Dans le clair-obscur du salon de la taverne, l’acier de la lame étincela tel un signe de feu iridescent avant de se planter une dernière fois dans le bois taillé de la table avec un son mat. La fille eut un sourire satisfait :
-Alors Asolraahn ? Qu’en penses-tu ?
-Eh bien, tu ne m’as pas fait un trou dans la bidoche, donc je considère que c’était un bon coup, petite. Ta main est restée ferme tout du long et ton bras n’a pas tremblé. Tu peux rouvrir les yeux, maintenant.
Elle s’exécuta et rengaina son couteau. Elle avait la silhouette d’une jeune fille de seize ans, et le couteau était si grand qu’il lui allait jusqu’au genou. Le géant opalin retira sa main au pelage lustré et la secoua nonchalamment. Il observa en même temps les nombreuses marques de couteaux qui ornementaient chaotiquement la surface de la table.
-C’était un exercice amusant, maître d’arme, dit-elle. Je saurai m’en souvenir pour perfectionner ma dextérité.
Le rire profond d’Asolraahn résonna dans la pièce :
-Huit mois que je t’enseigne à devenir une guerrière et tu n’as jamais voulu m’appeler maître d’armes.
-C’est que je ne t’appréciais pas autant naguère, vilain chaton.
-Il est vrai. Tu ne me croyais pas capable de t’apprendre quoique ce soit.
-Comme tu peux le voir, j’ai mûri.
-En si peu de temps pour quelqu’un comme toi ? Permet-moi d’en douter…
Asolraahn demeura un instant silencieux. Il regardait Volga et les traits typiquement humains de son visage. Pourtant, elle avait la peau d’une pâleur cadavérique et il savait qu’à l’intérieur de sa bouche, deux longues canines trônaient fièrement. Il savait aussi qu’elle n’avait absolument pas les seize ans que son apparence suggérait, bien qu’elle soit effectivement un nouveau-né de sa race. Avec les faibles moyens du clan Faust pour accueillir tous les vampires de l’île, son parent et elle avaient choisi de s’installer au port de Nevrast pour y bâtir un lieu de plaisance. Avec la présence du marché noir entre ses quatre murs, des contrebandiers et de nombreux visiteurs du port, le succès avait été au rendez-vous et la taverne avait prospéré. En trois ans, ils avaient réussi à se construire une nouvelle vie sur ces terres inhospitalières et dangereuses, eux qui avaient tout abandonné au-delà de ces îles.
Mais cette existence, comme de juste, était pleine de danger. A cette pensée, Asolraahn s’attarda sur l’horrible cicatrice rouge qui marquait le haut du front de Volga, où mêmes les cheveux avaient refusé de repousser. Elle avait eu cette blessure il y a deux hivers de cela, lorsque les représailles des Graärhs étaient encore monnaie courante. Cette nuit-là avait été appelé par les vampires « La Sorgue des Crocs » et il était difficile pour n’importe qui de leur soutirer un seul mot de ce qui s’était passé au port ce jour-là. La haine avait bien des visages et ceux-ci se taillaient encore une place dans les mémoires vampiriques.
Pas étonnant que son père m’ait demandé de lui apprendre à se défendre, songea Asolraahn. Comme un tigre préparant ses petits à survivre, Kavalys attendait du meilleur pour sa fille. Il souhaitait qu’elle devienne forte, une prédatrice pour tout ceux qui oseraient un jour revenir les affronter. Le géant opalin ne pouvait lui en vouloir. Il avait essayé de faire de même, il y a longtemps de cela…
-Et puis, aujourd’hui est un jour particulier, ajouta Volga, le tirant de ses rêveries. As-tu tout de prêt pour ton voyage ?
-Je crois que oui.
La vampire acquiesça gravement, son sourire disparut peu à peu :
-Parfait. Tu devras être fort. On dit que Néthéril n’est pas un endroit comme les autres, que son désert est plus chaud qu’un volcan et ses marécages, acrimonieux et hostiles.
-Je ferai attention.
-C’est cela. Tu feras comme toujours.
Le géant opalin sentit la peine qui émanait de son départ. Malgré toute l’assurance qui émanait d’elle, il savait que Volga ne voulait pas le voir partir. Il vint près de sa mince silhouette et lui ébouriffa les cheveux :
-Je me débrouillerai, petite. (Il eut un rictus espiègle.) N’oublie pas que je suis un Graärh, une créature sauvage et bête.
-Tu n’es pas bête. Et tu es un être bon.
-Merci petite. Toi aussi, tu es une gentille fille. Veux-tu bien me servir un pichet ? De l’eau bien sûr. Pour mes loyaux services.
Volga acquiesça avec un clin d’œil, puis gloussa. Le Graärh éburnéen la regarda partir sans dire un mot. Certaines expressions des sans-poils le laissaient parfois très circonspect, les premières étant celles qui venaient de leur peau souple et fine. Il détourna le regard et contempla au dehors les derniers rayons de soleil qui s’échappaient de la coupe nacrée des nuages. C’était un bien bel endroit, et il s’y serait senti chez lui si la demeure et le port en lui-même ne l’avait pas vite fait déchanté. Il se trouvait au fin fond de la Corneille, une maigre ruelle du port de Nevrast, traversant le coin de petits étals et de marchands, où le goût du sang rencontrait les humeurs des passants et les appels à la vente des artisans. Mais la Corneille était malgré tout une misère, comme tout le reste du bourg. On disait de son air qu’il était plus pesant que de l’eau fangeuse, qu’il engluait l’haleine de la mort qui titille les narines comme le sel de mer. On disait qu’une vie là-bas valait moins qu’une tunique mal brodée ou un broc de sang.
Quant à la taverne, celle-ci gisait au fond de cette ruelle, non loin de la mer. Sa devanture décrépie menaçait de s’affaisser, comme pour dissuader les visiteurs d’entrer dans son ombre. La toiture grinçait sous un vent mordant qui s’engouffrait dans les moindres fissures et ressortait en sifflotant comme un spectre vengeur. Le panneau où s’inscrivait le nom de l’établissement était couvert de moisissures et d’anciens lacis de sang séché marquaient les murs de bois brut.
La Lune Sanguine n’avait pas une meilleure réputation que le quartier. Car cette dernière était le repère de bons nombres d’affreux et de la lie des autres régions, des vampires et des humains de mauvaises réputations ; des mercenaires, des coupes-gorges et des chasseurs de primes, ivrognes de sang pour la grande majorité, faisaient leurs hommages et préparaient leur mauvais coup pour la semaine en ces lieux.
