s’assura de cacher les tâches de sang à l’aide de sa cape et ferma les yeux pour se reposer, se laissant bercer par la voix chantante, chaude et grave de son mentor. L’histoire était marquante, troublante même dans ses reflets si proches de ce qu’ils vivaient en l’instant. De ce que l’adolescente ressentait confusément au plus profond d’un cœur qu’elle se refusait encore à totalement écouter. Peut-être devrait-elle céder, elle aussi ? Pourquoi pas, après tout...

Le carrosse se mit à ralentir avant de s’arrêter définitivement. L’on pouvait entendre le souffle des chevaux, le chant des oiseaux ainsi qu’une brise fraîche souffler depuis l’ombre d’une forêt dense et vraisemblablement toute proche. Le conducteur descendit pour aller ouvrir en premier la portière du côté d’Ilhan, après s’être assuré d’avoir glissé contre l’accès un marche-pied fort utile vu la hauteur du coche. Une fois le Conseiller à l’air libre, sous un soleil estival à peine couvert de quelques nuages paresseux et effilochés dans un ciel d’azure pâle, le valet offrit sa main pour faire descendre l’Impératrice et se courba avec respect lorsqu’elle émergea à son tour du carrosse. La luminosité ambiante fit plisser les yeux encore légèrement rougis de l’adolescente qui tira davantage encore la capuche pour s’offrir une ombre bienveillante. Doigts glissés dans la paume de son serviteur, elle relevait délicatement le bas de sa robe de l’autre et descendit à petits pas prudents dans l’herbe rase de la bordure de route. Tout autour d’eux s’étendaient à perte de vue des pâturages en jachère qui accueillaient en cette saison plusieurs chevaux aux silhouettes racées, aux robes lustrées et aux galops vigoureux.

« - Bienvenue aux Haras Impériaux, Conseiller Avente. J’aimerai vous présenter une vieille amie… et vous annoncer cette seconde surprise. »

Elle contourna le carrosse pour approcher des hautes portes de fer forgé aux courbes et entrelacs qui formaient dans leur finitions exquises deux étalons cabrant l’un face à l’autre. L’ensemble était rehaussé d’or sans que ce soit tape à l’œil et à son approche, les employés chargés de la surveillance du domaine s’empressèrent d’ouvrir les grilles et de les escorter jusqu’aux écuries. L’allée principale était plus vaste qu’une route pouvant accueillir deux charrettes. Les stalles étaient aérées, lumineuses et vaste. Marchant avec plus de lenteur lorsqu’ils arrivèrent au bâtiment principal, Victoria commença à expliquer avec ferveur et passion comment les lieux étaient gérés. Peu de chevaux avaient survécus à la traversée, surtout si l’on comparait leur chiffre avec ce que l’ancien continent comptait comme hordes sauvages, comme domptées. Ainsi le Haras bichonnait ses locataires avec le plus grand soin et la reproduction était minutieuse afin d’éviter toute faiblesse dans les lignées produites depuis deux ans.

La paille était changée tous les jours, les chevaux nourris avec de l’avoine ainsi que d’autres nutriments comme du trèfle et du foin, du maïs et ils avaient accès aux champs en jachère que les paysans leur laissait volontiers puisque les chevaux y tassaient l’herbe et apportaient naturellement des nutriments. D’ailleurs le crottin ramassé dans les stalles était recyclé en fumier avant d’être distribué gratuitement aux fermiers locaux en échange de leurs invendus en terme de fruits et légumes afin que les chevaux aient quelques petites friandises ponctuelles. Tout en parlant, elle expliqua combien les retraités ou les invalides étaient tout aussi bien traités, à sa demande personnelle. Les mâles pouvaient encore saillir et éviter une consanguinité néfaste alors que les femelles servaient généralement de nourrices et de surveillantes pour les poulains et pouliches lorsque les mères étaient amenées pour leurs soins ou exercices hebdomadaires. Bien sûr, lorsqu’un cheval trépassait de l’âge, son corps était recyclé ; cuir, viande, colle, crins, tendons et boyaux, puis ses restes brûlés avec respect.

