Huitième jour de Septembre 1963.
La matinée était bien entamée lorsque les immenses voiles du navire de ligne furent visibles au large de Délimar. Pareille à des ailes immaculées, flanquées par celles plus agiles de deux frégates, le pavillon impérial claquait dans la brise tiède au milieu de ce banc d’oiselles élégantes aux multiples voilures. A la proue du bâtiment de quatre mâts s’élevait la gueule rugissante d’un lion divinement sculpté dont le poitrail s’ouvrait sur le blason riche et complexe de la longue lignée Kohan. Tous les navires s’arrêtèrent à plusieurs encablures du port, les sabords hermétiquement clos et plièrent la majorité de leurs voiles dans une attente courtoise. Ils patientèrent le temps de recevoir l’autorisation pour amarrer dans le port et s’y engagèrent aussitôt en une habile manœuvre. L’accostage dura une bonne heure et lorsque le planchon s’abaissa enfin pour donner accès aux quais, l’Impératrice se trouvait déjà sur le premier pont et n’attendit pas que sa garde la précède pour retrouver la terre ferme. Elle n’avait pas besoin d’escorte ; en Délimar, elle était en sécurité. Elle le savait et n’hésitait pas à le faire savoir aux yeux de tous.
L’adolescente portait une tenue cavalière d’une qualité et d’un raffinement qui, de manière fort surprenante, criait par sa simplicité lorsque l’on connaissait les goûts séléniens et plus encore ceux de la jeune femme. Une chemise de coton blanc avait le col fermé d’un lacet en soie bleue qui formait ensuite une série de croisillons élaborés jusqu’au milieu du buste et qui s’achevait d’un joli petit nœud. Une veste de cuir beige serrait ses fines épaules pour tomber jusqu’aux genoux, couvrant une taille gracile serrée dans une large ceinture de tissu de ce même bleu moiré. Les hanches s’agrémentaient d’un tressage de cuir blanc et d’une petite fibule d’or blanc délicieusement gravée pour représenter un paon enroulé dans sa propre queue. A ce cuir torsadé, un fourreau contenant une dague courbe battait son côté gauche, mais l’on trouvait aussi un gant de fauconnerie et deux sacoches sur le côté droit. Celle sans fond contenait la viande crue destinée à son chien et son faucon, tandis que l’autre consistait majoritairement en pièces d’or et autres babioles que la jeune Impératrice estimait nécessaire d’avoir sur elle en tout temps.
Contrairement à ce que l’on attendrait d’une dame de son rang ou encore de l’officiel que revêtait cette rencontre, Victoria Kohan ne s’était pas encombrée d’une jupe ou même d’une robe de cérémonie. Avec son chemisier cintré et sa veste aux larges pans biseautés tenus de jolis boutons argentés, l’Impératrice marchait vêtue d’une paire de pantalons. Le tissus d’un brun profond serrait ses jambes fuselées, maintenues par d’innombrables heures d’équitation. De longues bottines d’un cuir blanc remontaient quant à elles jusqu’à ses genoux et se fermaient sur leurs bords mous d’une simple boucle d’or blanc et patiné. Les talons plats des semelles souples claquaient sur les pierres humides d’embrun et chaque pas faisait tressauter les boucles qui encadraient le visage de l’adolescente. Ses cheveux à la couleur de miel blond étaient tressés, puis remontés en une couronne autour de son front pour finir sur sa nuque en un chignon élaboré, maillé de fins rubans bleus. Mains gantées, elle ne portait aucun bijoux et son maquillage semblait inexistant tellement sa beauté magique se suffisait à elle-même. De plus, face aux habitants de Délimar ? Elle n’avait pas besoin de ce genre d’artifice.