D’autre part, il y faisait froid, mais cela n’était qu’un détail parmi tant d’autres. Volga finit par revenir, une cruche d’eau fraîche dans sa main. Elle la posa sur la table et s’approcha de la cheminée. Elle souffla patiemment sur les braises et relança une flammèche dans le bois à demi carbonisé. Quand elle revint s’assoir, elle suivit le regard du géant et se laissa submerger par la vue :
-Par les Divins, comme j’aime cet endroit, murmura-t-elle. Pourtant, je n’ai jamais mis les pieds plus loin que ce port. Même mon père ne veut pas m’emmener dans la forêt.
-Et il a bien raison. C’est un endroit dangereux. Mais il y a de nombreux endroits bien plus beaux par-delà le monde. Pourquoi n’irais-tu pas voyager ? Tu m’as dit que c’était ton rêve.
Il prit un drap en lin qu’il posa sur les épaules de Volga pour la couvrir. Même si elle était une vampire et que le froid lui causait plus de mal à lui, il prenait un soin tout particulier pour la fille, comme un oiseau s’occupant de ses petits. Quand Kavalys lui avait demandé de rester pour s’occuper de la taverne, le temps qu’il parte ravitailler son stock au port, Asolraahn avait accepté sans condition. Il s’était pris d’affection pour la petite, et il n’avait jamais refusé de rendre un service à son ami tavernier.
-C’est vrai, répondit-elle après un instant d’hésitation. Mais tu sais, j’ai peur de partir. (Elle haussa les épaules) Il m’arrive de monter jusqu’au sommet de la vallée parfois. Quand je regarde l’horizon, un mélange d’excitation et d’appréhension me gagne. J’ai du mal à respirer, et j’ai l’impression que mes membres deviennent comme du plomb.
Elle leva les yeux vers lui. Asolraahn acquiesça et sourit.
-J’ai déjà vécu cela maintes et maintes fois, dit-il de sa voix grave et rauque. Chacun, un jour, fléchit à l’approche de l’inconnu. C’est le moment où la peur prend aux tripes et te laisse un drôle de goût dans le gosier. Mais cet instant de doute n’est qu’une illusion, Volga. Tout ce qui compte réside dans le premier pas que tu accepteras de faire. Alors, ton cœur domptera ta peur pour en faire une force et ne te laissera plus jamais tomber.
-Tu as beaucoup voyagé, toi ? (Asolraahn acquiesça en pouffant) S’il te plaît, raconte-moi comment c’est là-bas !
-Eh bien, je pourrais sans doute te raconter…
Il se tut. Son pelage eut un frisson. Cela se traduisit par un tremblement soudain, puis les poils se figèrent comme des larmes de pierre. Volga écarquilla les yeux également. Ses sens l’avaient saisi et elle comprit que quelque chose se tramait. Elle regarda par la fenêtre. Ils étaient quatre. Quatre silhouettes sveltes, quatre spectres noires se découpant dans le ciel crépusculaire. Immobiles. Menaçants. Lorsqu’elle les vit, Volga laissa échapper sa haine :
-Que les Sept nous gardent ! Ces chiens sont revenus.
-Des tourtereaux à toi ?
-Plutôt à mon père. C’est Areïdan et ses maudits compagnons. Ils ont une querelle avec nous depuis des lustres. Ils veulent assoir leur domination sur la Corneille et convoitent la taverne de Kavalys. Maudit soient-ils.
-Qu’est-ce que tu comptes faire ? s’enquit le géant.
-Ca dépend. Ils sont nombreux… Qu’en penses-tu ?
Le Graärh resta un moment silencieux. Puis il se leva, se dirigea vers le fond de la taverne où était posé son bâton en ébène, et le prit d’un geste gracieux de la main. Il eut un grand sourire sur lequel se révélaient quatre longues canines. Un de ses rares sourires carnassiers :
-On serait de mauvais hôtes si on ne venait pas accueillir des invités. Je crois que je vais leur passer le bonjour.
Asolraahn rit de sa propre plaisanterie. Volga acquiesça, s’empara de son épée et se leva en effectuant quelques moulinets pour s’échauffer. Le géant opalin s’approcha et posa son immense patte sur son épaule :
-Ton autre arme s’il te plaît, lui dit-il doucement
-Pourquoi donc ? Ils sont venus nous tuer.
-Parce que tu es mon élève et que je te le demande. Et parce que la portée du bâton te donnera un avantage sur celle, plus petite, de leur lame.
Elle s’inclina après un instant d’hésitation, puis s’empara du bâton en bois de bouleau que le Graärh lui avait confectionné. Ce dernier hocha la tête et passa l’entrebâillement de la porte, en inspirant une grande bouffée d’air frais. Comme il faisait bon de vivre au bord de l’île ! Il sortit avec calme et assurance.
Les quatre ombres rampaient vers la taverne.
Les lueurs du crépuscule s’évanouirent.
Le soleil disparut derrière l’horizon
La voix d’une fille près de lui.
-Sois prudent, maître d’armes.
-Toujours, petite. Toujours.
∙・❊・∙
La chaleur de la yourte agissait sur lui comme un baume réparateur. Il était dans un tel état d’allégresse qu’il demeura ainsi dans son couchage pendant encore de longues minutes. Il admira comme à l’accoutumée les motifs qui nappaient le toit de la demeure. Un mouvement sur sa droite fit vibrer ses oreilles. Il se tourna tranquillement en toussotant.
Les yeux qu’il croisa brillaient d’une lueur féline et sauvage, rappelaient la couleur de l’ambre. La Graärh qui les possédait pouvait également se vanter d’avoir un pelage de la même couleur, quoique légèrement plus foncé. Elle était d’une extrême beauté. Elle le regardait avec beaucoup d’amour et de tendresse. Avec de la tristesse aussi. Elle toucha sa poitrine en clignant des yeux.
-Voilà une belle cicatrice. Je suis contente. La blessure a pu se refermer.
-Elle aurait pu me tuer. Mais tu m’as soigné. Tu m’as sauvé la vie.
-Comme tant d’autres fois…
Il ne répondit pas. Elle poursuivit son examen, la tête reposant contre son épaule.
-Je sens ton cœur. Je l’entends battre. Très lentement. (Elle le dévisagea avec surprise, puis sa tête s’abaissa) Ah ! Je comprends. Pardonne-moi. Tu es, semble-t-il, étrangement résigné à l’idée de t’en aller loin des tiens.
La main d’Asolraahn vint caresser son pelage ambré. Au contact de ses griffes, elle ne put réprimer un ronronnement. Elle ferma des yeux empreints de regrets.
