3 septembre 1763
Revenir à Caladon, c'était comme revenir aux sources. Beaucoup n'aimaient pas cette ambiance où l'or était roi, mais pour le nouveau-né vampirique, cela avait inconsciemment le goût de la maison. La ville lui semblait rassurante malgré les regards attentifs qu'on portait à son visage d'Aldaron, avec plein d'espoirs et d'attentes, infructueux. Tout ces gens, ici, avaient connu l'elfe bourgmestre qui les avait dirigés, mené hors des guerres contre Sélénia. Il avait été la Triade, le cordon de survie d'une rébellion et du Protectorat. Il était alors difficile de passer entre les mailles du filet... Cela gênait moins le jeune vampire, à présent. On ne le regardait pas avec crainte. On lui accordait le bénéfice du doute, et de la patience, parfois même du soutien ou une adoration renouvelée. Bien qu'il ne quitte son domaine que la nuit, car les rayons du soleil lui étaient bien trop pénibles, il était bienvenu dans les tavernes à la nuit tombée. Et lorsque les humains allaient se coucher, l'Ast passait dans les ruelles dévorer leurs rêves, quelques secondes, pour se nourrir. Puis il explorait, plus loin, la nature brûlée par la canicule estivale. Le petit bois à sec, les falaises aux galets, la mer parfumée des embruns marins. Tout ceci lui faisait du bien.
Il avait l'impression de s'y ressourcer. Maintenant que l’œuf de Nahui avait éclos sur le retour de Nyn-Tiamat, il mûrissait l'idée en lui que ce lien était une providence, tout comme celui qu'il partageait avec Ivanyr. Bien sûr, cela n'avait pas été accueilli à bras ouverts : il avait eu peur de ces êtres qui s'accrochaient à lui aussi fort alors qu'il n'avait rien demandé, mais après la tempête de ses émotions craintives, une vague de soulagement l'avait conduit à penser qu'il avait de la chance de ne pas être seul. D'avoir à ses côtés ces deux parties de son âme, là pour l'aider à lutter contre la sécheresse aride d'un désespoir. L'amnésie avait cela de peu enviable qu'elle s'étendait de ses doigts glacés sur les plaines d'une détresse consumée. Il avait eu peur, mais Ivanyr et Nahui étaient comme des phares dans sa nuit éternelle, éclairant les rochers dangereux dans lesquels son bateau de vie pouvait s'écorcher ou pire encore, être dévoré par les écumes d'un orage aquatique. Ils dissipaient la brume traîtresse qui suintait au dessus des flots pour le tenir comme aux beaux jours, intouché et invincible. Il avait beaucoup de chance, il se l'avouait bien volontiers, maintenant. Ils étaient une chaleur qui émanait de son cœur qui avait cessé de battre mais qui, vivifiant, le comblait toujours d'émotions.
Sous sa cape fine brodée du blason de son époux, était dissimulée sa dragonne. Il la portait contre son torse, maintenue par quelques tissus solides et savamment noués, inspirés de la manière dont les mère portaient leur nourrissons. Les bruits courraient dans la ville que le Lien n'étaient pas très bien vus, après les récents événements. Fort heureusement, il en avait eu vent bien assez tôt, pour ne pas vendre la mèche et ses mires verdoyantes s'étaient alors teintées d'un trouble. Il aurait aimé avouer haut et fort qu'il aimait sa Liée, mais cela aurait mis la créature immaculée en grand danger, et lui tout autant. Il devait s'entourer à nouveau, comme la Triade, tel un berger revenant chercher son troupeau sur les pâturages de la montagne, afin de passer ce qui s’annonçait comme un hiver, bien au chaud. A l'abri de ce qui bourgeonnait plein de haine et de rancune, il s'assurait à ce que cela ne fleurisse pas à son encontre. Il devrait être prudent.
Dans la taverne, il avait commandé un plat de viande saignante, à peine cuite, pour ravir les papilles de sa Liée camouflée. Il aurait pu se contenter de s'installer dans un coin, comme à son ordinaire. Il aimait regarder ces gens. Il riaient, buvaient, dansaient, jouaient de la musique. Ils s'aimaient et se tournaient autour comme des mouches. Ils se tapaient dessus parfois, se faisaient avaler des couleuvres et s'envoyaient paître. Ils se noyaient dans un océan d'histoires farfelues, très souvent inventées ou déformées, chantant comme des rossignols au printemps tout ce que l'alcool leur invitait à célébrer. Quelque chose, chez ces humains, le fascinait. Cela avait le goût de ces échos du passé qui lui soufflaient, parfois, des intuitions tout à fait Aldaronesques. Ce soir, néanmoins, il avait voulu faire plaisir à sa Lié et avait coupé des morceaux de sa viande pour les faire disparaître sous sa cape en les tenant du bout de sa fourchette. Il tâchait d'être discret et les gazouillis mentaux de Nahui lui confirmaient que la viande était très bonne. Il trouvait amusant cet appétit qui était le sien pour la viande rouge, là où elle délaissait volaille et poisson. Il pensait avoir assez bien cerné ses goûts culinaires et il n'y avait qu'à travers elle qu'il pouvait savourer ces senteurs et ces saveurs à leur juste valeur. Lui-même ne se nourrissait de rien qui passa par sa bouche. Les rêves étaient d'une autre nature.
