7 octobre 1763 – Ipsë Rosea
Le soleil s’était levé de nombreuses fois et la lune l’avait pourchassé dans le ciel plusieurs fois aussi, depuis son escapade dans la cité sur bois flottant, la cité des "pirates" comme les bipèdes les nommaient. Nephilith avait été heureux de cette escapade malgré les remontrances qu’il n’avait pas manqué essuyer. Il y avait rencontré deux dragonnes intéressantes, même si liées, une de nuit sombre et une de neige immaculée. Toutes deux bien différentes et pourtant plus qu’unies dans les épreuves qu’elles avaient endurées. Il s’était promis de garder un petit coin dans son coeur pour ses deux dragonnes, quoi que puisse en dire son père. Et il espérait bien les revoir un jour. Comme il leur avait dit si un jour elles devaient à nouveau combattre le mal qu'elles avaient connu, cette fois il voudrait les aider. Que les dragons s'unissent dans l'adversité, sauvages ou liés.
Nephilith avait été heureux de cette escapade aussi, car il y avait retrouvé son frère, qu’il avait cru disparu, englouti par un bois flottant immense, un "bateau" comme les nommaient les bipèdes. Et s’il avait été soulagé de l’avoir retrouvé, a priori aussi sain et sauf que possible, il était également fier d’avoir dépassé sa peur de l’inconnu pour partir ainsi à sa recherche.
Et d’avoir dépassé cette peur puérile qui avait enchâssé son coeur lui avait même donné le goût, l’envie, de plus encore. De parcourir et de découvrir le monde, au-delà des possibles qu’on lui montrait. Certes ses parents et sa sœur prenaient soin d’eux, leur inculquaient tout ce qu’ils savaient, et bien plus encore, mais même ce plus ne suffisait pas au doré. Il avait besoin de plus, toujours plus, toujours apprendre, comprendre, toujours questionner, et toujours des réponses trouver. Des réponses qui tissaient alors d’autres questions en un infini ciel étoilé qui semblerait lui demander l’éternité pour tout découvrir, tout parcourir.
Nephilith avait alors compris une chose : s’il apprenait beaucoup auprès des siens, il n’apprenait pas assez. Pas assez vite. Et surtout il apprenait des choses avec une vision bien définie, bien arrêtée, avec des barrières qui semblaient lui cacher bien trop de choses, bien trop de trésors. Il n’avait alors qu’une seule envie : faire voler en éclat ses barrières qui emprisonnaient son esprit dans une seule vision du monde, une seule vision des choses. Il voulait tout voir, tout ! Et sous tous les aspects. Il voulait voir les étoiles, le ciel et la terre, du dessus et du dessous, de côté et de l’autre côté, traverser les miroirs de la mer pour en voir les profondeurs infinies, parcourir les vagues du ciel pour en visiter l’immensité… Tout !
Il lui fallait donc voyager, parcourir le monde, partir de ses propres ailes, à défaut de pouvoir encore vraiment voler. Certes, cela signifiait bien des dangers. Mais s’il n’apprenait pas à les braver maintenant, les braverait-il un jour ? Il ne pouvait rester sous l’aile paternelle protectrice ni sous le souffle maternel chaleureux. Il était en âge maintenant de découvrir par lui-même. Il n’abandonnait pas sa famille pour autant... Juste, il voyageait. Et il reviendrait. Quand il aurait pu découvrir un peu, assez en tout cas pour retirer les voiles de son esprit et de ses yeux. Il reviendrait, essuierait le courroux inquiet de sa mère ou l’ire de son père, mais il reviendrait plus fort alors.
