Deuxième moitié du mois d’Octobre 1963
Le navire qui faisait la navette entre Keet-Tiamat et Néthéril accosta sans encombre au creux d’un débarcadère qui, au premier regard, pouvait paraître abandonné. Il n’y avait en tout et pour tout qu’un hangar de bois flotté qui trônait sur le bord d’une route aux ornières ensablées et qui, après un serpentin hasardeux autour de ce qui devait être une zone de chargement, s’enfonçait dans l’intérieur des terres en une ligne droite d’où s’échappaient quelques rares touffes d’herbes sèches. Purnendu et ses deux filles posèrent en premier les coussinets sur le bois lustré d’embrun et s’éloignèrent rapidement du bateau afin que l’équipage puisse entamer le déchargement des cales. Ce dernier était une petite goélette elfique qui faisait la navette entre les îles pour ravitailler le Domaine deux fois par mois. Le Royaume elfique apportait certaines ressources qui faisaient cruellement défaut dans cette région de Néthéril et recevait en échange de nombreux médicaments, mais aussi du vin et de la bière dont les qualités étaient proverbiales. Le graärh à la couleur de cendre confia à la garde de ses enfants une cage d’oiseau couverte d’un linge de lin, sa besace ainsi que la malle qui ne le quittait jamais. Il alla ensuite aider les elfes portant caisses et ballots de toiles jusqu’au hangar ou sur l’espèce de place. S’il avait déjà payé pour la traversée, il ne comptait pas rester inactif devant le labeur d’autrui.
L’une des fillettes, celle dont la fourrure d’un blanc immaculé s’ornait d’une petite robe à bretelles lavande avec un simple cordon de cuir tressé à la taille, réussi à grimper sur le couvercle de la malle après deux tentatives infructueuses. Fière de sa nouvelle position, elle regarda tout autour d’elle et vint émettre de petits claquements de gorge à la vue de mouettes plus bas, sur la plage. La seconde, qui souffrait plus facilement de la chaleur à cause de son épaisse fourrure, trouva refuge à l’ombre d’un talus d’herbes et de sable, puis commença à y cueillir quelques fleurs pour en faire un tressage et, plus tard, ce qui ressemblerait à un bracelet. Concentrée, elle fredonnait une mélopée tandis que ses griffes tranchaient les tiges comme dix petites faucilles. L’une et l’autre n’étaient pas bien grandes, mais possédaient les mêmes caractéristiques que leur père : quatre oreilles ornaient des frimousses adorables. Quatre cornes pointaient de leur front et de leurs tempes alors que leurs pattes, déjà aussi larges que des tasses, possédaient de moelleux coussinets roses. Massives, pelucheuses, elles semblaient inoffensives bien que de redoutables canines pointaient déjà de sous les babines aux longues moustaches courbées.
La goélette finissait son déchargement que Jyotsana, toujours perchée sur la malle, vit approcher plusieurs carrioles et charrettes depuis les quelques rares bosquets résineux sur la ligne d’horizon. Elle appela aussitôt son père d’un miaulement aiguë –incapable qu’elle était de cacher son excitation– qui, à son tour, leva la truffe du rangement de plusieurs caisses pour observer l’approche de cette caravane baptistrale. Un sourire étira ses babines noires tandis qu’il essuyait ses coussinets moites de sueur sur le revers de son armure de cuir léger. Son épaisse et abondante fourrure le rendait lui aussi particulièrement sensible à la chaleur et après avoir quitté les dunes sèches de Keet-Tiamat, la lourde moiteur de Néthéril lui collait au poil et lui donnait l’impression de respirer au travers d’un coton humide. Il n’avait qu’une seule hâte : trouver refuge dans le Domaine et prendre un bon bain. Aussi voir approcher les Enwyr et autres aides du sanctuaire le soulagea, car les heures étaient comptées avant qu’il ne puisse enfin se reposer. D’un miaule bref et rauque, il appela auprès de lui ses enfants, reprit besace et malle pour approcher des nouveaux venus.
Les présentations furent brèves, car Purnendu avait prévenu son arrivée quelques semaines auparavant depuis le port de Nevrast. Il aida une fois de plus à bouger les caisses de vins en amphores scellées de cire, cageots de bières en bouteilles sombres et ballots de plantes médicinales. Il sentit passer sous son museau bien des herbes qui lui étaient encore inconnues, sûrement des semences importées depuis l’ancien continent par les sans-poils. Sa curiosité monta encore d’un cran si c’était seulement possible ! Depuis Janvier il était censé venir en ce lieu réputé, mais dues à diverses circonstances sa route avait été déviée jusqu’aux marécages où il avait fini par libérer un véritable fléau pour l’Archipel… Aujourd’hui, après bien des souffrances et des épreuves, il venait quérir ce savoir alléchant et partager le sien avec qui le voudra bien. Lorsque l’échange de marchandise fut terminé, le graärh avait la fourrure trempée et la truffe sèche. L’air misérable, il trouva une place à l’arrière d’une charrette, laissa ses deux filles se loger avec les conducteurs pour continuer de s’extasier sur les chevaux et le paysage, puis ferma les yeux pour se reposer.