-Ne sois pas malheureuse, lui dit-il. Tu ne le mérites pas. Tu as bien d’autres mâles. Ils te donneront des portées de graahrons forts et puissants.
-Mais aucun d’eux ne te remplacera !
- Sha’Leeh …
-Tu étais le premier. Mon premier. Tu as remporté trois duels pour moi, et même avant que tu gagnes, je te désirais déjà. Je t’ai choisi et te choisirais encore si je le pouvais. Non, ne te détourne pas. Je veux voir les yeux de la personne à laquelle je parle.
-Ce n’est pas ainsi que cela fonctionne. Ce n’est pas comme cela que nous faisons.
-Que les Esprits renvoient ces traditions dans l’oubli ! (Elle pesta encore, puis sa voix prit un ton amer) alors c’est fait. Ta décision est prise et rien n’en changera.
Ils se regardèrent longuement, très longuement. La bise froide du vent se déroba aux travers du rabat de la yourte et les toucha. Elle dansait alors qu’Asolraahn ramenait la couverture en peau sur eux. Sha’Leeh se serra doucement contre lui et il ne la refusa pas. Au contraire, il continuait de caresser sa fourrure ballotée par le vent.
-Cela n’a pas de sens, murmura-t-elle. Est-ce la haine qui te ronge à ce point ? Est-ce la douleur de sa perte ? Le mal est fait. Notre fille ne reviendra plus. Plus rien ne peut changer ce qui a été.
- Je devais la former et la protéger. Elle était la seule qui avait survécu. Une seule sur une portée de cinq. Mais ils sont venus… ils l’ont enlevé. Notre unique trésor. J’en avais la responsabilité. (Un éclat de fureur passa dans son regard) Et je n’ai rien pu faire. J’ai échoué. Il n’y a aucun rituel, aucune quête, ni aucun duel qui saura ramener la paix dans mon esprit et mon cœur. Est-ce que tu comprends ? Je ne puis… pas tant que je n’aurai pas la certitude de sa mort.
- Est-ce donc la vie que tu veux mener ? Suivre un mirage par-delà le monde, sans savoir où il se trouve ?
-Peut-être…
-La légion ne te le pardonnera jamais. Kamda Illidim te le fera payer. Tu es l’un de ses plus grands guerriers et tu l’abandonnerais ? Comme ça ?
-Je ne peux faire autrement. Mon honneur me l’interdit.
-Tu vivras reclus, un Ashudd de plus sous l’ombre d’autres royaumes. Tu seras haï des tiens et des races qui ne nous comprennent pas.
-J’en ai conscience.
Sha’Leeh secoua la tête, un liquide salé s’écoulant jusque sur sa truffe noire. Elle soupira.
-Tu es comme la lionne acculée au fond de la grotte qui découvre ses petits morts après avoir échappé aux charognards. Pour tout le monde, elle a réussi à survivre et pourra perpétuer sa lignée. Mais pour toi, elle a perdu sa portée et ne s’en remettra jamais. Cette route que tu as décidé de prendre, cette route semée d’embûches et d’errance, te conduira au même endroit que notre fille, Asolraahn. Est-ce vraiment ce que tu veux ?
-Je le crains.
Le silence. Une éternité de silence.
- Sha’Leeh, je…
-Non, ne t’excuse pas. Je déteste les excuses.
- Sha’Leeh …
-Reste près de moi. Une dernière fois. Car après cela, nous ne nous reverrons plus. Non ne dis rien. Je le sais. Quand on quitte Vat’Em’Medonis, on ne revient jamais. C’est mieux ainsi. Mais je prierai néanmoins… Je prierai les Esprits que tu retrouves la paix.
Le ciel s’éclaircissait au dehors. Les couleurs chatoyaient sur les pans de la hutte. Elles sonnaient bien irréelles à leurs yeux. Asolraahn serra Sha’Leeh plus fort contre lui. Ses babines frôlèrent les poils de la Graärh. Il sentit son odeur sucrée. Ils s’enlacèrent une dernière fois. Puis ils firent le deuil de leur nuit d’amour.
∙・❊・∙
La taverne était plongée dans le silence. Les cormorans avaient cessé leurs cris, et seul le vent apportait encore un peu de vie dans le port. Les quatre formes noires filaient sur la pente avec des mouvements fluides et rapides. Ils allaient en silence, tenant dans leurs mains d’épaisses et longues lames qui ne reflétaient pas la lueur de la lune. Dans les ombres, on aurait dit qu’elles formaient des extensions à leurs bras.
Le guerrier opalin et la vampire se tenaient immobiles comme des statues devant l’entrée de la demeure. Sur un hochement de tête d’Asolraahn, Volga s’éloigna de lui de deux pieds, effectuant des passes avec son arme pour s’assurer un espace et ne pas gêner le Graärh. Ses yeux brillaient d’une lueur sauvage, comme ceux d’un rapace. Mais il émanait également de son regard une profonde animosité, qui se ressentait jusque dans ses mouvements raides, trahissant son excitation. Près d’elle, Asolraahn leva son bâton pour le poser lentement sur son épaule droite en disposant ses doigts curieusement sur le manche. Ses gestes étaient empreints de sérénité. Lorsqu’un bruit de pas retentit, il se retourna. Il ne trembla pas d’un cil en voyant les nouveaux arrivants sauter au-dessus de la petite barrière de métal noire. Les vampires s’arrêtèrent en s’espaçant les uns des autres. Ils avaient remarqué depuis longtemps les deux combattants devant la porte. Ce n’était ainsi pas la peur qui les avait stoppés, mais bien la décision commune de se répartir astucieusement à l’approche du combat. Du point de vue du géant opalin, ils avaient tout de l’allure de spectres. Ils étaient habillés de pourpoint noir impeccable et leurs cheveux d’acier ou noir comme l’encre flottaient en une forme éthérée derrière eux. Ils rendaient grâce à l’éclat de la lune. Leur regard à tous était le même : froid, hardi et arrogant.
Asolraahn resserra la prise sur son bâton. Au même moment, il arbora un grand sourire :
-Bienvenue ! tonna-t-il. Êtes-vous venus pour boire un petit verre entre ami ?
Les vampires se regardèrent. L’un d’eux, le plus grand, s’avança et prit la parole en se tournant vers Volga.
-Tu es le nouveau-né de Kavalys ?
-Qui le demande ? répliqua-t-elle.
-Je suis Areïdan du clan Illmarïe. Ton parent n’est pas un être très diplomate. Je viens de retrouver la dépouille des deux assassins que j’avais envoyés pour le tuer dans ma demeure.