Sa Liée mangeait et lui observait, sous sa capuche, les humains butiner dans la taverne comme des abeilles sur des fleurs sublimes et féminines. C'était cela draguer ? Comme c'était grossier... Et drôle quand la fleur s’agaçait et déversait sur le malpoli une averse d'insultes méritées. Leurs interactions étaient comme un jardin plein d'une végétation mouvementée où la faune s'accoutumait de la flore. Les hommes suivaient de jolies courbures comme un tournesol s'oriente vers le soleil, là où d'autres chantaient comme grillons et cigales en pleine campagne, lorsque la température se faisait plus fraîche pour la séduction. Les criquets cueillaient dans les hautes herbes un bouquet de belle efflorescence pour épater la galerie, ou un panier de fruits où se mêlaient fraises, grappes de raisin et groseilles au goût sucré. Chacun amenait sa science et ses savoirs-faire pour dévoiler leur éblouissants feuillages et moissonner par la suite une récolte juteuse et pleine d'amitié. Si certains n'en étaient qu'aux premières semailles, d'autres caressaient les rivages de la fin du voyage, d'autres encore pensaient qu'à pleine après avoir enfoui la graine dans la terre, ils pouvaient se précipiter et caresser des blés bien blonds dans la même soirée. Ils faisaient tout un foin de leur impatience plutôt que de profiter des pluies nourricières en lézardant près des cultures, le visage caressé par la douce brise annonciatrice, en plein air.
Lui, l'ancien elfe, il les trouvait trop prompts à vouloir tout, tout de suite. La saison chaude était propice à une telle effervescence, mais la floraison d'un bel arbre ne se faisait pas en si peu de temps, aussi ensoleillé soit-il. Et si on voulait arriver à bon port, il valait mieux ne pas s'envoler aussi haut que des cerfs-volants, en croyaient être éblouissant. Il ne les blâmait pas de vouloir sauter à l'eau, parfois de belles surprises accompagnaient ces baigneurs qui avaient osé le bain de minuit, sur les berges glissantes d'algues d'un fleuve, au clair de lune. L'amitié et l'amour avaient cela de fascinant qu'ils pouvaient être longs à construire ou bien s'avérer aussi fusionnel que cela avait été avec Ivanyr. Combien de temps avait-il mit, à son réveil de nouveau-né, avant d'embrasser de façon torride celui qui fut jadis son époux et dont il ignorait pourtant tout ? Deux minutes ? Oui, quelque chose de cet acabit. Il en riait intérieurement, partageant avec sa petite goinfre ses pensées et métaphores.
Lorsqu'elle eut fini sa becquée, l'Ast quitta l'ambiance étouffante de la taverne pour s’avouer l'air rafraîchissant de l'extérieur. Il était temps pour lui-même de se rassasier des endormis en longeant les ruelles dans l'ombrage nocturne. Après ce qu'il avait fait à Artane, il veillait pas éterniser sa ponction trop longuement sur une même cible. Il butinait sans laisser ses proies en nage d'un cauchemar terrorisant. Il passa récupérer une commande chez un enchanteur qui avait eu la bonté de veiller assez tard pour le recevoir. Il s'agissait d'une boite à musique, en bois, qui lorsqu'elle était remontée, faisait danser deux oiseaux. Il ne savait pas d'où elle lui venait, mais sa mélodie l’apaisait bien assez pour qu'il eut l'idée d'y ajouter un glyphe supplémentaire destiné à profiter de son état d'apaisement pour creuser dans le sable mouvant de son esprit amnésique. La promenade sur la plage psychique serait peut-être apaisante, lorsqu'il irait, nu-pieds, gratter le sol pour trouver un beau coquillage à sa liée. Il espérait encore comprendre le rôle d'un dragonnier. Pourquoi ce lien était-il créé ? Pourquoi était-ce si rare ? Et pourquoi on le récriait comme une tare ? Son amnésique lui semblait parfois aussi désagréable d'un moustique.
Il actionna la boite à musique, sa mélodie tintait dans la rue silencieuse et obscure. La température avait baissé, tel le solstice qui plonge dans l'hiver et le son cristallin des notes le menait vers des horizon plus tendres, comme si on rappelait l'équinoxe vers un été mielleux. « Je suis persuadé que dans mes souvenirs, il y a quelque chose d'important sur le Lien... Je le sens... Et je n'arrive pas à mettre le doigt dessus.... Je ne sais pas comment m'y prendre. Quelle image je dois avoir, à tes côté. Notre but. Notre... » Il était perdu. Il poussa un soupir, même s'il pouvait compter sur un soutien de son proche entourage, il y avait ce manque, ce vide qui lui devenait comme lancinant. Ce silence. C'était insupportable. Sa mine était songeuse lorsqu'il fut surpris par un volet s'ouvrant d'un coup alors qu'il longeait le mur. Son cœur aurait été malmené s'il avait encore battu à défaut, pour l'heure, sa peur soufflait comme un zéphyr furieux, mais il n'était pas au bout de ses peines car des flammes embrasait la maison à grand feu alors qu'il s'en écartait très rapidement avant d'être soufflé par l'explosion et atterrir au sol, plus loin, sonné.