22 septembre 1763
L'arrivée ne fut pas de tout repos. Par Néant, pourquoi Kehlvehan avait-il changé sa table de place depuis la dernière fois ?! Naal avait atterri à moitié dessus, tombant à la renverse à cause de ses blessures, emportant avec lui la dite-table et une chaise, qui lui churent bien évidement dessus, avec la tarte aux myrtilles et le pichet d'eau qui l’assomma autant que l'eau le refroidit. La satisfaction de savoir que son Frère s'était mis à l'eau plutôt qu'à la bière ne fut que de courte durée. Il se dépêtra difficilement de la nappe brodée, pestant en almaréen avant de réussir à s'extirper de là. Et quand il crut que son calvaire prenait fin, son coude rencontra le pied d'un chevalet, qui se renversa sur lui. Il se mangea la toile tirée sur le châssis, ainsi que la palette de peinture qui vint teinter son armure de bleu, de vert, de rose et de jaune. Son bras broyé hurlait de douleur lorsqu'il repoussa le tout et se redressa. Kehlvehan n'était pas chez lui, sans quoi il aurait déjà un elfe dans son champ de vision. Il fit disparaître son armure et, de son bras valide, retira son habit dont il avait fait reprendre une forme de toge. Il agrippa une écaille de pangolin, dans son dos et vint la placer sur la plaie sanglante qu'il avait sur le flanc, afin de la colmater.
« El... » Il avait tenté de l'appeler, mais ses cordes vocales étaient usée par l'objet de légende qui pouvait déformer sa voix. En lieu et place de cela, la douleur fut atroce et il cracha du sang. La bonne nouvelle, c'était que cette pénible souffrance serait comme une sonnette d'alarme perturbant les vibrations du Domaine. Son Frère le sentirait et il viendrait. L’adrénaline retombant doucement, il sentait ses blessures, vives. Mais ce n'était pas aussi affreux que les yeux d’améthyste de la dragonière qui se fermaient, ni son dernier souffle venant s'échouer contre sa peau ensanglantée. Il aurait tellement voulu la sauver. La terreur l'assaillait et il n'entendit pas Kehlvehan entrer en trombe. Ce ne fut que lorsqu'il vit son visage qu'il sursauta de sa présence. Il tremblait de douleur, ses muscles sollicités et malmenés réclamaient leur dû. Il avait des écailles de jade encastrées dans sa joue et dans sa gorge, tranchantes. Il avait eu beaucoup de chance d'être encore en vie.
Il n'entendait plus rien, c'était comme s'il était devenu sourd. Il percevait seulement les battements de son propre cœur, tambourinant bien trop vite, à ses tempes. Il essaya de parler, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Il ne fit qu'agiter les lèvres, comme s'il essayait de répondre à celles du Gardien. Il laissa éclater un sanglot, non pas parce qu'il avait mal physiquement, mais parce qu'il était écœuré. Son corps se mit à trembler plus violemment encore. Son bras, broyé, faisait des angles improbables. Ses os brisés diffusaient une douleur blanche, lancinante. Était-ce la fin ? Il sentait sa conscience s'évaporer. Il s'accrochait à son visage, aux teintes de ses yeux. Mais ils prenaient une couleur améthyste, par culpabilité. Il ferma ses paupières, lourdes. Brisé, il se laissa partir.
***
Une semaine plus tard
Il avait repris conscience depuis quelques jours, mais il avait refusé de se réveiller, refusé d'ouvrir les yeux. Cela aurait été comme accepter la vérité, et il ne le voulait pas. Il avait du mal à faire face à ce qui s'était passé. Il avait tué tellement de dragons, dans sa vie, mais jamais aucun ne fut Lié. Aucun n'avait emporté injustement une vie avec lui. Ils n'avaient pris que les combattants, ceux qui savaient quel destin les attendait. Mais un dragonnier, pauvre esclave à l'âme mutilée... Il se souvenait de Néant et il se souvenait de sa propre mort. Celle qui avait eu lieu, il y a des milliers d'années. Celle qui mit un terme à sa propre vie de Lié. Un monstre l'avait enchaîné lui aussi. Il ne savait que trop bien ce que c'était que d'avoir son âme déchirée. Il revoyait les yeux d'Orfraie se fermer, l'abandon qu'il y lisait. Il n'arrivait pas à s'ôter l'image de la tête.
