Ilhan contempla un instant son reflet dans le miroir, ajustant ses habits, content d’être de nouveau décemment vêtu. Il lissa un faux pli, quand il croisa son propre regard dans la glace. Il miroitait d’or pétillant. Un traitre signe des émotions vives qui l’agitaient, avait-il compris il y a peu. Il était plus que partagé et décrire ce sentiment indicible de sans cesse marcher sur un fil étroit tel le plus fou des funambules était bien difficile. Mais ce sentiment le prenait aux tripes et ne l’avait pas lâché depuis le début de cette histoire. Depuis son arrivée à Caladon pour tout dire, et il avait pris en force, encore et encore, au fil des événements. Il sentait poindre un dénouement, et il n’était pas bien sûr d’en apprécier les tenants et aboutissants. Sans doute parce qu’il ne maitrisait ni les tenants, ni les aboutissants, persiffla une voix intérieure.
Il s’efforça d’expirer lentement, puis d’inspirer profondément, répétant ce petit manège plusieurs fois, jusqu’à lisser son visage en masque de marbre, et jusqu’à ce que ces yeux redeviennent deux puits sans fond et sans lumière. Il devait se reprendre, il devait faire taire ses bas instincts, tels ceux qui l’avaient fait assommer le saltimbanque. Cela ne ressemblait pas à son ancien lui. Et si cela était assez délimarien, ce n’était en rien digne d’un diplomate. Il devait faire preuve de plus de maitrise, mieux se contrôler avant que…
Un coup toqua à la porte, le sortant de ses pensées. Avant que la scène ne reprenne, finit sa petite voix intérieure. Dans un soupir, l’althaïen alla ouvrir et suivit l’escorte jusqu’au bureau d’Aldaron. Il se permit un petit temps d’arrêt et une longue et profonde inspiration, avant d’entrer. Le "mon fils" l’arrêta toutefois dans son élan, le faisant piler net de surprise et de confusion. D’un coup d’oeil par-dessus son épaule, il aperçut porte close. De même, constata-t-il, en faisant un rapide tour de la salle du regard, personne d’autre de présent. Nul bruit lui évoquant une quelconque présence. Il aperçut alors la main tendue, et ne put résister à cet attrait, cette invitation. Il n’hésita guère à rejoindre son "père" et à se poster à ses côtés. Sans un mot, sans un bruit, si ce n’est le froissement de ses vêtements à ses mouvements. Il observa la ville par la fenêtre et se laissa porter par les ondes apaisantes de l’eau ondoyante au loin. Ce ressac, cet éternel mouvement, ce leitmotiv envoûtant, l’avait toujours attiré, du peu qu’il s’en souvienne. Et en cet instant, il lui apportait encore un doux, même si précaire, réconfort.
Quand il sentit la main se poser sur son épaule, il fut tenté de la toucher, de l’effleurer, de l’enserrer contre lui, et pire même d’étreindre son " père ". Mais une étrange pudeur, ou une insidieuse peur, le retint. Et au lieu de cela, il ne bougea pas d’un iota, son regard sombre toujours rivé au loin. Mais il écouta avec attention les mots qu’Aldaron lui offrait. Et fut quelque peu apaisé de n’entendre nulle colère sourdre de nouveau dans ses paroles. Son coeur s’étreignit à la peine qu’il ressentait, une peine qui semblait partagée, et il lutta pour garder contenance.
S’il comprenait ? Oui. En grande partie du moins. Il s’était longtemps questionné du pourquoi du comment. De savoir pourquoi Aldaron avait choisi de le sauver, lui, de l’arracher aux portes de la mort pour lui offrir une autre vie, tout en le laissant la continuer aux côtés de tueurs de vampires. De Delimar, de sa Reine certes, mais… Oui, mille questionnements l’avaient rongé. Et le rongeaient encore. Pas qu’il le reprochait à son père, mais il ne comprenait pas, ne savait pourquoi. Mais on lui avait souvent dit ces temps-ci qu’il posait un peu trop de pourquoi. Peut-être devait-il les faire taire et les laisser de côté ? Il s’en sentait incapable pour autant… Oui, il comprenait donc. Mais avait aussi tant de questions à poser…
Quand il sentit le regard de son père se poser sur lui, il hésita un instant, observant d’abord leur reflet à tous deux dans le verre, avant de se décider à rendre ce regard à Aldaron. Un regard qui recommença à pétiller doucement, puis de plus en plus fort, au fil des mots. Et même quand son père se détourna, son regard resta ancré sur lui, comme voulant le transpercer au plus profond de son âme.