Et c’est ainsi que Nephilith avait "pris le large", comme il avait entendu les bipèdes des bois flottants dire un jour. Il s’était mis à nager, dans la vague direction de Calastin, même s’il n’était pas bien sûr du trajet exact. Il avait rencontré alors un bois flottant et s’était empressé de s’y agripper et d’y monter. Il avait réussi à s’installer dans un petit berceau de bois qui pendouillait sur le côté. Un cabot ? Cagot ? Canot ? Il ne savait plus le nom, mais il le retrouverait un jour. Il avait fait une bonne partie du trajet ainsi, sautant parfois dans la mer pour trouver un poisson… et avait réussi à ne pas trop se faire voir. Ou alors le bipède qui l’avait peut-être surpris avait-il eu la délicatesse de ne pas le montrer… et avait peut-être même semblé couvrir sa présence. Nephilith n’avait pas été bien sûr de ce que ce bipède avait fait, mais son comportement avait été très étrange dès qu’il avait cru croiser ses yeux… Il n’allait toutefois pas s’indigner de ce comportement, qui lui avait permis d’atteindre l’île au croissant sans trop de fatigue. Par chance, le bois flottant s’était arrêté non loin de la belle étendue d'eau calme. Un "lac" qu’il connaissait pour l’avoir déjà vu avec sa mère.
Les grandes pierres bipèdes où vivaient certaines oreilles pointues n’étaient plus loin, il le savait. Car sa première visite, comme il se l’était promis, serait pour sa bipède de feu. Il voulait la revoir. Elle lui avait promis qu’ils visiteraient ses grandes pierres ensemble. Sa… "cité". Oui, c’était le bon mot bipède de ce qu’il se rappelait. Il aimait bien leurs mots. Parfois étriqués, mais aux belles sonorités. Les mots chantaient quand il les entendait et il se faisait un malin plaisir à les répéter et les retenir, autant qu’il pouvait. Et puis s’il voulait rencontrer de nombreux bipèdes et apprendre, comprendre, leur savoir, il devait maitriser leur don des mots. Heureusement les voix n’étaient pas avares dans ce savoir-là.
C’est ainsi que le petit dragonnet se dirigea vers la direction des pierres de sa bipède de feu. Le soleil courut plusieurs fois encore avant qu’il ne l’atteigne, mais enfin, alors qu’il siégeait dignement sur une colline, il les vit. Et son regard saphir pétilla à cette vue-là. Mais avant d’y entrer, il voulait retrouver sa bipède de feu. Et il devait avouer ne pas trop savoir comment… Sans doute devrait-il tout de même se risquer à franchir la belle arche qui montait dans le ciel et aux lourds tronçons de bois fermés… Étrangement, quand il s’y approcha, les lourds tronçons s’ouvrirent grands et le laissèrent passer. Il vit plusieurs bipèdes accourir sur le bord du chemin de terre et de pierre qu’il empruntait et s’amusa à tous les observer, les détailler.
Son regard sembla en gêner plus d’un. Certains tentèrent de l’approcher, mais un petit hérissement d’écailles suffit à les dissuader de le toucher. On ne touchait pas un dragon, c’était le dragon qui vous touchait ! Non mais ! Si les pierres étaient belles, les bipèdes n’étaient pas des plus polis, songea-t-il un instant, un brin déçu. Et quelques-uns étaient bien étranges ainsi figés, ne bougeant plus, pas même sous l’onde de vent qui lui chatouillait les écailles.
Un brouhaha commença à monter en un lourd tempo dans son sillon, mais il n’y prêta pas attention, bien trop occupé à détailler chaque pierre, chaque construction bipédique étrange, chaque peau de soie ou de cuir qui recouvrait la véritable peau des bipèdes autour de lui, chaque métal brillant, de l'or !, qui brillait à leur poignet, ou à leurs oreilles… Tant et si bien qu’il manqua se laisser distraire par toutes ces découvertes. Il avait pourtant une mission prioritaire !
Où était donc sa bipède de feu ? Et aussitôt il repartit à sa recherche, sans écouter la musique de plus en plus forte qui chuchotait derrière lui, mais aussi devant lui maintenant. Une musique annonçant la présence d’un dragon, seul, d’un dragonnet, dans Ipsë Rosea, put-il tout de même entendre dans tout ce sourd son de basse. Mais peu importait ce que ces bipèdes chantaient, et ce que leurs esprits confus criaient. Lui, il voulait trouver sa bipède de feu.