7 octobre 1763 – Domaine
Dire qu’il était épuisé, et que son corps peinait à se lever, était un doux euphémisme. Il restait là, couché sur le dos sur le lit qu’on lui avait attitré. Il n’avait rien eu à demander qu’on avait été aux petits soins avec lui dès son arrivée. Sans doute l’état dans lequel il était avait dû alarmer les baptistrels et leurs Ewrs. Aussitôt il avait été installé dans un petit nid douillet et avait reçu mille attentions pour soulager ses douleurs.
Pour autant, aussi confortable soit ce lit et aussi agréable soit cette pièce, il devait se lever, on l’attendait. Mais… il avait besoin encore d’un petit instant. À la fois pour trouver la force de muer ce corps douloureux, et pour s’accorder un moment seul, avant que, peut-être, sa fin ne vienne. C’était en effet le grand jour tant attendu ! Aujourd’hui Naal allait tenter de l’opérer. Et au vu de l’air sombre qu’il avait arboré quand il était venu le chercher à la légion Vat’Aan’Ruda, la chirurgie était compromise. Bien entendu, après tant de temps… pas comme si Naal ne l’avait pas prévenu. Il ne s’était pas attendu toutefois à mettre si longtemps à rentrer, il devait bien l’avouer…
Plus d’un mois qu’il était parti. Un mois et demi. Lui qui devait rentrer courant septembre ! Le destin était farceur parfois, songea-t-il. Un mois et demi à se faire balloter comme un pantin sur l’archipel…
Il se souvenait encore de son séjour chez les pirates, aux relents aigres de défaite et de honte, mais aussi aux notes plus douces de surprises inattendues. Il se souvenait encore de sa dernière entrevue avec Nayan Earendill, qui, il ne pouvait le nier, ne le laissait pas indifférent par son élégance raffinée et son esprit affuté. Ce pirate des plus fourbes avait su attirer son intérêt et sa curiosité et il regrettait presque de ne pas pouvoir rester plus longuement en ce bas monde pour voir quelle danse ils pourraient partager tous deux. Car nul doute que le forban avait des projets pour lui. Il n’aurait pu tout à fait dire lesquels, et préférait ne pas totalement se fier à ses belles paroles.
Quand bien même pour l’heure, Nayan avait tenu toutes ses promesses. Il lui avait dit ne pas vouloir le forcer, ne pas vouloir le toucher d’une façon qu’il ne voudrait, et il s’y était tenu. Il avait même fait barrage pour que personne ne le touche et ne le souille plus encore. Mis à part le roi des pirates, mais c’était là un tout autre problème. Puis il l’avait libéré.
Certes, d’aucuns diraient qu’il l’avait plutôt abandonné sur une plage esseulée, et l’avait peut-être condamné à une mort certaine, lui, alors seul et affaibli, incapable de se défendre, au milieu d’une faune sauvage et agressive. Pour autant… pas totalement. Il avait certes été débarqué sur une plage reculée, un peu à l’écart d’Athgalan, mais Ilhan avait compris ensuite que le forban avait savamment calculé cet endroit stratégique. Ni trop loin d’Athgalan, sans doute pour pouvoir intervenir si souci, ni trop près. Et assez près de camps Graärh présumés qui s’étaient installés dans les parages pour surveiller les pirates, quand bien même ces camps bougeaient sans cesse. Nayan avait tout prévu. Et avait tout fait pour qu’Ilhan puisse s’en sortir et survivre… s’il faisait montre d’un tant soit peu de ruse et d’intelligence.
Il s’était vu doté d’habits conçus sur mesure, cette fois dans des tons pouvant se fondre dans l’environnement et particulièrement adaptés à une marche forcée, d’une gourde, d’une petite besace légère contenant quelques vivres et d’un petit nécessaire de survie… Ilhan avait cru l’espace d’un instant qu’il s’agissait presque d’un test le concernant : s’il survivait à cette épreuve, il se montrerait réellement digne de l’intérêt de Nayan. Non pas qu’il soit particulièrement enclin à vouloir se montrer digne de quoi que ce soit concernant les pirates. Mais cette impression ne l’avait pas lâché tout le long de son trajet. Peut-être se fourvoyait-il ou peut-être… Plus tard il avait compris aussi que sans doute avait-il servi à retrouver la trace du plus proche camp Graärh. Mais ce n'était pas comme s’il avait eu beaucoup d’autres choix...