Et quand le flot se tarit, il fut sur l’instant incapable de répondre. Son regard s’accrocha encore quelques instants à ce visage qu’il aimait tant, avant de tout doucement se détourner à son tour et de revenir à la contemplation de la ville en contrebas.
– Je comprends, répondit-il enfin dans un doux murmure où il laissa chanter ses accents althaïens.
Il ne faisait que répondre à la première question, pour être honnête. Mais cela valait aussi pour tout le reste. Oui, il le voyait maintenant, sa demande avait été sans doute bien égoïste. Sa proposition avait été la solution de facilité, sous tous les aspects. Et encore, il n’avait pas avoué tout ce qu’il avait secrètement espéré en son coeur de lâche… Devait-il faire cette confession-là aussi à Aldaron ? Quitte à attiser de nouveau sa colère ? Oui, sans doute. Il lui devait, au moins à lui, cette vérité, n’est-il pas ? Et fort de cette résolution, il laissa son visage se crisper un court moment dans un rictus peiné, avant d’en chasser toute trace dans un ultime effort, relevant le menton et le regard pour reprendre un semblant de contenance et ravaler les sanglots qui lui montaient.
Il s’humecta légèrement les lèvres, avant de reprendre, d’un ton faussement calme et posé, bien loin de l’émoi qui l’étouffait et que les pétillements miroitants de ses orbes sombres trahissaient.
– Il est vrai que nous n’empruntons pas les mêmes chemins. Pour tout dire…
Il réprima les tremblements de sa voix avant de reprendre.
– Je me suis longtemps demandé pourquoi vous aviez fait ce choix, osé et risqué, de me sauver. Sur l’instant je ne comprenais pas et la sourde colère qui pulsait en moi, sans que je ne sache ni son origine ni sa cause, me faisait vous reprocher cette étrange renaissance des plus… marquantes…
Il déglutit rien qu’au souvenir de ce qui s’était passé. Pas encore prêt toutefois à le raconter pleinement. Un jour peut-être. Oui, un jour, quand il aurait retrouvé toutes ses facultés ? Et que ce souvenir sera moins prégnant.
– Mais plus tard compréhension se fit. Quand j’ai… lu et vu certains de mes souvenirs que mon ancien moi m’a laissés. Car je n’ai toujours pas retrouvé tous mes souvenirs, je peux bien vous l’avouer maintenant. Je nous ai vus, tous deux… Ni tout à fait amis, sans pour autant être ennemis… des alliés… rivaux ? Nous aurions pu l’être ce me semble… amis, je veux dire.
Il en devenait confus et son discours décousu.
– Mais au fil de ces récits, de ces "souvenirs" contés, j’ai compris que vous vous étiez sans doute attaché, tout comme je m’étais attaché à vous sans me l’avouer, et que vous aviez voulu me sauver. Y avait-il autre chose ? Une autre raison encore qui vous a poussé à ce geste fou de me transformer ? Je n’en sais rien. Maintes questions s’agitent en moi. Et il n’y a pas eu un instant où je n’ai pas pensé à vous.
Il eut enfin le courage de se tourner vers Aldaron et tout doucement leva son regard vers lui, même si de façon bien hésitante.
– Vous avez peur de mon choix, si je devais choisir entre vous et ma Reine. Et je ne peux vous rassurer, je ne pourrais rassurer aucun de vous deux. Même si je pourrais presque être flatté que vous songiez à une guerre pour m’avoir à vos côtés…
Il offrit un pâle sourire à ces mots. Qui s’effaça tout aussi vite.
– J’ai bien plus peur moi-même de devoir choisir. Je ne sais, si je veux être honnête, si je pourrais choisir. Ce ne serait pas seulement choisir entre ma raison, une conviction, un rêve, et mon coeur, un père, une famille… ce serait choisir entre deux parties de moi, entre deux morceaux de mon coeur. Car quand je vous vois, oui, je ressens un réel attachement, une envie profonde, viscérale, de vous connaître, de marcher à vos côtés, d’être votre fils dévoué… De ce même attachement que je ressens pour ma Reine. Un attachement certes différent, mais tout aussi fort. Un cauchemar me hante récemment. Celui de vous voir, vous et ma Reine, vous battre. Et dans ce cauchemar, je me vois me jeter entre vous, quitte à me faire pourfendre de vos épées...