« - Après tout, ces animaux nous ont porté face à toute sorte de menaces. Ils nous ont aussi aidé à transporter nos biens lorsque nous avons fuit. Aujourd’hui, ils nous aident à porter les fondations de nos villes, à cultiver nos campagnes et souffrent encore avec nous lors de nos guerres... Nous leur devons bien cela. »

Victoria s’arrêta près d’un enclos où paissait Rosaline dont les flancs s’arrondissaient d’une gestation qui toucherait bientôt à son terme. La sublime jument althaïenne était un cadeau qu’Ilhan lui avait offert lorsqu’elle avait atteint ses dix ans. Elle s’en souvenait et par conséquent chérissait l’animal plus que les mots ne pouvaient l’exprimer. Il y avait toujours une complicité entre le cavalier et sa monture, mais dans son cas ? Rosaline était sa confidente, son alliée et plus encore. Portant une main à ses lèvres, la jeune fille siffla entre ses doigts et aussitôt les oreilles de la jument se dressèrent, puis ce fut sa tête au détail si particulier. Elle observa sa maîtresse avec surprise avant d’émettre un hennissement doux, puis de trotter jusqu’à elle pour venir aussitôt enfouir ses narines veloutés dans les paumes tendues de Victoria. L’impératrice lui baisa le front, serra son encolure entre ses bras et vint un instant perdre son visage dans sa crinière onctueuse et abondante.

« - Oooh Rosaline, combien tu as l’air éblouissante dans ta maternité ! Où est donc ton fiancé ? »

Victoria émergea de l’encolure de la jument après quelques minutes de câlin et fit signe à Ilhan de la suivre afin qu’ils contournent la clôture et puissent voir le reste de l’enclos. Bien plus à l’aise dans cet environnement que dans le Palais où elle devait porter son masque en tout temps et toute heure, l’adolescente souriait alors que Rosaline les suivait d’un pas nonchalant de son côté de la clôture. Au centre de la clairière, une petite grange  ouverte sur deux de ses côtés, offrait de l’ombrage ainsi que du repos au couple de pur sang et c’était à l’intérieure de cette dernière, museau enfoncé dans l’auge d’eau fraîche, que le Conseiller pu découvrir un étalon à couper le souffle. Il était le dernier mâle de sa lignée, elle-même déjà rare et issue du désert d’Esfalia. Reproduit, élevée et sélectionné par un ethnie althaïenne nomade, il représentait la suprématie de cette race de sang pur par sa ligne puissante, nerveuse et délicate tout à la fois. Son cou était arqué comme celui d’un cygne, sa tête petite et pourtant si expressive avec ses larges naseaux, ses oreilles droites et ses grands yeux de velours en amande.

« - Voici Easifat Ramalia. Un étalon que jamais personne n’a su dompté. Enfant d’une vieille lignée de chevaux de guerre et de voyage. Rosaline et lui se sont accouplés, comme vous pouvez le voir. »

Elle caressa le flanc bombé de la jument qui broutait contre les piliers de bois.

« - Leur enfant… je souhaite vous l’offrir. Jadis vous m’avez offert ce cheval et ce fut l’une des plus belles choses qui m’ait jamais été donné. Maintenant que j’en ai la possibilité, je voudrais vous rendre la pareille, Sir Avente. Que vous ayez cet poulain, qu’il devienne votre allié et votre ami… Si c’est un mâle, il ne sera pas rendu hongre, vous pourrez faire votre propre élevage avec vos paires althaïens à Délimar. Je n’en ai que faire. »

Elle regardait l’étalon qui continuait de les observer avec prudence. Ses oreilles étaient couchées vers l’arrière et sa robe sombre tressaillait le long de l’échine, signe de nervosité silencieuse. Elle détourna à peine la tête pour lever les yeux sur Ilhan. Elle le sentait vouloir faire ses adieux, sans trop cerner où était réellement le soucis. Sa santé était-elle à ce point entamée ? Se pensait-il mourant pour avoir agit avec autant d’audace aujourd’hui ? S’il pensait devoir partir sans aucun regret, devrait-elle alors faire de même s’il s’agissait vraiment de leur dernière promenade ensemble ? Victoria se mordit l’intérieur d’une joue, pondéra l’idée qui lui venait et détourna une fois de plus les yeux pour contempler le paysage verdoyant, à peine brûlé par la chaleur en ces terres généreuses.

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Quel étrange instant que celui qu’il venait de partager. En son for intérieur, l’althaïen se fustigeait de s’être montré si expressif, de s’être laissé à une tendresse qui pourrait paraître éhontée selon les us et coutumes de la Cour. Nul homme ne devrait se permettre de toucher ainsi l’Impératrice de son propre chef. Ce n’était pas à l’homme de choisir ou de faire le premier geste, mais à l’Impératrice. Même si tout cela était une première, le peuple des Hommes n’ayant encore jamais connu une telle situation.