Lorsqu’elle s’arrêta devant Tryghild, elle leva les yeux sur elle, puis leva plus haut encore puisque ce n’était pas suffisant et malgré l’inconfort de se tordre le cou elle l’observa quelques secondes sans cacher dans le bleu de ses grands yeux la richesse d’une profonde admiration. Ce fut la fenêtre honnête sur ses véritables sentiments avant que la jeune Impératrice ne retrouve son sang froid et n’affiche une expression davantage propice aux convenances. Dans le silence qui entourait les deux femmes, souffles retenus par tous les spectateurs, Victoria se confrontait à sa première épreuve. L’étiquette Sélénienne voudrait qu’elle ne s’incline devant personne et que tous courbent l’échine face à elle. L’étiquette Délimarienne ne précisait rien de la sorte, car les peuples qui formaient cette ville se fichaient bien de pareilles simagrées. La question de comment saluer l’Intendante de façon satisfaisante pour les deux partis avait causé beaucoup de remue-méninge parmi ses Conseillers et finalement l’adolescente trancha avec ce qui lui semblait le plus simple, mais surtout le plus évident à présent qu’elle faisait face à la guerrière.
« - Intendante Svenn. C’est un plaisir, mais surtout un véritable honneur de vous rencontrer enfin. Vos exploits, notamment lors de la dernière guerre, sont encore loués jusque dans ma Cour… Mais ce sont vos actes en ces murailles qui me sont une source inépuisable d’inspiration. » Une brève pause alors qu’elle affichait un sourire éblouissant avant d’ajouter : « Puissent les Huit bénir notre entrevue. »
Et là dessus, avec un aplombs qu’elle était la première à se découvrir, Victoria Kohan tendit la main pour saluer l’Intendante de Délimar. Elle espérait que ce geste suffirait à transmettre ses intentions ainsi que ses sentiments les plus sincères : à savoir respect et égalitarisme. La femme qui lui faisait face était une héroïne de guerre, mais aussi une dirigeante qui avait su unifier et préserver plusieurs peuples, qui dressait un nouveau culte ô combien controversé, luttait contre l’esclavagisme graärh, surveillait vampires et pirates… La liste était longue, mais néanmoins parlante : Tryghild était un exemple à suivre. Elle était femme et elle était respectée, écoutée, adulée. Victoria voulait s’en faire une alliée et pourquoi pas, peut-être d’ici quelques années, une amie ? Pour cela, elle devait aller à l’encontre de tous ses instincts et être la première à accorder sa confiance, oser se mettre à nue dans ses paroles autant que ses actes. En bref, adopter la façon de faire des Délimariens. Après tous ne disait-on pas, jadis : « A glacern fait comme les glacernois » ?
L’Impératrice regarda autour d’elle, admirative de l’architecture solide, appelant au sentiment de sécurité et d’austérité et pourtant d’une richesse et d’une qualité d’ouvrage que l’on devait aux ingénieurs almaréens et aux althaïens réfugiés en ces murs présumés imprenables.
« - Pouvons-nous faire le grand tour avant de rejoindre la Citadelle ? J’adorerai discuter tout en marchant, sans parler de l’occasion rare de visiter Délimar en votre compagnie. Mais avant cela... »
Elle se tourna vers l’un des serviteurs qui constituaient sa suivance et l’homme en livrée impériale approcha avec un autre afin de déposer un petit coffre aux pieds du prévôt. Le contenant se révéla plein de petites poches en velours de différentes tailles et chacune accompagnée d’un pli contenant le nom, le niveau de magie ainsi que la somme des taxes dues pour chaque sélénien sur le sol délimarien. Victoria n’accorda pas le moindre regard à tout cela et continuait d’observer l’Intendante ainsi que ceux qui l’accompagnaient avec une expression sérieuse, attentive même si un léger sourire dans l’ourlet de ses lèvres adoucissait l’ensemble.
« - Je tenais aussi à vous offrir mes félicitations pour votre enfant ! Que votre lignée soit longue et sa santé solide. »
Dit-elle avec douceur sans oser en dire plus toutefois. Elle ne voulait pas paraître obséquieuse, car même si ses paroles étaient sincères, elle n'avait aucune idée de ce qu'était une grossesse, encore moins connaissait-elle les affres de l'accouchement ou d'être à la charge d'un nourrisson. Mais ses mots portaient leur vérité : les Svenn devaient perdurer et jamais elle ne souhaiterait à une mère aussi digne de perdre la chair de sa chair. Bien sûr, Luna était un cas à part... Son sourire s'agrandit alors qu'elle attendait et qu'elle ravalait son impatience et son excitation, même si elle n'avait qu'une envie : engager tout de suite une conversation plus intime avec la guerrière, mais Victoria rongea son frein avec superbe et croisa les mains en une posture sage et patiente.