-Quelle diplomatie ! fit remarquer Asolraahn. A ce niveau-là, j’appellerai ça un retour de politesse.
Les yeux noirs du vampire se posèrent sur lui.
-Personne ne s’adressait à toi, la bête.
Volga s’avança en posture de combat mais le géant opalin s’interposa. Son sourire demeurait.
-Mais bien sûr que si, face de cul. Car le bien heureux Kavalys m’a chargé de la protection de sa fille. Cela signifie que tu me parles à moi tant qu’il n’est pas présent.
Areïdan eut une moue de dégoût :
-Kavalys est tombé bien bas pour engager des félins dans son domaine. Quand je pense que je le considérais comme un rival.
-Il suffit. Les tavernes sont des lieux où il fait bon vivre et bavarder en paix. Si tu n’es pas venu pour ça, transmet ton message et tire-toi d’ici.
-Espèce de sauvage insolent, siffla le vampire. Je gage de trouver une petite place pour ta tête dans la fresque aux monstre que je concevrai. Quant à Kavalys, sache que je vais effectivement lui transmettre un message. Pour avoir osé défier ma supériorité et mon rang. Ce sera un message de sang, que j’écrirai avec le sang de sa fille. Et avec le tien pour faire bonne figure. Cette condamnation est sans appel.
Areïdan posa sa main couvert d’un gant noir sur la poignée de son épée et le crissement de l’arme sortant de son fourreau résonna. Les ombres de ses compagnons se muèrent autour de lui, se déplaçant comme une meute dont il était l’unique chef. Un cheval attaché à la clôture de l’écurie hennit, frappa les râteliers à paille de ses sabots. L’air se chargea d’une tension aussi palpable qu’un fil de soie. Le guerrier opalin se retrouva très vite encerclé dans la nuit noire, Volga dans son dos pour le couvrir. Il eut un autre de ses gloussements en les avisant tous de ses yeux de chat, puis secoua la tête.
-Ah, mes petits chibis… Vous commettez là une bêtise. Et les bêtises, sachez-le, c’est comme les verres à la taverne. On finit toujours par les payer.
Soudain, les ombres chargèrent sous le clair de lune. Asolraahn pivota sur la droite. Le bois du bâton étincela d’une lueur spectrale. Le corps d’Areïdan fut propulsé sur trois pieds avant que ce dernier ne se rattrape sans difficulté sur le sol et revienne à la charge. Les ombres firent un bond ahurissant. Une épée en acier surgit au-dessus de lui. Le guerrier opalin se retourna, mit un genou en terre et tint son bâton par les extrémités à l’aide des deux mains. L’épée ripa sur le bois d’ébène et il la repoussa sans difficulté avant de riposter férocement.
Derrière lui, Volga chargea les deux autres vampires. L’un d’eux bloqua la lumière de la lune. Elle s’arrêta un instant, hésitante, puis frappa. Plus leste et agile que le géant, elle esquiva ensuite deux attaques et para une troisième. Un sifflement retentit. Elle fit une roulade sur son épaule à une vitesse surhumaine. Asolraahn surgit brusquement et enfonça violemment son bâton dans le visage de l’agresseur, pulvérisant la chair et la cervelle.
Une lame mordit dans le dos du géant qui hurla de douleur. La pointe acérée rejaillit, rapidement parée par le bâton de Volga. Cette dernière dut ensuite reculer face aux assauts répétés des deux vampires. Au même moment, Areïdan arracha le sabre des mains du vampire mort et ses compagnons reformèrent un groupe à ses côtés.
Mais ce fut alors au tour d’Asolraahn de bondir sur les assaillants. Ces derniers reculèrent de surprise. Ce n’était pas l’assaut du guerrier qui avait provoqué ce sentiment. C’était son rire. Un rire tonitruant, terrifiant, qui portait aussi loin que le vacarme d’une avalanche de pierre. Volga se joignit à lui et le duo en profita pour les prendre par surprise et les faire reculer à nouveau. Mais les vampires n’avaient pas dit leur dernier mot ; les bâtons, aussi éblouissant furent-ils, ne les découragèrent pas. Asolraahn se jeta sur Areïdan, para deux coups, s’esquiva avant de faire contrepoids de son arme sur son épaule pour en parer un troisième. Il se fendit ensuite sur la droite, son bâton tournoya, devenant un cercle chamarré entre ses mains. Un autre craquement d’os, suivi d’un cri. Le combat se poursuivait avec un rythme effréné. Les vampires se battaient avec une vitesse surnaturelle, et il se passa un instant pendant lequel parades et ripostes s’épousèrent en une danse mystique. Parfois, le bâton maîtrisait l’épée et un hurlement éclatait dans la nuit. Mais d’autres fois, c’était l’acier qui opprimait le bois, et le sang coulait. Couvert de blessures, Asolraahn finit par reculer. Il sentit la présence d’une menace passant furtivement à côté de son oreille. Il tenta de se baisser, mais ne fut pas assez rapide : La lame d’Areïdan l’écorcha au visage avec une force phénoménale, réduisant son œil en bouillie. Asolraahn gronda de colère. Il porta à l’aveugle un coup d’estoc de son bâton et recula encore. Une autre lame siffla dans l’air, frôlant sa crinière. Le guerrier attrapa alors son ennemi, lui brisa la nuque d’un coup sec et le jeta au loin. La fatigue transpirait de ses membres tremblants. Il vit Areïdan à nouveau et leur combat reprit. Mais le géant opalin fut trop lent. La lame glacée trancha dans ses chairs.
Le Graärh tomba à genou, ne se tenant que par son bâton en grognant de douleur. Son ennemi avait cessé de bouger. Asolraahn put voir son visage. La mine qu’il arborait soulignait un aspect malveillant comme jamais il n’en avait vu. Il lui fallut un petit moment avant de comprendre pourquoi : Son sourire. Le rictus arrogant qu’il portait éveillait en lui crainte et colère.
-C’est tout ? demanda-t-il. Pas de hurlement ? Pas de rugissement sauvage ? Je dois admettre, je suis déçu pour un spécimen de ton genre. Dommage. Je demeurerai éternellement insatisfait. Eh bien, va donc rejoindre tes esprits, monstre.
Il chargea. Le géant opalin perçut un mouvement près de lui. Volga apparut dans son champ de vision et fracassa le poignet d’Adeïran, lui faisant perdre son épée. Voyant sa seule chance, Asolraahn brandit son arme et le ficha en plein dans la tempe. Le corps du vampire s’effondra, encore agité de soubresauts :
-Tu aurais mieux fait de fermer ta grande gueule, maugréa-t-il.