Mais, s’il se mortifia de s’être ainsi laissé aller à une tendre affection, et à son instinct de protection, il ne le regretta nullement pour autant. Selon les préceptes de Naal, cet élan du coeur avait eu besoin de s’épancher et il ne devrait pas le réprimer comme il le faisait actuellement. Et, pour être honnête, s’il n’avait pas la crainte de déclencher un incident diplomatique de taille, sans doute aurait-il écouté ce précepte jusqu’au bout, sans doute aurait-il laissé parler son coeur plus encore… et ses naissants inclinaisons. Mais il était diplomate, elle était Impératrice, et même s’ils venaient d’éroder cette barrière invisible qui les séparait, Ilhan n’osait lui donner plus de coups encore.

Il fut toutefois soulagé quand les bras l’entourèrent en réponse et que l’Impératrice se laissa aller à son tour. Non pas qu’il eût peur de se faire repousser, mais il avait craint qu’elle ne s’outrage de ce geste. Tout paternel… ou tout attentionné qu’il fut. Il sentit les ongles presque le griffer dans son dos, même à travers ses vêtements, mais ne montra aucun signe de douleur ni d’inconfort. La douleur était devenue une vieille compagne depuis quelque temps, et celle-ci avait au moins la douce saveur d’un appel de tendresse. Car, il en était convaincu maintenant, c’était de cela que manquait l’Impératrice : une âme sur qui compter, qui l’aime, et qu’elle pourrait aimer en retour. Une âme sur qui s’appuyer, qui serait un soutien indéfectible même dans les pires tempêtes, et qui saurait lui apporter le réconfort dans les moments les plus sombres. Comme en cet instant. Elle avait besoin d’une ancre, d’un réconfort, d’amour, d'écoute et de tendresse. Et en secret, Ilhan souffla la muette prière qu’elle le trouve.

Il continua à l’enlacer ainsi, le temps qu’elle en eut besoin, la laissant pleurer sur son épaule. Sans s’outrager de voir son propre vêtement ainsi souiller. Pour tout avouer, peu pourrait se targuer d’avoir reçu une telle offrande de l’Impératrice. Oui, s’il avait été un fanatique impérialiste, sans doute aurait-il vu cela comme une offrande bénie des Kohan. Pour lui, si offrande il y avait, c’était surtout celle du coeur, une offrande bénie des Huit. Et quand elle lui fit comprendre qu’elle n’en avait pas terminé, qu’elle voulait poursuivre cette tendre étreinte, alors il lui céda et la laissa rester tout le temps qu’elle le désira.

Quand elle s’écarta et qu’un de ses premiers réflexes fut de se remaquiller, un doux sourire amusé ourla les lèvres de l’althaïen. Nulle moquerie toutefois, juste un amusement affectueux. Et rassuré. Même si elle avait été troublée et touchée, elle n’en perdait pas pour autant son caractère et ses manies. Il fut tenté un instant de lui dire qu’elle n’avait nul besoin de maquillage pour être magnifique, et que son miroir refléterait toujours une image parfaite, même drapé des signes de pleurs… mais il se retint et se mordit la langue à la place. Cela lui paraissait bien trop osé. Déjà même en pensées. Heureusement le conte leur offrit la diversion suffisante pour que le moment ne s’imprègne plus de gêne et enfin le carrosse arriva à destination.

Quand il en descendit, Ilhan huma profondément les doux parfums de cette fin d’été et savoura la chaleur rassérénante du soleil sur sa peau. C’était ces moments-là qu’il chérissait, ces moments où la nature, le don des Huit, les bénissait de son flot serein et empreint d’une magie sans pareille. Plus belle encore que toute magie de la trame.

« - Bienvenue aux Haras Impériaux, Conseiller Avente. J’aimerais vous présenter une vieille amie… et vous annoncer cette seconde surprise. »

Vos haras sont magnifiques, et ce mot ne reflète qu’avec pâleur l’enivrement des sens qui m’assaillent en cet instant, susurra-t-il d’une voix chaude aux accents althaïens. Vous m’honorez déjà beaucoup, ne serait-ce que de votre présence, Votre Majesté, une seconde surprise risque de m’étouffer de confusion et de bonheur.