Mais avait-il le choix que de l'affronter ? Plus il reculait et plus l'horreur gagnait du terrain. Dans la nuit, sa respiration s'était accélérée, par la sourde panique naissante qui venait lui écraser la poitrine. Il avait prié, mentalement, mais son souffle était devenu de plus en plus lourd. Ses muscles endoloris et ankylosés s'étaient raidis. La transpiration avait perlé sur son corps, mais il refusait toujours de se réveiller. Il avait l'impression d'un poids monstrueux sur son torse qui l'empêchait de respirer et dans son esprit, des forces le tiraillaient de toutes parts, lui infligeant un supplice odieux. Et puis plus rien, le Néant. Une part de lui savait qu'Eleni avait chanté le vide pour lui, encore une fois. Son agitation avait du l'inquiéter.
Il sentait les rayons du soleil sur sa peau, la lumière qui lui signalait son éclat à travers ses paupières closes, lorsque l'aube vint, plus tard. Il fuyait toujours la réalité. C'était la voie la plus simple autant que lâche mais il n'avait jamais eu la prétention d'affirmer qu'il était parfait. Sa méthode n'était pas la bonne, il le savait. Alors il ouvrit les yeux. L'astre solaire brûla sa rétine sensible et claire mais cela lui faisait moins mal que ce qui le dévorait de l'intérieur. Le sanglot ne tarda pas à monter à sa gorge, sous le joug des émotions. Il était bien trop douloureux pour qu'il l'étouffe. Il le laissa éclater, comme les suivants. Pour en pas s'étouffer, il bascula lentement et douloureusement sur le flanc, pleurant de plus bel le chagrin qui l'étreignait. Il avait si mal, au sein même de son âme que les contractures de ses muscles étaient encore bien peu de choses en comparaison.
Il replia ses jambes, ramenant lentement ses genoux contre son torse. Il essaya d'étouffer ses pleurs dans l'oreiller, manquant parfois d'air. Sa peine était pure et d'une sincérité qui ferait pâlir le plus dévoué des chevaliers. Il n'y avait aucun mensonge dans la tonalité vibrante, chaotique de ses sanglots. La réalité était affreuse. Il n'avait jamais été un homme de vengeance. Jamais avant sa dernière réincarnation. Sans Néant, la paix et la certitude d'agir pour le bien du monde s'étaient envolées. Il était un Oracle sans murmures. Le silence était le berceau de ses perceptions. Il avait été touché, lui aussi, par cette corruption. Il était animé par la haine et la vengeance. Il payait le prix du désastre qui l'avait ravagé. C'était cette même sensation, en lui, qui l'avait écarté de son peuple.
Ses poings serraient les draps. Il ne s'était pas rendu compte qu'il hurlait son chagrin. Qu'il était en train de supplier Néant de ne pas l'obliger à le tuer. L'hystérie blanchissait son esprit et le drapait de folie. Recroquevillé sur lui-même, sa respiration s'était ralentie. Combien de temps s'était passé ? Il n'en avait pas la moindre idée, mais les rayons du soleil ne venaient plus de la fenêtre à l'est. Son visage était baigné de larmes et le sel avait rougi et boursouflé sa peau. Il en avait oublié où il était, mais il entendait enfin les sons de la réalité. Le chant des oiseaux. La respiration d'Eleni. Épuisé, il s'endormait à nouveau.
La lune avait embrassé le ciel lorsqu'il ouvrit à nouveau les yeux. Il frissonnait, couvert de sueur. Il espérait ne pas avoir à essuyer une nouvelle crise. Il se redressa péniblement, vaseux. Ses vêtements collaient à sa peau. Son regard était vitreux. Il voulut quitter la lit mais ne fit que s'empêtrer dans les draps et tomber par terre. Il fut pris d'un haut-le-cœur et voulut vomir... mais il n'avait rien dans le ventre. Le spasme comprima son estomac et il recracha de la bile, amère. Il avait faim et froid. Il se sentait sale, poisseux. Les mains tremblantes, il attrapa le col de son vêtement, au niveau de la nuque et tira dessus pour le retirer, tout humide qu'il était. Il croisa le regard d'Eleni, venu à ses côtés. La douleur irradiait son âme. Il posa ses doigts fébriles sur les yeux du gardien : « Ne me regardez pas... » souffla-t-il. Ce n'était pas de son état dont il avait honte, c'était de lui-même tout entier. Le monstre que le Dragon Blanc avait déformé. Il laissa son front se poser sur le torse de l'elfe, ses mains quittant les douces paupières qu'il tenait tant à clore.