Toujours est-il que c’est ainsi que son long voyage avait repris. Ilhan se rappelait avoir regardé le bateau repartir comme si c’était la veille.
Les voiles étaient hissées et le bateau se faisait de plus en plus petit au loin. Ilhan avait senti alors une sourde peur l’étreindre. Il n’avait jamais été laissé seul ainsi, à devoir se défendre et se débrouiller sans personne pour l’aider. Sauf une fois. Lors de son épreuve par Maitre Kehlvelan dans la forêt baptistrale. Une épreuve qu’il avait échouée d’ailleurs. En partie du moins. Il se retourna alors vers les terres marécageuses qui s’étendaient derrière lui, de grands arbres branlants lui barrant la vue. Allait-il devoir s’enfoncer dans… ça ?
Du peu qu’il se souvenait avoir lu sur cette île, l’est de l’île était une vaste savane herbeuse, le centre des canyons abrupts, et l’ouest de l’île était recouvert d’un vaste marais maritime. Il était donc encore à l’ouest. Il avait le choix entre longer les plages, mais sans aucune chance de trouver quelque aide que ce soit, les Graärh ayant bougé leurs camps dans l’intérieur des terres selon ses informateurs, soit s’enfoncer dans les terres, dans ces marécages boueux des plus dangereux. C’était aussi là où il aurait la seule chance de trouver de l’eau un tant soit peu potable d’ailleurs. Il n’avait donc guère d’autre choix que s’engouffrer dans les marais en priant les Huit et tous les Esprits-Liés qu’il parvienne à éviter les agressifs prédateurs.
Après une profonde inspiration, il avait donc regardé ce qui l’attendait et avait forgé sa détermination pour affronter cette épreuve. Il s’était donc engouffré dans les terres. Une fois la plage loin derrière lui, il avait vite compris qu’il lui fallait un plan plus élaboré que juste "s’enfoncer dans les terres". Il repensa alors à la promesse des esprits… Le lièvre ! Le lièvre pourrait l’aider ! Il avait alors déchiré un pan de son vêtement, avait ramassé un petit tas de boue : voilà de quoi faire le plan que le lièvre lui indiquerait. Puis il avait activé le bracelet, et avait appelé le pouvoir du lièvre en songeant à trouver le camp Graärh le plus proche et une source d'eau claire. Il ne voyait que cela pour le sauver de cette impasse. Et aussitôt le lièvre lui révélait un chemin. Il s’était empressé de le dessiner aussi fidèlement que possible sur son morceau de tissu. Puis avec la vache, il s’activa à trouver baie et autres fruits comestibles, pour ajouter à ses rations. Mais maintenant qu’il pouvait prendre un chemin connu… Il lui manquait encore quelque chose, réalisa-t-il.
Il ne connaissait rien au marais, si ce n’est qu’il risquait fort de s’embourber au moindre faux pas, ou de réveiller quelque créature avide de le manger. Il lui fallait quelque chose pour tester le terrain. Il avait donc rapidement trouvé un long bâton qui lui arrivait jusqu’au milieu du torse, et dont il se servit alors pour tester le terrain avant chaque pas.
Et il suivit le chemin du lièvre. Il mit régulièrement le plan à jour avant que le lièvre ne l’abandonne pour ce jour. Il tenta de suivre ce qu’il avait dessiné, mais dut faire un détour. Soit parce qu’il était mauvais cartographe, ce qui ne serait guère exclu, soit parce que le traitre marais l’avait obligé à contourner le chemin pour ne pas s’embourber. Il frissonna plus d’une fois en voyant certaines créatures, tels ces étranges oiseaux rouges si calmes, mais dont le silence et l’immobilité ne lui disaient rien qui vaille, ou encore telles ces gueules immenses qui parfois s’ouvraient dans la boue sur son bâton. Jusque-là il était parvenu à retirer son bâton pour ne pas perdre sa maigre arme sécuritaire, puis s’écartait rapidement. À chaque pas, chaque test de son bâton, il en était venu à prier les Huit de l’aider, de l’extirper de cette fange infâme. Mais bien vite le soir arriva. Et avec lui tous les dangers. Il n’avait de prime abord pas compris à quoi servait la corde qui avait été mise dans sa besace, mais quand il grimpa dans un arbre pour se mettre un tant soit peu à l’abri et qu’il manqua tomber alors que le sommeil le happait, il comprit. Peut-être valait-il mieux s’attacher à l’arbre pour comater quelques heures. Et c’est ainsi qu’il dormit par petites vagues attaché autour du tronc.