Pour autant, il la suivit, un doux sourire, dénué de son éternel rictus énigmatique qu’il arborait antan à la Cour, flottant sur ses traits certes fatigués, mais sereins. Victoria avait vu juste, l’air frais lui faisait le plus grand bien. Il savoura des yeux le splendide domaine qui alliait la finesse des constructions séléniennes, tout en majesté et dorures, à la beauté sauvage de la nature. Et il écouta avec avidité et réel intérêt ce que lui contait l’Impératrice. Il n’émit aucun commentaire, se contentant de hocher gravement la tête. Oui, peu d’animaux avaient survécu. Lui-même n’avait pu sauver aucun de ses propres chevaux. Seuls quelques-uns de ses chèvres avaient survécu dans cet exil. Il pleurait encore la perte de cette race altière dont il avait été si fier, la race des chevaux althaïens, si beaux et si gracieux, qui avaient été si célèbres à la Cour et ailleurs. Toute la noblesse avait voulu de ces chevaux pour leurs femmes ou leurs filles et tous avaient voulu se pavaner sur ces montures à l’allure unique et superbe.

Quelle ne fut donc sa surprise quand il aperçut… ces splendides chevaux que son coeur pleurait tant. Son souffle se coupa à cette vue, et il marqua lui-même l’arrêt, incapable du moindre geste, statue de cire soudain figée, la bouche légèrement entrouverte. Il reprit soudain son souffle en une longue inspiration et tourna son regard, légèrement troublé, presque embué de larmes retenues aurait pu dire certains, vers l’Impératrice qui déjà caressait sa belle jument. Ilhan ravala l’émotion qui le secouait et menaçait de l’assaillir sous ses flots turbulents. Et s’avança enfin à son tour pour se poster à côté de l’Impératrice.

Il n’avait toujours émis aucun mot, trop peu confiant en sa voix en cet instant d’intense émotion. Il suivit donc simplement l’Impératrice quand elle lui fit signe, sentant toutefois ses jambes presque trembler. Tant et si bien qu'il dut se tenir à la barrière pour ne pas chavirer.

« - Voici Easifat Ramalia. Un étalon que jamais personne n’a su dompté. Enfant d’une vieille lignée de chevaux de guerre et de voyage. Rosaline et lui se sont accouplés, comme vous pouvez le voir. »

Voir sourire ainsi l’Impératrice mit un baume au coeur à l’althaïen. Et le réchauffa d’une étrange chaleur. Elle semblait réellement aimer ces animaux. Tout comme lui s’était attaché aux siens, elle semblait tout autant éprise de ces êtres-là, auxquels elle offrait une réelle considération. Il avait su déjà son engouement pour l’équitation, dans sa jeunesse, et il lui avait alors offert Rosaline il y a longtemps. Il l’avait vue en prendre grand soin et nourrir une certaine complicité également. Comme si la jument était devenue une amie pour la petite fille qu’elle avait été. Toutefois il fut heureux de constater que la jument avait survécu, et de voir que l’amitié, l’affection, qui les reliait avait survécu elle aussi à tous ces tourments. Malgré ses lourdes occupations, l’Impératrice semblait parvenir à trouver encore le temps et l’envie de voir son ancienne compagne.

Et soudain...

« - Leur enfant… je souhaite vous l’offrir.. »

Ilhan tourna abruptement la tête vers l’Impératrice. S’il avait su reprendre contenance, il manqua la perdre à nouveau. S’il parvint à ne pas fissurer son masque de belle prestance, ses yeux toutefois durent trahir son émoi. Ces orbes de jais se brouillèrent légèrement, alors que les mots le happaient de plein fouet. Confus, il reporta son attention sur la jument et l’étalon. D’une main tremblante, il osa venir caresser doucement l’encolure de la jument, puis son flanc bombé. Comme si, de sa main, il s’assurait qu’il ne rêvait pas. Qu’elle était bien là, vivante, et que tout cela était réel, tangible…

Il mit un long moment ainsi à contempler la jument en silence et à la flatter avec affection. Sa main cessa peu à peu de trembler et il regagna doucement sa maitrise légendaire. L’émoi était toujours là, mais plus contenu, plus intime, plus décent. Il se retourna de nouveau vers l’Impératrice, conscient que son soudain silence aurait pu être pris pour de l’impolitesse.

Je vous prie de bien vouloir pardonner mon silence outrancier, fit-il enfin d’une voix douce et basse.

Son sourire revint, teinté d’une mélancolie à la fois triste et enjouée.

Je ne peux vous cacher avoir été si ému, que les mots m’ont manqué. Aucun de mes autres chevaux n’a survécu. Comme vous l’avez si bien dit… beaucoup ont péri.

Pas que des chevaux d’ailleurs. Des hommes aussi.

