6 Juillet 1763
Milieu du Lac d'émeraude
Milieu du Lac d'émeraude
La Grenouille semblait avoir béni cette journée. Le ciel était au beau fixe, le ciel azuré parsemé de nuages cotonneux se reflétait sur la surface calme du lac d’Emeraude. Un léger vent venait à peine troubler la surface aqueuse. Au milieu de ce qu’il semblait être un immense miroir liquide, une ombre insolite se détachait. Ses contours flous semblait s’agiter dans la brise, comme une chape de noirceur. La silhouette d’une paire d’oreilles pointées vers le haut et une queue permettaient cependant de ne pas se tromper sur la nature de l’individu. Ce graärh au milieu des flots n’était ni plus ni moins que le Gourmet. Presque trois mois s’étaient écoulés depuis la légendaire bataille contre les Chimère et la réputation du chasseur s’était répandue comme une traînée de poudre, presque aussi rapidement que le doux fumet d’un capiteux repas. Jangali avait été étonné de constater qu’on le reconnaissait dès lors qu’il se présentait. En toute humilité, il ne s’accordait pas autant de crédit qu’on lui accordait cependant, ayant toujours le regret de ne pas avoir vraiment vaincu le roi Chimère. Mais si l’autochtone clamait toujours qu’il avait surtout agit de concert avec les autres races, la hantise des sans-poils vis-à-vis des Chimères était telle que ce genre de détails importaient peu. Il était à présent un héros de guerre et finalement, ce n’était peut-être pas plus mal.
Depuis l’éveil de Rog, Jangali s’était mis en tête que son rôle, sa mission que les Esprit attendaient de lui, était d’être un “ambassadeur” des graärh, redorer l’image de son peuple et d’être le fer de lance contre les menaces qui pesaient contre lui. Chacunes de ses décisions, des plus insensées aux plus plus folles, avaient été prises en adéquation de son esprit altruiste. Si pendant longtemps, le graärh avait mené une vie tranquille dans sa savane, la peur de voir son peuple et son île annihilés, avait éveillé une conscience guerrière insoupçonnée chez lui. Ô bien sûr il demeurait quand même un esprit très libre, vivant selon les préceptes de la Vache comme nul autre pareil, mais à présent, il agissait moins… sur un coup de tête. Les enjeux étaient bien trop grands, bien plus grand que lui et même s’il peinait à faire pencher la balance, il ne baissait pas les bras pour autant. La Promesse à son poignet lui servait non seulement à lui rappeler sa volonté, mais aussi ce pour quoi il se battait.
Conscient de ses propres faiblesses, il avait continué à essayer de s’améliorer. Bien sûr, il n’avait jamais vraiment arrêté. Tout sa vie il avait continué à faire de l’exercice quotidien pour travailler sa respiration, pousser ses limites, que ce soit au combat (bien que trouver des compagnons d’armes s’était avéré assez peu fructueux ces derniers temps) ou bien à la chasse. Il se souvenait encore des heures à pourchasser ce que les sans-poils de Khokattaan appellaient des cerfs-dragon. Le chasseur avait trouvé cette proie digne du prédateur qu’il était. Bien que souvent, le maudit animal lui avait bien souvent échappé, il était parvenu petit à petit à dominer même les plus habiles et évasifs des cervidés. Il fallait dire que le Jangali avait beaucoups de ressources insoupçonnées, dont une qu’il avait longtemps délaissée : la magie graärh. Inspiré par ses Esprits, il avait récemment porté de nouveau le regard vers son héritage magique, et même s’il n’était pas un grand chaman, il avait décidé d’accorder plus d’attention à cet art. L’ouverture du Baôli ayant permis un renouveau des capacités graärh, il avait assimilé relativement bien les nouveaux rituels et avait même développé ses propres compétences, tant pour la chasse que pour les combats à venir.
Et parce que les épreuves qui l’attendaient demandait un esprit fort, il avait entreprit un entraînement drastique : combattre sa peur irraisonnée de l’eau. Si la Gerridae avait été une alliée sûre pendant tout ce temps, il lui fallait renforcer aussi son mental. C’était un proverbe bien connu chez le peuple félin : un esprit fort dans un corps fort. Et pour lui, se laisser dominer par cette peur était ridicule, surtout s’il était amené à voyager… Le Sslengar pouvait bien le transporter à peu près n’importe où, mais s’il perdait des poils de trouille à chaque trajet, il se retrouverait bientôt aussi nu qu’un sphinx…
Voilà donc pourquoi en ce jour, Jangali était au milieu de ce qui ressemblait pour lui, une mer intérieure, plus qu’un lac. S’il était assis tranquillement sur la surface de l’eau, à tenir sa canne à pêche improvisée, tout son être était en réalité tendu. Sa queue, plongée comme un gouvernail ramolli, se laissait porter par le léger courant, à la recherche de la moindre vibrations, synonyme de danger. Fidèle à lui-même, il alliait entraînement et chasse, pêche dans ce cas précis. Bien souvent, ses pairs se moquaient de lui en argumentant que la Vache n’était pas un Esprits guerrier, et pourtant, il leur montrait toujours qu’ils ne voyaient pas assez loin et qu’au contraire, l’esprit bovin était le meilleur ami du guerrier en poussant à chasser soi-même sa pitance. La nourriture était l’élément primordiale de tout être vivant et poussait même certains à soulever des montagnes pour un morceau de viande juteuse !
Une légère pression sur sa ligne fit frémir ses vibrisses. Puis une seconde. Bondissant sur ses pattes, il demeurait à l’affût. Il avait choisi de vaincre sa peur sur un lac, arguant qu’il n’y avait pas de monstres marins capable de l’engloutir en une bouchée, mais il ne restait jamais trop prudent. Guettant les moindres remous, il s’efforçait de remonter sa prise, tout en se tenant prêt à détaler au moindre signe de bestioles bien trop grosse que lui, avec des mâchoires pour le déchiqueter, des branchies pour respirer et le guetter depuis les profondeurs…
-Mais qu’est-ce que … ?
Étrangement, la créature qui se tenait à l’autre bout du fil ne semblait pas si affolée et ne luttait pas vraiment pour se dépêtrer de son emprise. C’était comme si… comme si elle s’amusait ?
-Mais tu vas te laisser te faire manger oui ?!
Tirant encore une fois de toute ses forces, il finit par remonter sa prise, dans une gerbe éclaboussante d’eau. Surpris de ce soudain relâchement de la corde, il s'étala de tout son long, tandis qu’une forme humanoïde retombait dans l’eau dans un “splash” retentissant. Les oreilles droites comme deux tournesols, les pupilles dilatés comme deux perles noires, le Gourmet regardait avec incrédulité l’être qui lui rendait son regard. Par les pattes de la Gerridae, venait-il vraiment de pêcher … un humain ?!