10 Août 1763
La plume courait avec légèreté sur le parchemin, noircissant ses fibres de courbes et lignes élégantes, emplissant son air immédiat de l’odeur unique d’encre fraîche et tout cela dans un grattement régulier, presque réconfortant pour celle qui l’appliquait. La présence des livres dans un environnement d’études et de silence avait toujours été une source d’apaisement pour la jeune Impératrice. Un réconfort même, telle une bulle à l’écart du monde et de sa cacophonie. Depuis toujours elle avait aimé lire autant que faire de l’équitation ou de la chasse avec ses oiseaux de proies et chiens de traque. Des activités solitaires qui l’avaient souvent isolée, au grand damne de ses tuteurs qui voyaient là un frein à son influence sociale. Ils n’avaient pas réellement eut torts puisqu’elle avait attendu son quinzième anniversaire pour réellement s’intéresser à la Cour et sa politique, puis quelques mois seulement après sa seizième année ? Elle était couronnée première Impératrice dans toute l’histoire de son peuple. Aujourd’hui plus que jamais, ses lacunes et le poids de ses responsabilités pesaient atrocement sur ses frêles épaules.
Le crissement de la plume s’interrompit après une sublime envolée en bas de page, signature élégante où s’apposa un cachet de cire à l’emblème impérial. Elle péchait encore dans certains domaines et son jeune âge n’aidait certainement pas à rassurer le Conseil ou les membres de la Cour, toutefois elle avait la volonté farouche d’apprendre et la détermination de vaincre tous les obstacles qui se dresseraient devant elle… à compter par sa sœur aînée Luna. Elle avait longtemps hésité à prendre les mesures nécessaires à l’égard de la jeune dragonnière pour l’évincer totalement de la succession au trône, mais force était d’admettre qu’elle n’avait pas encore ce qu’il fallait pour toutes les mettre à exécution. La réputation de Luna jouait en sa faveur et le peuple la chérissait encore énormément malgré les récents événements avec Cordont ou encore le Lien et les Chimères, ce qui rendait toute action précipitée dangereuse pour sa propre position et popularité au sein de son empire.
Toutefois, par les Dieux seuls savaient quel procédé, la Princesse était tombée enceinte de son épouse en début d'année. Un événement contre-nature de l’avis de Victoria et qui jetait sur la Cour un voile mitigé de réactions. Si beaucoup s’accrochaient encore à la gloire qu’avait su amasser la Princesse des Lumières au cours de ces dernières années, autant par sa régence que ses actes de bravoure, la Couronne était encore trop aimée et respectée dans ses traditions pour que la majorité se range à l’idée qu’une femme puisse en engrosser une autre surtout lorsque l’enfant à naître sera confirmé comme étant un immaculé. Cette race n’avait pas encore de statut bien défini, que ce soit ici ou ailleurs, mais la jeune Impératrice avait la certitude que le Conseil refuserait de voir un non-humain sur le trône.
Le doute l’avait toutefois saisit et l’avait rongé comme un poison durant nombre de mois… et si l’enfant était un garçon ? Et si les nobles faisaient pression en préférant avoir un mâle sur le trône même s’il était d’une autre race plutôt que de supporter une femme !? Ne trouvant plus le sommeil, elle avait fini par prendre quelques précautions. Rien de dangereux au départ, juste un spirit de la souris qui avait été envoyé, en tout discrétion, auprès de Luna pour vérifier le sexe du bébé et fort heureusement ; il s’agissait d’une fille. Malgré ses angoisses et résolutions, Victoria aurait détesté ordonner la mise à mort d’un nouveau-né, bien qu’elle l’aurait tout de même fait si c’était là sa seule solution pour préserver son trône. Son frère l’avait choisi elle et personne d’autre. Jamais elle ne trahirait sa confiance en cédant l’Empire à qui que ce soit… du moins, c'était ce dont elle voulait se convaincre.
Trois coups discrets furent frappés aux doubles portes et l’adolescente s’extirpa de ses sombres pensées avec un léger sursaut. Seule dans le bureau au mobilier de bois massif, elle avait perdue toute notion du temps alors qu’elle travaillait d’arrache-pied pour prendre en main la gestion de son Empire, les conflits en domaines et autres affaires d’états qu’elle seule pouvait décider due à son rang. Fort heureusement, la Main du Roi filtrait le plus gros et pré-mâchait le reste en des rapports concis avec nombres d’annotations dans les marges pour qu’elle comprenne aisément tel ou tel détail litigieux. Mais alors qu’elle posait sa plume et s’appuyait dans le dossier trop grand de son fauteuil, ses yeux glissèrent sur le reste de la pièce et un pli amer ourla ses lèvres. Si Luna était la Princesse des Lumières, elle n’était que la Colombe ou encore le Joyau de Sélénia et plus que jamais, alors que le soleil crépusculaire filtrait par les carreaux de la fenêtre, prolongeant les ombres à la façon des barreaux d’une jolie cage, Victoria se demandait si elle n’était plus, tout simplement, qu’une oiselle aux ailes taillées ou un bijou gardé dans un écrin.