Mais de voir Rosaline ici, avec vous, vivante et bien portante, me réchauffe le coeur, comme jamais les mots ne pourraient l’exprimer. Ils ont survécu ! Certes peu, mais une poignée suffit. C'est un peu d'Althaïa qui renaît aussi ici. Et…

Sa main quitta la jument, après une dernière flatterie derrière les oreilles, puis il se tourna vers l’Impératrice. Il remercia les Huit de ne plus trembler et que ses jambes ne trahissent plus sa faiblesse première. Il lui offrit un regard sincère, dépourvu de tout miroir masqué, et laissa filtrer tout ce qu’il ressentait en cet instant dans ses puits sans fond.

Votre cadeau me trouble et me comble de joie à la fois. C’est un don... inespéré, que je ne suis pas sûr d’avoir mérité. Je ne saurais jamais assez vous remercier de ce doux réconfort que vous m’offrez…

Il laissa flotter ces derniers mots dans l’air, comme si sa phrase était inachevée. Mais les mots qui manquaient ne résonnèrent jamais dans l’air et ne furent susurrés qu’en sa pensée. "En ces instants qui seront peut-être mes derniers", pensa-t-il pour lui-même.

Délicatement, il tendit une de ses mains et attrapa doucement la dextre de la jeune femme. S’inclinant doucement, pas autant que la coutume le voudrait tant il en serait incapable par la douleur qui le vrillait, il releva la main ainsi volée et la porta doucement à ses lèvres. À défaut de pouvoir lui voler un véritable baiser, comme venait de lui souffler une pensée fugace et osée, il lui offrit un baise-main un peu plus appuyé, où il mit tout son coeur. Il ne la quitta pas du regard, rivant sur elle des obsidiennes dont la lueur se réchauffait d’un étrange attrait.

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Le silence. Le choc. Victoria ferma doucement les yeux et serra les mains sur la clôture. Les secondes s'égrenèrent tandis qu'elle reportait finalement son regard sur les pâturages. Devrait-elle se retourner qu'elle verrait un spectacle donné à peu de gens, mais elle se montra généreuse en ignorant volontairement l’émoi qui submergeait le Conseiller Délimarien, le graciant de tout le temps nécessaire pour qu'il se reprenne et soit à nouveau présentable. Quand bien même avait-elle espéré une telle réaction en jouant de mystère et de surprise, quand bien même aurait-elle adoré pouvoir s'y repaître les sens, creusant cette brèche jusqu'à mettre à nu le coeur ô combien gardé de son ancien mentor… La jeune Impératrice se montra soudain pudique et préféra respecter l'homme plutôt que de céder à sa curiosité. La confiance valait bien plus qu'un instant d'égarement et de mesquinerie. Ce ne fut qu'au son de sa voix riche et chaude qu'elle daigna enfin arracher sa vue des vallons verdoyants pour revenir à la silhouette de son aîné et qu'elle leva sur lui des mires aussi limpides que le ciel qui les surplombait.

« - Nulles excuses sont acceptées… car aucune ne furent demandées, Sir Avente. »

Un sourire ourla ses lèvres alors qu'elle penchait légèrement la tête sur le côté, faisant cascader ses cheveux en une vague d'or et de rayons de miel. Les fleurs et les coquillages bruissèrent au geste et elle eut un léger rire embarrassé alors que ses cils s'humidifiaient de larmes contenues. Le souvenir de la traversée hantait toujours certaines de ses nuits, notamment lorsque les orages s'abattaient sur les tuiles du Palais, rappelant ces tempêtes qui avaient, à chaque passage, balayé davantage encore de ses amis, proches ou tout simplement amoindri toujours plus de son précieux peuple. La haute mer la terrifiait et bien que cette peur ne quitterait jamais le secret de son cœur marqué, elle pouvait comprendre. Oui, elle comprenait combien il était en un sens cruel de mettre sous le nez d'un althaïen la richesse que l'Empire possédait de sa culture presque éteinte. Ce cadeau faisait donc amende de cette injustice. Bien qu'elle ait encore l'impression que ce ne soit pas suffisant. Ou que ce ne le soit jamais.

