30 août 1763 - Athgalan la Perfide
Une semaine. Cela faisait une semaine qu’il avait été kidnappé. Une semaine à voguer sur les mers en compagnie de ces pirates. Certes des pirates raffinés, notamment leur capitaine Nayan Eärendil, mais des pirates tout de même. Ilhan n’avait pas oublié sa première soirée, des plus mémorables. Il s’était réveillé sur un bateau inconnu, en présence d’un hôte tout aussi inconnu, qui lui avait offert alors tout le raffinement à la mode althaïenne, depuis des habits coupés sur mesure, jusqu’à une tablée digne de la défunte romantique. Tout avait été fait pour le séduire, le mettre en confiance et endormir sa paranoïa légendaire. Grande erreur qu’il avait commise de croire pouvoir tenir tout ce sinistre bal. S’il était parvenu à ne pas perdre la joute verbale, il avait toutefois perdu toute dignité, dès que la sinistre vérité lui avait été révélée.
Cannibale. Son hôte était un cannibale ! Un assassin, pirate, fils du roi de ces félons, et cannibale de surcroit. Pire même ! Il lui avait fait goûter ses mets préférés, sans même lui demander un quelconque consentement, et lui avait fait savourer la chair de ses compagnons délimariens défunts. Il y avait longuement songé lors de ce voyage. S'il ne pouvait décemment reprocher le cannibalisme au spirite du vautour, si l'on en suivait en tout cas les préceptes Graärh pour qui aucun Esprit-Lié n'était mauvais, et si l'on pouvait alors tenter d'accepter ce fait, Ilhan ne pouvait toutefois pardonner que le vautour lui ait imposé ses propres goûts sans lui demander son avis. Et pire même, lui ait joué une si sinistre farce.
Non, cette sinistre soirée resterait gravée dans sa mémoire. Il n’avait pu alors se défaire de ce sentiment de souillure et d’avilissement qui lui avait collé à la peau tout le voyage. Il n’avait plus retenté de gestes aussi futiles qu’inutiles que celui de vouloir percer cette maudite coque de ce bateau tout aussi maudit. Il n’en avait pas eu la force des jours durant suite à sa tentative, mais il avait été également en constante compagnie, l’empêchant de commettre quelque stupidité que ce soit.
Son hôte s’était montré par ailleurs toujours aussi affable et courtois, lui offrant tout ce dont il pouvait avoir besoin. Luxe, confort, raffinement… tout avait été fait pour qu’il ne soit pas dépaysé, et qu’il conserve un semblant de dignité. Il avait été autorisé à se promener sur le pont, sous bonne garde. Personne n’avait osé porter la main sur sa personne, si ce n’est le capitaine lui-même. Et encore, aucune torture ne lui avait été infligée, autre que celle psychique qu’une telle situation imposait. Il était étrange de se savoir prisonnier sans en avoir l’air, d’être traité comme un prince aux fers dorés. Étrange… et déroutant.
Inutile de dire que le reste du trajet, il avait refusé catégoriquement tout mets carné. Il avait exigé un régime strictement végétarien. Et loin de s’en offusquer, son hôte s’était plié à sa volonté, allant même jusqu’à le rassurer quand Ilhan restait de longues minutes à contempler ses plats en se demandant ce qu’ils pouvaient cacher encore. Son hôte lui avait même fourni des remèdes apparentés à ceux qu’il consommait dernièrement, dès qu’il avait compris ce dont souffrait l’althaïen.
Dire que ce voyage avait été affligeant serait donc mentir. Même si ce simple fait jouait sur les nerfs à vif du Tisseur, qui ne pouvait s’empêcher de se demander ce qu’on lui voulait. Une rançon ? L’avait-on capturé pour jouer les otages et faire du chantage à Delimar ? Si les pirates pensaient que cela calmerait l’ardeur colérique de l’Océanique, c’était se mettre la proue dans les récifs. L’avait-on capturé parce qu’on avait démasqué son identité de Tisseur et qu’on voulait le forcer à mettre la Toile au service de ces bandits ? Là encore ce serait bien mal le connaitre. L’avait-on capturé pour tout simplement humilier Delimar, le vendre comme esclave, alors que la cité de l’honneur escomptait justement abolir cet outrage, et que lui-même était l’un des principaux acteurs de ce projet ? Ou y avait-il encore toute autre chose ? Allez savoir avec ces vils marauds. Tout était possible, même le pire. Surtout le pire pour tout dire.
