1er Juillet, Sanctuaire de la Secte Noire, Athgalan


La musique au ton riche et ondoyant provenait d’une unique flûte en os, haut perchée sous le dôme de verre soufflé qui éclaboussait la salle aux piliers de pierres sculptées d’une pâle lueur bleuâtre. Le centre de la pièce, réceptacle privilégié de cette source de lumière naturelle à la faiblesse recherchée, formait un creux, un bassin de pierre plongeant aux bords strictement délimités. Le pourtour couvert aux colonnades sobres restait plongé dans une semi-obscurité chichement surligné des auras de pierres luminescentes blanches. Il n’y avait rien, au sein du pourtour, si ce n’était de vides alcôves d’observation du travail effectué au centre de la salle, au sein du bassin de pierre. En cette heure, les Hadarhs n’étaient pas encore réunis pour l’office, égaillés au sein du sanctuaire sacré afin de le garder et de le préserver, de le nourrir en permanence. Ils ne viendraient s’unir en ces lieux qu’un peu plus tard, au cours de la soirée, lorsque le dôme aurait cessé de produire ce hauban de lueur glacée au profit d’un unique occulus lunaire. Pour l’heure, il était encore seul, quoique pas pour longtemps. Le bruit des pas délicats résonnaient dans ses oreilles sensibles, en un écho lancinant le long des murs, approchant inéluctablement de la porte qui menait à cette nef sacrée frappée des sceaux de Vie et Mort. En son sein, le lent travail se poursuivait, conglomérat d’art et de loyauté, fruit d’une lente prégnance portée et accouchée avec la mort du Capitaine des Contrebandiers.

Aveugle, pour l’heure, derrière son masque anonyme, le Père évoluait pourtant avec une grâce innée au sein du bassin encombré. Les silhouettes auprès desquelles il travaillait s’ordonnaient avec une justesse choisie et calculée, chaque coque humaine placée en une position qui la complimentait, seule mais également en exergue de toutes les autres, unie à elles en une sculpture en trois dimensions, palette de corps à la dichotomie émoussée, commençant par de sombres teintes des anciens déserts jusqu’aux clairs vélins de la vieille Aldaria. Son pinceau parcourait la douce texture d’une femelle glorienne, appliquant le vernis qui viendrait préserver cette enveloppe de chair intouchée par delà le temps et les outrages. L’acte était empreint d’autant de respect que d’intimité, dans les gestes lents et précautionneux, dans la critique perfectionniste de sa propre création. Son tableau devait être parfait. Il s’agissait d’un présent pour son propre père, d’un témoignage, d’une ode et d’un rituel des plus sacrés. Mort et Vie se mêlaient, là où le souffle s’était tarit, la coquille restait, aussi parfaite, dans sa friabilité, qu’à l’instant même de l’éveil. Il restait encore beaucoup à faire, bien des nuances à trouver et préserver au sein des cheptels visés mais il avait foi en leur réussite. Son pinceau allait et venait, dans le silence à présent contrarié, comme un soupire d’appréciation pour la texture de si grande qualité qu’il complimentait de son vernis.

Trois silhouettes approchaient, dans son dos, mais il ne se détourna pas de son oeuvre, continuant d’appliquer une fine couche translucide sur le derme pâle. Deux des pas étaient presque indiscernables pour lui, et il les perdait régulièrement, sa seule vigilance latente et instinctive lui permettant de les retrouver. Des jumeaux chromatiques, des Sarehs, qui, jamais, n’allaient en solitaires, imitations divines des Inséparables. Le troisième pas était délicat, mais régulier, un souffle vaporeux, un spectre de pensée. Une âref, une jeune initiée qui n’avait passé que le premier cercle de reconnaissance. Celle qu’il avait demandé. Pourquoi ? Devait-il se justifier ? Il était le Père, personne ne le questionnait si ce n’était les Mydr, les aînés, les mentors, ceux qui enseignaient à ses côtés. Ils attendirent, jusqu’à ce qu’il achève de compléter un bras gracile avant que les Sarehs ne tournent seuls les talons et ne quittent les lieux au signal de son pinceau immergé. Lui se releva, toujours aveugle mais confiant, connaissant les lieux par coeur. Il trouvait plus intime et pieu de s’ôter la vue lorsqu’il peignait sa fresque de coquilles abandonnées, ainsi, il vivait davantage son oeuvre, sa profondeur, sa vibrance. Ses pas quittèrent le centre du bassin par son flanc encore vide et il enjamba la bordure de pierre tout en se baissant pour attraper un carré de tissu dont il se servit pour s’essuyer les mains.

Que vois-tu ici Kaïa ? ”

C’était le prénom qu’elle avait reçu en entrant dans le premier cercle, lorsqu’elle avait quitté les rangs des nouveaux-nés, tout juste recueilli par la secte, pour devenir une âref. Ce n’était pas son prénom de naissance, ni certainement celui qu’elle lui avait donné lorsqu’elle s’était trouvé pour la première fois en sa présence. Ce n’était pas le nom qu’elle porterait lorsqu’elle passerait le second cercle, puis le troisième, si elle y parvenait. Contrairement aux autres enfants de sa grande famille, Kaïa était sienne. Il avait décidé de la tutorer lui-même, de lui promettre son lien de sang, le Band do Rageh, qui, si elle parvenait au dernier cercle, ferait d’elle sa fille, comme si elle était issue de sa semence, scellant leur appartenance par la puissance des Dieux, et donnant à son âref une part de son héritage et de ses prérogatives. Elle en était encore loin, mais cette promesse n’avait été faite qu’à trois âref jusqu’ici et elle était importante car il était le Père et pas seulement un Mydr. Il prenait rarement parti pour un enfant ou un autre car il était un Père aimant et juste. Favoriser un enfant plutôt qu’un autre n’aurait pas été convenable… à moins qu’il ne soit spécial. C’était le cas de cette femme. Il éleva une main alors que les gemmes de ses yeux reprenaient leur couleur noire profonde et l’invita à approcher de l’oeil. Au-dessus d’eux, la flûte rituelle jouait encore son entêtante mélopée.

Qu’est-ce que cela signifie pour toi ? ”