Il baissa les yeux et déglutit face à ces confessions qu’il n’avait jamais osé se dire pleinement à lui-même jusque-là.
– En fait…
Une soudaine révélation éclairait son esprit embrumé.
– En fait, si je faisais un choix, je crois que je choisirai… celui d'entre vous qui ne me demanderait pas, ne me forcerait pas, à choisir.
Doucement, il releva les yeux sur Aldaron et osa un sourire timide. Il avait au moins une preuve que, même s’il y avait songé, son père avait renoncé à lui imposer un choix. Ce qui était beaucoup pour lui.
– Mais vous avez raison. Ce que je vous ai demandé dans cette affaire… ma proposition était teintée d’égoïsme. J’entrevoyais une issue secrète, une solution de facilité… Et si je veux être totalement honnête avec vous, même si je sais que cette confession attisera sans doute votre colère…
Il déglutit légèrement rien qu’à l’idée, et ravala les larmes traitresses qui menaçaient d’embuer son regard.
– J’avais même espéré une issue où le secret serait choisi, où vous auriez renoncé, au nom de ce secret, à tout procès, et où j’aurai rapatrié les coupables en toute discrétion à Delimar où ils auraient été jugés. Nous aurions trouvé un compromis avec leur meneur pour qu’il soit le seul à payer de ses crimes, et que les autres soient sauvés, et pour qu’ils prônent des méthodes éducatives, comme vous le suggériez, et non plus punitives.
Il baissa alors les yeux et se mordit légèrement la langue, avant de continuer. Une larme, une seule, coula, alors que la honte l’affligeait.
– Voilà l’esprit que je suis, voilà l’être que vous avez sauvé, Aldaron. Ou devrais-je dire Cendrelune. Un être fourbe, égoïste et lâche.
Il se détourna promptement vers la fenêtre.
– Sans doute regrettez-vous votre geste de m'avoir tiré du royaume de la mort. Je ne pourrais vous en vouloir, si vous rejetiez le fils indigne que je suis.
Il inspira profondément, et parvint à chasser de nouveau toute émotion. Même si des filaments avaient émergé et ondulaient dans son dos en une lente et mélancolique danse.
– Mais vous avez raison. Je ne peux vous demander de porter seul ce fardeau, quel qu’il soit. Je me dois de porter aussi ma part. Nous marcherons donc ensemble dans les ombres du mensonge, ou dans la lumière de la vérité.
Il s’arrêta un court instant, puis ajouta, en un murmure.
– Ou nous marcherons tous deux dans un entre-deux...
Et il laissa flotter ces mots, alors que son esprit échafaudait déjà une solution où son père ne serait pas seul, mais où ils pourraient tout de même protéger l’alliance.
– Je ne sais si je pourrais mentir à ma Reine. Et sans doute vous serait-il douloureux de mentir à votre Bourgmestre aussi. Mais… Tout n’est jamais blanc ou noir. Le mensonge pour le peuple ne serait pas un mal en soi, non pas pour protéger Delimar, ajouta-t-il rapidement, mais pour protéger le peuple du choc qu’une telle révélation serait, et de la peur que cela provoquerait. Et pour protéger également le message que les Brise-Sorts voulaient porter, qui, ma foi, n’est pas si inconsidéré en soi, dans ses fondamentaux. Si le peuple savait leurs exactions, le message derrière serait pris totalement à contre-pied…
Il s’arrêta, et ferma les yeux, tentant de calmer le flot de son esprit. Et rouvrit lentement les yeux.
– Le mensonge pour le peuple donc, même si cela nous coûte. La vérité pour nos dirigeants. Si le secret est gardé aux yeux du peuple, je doute que la Bourgmestre de Caladon déclare une guerre au sein de l’Alliance. Les relations diplomatiques entre nos deux cités s’envenimeront sans doute, au vu de ses prédispositions à notre égard. Mais je ferai tout pour qu’avec le temps, nous renouions des relations plus apaisées.
Il osa un regard hésitant vers Aldaron.
– Cela pourrait être… une solution acceptable ?
Puis, plus bas encore…
– Quel nom m’auriez-vous donné ?