***
Une fois au Domaine, ils furent laissés à leur compte. Sans animosité aucune ou mépris quelconque ; ils étaient libres d’aller où bon leur semblait dans la limite du respect d’autrui. On leur avait lu le Chant Nom à ce que l’on expliqua à Purnendu afin de vérifier leurs intentions et leur accorder, ou non, l’accès au reste du Domaine. Dès lors, les trois graärh purent découvrir les lieux avec une curiosité aussi admirative que prudente. L’herboriste fit savoir qu’il souhaitait rencontrer le Gardien, mais qu’il n’y avait là rien d’urgent ou d’impératif. Il n’était qu’un voyageur après tout. Ce qu’il comptait confier à Kehlvehan Vairë n’était au final que ses propres vœux et ‘caprices’. Il n’agissait que pour satisfaire sa propre culpabilité et sens de justice, sans autres intentions. Bien sûr, il espérait apporter au vieil elfe du plaisir, sinon au moins de la satisfaction et peut-être un peu de paix. Ses yeux tombèrent sur la cage couverte d’où ne sortait aucun son si ce n’étaient, fugaces, les battements d’ailes d’un oiseau de petite taille.
Lorsque le jour vint où il fut convoqué à la demeure du Gardien, Purnendu laissa Jyotsanna avec quelques autres enfants dans les vergers qui se trouvaient à l’intérieur de la grotte et qui entouraient les rives limoneuses du lac à l’approche de la saison des pluies. Occupée qu’elle était à retirer des mauvaises herbes autour des troncs et à éloigner tout parasites des jeunes pousses qu’il faudrait ensuite replanter sur les champs à l’extérieur, elle ne désirait pas abandonner son activité pour l’heure. Ainsi l’herboriste n’emporta avec lui que sa besace, la cage et enfin Elakshi dont les yeux aussi bleus que les glaciers de Paadshail observaient le monde avec une grande soif. Aucun mot n’avait jamais franchi ses babines roses comme si son petit museau blanc poudré de gris clair se trouvait scellé d’un vœux de silence absolu. Une patte dans celle de son père, elle marchait à petits pas légers près de lui et pencha la tête de côté à la vue de la grande et élégante bâtisse creusée à même la roche. Ils furent reçus par l’elfe sur la terrasse du premier étage, à l’ombre des colonnes et des voiles opaques et colorés qui ondulaient sous la brise sèche. Ils avaient une somptueuse vue sur le reste du Domaine de Minduli.
Lorsque les yeux d’absinthe du graärh croisèrent ceux de l’elfe vénérable, il prit une profonde inspiration et déclara en elfique :
« - C’est un honneur et surtout un immense plaisir que de vous rencontrer à nouveau, Kvæði Nǽma. Surtout en des circonstances plus favorables ! »
La dernière fois, c’était au cœur du Bâoli et à quelques minutes d’une attaque dont la violence et l’impacte lui donnaient encore des sueurs froides au plus profond des nuits de blizzard. Ses paroles portaient un accent rauque et il était certain d’avoir écorché les oreilles de son hôte, mais il ne désirait pas user du glyphe de traduction qui occupait l’anneau de sa corne gauche. Il croisa ensuite les deux bras sur sa poitrine et s’inclina profondément, essayant de mimer le salut elfique à l’égard d’une personne bien plus haute dans la hiérarchie. En le voyant faire, sa fille sortit la truffe de sa cachette –à savoir la queue angora de son père– et s’essaya au même exercice. Encore peut agile sur ses seules pattes arrières, Elakshi termina cul par dessus tête dans les coussins qui bordaient la table basse et s’empêtra dans sa propre queue. Elle trouva qu’avoir la tête à l’envers n’aidait pas à s’organiser quand on avait autant de membres et poussa un petit miaulement plaintif. Amusé, Purnendu attrapa le petit graärhon par la peau du cou et la remit sur pieds avant de poursuivre dans la langue commune :
« - Je suis Purnendu Chikitsak, Kisaan de la Légion Vat’Em’Medonis. Voici ma troisième fille, Elakshi. Nous vous remercions pour le temps que vous nous accordez. »
Il attendit de recevoir l’invitation pour s’installer et le fit avec précaution afin que ses griffes n’accrochent pas les fibres des tapis ou des coussins. Une fois confortablement installé, il laissa la petite femelle découvrir son environnement et observer sans se cacher le grand elfe. Elle aimait son odeur, mais elle aimait plus particulièrement encore ce qui émanait de lui. Ces vibrations qui résonnaient dans ses vibrisses lui rappelaient le même calme et la même profondeur que les ronronnements de son père lorsqu’elle était petite. Lentement, avec prudence et cet art propre aux chats d’agir sans en avoir l’air, Elakshi réduisit la distance qui le séparait du baptistrel. Concentré sa discussion, Purnendu ne remarqua pas le manège de son enfant et continua :
« - Je suis venu pour partager le savoir de mon peuple, autant sur l’Histoire et la Culture, que sur les secrets et les richesses de l’Archipel même. J’ai aussi effectué avec mes pairs quelques études et improvisations sur les altérations de nos sortilèges depuis l’éveil du Bâoli. Nous avons réalisés que revenir aux rituels d’antan offraient une meilleure stabilité au tissage de la trame et sa modification. »
Bien sûr, leur peuple n’avait jamais été un grand fervent de cet art et ceux qui dédaignaient les Esprits pour favoriser les arcanes se comptaient sur les coussinets d’une main ! Toutefois ils existaient et comme Purnendu aimait apprendre de nouvelles choses, même de celles dont il ne saurait pas se servir, il venait partager la bonne nouvelle avec autant de personnes qui désiraient l’entendre. La légèreté de sa voix s’estompa alors que venait un ton plus grave, de même que son expression.