En voyant les deux combattants debout au-dessus du cadavre de son chef, le dernier des assaillants se releva et s’enfonça dans la ruelle sombre, ne devenant plus qu’un simulacre de silhouette. Alors seulement le guerrier opalin s’autorisa à s’effondrer. Volga, le cœur battant à tout rompre, le rattrapa maladroitement :
-Asolraahn ! s’écria-t-elle.
Elle essaya de le relever, en vain. Elle perçut les stigmates de la douleur tordre les traits du Graärh :
-Lève-toi ! La taverne est juste là !
-Je crois… que tu vas devoir appeler quelqu’un, murmura-t-il dans un soupir.
-Asolraahn, tu trembles ! Oh par les divins, ton œil…
Il perdit conscience.
∙・❊・∙
Son esprit à la dérive manquait de lâcher prise à tout instant. On rugissait à l’intérieur, hurlait en une cacophonie incohérente, exaspérante. Il avait la très nette impression que ses jambes et ses bras ne voulaient plus lui répondre et il pensa même que Volga avait décidé de les lui couper. On le fit pourtant avancer dans une pièce. Il le remarqua au changement de température et aux lueurs orangées qui naquirent devant ses yeux hagards. Asolraahn se sentit vaciller et se laissa lentement tomber vers ce qui semblait être un plancher d’orne. Le délire s’agrippait à sa conscience comme une griffe chevrotante, lui faisait voir milles et une étrange hallucination.
∙・❊・∙
-Là, sur le matelas… Doucement Asolraahn, doucement… Par les Divins… tant de sang.
-Tu… disais ?
-Non rien. Respire Asolraahn. Non, ne retire pas la couverture, elle te tient au chaud. Les miens sont partis au palais. Mon père aura vent de tout ceci. Il amènera Marissa la guérisseuse.
-Combien de temps…
-Des heures, je ne sais pas. Cesse de jacasser ! Respire fort… Asolraahn ?
-Oui.
-En fait, continue de parler. Ne t’arrête pas, sinon tu vas t’endormir… je ne veux pas que tu t’endormes, d’accord ?
Un sanglot, lourd, dans la voix.
-Bien sûr petite. Ne t’en fais pas. (Il essaya de toucher son orbite mutilé mais la main de Volga le retint) Je comprends. Cela ne doit pas être beau à voir.
-Ca ne l’est pas. N’y pense plus.
-Où suis-je ?
-On est à la taverne. Toujours. Est-ce que tu as soif ?
-Non… je ne veux rien boire, ni manger… Mmh…
-Il faut que tu parles, ne t’endors pas !
-Que puis-je dire ?
-Raconte-moi une histoire. Celle avec ta fille, lorsque vous étiez tous les deux sur l’inlandsis.
-Mais… tu l’as déjà entendu. Tu la connais par cœur.
-J’ai oublié quelques petites choses, mentit-elle.
-Très bien…
∙・❊・∙
La silhouette fine et élancée de Taar’Melaah surgit de sous la glace pour planter son épée dans sa proie. Son adversaire se retourna et esquiva le coup en poussant un grondement qui fit trembler l’iceberg. Taar’Melaah ne recula pas. Elle avait six ans et elle n’avait pas peur des monstres, pas même des vers des glaces qui vivaient sur la côte brisée de la banquise. Le monstre chargea à son tour, ses griffes telles des dagues de noirceur apparurent dans son champ de vision, prêtes à la réduire en bouillie. La Graärh se tordit vers l’arrière et un bras immense passa à un cheveu au-dessus d’elle. Elle se détendit ensuite comme un ressort et sa lame partit en un coup d’estoc vicieux sur son ennemi. Mais ce dernier bloqua aisément la lame entre ses deux mains et appliqua une torsion qui souleva Taar’Melaah dans les airs. La Graärh atterrit en effectuant un roulé-boulé, se releva en faisant tournoyer sa lame astucieusement de manière à trancher ce qui s’approcherait d’elle. Une ombre rampante se manifesta sur la glace. La guerrière se retourna, vit son ennemi qui revenait plus vite qu’elle ne l’avait prévu. Elle poussa un grondement de guerre, bondit sur lui et fit de nouveau tournoyer sa lame en traçant un cercle d’acier. Elle la stoppa finalement lorsque celle-ci toucha la crinière blanche. Dans le même temps, elle sentit des griffes effroyablement grandes se saisir de son épaule.
Les deux combattants restèrent ainsi durant cinq bonnes secondes. Comme cousue dans la brume matinale, leur silhouette aux formes délicates se détachait du paysage. Inodore à leurs oreilles, le chant des Douceurs de Cawrs, dans le bois près de la côte, retentit. Asolraahn éclata de rire et se redressa :
-Bien joué, petite ! rugit-il. Un jour, tu seras une grande guerrière. Tu n’es pas fatiguée ? Si tu veux, nous pouvons faire une pause.
-Une pause ? s’écria Taar’Melaah. Jamais ! Je peux continuer. (Elle eut un drôle de sourire) Ou alors… me le demanderais-tu pour masquer ton propre état ?
Le rire du géant opalin perça les bois de sa mélodie, faisant fuir les Douceurs de Cawrs qui ne purent supporter ce tintamarre.
-Tu as raison ! Je suis exténué. Nous reprendrons un peu plus tard. Allons, rentrons avant que le blizzard nous lèche les poils !
Ils quittèrent les côtes et la banquise. Ils reprirent la route vers les bois sombres. Là, ils suivirent un long chemin sinueux et remontèrent en haut de deux immenses falaises qui s’opposaient dans une lutte invisible. Leurs parois creusées présentaient de vastes aspérités dans la roche. Asolraahn s’installa au bord du précipice et invita d’un geste sa fille à prendre place près de lui. D’ici, ils avaient une vue parfaite sur le port en contrebas, où les pêcheurs Graärhs emmenaient leurs bateaux et les abritaient des orages et du vent. Mais ce qu’ils étaient réellement venus admirer, c’était les grandioses igloos qui trônaient sur la colline en haut de la légion Vat’Em’Medonis. Le soleil y déversait sa lumière pourvoyeuse de vie, et les bâtisses avaient pris l’allure d’une membrane translucide. Elles luisaient comme des joyaux d’une taille exceptionnelle. Taar’Melaah poussa un ronronnement de bonheur en contemplant ce spectacle. C’était leur chez-eux. Leur demeure à tout jamais.