Ilhan en était là de ses pensées, quand on le fit descendre du bateau. Il n’eut droit à aucun fer, il ne fut ni pieds ni poings liés, si ce n’est les liens que son propre esprit lui infligeait, par la simple conscience de son infériorité physique. Habillé d’un tout nouveau costume à la mode althaïenne, en soie bleu nuit sobre, mais parfaitement taillé, Ilhan suivit son escorte. Pas moins de dix hommes répartis tout autour de lui, qui le guidaient tout en le protégeant de tout vaurien ou de toute crapule voulant l’approcher. Quelques curieux parmi tous les malandrins qui trainaient osèrent tenter de le toucher, de l’attraper ou de le conspuer, mais furent rapidement mis au pas par l’un des hommes de Nayan. Il n’y avait pas à dire, ces pirates-là étaient de haute main et d’un professionnalisme exemplaire. Et si Ilhan fut d’abord peu rassuré de traverser toute Athgalan ainsi, il put rapidement respirer plus calmement, quand il fut témoin d’une telle maitrise. Nul doute, gardé par ces hommes-là, il ne risquait rien.
Pas même de s’enfuir, songea-t-il un brin amer.
D’un œil scrutateur, il tenta de noter le chemin emprunté, tout en ignorant autant que faire se pouvait les chuchotis sur son passage ou les têtes qui se tournaient et le suivaient d’un regard avide et curieux. Il ne pouvait nier l’ingéniosité des pirates et de ces bandits des mers. Construire leur cité en plein marais était un pari qu’ils avaient relevé avec brio, à n’en pas douter. Tout était construit sur pilotis, tout en se servant, avec efficacité, des structures naturelles autour. Ils arrivèrent très rapidement sur un centre-ville foisonnant de vie et de divers bâtiments, ou plutôt de bouges, aurait-il été tenté de dire. Ilhan peina à réprimer une moue dégoûtée à la vue de certaines masures. Auberges, disaient certains écriteaux. Nids à poux, si l’on voulait son avis. Fort heureusement, ils se dirigeaient vers un bâtiment bien plus digne, bien plus majestueux. Cette grande forme sombre qui profilait son ombre gigantesque sur eux, tel un rapace prêt à fondre sur vous. Ilhan aperçut un phare au sommet de l’édifice et osa demander quel était ce bâtiment. Un garde lui accorda la réponse d’un ton maussade, mais poli. Cabine du capitaine. Simple, concis, limpide. Exemplaire d’efficacité.
Forcément, il s’en était douté, on le menait au roi des pirates. Forban parmi les forbans. Une fois entré à l'intérieur, il nota à peine la décoration, et se concentra sur les issues et cachettes possibles que le lieu recelait. Là aussi, il lui serait difficile de s’échapper, nota-t-il. Outre le fait qu’ils se trouvaient en plein milieu d’un marais, et qu’il serait bien en peine de trouver son chemin dans cette nature sauvage et hostile, toutes les issues étaient savamment gardées. Et son escorte ne le lâcha pas d’une semelle, même quand ils furent entrés. Après avoir traversé quelques pièces, toujours sous les chuchotis curieux, il fut conduit dans une pièce où on l’invita à se poster devant une table. Et à attendre.
Et l’attente fut longue. Comme si on cherchait, une fois encore, à user ses nerfs, à les mettre à vif, à le dépecer de tout contrôle, pour mieux le tenir à leur merci. Mais il n’était pas dit qu’il céderait si facilement à ses méthodes aussi vieilles que le monde. Lui-même en avait bien souvent usé pour ne pas tomber dans ce piège. Il se concentra alors sur son mantra intérieur, se forçant à inspirer et expirer calmement en un ersatz de méditation, le temps que son nouvel hôte daigne se montrer à lui.
Et enfin, enfin, après une éternité et avoir écoulé tous les grains du sablier, son hôte se présenta. Dans toute sa fourberie.
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