« - C'est pour cela que je tiens à vous offrir ce poulain… Je... »

Les mots lui manquèrent toutefois sous l'intensité du regard qu'Ilhan lui offrait, lui faisant sentir son ventre se nouer. Des papillons remplirent bien vite son estomac alors qu'elle réalisait qu'une légère rougeur cuisait la pointe de ses oreilles ainsi que la base de sa nuque. Succombait-elle au charme légendaire du peuple d'Althaïa ? Combien était-il insensé d'écouter de tels sentiments en un moment pareil ! La jeune fille se mordit l'intérieur de la joue et força un nouveau sourire à fleurir alors qu'elle remettait une mèche de cheveux derrière son oreille, mais alors qu'elle reposait la dextre sur la clôture Ilhan vint la lui saisir et le cœur de l'Impératrice fit un petit bond. Ses doigts captifs tremblèrent contre la paume chaude et sèche de l'adulte. Ses yeux s'agrandirent à mesure que les lèvres fermes se posaient sur elle et s'attardaient. Ses joues chauffèrent brusquement et son souffle se coupa alors qu'une pensé osée jalousait soudainement le vélin de sa dextre. Lorsqu'elle s'arracha au spectacle, Victoria fut mortifiée de voir le Conseiller qui l'observait. Depuis combien de temps ?! La gorge sèche, le bas ventre serré, elle retira un peu hâtivement sa main et détourna la tête, puis le buste dans l'espoir de préserver une certaine contenance.

« - Vous êtes bien trop humble, Conseiller Avente. Vous avez su servir mon Empire pendant tant d'années et avec tant d’abnégation que je ne pouvais décemment pas ignorer le délitement de votre peuple en ces nouvelles terres. Vous êtes… et Althaïa au travers de vos actions… quelque chose que l'on doit absolument chérir. Je n'ai aucun doute que l'Intendante -et avec elle tout Délimar- reconnaissent votre valeur et font tout en leur pouvoir pour convenir à vos besoins. »

Elle croisa les mains sur son ventre, épaules rejetées en arrière en une posture régalienne. Elle retrouva un peu de maîtrise sur ses sentiments et afficha une expression sérieuse, bien que teintée de tristesse et de résignation. Malgré les mots qu'elle s’apprêtait à proférer, elle connaissait déjà la réponse. Sa main droite se posa sur la dextre, sentant toujours la chaleur des lèvres de l'althaïen sur sa peau et s'attarda pour l'effleurer du bout des doigts en un geste fugace. Que croyait-elle réellement obtenir ? Il lui était hors de portée. Il l'avait toujours été… Elle lui coula un regard au couvert de ses longs cils et l'observa avec davantage de résignation et de tristesse dans ses orbes céruléens. Que croyait-elle obtenir ? Quel sentiment désirait-elle nourrir ? Elle n'osait y répondre. Lorsqu'elle reprit la parole, sa voix ne trahissait aucune de ses pensées :

« - … Mais si jamais vous ressentez que ce n'est plus le cas, sachez que l'Empire saura vous accueillir de nouveau et avec tous les égards qu'il vous doit. »

L'invitation n'était pas faite de paroles en l'air et elle s'assura à l'aide d'un long regard lourd et assombrit du poids de ses responsabilités, de cette couronne qui coiffait son front, qu'Ilhan le comprenne bien et l'accepte tel quel : une grâce royale de tous ses crimes envers le trône. Puis lentement, presque à regret, Victoria détourna encore la tête pour lui offrir un profil à la sévérité régalienne et contempla cette fois les bâtiments qui composaient le haras. Elle voyait un de ses chevaliers attendre près d'une porte cochère. Était-ce déjà l'heure de rentrer ? Un soupir quitta ses lèvres alors qu'elle se rappelait de la somme astronomique de devoirs impériaux qui l'attendait au Palais. Sa pause était finie.

Sans un regard pour les chevaux de crainte de s'attarder davantage, elle commença à s'éloigner d'un pas lent. Sentant Ilhan la suivre, elle cala rapidement son pas sur le sien mais resta silencieuse tout le temps qu'il leur fallu pour rejoindre la calèche. A son arrivée le valet de pieds se proposa pour l'aider à monter et elle accepta sa main. S'asseyant dans le sens de la marche, la jeune fille ramassa sa robe autour d'elle pour lui donner une chute élégante, puis se saisit du Conscentia et en caressa l'antique couverture de gestes pensifs. Jamais aurait-elle imaginé que sa sortie se solderait d'autant de révélations, d'actes et de paroles de cette nature. Son esprit était un véritable maelstrom et il lui était difficile de se concentrer sur quoi que ce soit. Profondément perdue dans ses pensés, elle ne réalisa qu'ils étaient arrivés qu'en sentant la calèche s'arrêter et le Valet toquer à la porte. Dans un sursaut Victoria papillonna des cils et observa l'extérieur avec surprise, mais sans aucun doute possible c'était bel et bien la façade de la Mésange Rieuse qui jetait son ombre sur leur transport. Son cœur fit un bond alors qu'elle voyait Ilhan se lever et commencer à descendre les marches de la calèche. Lui avait-il seulement parlé durant le trajet ?! Elle n'en avait aucun souvenir.