Ils attendirent ainsi, jusqu’à ce que finalement les nuages recouvrent une partie du jour et que les igloos se ternissent. Asolraahn déclara :
-Il est temps de rentrer, petite. Dans une semaine, tu entameras une nouvelle vie et tu deviendras une Graärh à part entière. (Sa voix profonde était altérée par la fierté et son regard se posa sur elle) Tu es une shikaaree accomplie et tu as bien grandi. Nous avons beaucoup parlé, mais c’est à toi qu’il revient de décider. As-tu songé à la cérémonie prochaine ? As-tu choisi ta place au sein de notre légion ?
-Ma place ? (Taar’Meelah se leva avant de se tourner vers lui) Elle est à tes côtés, père. Je ne veux pas devenir une Kisaan ou une guérisseuse. (Elle secoua brusquement comme pour appuyer sa détermination) Je veux devenir une Naayak, comme toi !
-Tu as ce pouvoir, petite. Mais il te faudra devenir forte et astucieuse pour y parvenir. Et tu devras accomplir un exploit aux yeux des nôtres.
-J’en ai conscience. Et j’ai conscience aussi que je ne réussirai que si tu m’acceptes comme apprentie. Tu es le plus grand Graärh que je n’ai jamais vu ; De toute ma vie, jamais je ne t’ai vu perdre un seul de tes combats. Et je veux que tu m’apprennes à me battre et à devenir aussi forte.
Asolraahn se leva à son tour. Il s’approcha et posa une patte griffue sur son épaule. Leurs yeux se croisèrent et on pouvait lire toute la bienveillance qui jaillissait du regard du géant :
-C’est avec honneur que j’accepte. Tu seras Taar’Melaah, shikaaree de Vat’Em’Medonis et, si les Esprits le veulent, Nayak un jour.
Toute la tension qui régnait dans la jeune graahron s’évapora. Elle émit un ronronnement et se saisit de son épée :
-Alors, il n’y a pas de temps à perdre ! Quand continuons-nous ?
-Du calme ! grogna sévèrement Asolraahn, calmant ses ardeurs. Tu es mon apprentie désormais. Tu devras suivre la moindre de mes indications. (Il reprit plus doucement) Et c’est à ton maître d’armes de décider de l’heure où l’on se bat. Pas avant ni plus tard. Car l’apprentissage n’est pas que physique. Il se passe aussi là-dedans (il se pencha et tapota sa tête avec un clin d’œil) Alors viens et écoute.
Ils s’installèrent à nouveau sur le rebord de la falaise. Les petits yeux de Taar’Melaah restaient fixés sur le géant opalin :
-Laisse-moi te donner une leçon, Taar’Melaah. La première et la plus importante, si tu veux vivre et te battre comme un shikaaree. Dans notre monde, toute chose est composée de substances, qui se meuvent à travers le temps et l’espace. Ainsi, le monde autour de nous n’est que mouvement et rythme et nous sommes tous liés à ces forces, comme les Esprits sont liés au ciel. Pour devenir toi-même, tu devras apprendre à créer la cadence qui accorde ta vie. La créer et l’imposer pour trouver ta place dans le monde.
-Je ne suis pas sûre de comprendre, Père.
-Dis-moi ,Taar’Melaah, durant la cérémonie des volants du printemps dernier, as-tu écouté de nombreux chants au banquet ?
-Bien sûr ! Surtout ceux de Vaaila et Keëmdi.
Le géant opalin acquiesça en souriant.
-Tu les aimes beaucoup ces deux-là. Tu apprécies leur musique.
-Oh oui, père !
-Et Darghiirï ?
-Mmh… pas vraiment.
-Pourquoi cela ?
-Eh bien… il chante… très mal. (Asolraahn éclata de rire ce qui l’encouragea) Et à chacune de ses apparitions, j’avais les poils qui se hérissaient de façon très désagréable.
-Sais-tu ce qui créait ce phénomène ? Pourquoi sa musique sonnait-elle fausse ?
-Certains moments étaient dissonants, mais surtout, il avait l’air d’être parfois comme…
-Décalé ?
-Oui ! Le tempo n’était pourtant pas si rapide.
-Mais il n’était pas en rythme avec sa propre musique. Et tout le monde l’a ressenti comme une blessure dans son chant. Elle se traduisait comme un malaise, comme si l’on sentait sa difficulté à comprendre sa propre mélodie. (Il leva une griffe à hauteur de ses yeux) Un combat n’est pas si différent d’une musique. Et un Shikaaree n’est pas si différent de lui. Il a un tempo, un rythme et un mouvement. La posture, la forme et la discipline constituent son mode d’expression et de communication. Elles lui permettent de parler avec son cœur et de laisser libre cours à toutes ses passions enchaînées. Pour vaincre, le véritable but d’un guerrier n’est pas de se battre, c’est de créer le rythme du duel, de le manipuler afin de perturber celui de ton adversaire. C’est pour cela que lorsque deux combattants ayant le même niveau d’adresse et de force s’affrontent, leur duel semble être une danse sans fin. Parce qu’ils ont atteint un rythme qu’ils sont les seuls à pouvoir réellement comprendre. La moindre dissonance, le moindre décalage à ce tempo décidera du gagnant et du perdant.
-C’est ce que tu fais ? Avoir le bon rythme, je veux dire, c’est comme ça que tu gagnes ?
-Non, moi je rugis plus fort que les autres et j’avance sans réfléchir. Ca a toujours marché jusque là !
Taar’Melaah le bouscula avec son coude. Asolraahn l’attrapa, ses coussinets relevés en un air narquois. Ils s’amusèrent au-dessus du glacier, oubliant la côte et les eaux glacées. Une brise fraîche fit bruisser l’herbe autour d’eux. Le soleil était haut dans le ciel : Midi venait de passer et c’était là une belle journée de printemps que rien ne pouvait troubler. Taar’Melaah entendit alors un chant porté par une voix raffinée et au ton gracieux. Elle se tourna vers son père en ronronnant. Elle sut dès les premières paroles que son père chantait pour le village et l’inlandsis. Pour la beauté de sa terre et pour la richesse de son existence. Et pour elle. Quelle voix c’était ! Quand il chantait, se dit-elle, il y mettait tant de chaleur et de joie que l’été lui-même s’inclinait devant lui. Il chantait avec le cœur, portait avec lui la force de son âme et l’aura de sa passion endiablée.
Alors sa fille le suivit, de sa voix plus fluette et aigüe, et le son de leur chant fila à travers le vent et glissa sur les falaises. Ils chantèrent longtemps, et lorsqu’ils eurent finis, le silence les cueillit non pas avec de la peine et du regret, mais avec fierté et respect. Ils s’assirent de façon plus confortable, et laissèrent leur esprit vagabonder dans les méandres de leur mémoire.