Cela ne faisait qu’une vingtaine de jours depuis son couronnement, mais le temps lui filait entre les doigts à une allure folle. Ses journées étaient si pleines qu’il lui était parfois difficile de manger ailleurs que sur le coin de son bureau. Trouver le temps de se détendre seule ou en bonne compagnie relevait à présent du fantasme et il lui arrivait, parfois, de comprendre le mal être que son frère adoré avait pu ressentir toutes ces années. Trois nouveaux coups frappèrent à la porte, un peu plus fort cette fois et Victoria roula des yeux alors qu’elle autorisait enfin à ce que l’on entre. Un valet se glissa dans l’entrebâillement, referma derrière lui et posa les genoux au sol pour se prosterner.
« - Votre Majesté, la Princesse Luna Ataliel Kohan est arrivée selon votre volonté.
- Bien. Qu’elle entre et faite nous porter une carafe de vin rouge. Du domaine Courbelune. Ajoutez à cela de quoi grignoter, mais rien de trop riche toutefois, eut égard à la grossesse de la Princesse. »
Elle avait manqué oublier que quelques jours plus tôt, elle avait envoyé une convocation à sa sœur aînée, la demandant auprès d’elle pour une entrevue formelle. Puisqu’elle ne pouvait pas l’évincer tout de suite du trône, Victoria comptait réduire drastiquement son influence auprès de la Cour et diminuer sa voix en terme de poids décisionnel politique. Pour cela, une excuse toute prête lui avait été glissé sur un plateau en or, d’autant plus encouragée par les récents événements. Se redressant dans son siège, Victoria posa un regard impavide sur la silhouette engrossée de la dragonnière dès qu’elle vint à franchir le seuil, escortée dans le bureau par la garde privée de l’Impératrice. Cette dernière ne se leva pas et n’eut pas même un frémissement alors qu’elle attendait de voir quelle salutation l’autre lui accorderait. En fonction du choix de ses gestes et mots, l’entrevue pouvait tourner relativement court.
« - Bonsoir, Princesse Luna. »
Le ton était doux, mais dénué de toute chaleur. Un sourire éclaira son visage, mais ne gagna pas le bleu profond de ses prunelles. Préserver un masque de neutralité lui était difficile, plus encore de ne pas abuser de l’autorité que la couronne aux saphirs verts qui ceignait son front lui accordait. Prenant une inspiration, elle désigna l’un des sièges qui lui faisaient face, l’invitant silencieusement à prendre place. Le bureau de Victoria était parfaitement rangé, frôlant presque la maniaquerie à ce niveau. Il y avait une pile nette où s’entassait les dossiers à traiter ; chacun était trié selon leur source via un code couleur au niveau des cachets les scellant. Une autre pile rassemblait les dossiers traités, triés selon leur urgence cette fois par un code bien établi de rubans. Entreles deux, la fine silhouette de Victoria apparaissait avec les traits légèrement tirés, bien que cela n’altéra en rien la beauté magique que lui conférait le Paon depuis quelques mois. Régalienne dans sa posture et son silence, elle détaillait sa sœur avec critique.
« - Vous semblez radieuse. La grossesse vous va à merveille. »
Banalités d’usage, mais il valait mieux s’en débarrasser maintenant que plus tard. Le temps lui était compté et ce n’était pas en badinage que son travail diminuerait tout seul. Puisqu'elles étaient dans son bureau et qu'elle était désormais l'Impératrice, Victoria abandonnait le jeu de la petite sœur admirative et enjouée, parfois capricieuse et décidée à plaire à la dragonnière. Elle n'était plus une enfant et devait porter le poids de son titre en agissant comme tel. Un soulagement personnel, de son avis.
« - Comment vous sentez-vous ? J’ai cru comprendre que porter un enfant immaculé n’est pas sans risque… j’espère que vous vous ménagez. Nous serions dévastés s’il vous arrivait quoi que ce soit. »
Une fausse-couche, un enfant mort-né ou carrément la mort de la génitrice ; autant d’accidents qui pourraient survenir sans qu’elle ait besoin de lever le petit doigt. Autant de risques qui l’auraient encouragée à commander la mort du nourrisson s’il s’était agis d’un mâle… Malgré le macabre de ses pensées, Victoria continua d’afficher un tendre sourire, masque parfaitement lisse et indéchiffrable. Baissant finalement les yeux sur le sous-main de cuir, elle récupéra la plume pour la glisser dans son étuis.