« - Ilhan ? »

L'appel avait quitté ses lèvres avant qu'elle ne le réalise et alors que leurs regards se croisaient, elle sentit toutes ses pensées la quitter. Son esprit se fit aussi vierge qu'une feuille blanche et elle tendit l'ouvrage magique dans sa direction pour qu'il le saisisse plus ou moins de force. Ses mains, toutefois, ne quittèrent pas le bord de la reliure et ils se retrouvèrent à le tenir à deux dans une posture maladroite. Mais n'était-ce pas l'essence même de toute cette situation ? L'althaïen était encore sur les marches, la partie haute de son corps obligée à se pencher légèrement dans l'habitacle et par conséquent vers une jeune Impératrice qui, du coup, le surplombait de peu depuis sa banquette. Une Impératrice dont les yeux étaient légèrement écarquillés, pupilles élargies alors que ses joues délicatement empourprées faisaient davantage encore ressortir le lustre sombre qui couvrait ses orbes céruléens. Son cœur quant à lui battait à tout rompre alors que ses lèvres entrouvertes sur un souffle écourté trahissaient l'émoi qui la saisissait. Les secondes s'égrenaient comme au ralentis. Oserait-elle ?! Les puits sombres qui composaient les yeux d'Ilhan la happèrent quand ils ne furent justement plus qu'à un souffle l'un de l'autre et ses doutes s'envolèrent avec l’exhalation de trop.

Ses lèvres semblant faites de velours, boutons de roses vierges, pressèrent à celles de l'adulte avec un frémissement semblable à celui d'un oiseau prêt à fuir au moindre geste brusque. Les yeux de l'adolescente se fermèrent sous l'embarras, mais surtout la chaleur qui gagna l'arrière de son crâne et fit fondre son cœur comme son estomac d'un soulagement et d'un plaisir coupables. Tête légèrement penchée sur le côté, Victoria pressa davantage ses pulpes souples contre celles plus fermes de son ancien mentor, soupira et savoura leur saveur durant ce qui ressembla à d'interminables secondes. Un long et chaste baiser, mais qui dans ces circonstances était un des tous premiers joyaux qu'elle offrait au sexe opposé. Lorsqu'elle se recula enfin, son visage arborait une adorable carnation alors qu'un petit sourire, frêle et incertain, flottait sur des lèvres qu'elle caressa du bout de doigts tremblants. Le livre pesa soudainement dans les bras d'Ilhan, tel un rappel à la réalité, alors que l'adolescente le relâchait et qu'elle s'écartait davantage encore en allant s'adosser à la banquette.

« - Prenez en soin. »

Murmura-t-elle d'une voix légèrement essoufflée, le regard troublé avant qu'elle ne détourne pudiquement la tête. Parlait-elle du baiser ou de l'ouvrage ? La question devra rester en suspend car le Valet de pieds, à l'extérieur, se racla légèrement la gorge devant le temps que mettait Ilhan à descendre de la calèche. La portière autant que les rideaux avaient heureusement caché ce qu'il venait de se passer, mais la lenteur de l'althaïen frôlait l'inconvenance sociale. Ilhan fut, dans un cas comme dans l'autre, doucement mais fermement écarté du marche-pied et laissé seul sur le bord de la route alors que le cocher claquait de son fouet pour faire repartir au trot les chevaux. Dans le claquement rythmé des sabots, la calèche impériale disparue rapidement à l'angle de la vaste rue et avec elle une jeune fille perdue dans l'éveil de ses émotions.

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Trop humble était peut-être un brin usurpé. Mais l’âge avançant, il prenait conscience effectivement de ses limites et de ses lacunes. La fougue de la jeunesse n’était plus là pour faire envoler son ambition vers les contrées de l’indécence. L’expérience lui avait fait voir aussi le prix à payer pour toute démesure, et il avait retenu la leçon. Il garda toutefois silence aux mots de la princesse, acceptant les éloges tels qu’elles étaient offertes : des offrandes d’une Impératrice à un ancien sujet déçu et déchu.

Il observa d’un œil distrait l’un des doigts de Victoria venir caresser la main qu’il avait embrassée. Et dut réfréner le léger sourire que ce petit geste, discret, mais non anodin, lui insufflait. Il bénit sa maitrise pour parvenir à garder son visage figé et policé. Et la bénit plus encore quand les mots suivants tombèrent, instillant en son coeur un insidieux sentiment de… soulagement ? Apaisement ? Il n’aurait trop su comment définir ce qui l’envahissait en cet instant. Et dut se faire violence pour ne pas ravir de nouveau cette main pour un nouveau baiser.