-Je ne te remercierai jamais assez pour tout ce que tu m’as apporté, murmura Taar’Melaah. Je t’aimerai toujours, Père.
-Je t’aime aussi, ma fille. (Il l’a pris entre ses bras) Jusqu’à ce que les étoiles se consument et meurent. Tu as été un cadeau des Esprits pour ta mère et moi. Tu signifies beaucoup. Puisses-tu encore grandir et vivre une vie telle que fut celle de ton souhait.
-Je ferai ainsi, en gardant tes enseignements pour toujours dans mon cœur. C’est une promesse.
∙・❊・∙
Le village était la proie des flammes. Le sang noyait la terre en une rivière macabre et le vent ballotait les yourtes avec la fureur d’un Blizarêve. Sur une grande place à l’Est, les cris fusaient à tout va et la bataille faisait rage. Une horde de bipèdes à la peau nue et sale, des pirates arborant des pourpoints rapiécés et des brigandines déchirées, de noir et de rouge, surgissaient et tuaient tout Graärh portant une arme. Il n’y avait aucune grâce dans leur mine patibulaire, déchirée par un rictus de haine. Ils ne se battaient pas avec honneur, mais tuaient sans vergogne, prenant le village par surprise. En l’espace de quelques minutes seulement, la bataille tourna à l’hécatombe.
Quel sinistre mal pouvait avoir engendré une telle cruauté ?
Les Graärhs qui ne savaient pas se battre étaient enchaînés comme des animaux, sans scrupule d’aucune sorte. Le métal arrachait le pelage et la chair pour les marquer à jamais. Tout n’était que clameur féroce, épées qui s’entrechoquent, peaux qui se découpent, cendres qui se dérobent dans l’air et piétinement de bottes.
Asolraahn s’élança au milieu du tumulte de la bataille. Là, l’odeur du feu de bois et les particules ardentes étaient devenues monnaie courante. Il arriva très vite dans ce qui lui parut être une vision honnête et précise de l’horreur. Les pirates hachaient menu des dizaines de Graärhs disséminés dans le village. Thir’Kal, un Shikaaree de grand talent mais alors désarmé, s’effondra après qu’une lance en acier forgé ne se soit glissée dans son ventre. En passant près du cadavre, le géant opalin vit ses entrailles badigeonner le sol. Un sentiment de rage s’enfonça peu à peu dans les racines de sa conscience.
Des hommes aux regards lugubres vinrent dans sa direction. Asolraahn passa aussitôt à l’attaque, enfonçant férocement son bâton dans la gorge du premier. Le bois fut noyé dans le sang, mais le géant opalin n’en avait cure. Il ressortit son arme et enchaîna parades et assauts féroces avec ses autres adversaires. Les bipèdes étaient vifs et rapides. L’un d’entre eux se jeta à une vitesse incroyable sur son flanc droit. Le guerrier faillit ne pas voir le coup arriver ; Il lâcha son bâton, rattrapa le bras armé de son ennemi et brisa sa jambe d’un puissant coup de talon. L’homme s’écroula en hurlant. Une épée découpa sa chair et le géant opalin, pris de fureur, balança sa patte griffue sur le heaume du guerrier et le décapita. Il reprit son bâton au sol et poursuivit le combat avec une égale brutalité. Malgré leur supériorité numérique et ses blessures, le Graärh était plus rapide et plus fort et il les faucha comme de la paille. Il courut dans la boue et le carnage, chercha des survivants à épauler. La fumée noirâtre et la chaleur surnaturelle qui régnait sur l’inlandsis lui piquait les yeux. Un feu terrifiant surgit d’une masse de silhouette noire et embrasa les yourtes toutes proches.
Sorcellerie ! pensa Asolraahn. Comment est-ce possible ? Ces humains peuvent-ils s’être emparés de spirites ?
Un arbre tordu se rompit sous la puissante magie et se brisa. Surpris par ce spectacle, l’attention d’Asolraahn fut très vite attirée par une silhouette plus grande que les autres. C’était Sha’Leeh qui affrontaient tant bien que mal ses adversaires autour d’une ruine. Le géant opalin poussa un rugissement de guerre et s’élança dans la mêlée. Il rejoignit la Graärh et ensemble, ils se battirent avec la vivacité de l’aigle et la force du Fenrisúlfr. Un cor de guerre entonna son chant. Peu à peu, les bruits de lutte cessèrent à mesure que les pirates se précipitaient loin des ruines qu’ils avaient causées, sans rang ni cohésion. Un jeune humain glissa sur le sol et la patte d’un shikaaree l’écrasa, faisant éclater son crâne. Les armées se séparèrent et il n’y eut bientôt plus que le silence.
Asolraahn s’approcha de Sha’Leeh. En voyant les blessures sur ses bras et son ventre, ses yeux s’ouvrirent en grand :
-Il faut que je t’emmène chez les guérisseurs, décida-t-il soudainement.
-Bas les pattes ! cracha Sha’Leeh en tremblant. Ces blessures guériront. (Elle releva la tête et constata enfin l’ampleur du massacre). Tout est terminé. Par les Esprits… ils paieront pour cela ! Je leur ferai payer !
-Sont-ils venus voler nos récoltes ? Ont-ils pillé les demeures ?
La Graärh se tourna vers lui, et Asolraahn eut la sensation qu’elle le regardait comme s’il s’agissait là de leur première rencontre :
-Ils ont pillé, oui. Et ils nous ont pris ce que nous avions de plus précieux.
Elle baissa la tête, et alors le sang d’Asolraahn se glaça :
-Sha’Leeh,… où est Tar’Melah ?
-Loin, murmura-t-elle après des secondes qui parurent des heures. Loin de notre île. Et sûrement plus de ce monde. Plus pour longtemps.
Il voulut dire quelque chose mais aucun son ne sortit de sa gorge. Les mots n’étaient plus nécessaires, parce qu’il n’y avait plus rien à dire. Seule l’amertume parla. Son discours se manifesta dans un effroyablement rugissement qui enveloppa le village de sa furie. Des souvenirs vinrent le hanter. Le géant opalin se retourna. Faisant fi du danger, il traversa le carnage, et sortit du village en ne laissant derrière lui que des témoins de sa peine. Il parcourut la lande gelée et descendit dans le sous-bois. Ses pattes lui faisaient un mal infernal et les blessures qu’il avait reçues le brûlaient atrocement. Mais parmi tous ses tourments, la peur était dominante. Elle esquissait l’ébauche d’une affliction latente qui s’était saisie de son cœur et son esprit. La peur de tout perdre.