« - Je suis aussi venu pour vous rencontrer spécifiquement, Gardien Vairë. »
Les gens qu’il vouvoyait étaient rares, car il y avait peu de sans-poils qu’ils estimait sincèrement être son égal. Non pas qu’il péchait d’orgueil, mais Purnendu connaissait sa valeur et sans être un Naayak il se savait supérieur à la moyenne en bien des aspects. De part son éducation et sa culture, tant que son vis à vis ne lui prouvait pas ‘par A plus B’ qu’il lui était aussi honorable sinon plus, l’herboriste ne voyait pas l’utilité de lui accorder cette marque de respect à moins de lui en faire perdre toute signification. Il s’avérait que Kehlvehan lui ait prouvé par des actes autant que des paroles qu’il était l’équivalent d’un Naayak, voire même d’une Aaleeshan. Pour toutes ces raisons, le graärh l’observait et le traitait avec le respect qui lui était dû.
« - Il s’agit de votre Cawr, mort lors de la défense du Bâoli. Nous dressons un mémorial dans les premières grottes d’accès du Puits aux Esprits et j’aimerai beaucoup que le nom de votre défunt y trouve une place. Malheureusement, notre précédente séparation fut... »
Il grimaça et n’osa pas poursuivre. La ‘dispute’ qui avait éclaté entre les deux Kamda était déjà un embarras en soit, mais les tensions et la colère que son peuple continuait de nourrir à l’égard des Baptistrels après qu’ils aient refusé de laisser cette créature de Néant à la justice des félins était au mieux délicate et au pire dangereuse à alimenter. Avec un léger soupir, l’herboriste reprit :
« - Je vous ai aussi apporté plusieurs choses. Principalement des cadeaux, je dois le confesser. Ils sont le gage de mon appréciation pour votre intervention et vos actes lors de ce terrible combat. Je sais que vous agissiez pour sauver les vôtres autant que pour vaincre un ennemi que vous aviez guidé jusqu’ici… mais vos actes et vos décisions ; rien ne vous y obligeait. Vous auriez pu faire d’autres choix, d’autres actions et venir au même résultat et pourtant ? Pourtant vous avez décidé d’honorer nos traditions et respecter notre culture. C’est pour cela que j’apporte des cadeaux, pour cela que je vous remercie. C’est pour cela que je tiens à renouer nos peuples. »
Il le couva du regard et émit un profond ronronnement dans le couvert de ses derniers mots. Se taisant enfin, il baissa la truffe vers sa fille qui se tenait maintenant debout près de la cuisse droite de Kehlvehan. Une petite main posée sur son genoux, mettant juste ce qu’il faut de son poids pour se faire connaître, elle le contemplait avec une attention et une fixité qui auraient pu être dérangeantes si ce n’était pour ses grands yeux limpides qui louchaient légèrement. Sa crinière de cendre lui tombait en vrac sur le haut d’une frimousse à la fourrure grise rayée de noire.
« - J’aime ton odeur, ton toi. »
Elle grimpa sur ses cuisses, planta ses petites griffes sur le tissus de son haut afin de maintenir son équilibre et le salua en lui cognant le menton de son front, toute ronronnante qu’elle était à se trouver sur un perchoir de cette qualité. Une fois la salutation faite, elle tomba les fesses dans le creux des jambes de leur hôte et commença à lui tricoter joyeusement le ventre sans cesser de ronronner et de le fixer. Purnendu étouffa un rire dans ses moustaches et secoua la tête, n'étant qu'à moitié navré du spectacle.
« - Je suis navré. Je peux lui demander de vous laisser si vous préférez... »