Pardon. L’Impératrice lui accorderait un pardon plein et entier, malgré sa "traitrise" d’avoir choisi l’Alliance et d’avoir servi l’"ennemi". Pardon et terre d’accueil. C’était là deux dons au prix inestimable. Il en avait parfaitement conscience et ne pouvait que ressentir une reconnaissance sans nom à l’Impératrice qui lui tendait ainsi une main bien généreuse.

Il s’inclina alors, d’un salut presque cérémonial, mais son sourire dépourvu de son rictus habituel dénotait toute la douce gratitude qu’il ressentait.

Vos mots me touchent plus que de raison, Votre Majesté, et je les chérirai au plus profond de mon coeur.

Il aurait bien aimé lui dire ne jamais les oublier, mais bientôt son corps l’abandonnerait, et cette promesse ne serait alors que cendres s’envolant sous les vents violents du cycle éternel.

Il la suivit alors quand elle reprit le chemin du retour. Déjà. Même si la course du soleil dans le ciel lui indiquait qu’il avait volé un temps bien précieux à l’Impératrice de Sélénia, il ne put que regretter que cet instant soit si éphémère. Il goûta alors simplement le silence, le doux parfum de la jeune fille à ses côtés, les irisations du soleil éclatant sur le magnifique pelage des chevaux... Tout le long du trajet, même lorsque la calèche repartit, l’althaïen respecta le calme silence entre eux et s’enivra de ces sensations salvatrices. Il en imprima son esprit en un délicieux souvenir à conserver. Tel un précieux trésor qu’en son coeur il couverait.

Et bientôt, la calèche s’arrêta devant sa luxueuse auberge. Il salua l’Impératrice, mais elle semblait alors ailleurs, son esprit déjà parti. À regret, il se leva, prêt à quitter la calèche, quand soudain son nom résonna.

Il se retrouva brusquement avec Conscientia entre les mains, sans explication aucune. Il s’apprêtait à la remercier, mais constata qu’elle ne lâchait toujours pas l’ouvrage. Il fronça alors les sourcils, soudain inquiet et dubitatif. Les effets secondaires de l’incident magique étaient-ils plus sévères qu’il ne l’avait cru ? Il en était là de ses réflexions, dans une position des plus inconfortables, quand il leva ses orbes sombres sur la jeune fille et se retrouva subjugué par sa beauté lumineuse qui irradiait plus que jamais. Il était en cet instant incapable d’en détacher son regard. Leur souffle semblait se rapprocher insidieusement pour ne faire plus qu’un, quand soudain…

Elle l’embrassa sans détour. L’althaïen écarquilla un instant les yeux, avant de finalement se laisser aller au doux baiser. Il fut tenté, une seconde volage, d’approfondir ce baiser et de lui montrer ce qu’était réellement embrasser. Mais leur comportement frisait déjà l’indécence et, lui, simple diplomate, ne pouvait se permettre geste si éhonté envers elle, digne Impératrice. Il la laissa donc mener la danse, en un baiser certes bien chaste, mais tout en émoi. Ilhan sentit son coeur presque mort battre plus fort, et son esprit d’ordinaire en ébullition se vida de toute pensée, autre que ce suave tourbillon. Et, tout comme il avait commencé, le baiser prit fin. Ilhan dut alors revenir à l’âpre réalité. Il manqua faire tomber le livre, quand elle le lâcha.

« - Prenez-en soin. »

Il s’apprêtait à lui répondre, quand le valet de pied le rappela aux convenances. Il se devait de sortir, s’il ne voulait faire courir de mauvaises rumeurs. Il en connaissait la puissance et en ces temps troublés, elles pourraient avoir un impact fort fâcheux sur le règne de l’Impératrice, elle qui devait déjà reprendre les rênes d’un royaume bien chaotique. Il lui accorda donc un sourire, une légère inclinaison du torse en guise de révérence, puis sortit. Presque tiré de force par le valet.

La calèche voletait déjà au loin, comme fuyant à toute volée, quand Ilhan, enfin, susurra pour lui-même :

Nous en prendrons le plus grand soin.

Se disant, il caressa distraitement la couverture du Conscientia. Mais son esprit pensait à bien tout autre chose alors… Nul doute que cela serait un souvenir qu’il chérirait, même pour le peu de temps qu’il lui restait. Et qu’il consignerait dans son livre de vie, dès le soir même.

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