En arrivant sur la côte, il porta un regard vers les eaux sombres au loin et vit les navires se dissoudre dans la nuit. L’abattement le faucha et le chagrin fut tel qu’il se mit à genoux. Il hurla en levant les bras au ciel, demandant aux Esprits pourquoi. Pourquoi un tel crime avait eu lieu sous leur regard et pourquoi avaient-ils laissé cela se produire ? Ses yeux roulèrent dans leurs orbites et un murmura lui échappa avant de s’évanouir :
-Taar’Melaah…
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-Je suis né sur cette île et j’y ai vécu une grande partie de ma vie. Je sais qu’il y en a d’autres au-delà des côtes et que nous vivons dans un archipel. Je suis déjà allé dans le désert de Néthéril et j’ai traversé en long et en large les grandes plaines de l’île de Khokhattaan ou Calastin comme vous l’appelez. Toutefois mes quarante premiers printemps se sont déroulés ici, sur Paadshail. Enfant, j’ai été élevé dans la légion par mon père. Ma mère a été emportée par la maladie mais il s’est occupé de moi avec beaucoup de détermination. C’est lui qui m’a appris à me battre, à vivre dans les montagnes et à apprécier la caresse du vent. Il m’a appris que la vie, qu’importe la forme qu’elle prenait, pouvait se comparer à une histoire et que même la plus petite chose qui se trémousse sur la terre avait quelque chose à raconter. Je ne l’écoutais que d’une oreille, évidemment. Je n’ai compris tout cela que plus tard, mais en ce temps-là, la seule histoire qui m’intéressait… hum… c’était la mienne. Je savais déjà ce que je voulais faire de ma vie : Je voulais devenir un chef de guerre, respecté par ses frères et sœurs, craint par ses ennemis. Un rêve de graahron… je n’avais pas les épaules pour le devenir, je le sais maintenant. Un chef est respecté pour ses exploits mais aussi pour sa sagesse. Et la sagesse, de mon opinion, c’était rester assis dans une yourte à ne rien faire tandis que d’autres partaient à l’aventure. Autant dire que ce n’était pas du goût de l’avorton turbulent que j’étais. Avant même mes six printemps, j’étais déjà impossible à tenir. Un an avant de passer les rites et de devenir adulte, je me battais déjà avec arrogance et orgueil. J’avais une adoration pour ça, j’y vouais un culte. Chaque combat que je livrais me fascinait et nourrissait plus encore ma fièvre pour le prochain. Et un jour, comme tu peux t’en douter, ça s’est mal terminé. Mon adversaire était ma foi très rapide, et avait le dessus sur moi. A un moment, il réussit à faire tomber mon épée au sol, et alors qu’on le saluait pour sa victoire, je me suis mis à quatre pattes et je me suis jeté sur lui. Je l’ai griffé comme une bête enragée et je me suis saisi de son épée pour lui porter le coup fatal. Heureusement, mon père était là. Il nous a séparés avant que je ne commette l’irréparable. Le soir venu, il m’a ensuite amené près de la côte. Il avait mon épée à son côté. Lorsque nous sommes arrivés devant l’océan, il l’a jeté dans les eaux profondes sans plus de cérémonie. J’étais dans une telle colère ! Puis il s’est retourné et m’a regardé droit dans les yeux avant de me dire : « Tu es un excellent combattant, Asolraahn. Mais tu ne réfléchis pas assez et tu t’emportes trop vite. Lorsque tu portais cette épée, c’était elle qui te contrôlait et toi, tu étais devenu son instrument. Veux-tu devenir le maître, mon fils ? » J’ai acquiescé. Il a ensuite sorti une branche d’orne qu’il avait taillé au couteau et me l’a tendu : « L’épée est une arme de haine et de colère. Le bâton est une arme de protecteur. Elle n’est pas faite pour le massacre, mais pour défendre ceux qui en ont besoin. Lorsque les piliers de ton monde s’effondreront, il deviendra peut-être ton seul ami. A partir d’aujourd’hui et jusqu’à ce que tu t’en façonnes un autre, tu le porteras avec toi pour toujours. » Depuis, j’ai celui que tu as toujours vu. Il est différent, plus grand, plus solide. Mais il porte la même philosophie qu’autrefois. Et je crois… je crois que c’est le plus important. C’était le dernier cadeau de mon père : Un moyen de ne pas sombrer dans une voie qui m’aurait perdu… Est-ce que… est-ce que tu comprends… ?
-Oui, Asolraahn. Je comprends. Continue de parler.
-Comment… ? Ah oui ! Bien sûr. Tu as raison. Hum… continuons de parler alors, car sinon… eh bien, je meurs, il semblerait.
-Mon père arrive. Il est avec Marissa. Tu dois tenir quelques heures, Asolraahn. Juste quelques heures.
-Où est… où est mon bâton ?
-Tu l’as laissé tomber. Je l’ai remis contre ton siège.
-Peux-tu me le donner, Volga ? (Elle accéda à sa requête, et ses traits s’adoucirent en même temps que la pointe de ses oreilles semblait perdre de leur rigidité) Bien… oui c’est très bien. Je crois que je me dois de te régaler d’un autre récit à présent. Tiens, je vais te raconter l’histoire où j’ai dû charger un troupeau de rhinocéros laineux avant que ce dernier ne tue ton père.
-Je suis sûr que tu as tout inventé !
-Sottises ! Quoique… Ah ! Disons qu’il avait un grand besoin d’aide pour toi et… que j’en avais besoin aussi.
-Je le sais… Ton bateau, pour partir à la recherche de Taar’Melaah.
-Oui. Ton père est une très bonne personne et je le cite : « Foi de sanguin, il ne sera pas dit que Kavalys aura laissé un Graärh souffrir de la soif alors que sa taverne est à Paadshail ! ». J’ai été si surpris de cette invitation que j’en ai ri et accepté. J’ai bien fait, on dirait. Je ne suis pas sûr que j’aurais pu trouver un meilleur guide dans ce port. Le nom de l’île m’a interpellé également. Il l’a nommé dans ma langue. Il respectait grandement les miens. En cela aussi, j’ai été agréablement surpris.
-Je comprends. Raconte-moi. Et évite les rhinocéros, vilain chaton !
-Bah ! Ne me rends pas triste ou je risque de faire péter les cicatrices que j’ai sur la figure. Allez, assis-toi et écoute tonton Asolraahn.
∙・❊・∙
Le bruit d’une porte qui s’entrouvre. La caresse du vent. Des voix dans le néant.