Puis le lendemain il avait repris son chemin, grignotant sur un rocher ou dans un arbre, buvant quelques gorgées, rappelant le lièvre et la vache pour l’aider, bénissant la gerridae qui le sauva et lui permit de sauter une grande masse boueuse gigantesque qui avait, il ne sait comment, bouger pour mieux l’entourer. Et bénissant son bâton, cette aide précieuse, et les Huit qui le guidaient. Trois jours. Trois jours de calvaire avant qu’il ne trouve enfin un camp. Ou plutôt qu’un camp le trouve, alors qu’il se retrouvait acculé et à deux doigts de se faire prendre par une sorte de mille-pattes géants. Des tirs avaient rapidement mis en état de fuir l'étrange créature. Des Graärh ! Il avait trouvé les Graärh !
Ce fut avec un soulagement évident qu’il les remercia. Bien qu’au début la situation fut fort tendue : ils le prenaient pour un pirate se faisant passer pour un prisonnier évadé, et voulaient l’interroger. Le torturer, comprit Ilhan. Heureusement, il parvint à les convaincre de son identité. Sans doute le spirite du hibou présent put attester qu’il ne mentait pas. Ce fut, soulagé, qu’il les suivit, même si dans un silence tendu. Quand il arriva au camp, son bâton lui servant alors d’appui tant il était éprouvé, il s’empressa de manger, même s’il refusa toute viande, prétextant sa maladie. Il ne mentait qu’à moitié, même si le hibou tiqua à sa piètre excuse. Puis dès qu’il sentit un léger regain de force, il s’empressa de copier le geai qu’il avait senti et appela Kehlvelan, le geai le plus proche qu’il connaissait. Il lui expliqua tout, aussi vite que possible, se sentant peu capable de tenir une longue conversation à cette distance. Puis lui demanda s’il pouvait joindre Tryghild qui devait être à la légion Vat’Aan’Ruda. Il ne put lui en dire plus que ses forces l’abandonnèrent et que la communication fut coupée. Kehlvelan joignit-il Sa’Hila, autre geai qu’il avait senti, mais alors bien trop loin pour lui-même ? Toujours est-il qu’apparemment les Graärh reçurent l’ordre de le ramener à la légion.
Plusieurs semaines de voyages à cheval, qui furent plus qu’éprouvantes pour lui et qu’il passa dans un demi-état de somnolence. Tant et si bien qu’un Graärh monta avec lui pour le tenir et l’empêcher de tomber. Une fois arrivé, il avait vu Tryghild et s’était empressé de lui faire son compte-rendu sur tout ce qu’il avait vécu. Et sur sa mort probable à venir. Sur la proposition de Naal à tenter une chirurgie, solution de tout dernier recours en cette situation délicate. Et Naal était alors venu le chercher pour l’emmener au domaine.
Gracieusement on lui avait laissé une journée pour se remettre de tous ces voyages et de sa fatigue. Mais ils ne souhaitaient pas perdre trop de temps non plus, lui avait-on dit. Et le grand jour était arrivé. Il était temps maintenant de l’affronter.
Et fort de cette résolution, il se hissa péniblement en position assise. Puis, attrapant son bâton non loin qu’il ne voulait plus quitter, ce bâton qui lui avait si souvent sauvé la vie, lui et les Huit qu’il avait tant priés, il parvint à se lever. C’est toutefois d’un pas lent et presque vacillant qu’il rejoignit l’endroit où on lui avait indiqué que Naal l’attendait.
– Que le soleil illumine votre journée, cher Naal, fit-il alors d’une voix basse, à peine audible, quand il entra dans la pièce. Je suis désolé si je vous ai fait attendre. J’espère que vous me pardonnerez ce petit contretemps.
Lui-même ne savait pas bien de quel contretemps il parlait. Celui des pirates ? Ou celui de ce matin ?
– Ainsi le moment fatidique est arrivé, ajouta-t-il d’un pâle sourire.
Ce serait mentir de dire qu’il n’avait pas peur.
– Vous pouvez toujours refuser si vous pensez que mon cas est… trop désespéré.
Et non il ne se défilait pas. Pas vraiment. N’est-ce pas ? Bon, peut-être lui tendait-il une perche, au cas où… la peur le taraudant lui soufflant de fuir, loin, très loin, et de mourir dans son coin.