10 septembre 1763
Tryghild était une femme dévouée. Trop dévouée pour son propre bien. L’Oracle lui avait conseillé, en tant que médecin et en tant que père, de se ménager après l’accouchement qu’ils avaient mené à bien, mais la présence de Victoria la contraignait à faire bonne figure. Naal avait fini par kidnapper Sohen et la nouvelle-née, avec la complicité de ses parents, aux premières lueurs de l’aurore. Les deux enfants avaient l’habitude de réveiller leur mère, en particulier la dernière pour ses besoins vitaux, mais Naal l’avait prise de son berceau et avait entamé un jeu complice avec Sohen, marchant à pas feutrés hors de la chambrée. Voilà qui devrait laisser quelques petites heures de sommeil à l’Intendante et pour le bien-être du mobilier, il valait mieux qu’elle se repose.
Dans la petite salle à manger, il avait placé Sohen sur une chaise qu’il avait rehaussé d’un coussin pour que le garçon, qui ressemblait tant à Thelem, soit à la bonne hauteur pour le pain que Naal lui tranchait. L’enfant avait la vigueur de sa mère, sans nul doute : le monarque n’était pas habitué à ce que ses enfants soient aussi robustes. Au moins avait-il ainsi pu survivre et passer le cap de la mortalité infantile. La petite n’avait pas encore de nom à cet effet. Il était coutume de ne pas nommer un enfant avant qu’il n’ait passé ses premiers mois et l’almaréen avait béni la dernière bien des fois pour qu’elle survive. Il avait fait chauffer un lait de chèvre et le versait dans une corne dont l’extrémité pointue avait été percée et recouverte d’un linge solidement noué pour assouplir la tétée. Il apprenait à Sohen la prière du matin, dans sa langue natale, pour qu’il s’imprègne des sonorités de son patrimoine culturel. Le garçon n’avait pas été baptisé, faute de parrain pour le guider vers la foi. Naal ne perdait pas espoir que Tryghild finisse par accepter le baptême qu’il réclamait.
Il veillait du regard sur son descendant qui engloutissait le pain comme le lait, tout en donnant le biberon à la dernière. Elle n’était pas de son sang, mais elle était de sa famille et à cet effet, il la protégerait. Il apprenait des chansons et comptines à Sohen qu’ils récitaient en cœur. L’almaréen du petit était encore trop hachuré, mais il était en bonne voie, bien plus que Tryghild. La Dame Loup s’était montrée volontaire et fort heureusement, car il y avait du travail. Naal ne comptait plus les fois où il avait serré les dents au massacre de sa langue. Il fallait dire qu’avant le retour de Naal, l’enfant n’avait que trop peu baigné, quotidiennement, dans la langue de son père. Avec le dévot, les choses étaient différentes et il était bien rare que Naal s’adresse à lui en langue commune, obligeant le jeune garçon à passer par l’almaréen pour se faire comprendre par son grand-père. Il l’aidait et lui apprenait, pas à pas, avec une habitude qui avait traversé siècles et millénaires. Combien d’enfants avait-il eu ? Lui-même n’en faisait plus le compte.
Il leva ses mires céruléennes sur la nouvelle venue. A Délimar, il n’y avait pas vraiment de service de chambre comme on pouvait en rencontrer à la Cour. La nouvelle Impératrice se joignait à eux… Ou plutôt à Tryghild, d’ordinaire. Une part de lui avait férocement envie de cracher sur la lignée Kohan, mais la jeunesse de celle qui apparaissait à sa vue lui fit ravaler sa bile. Devait-elle payer pour les erreurs de son père et de son frère ? Il trouvait cela fort injuste. Il lui adressa un signe de tête pour l’inviter à se joindre à eux quand bien même l’Intendante était absente. « Bonjour, Impératrice. Tryghild se repose. Je l’y ai enjoint. J’espère que vous la pardonnerez. Vous pouvez vous joindre à nous. » Nulle courbette, nul ‘majesté’ mais le ton ne manquait pas de respect. Il l’invitait comme il aurait invité un ami à sa table. « Je suis Naal du Néant » Se présenta-t-il, bien que son nom ne soit pas des trois noms de généraux qui ravagèrent les terres d’Ambarhùna. Il était l’inconnu au bataillon, excepté dans les livres d’histoires que les almaréens avaient partagé avec leurs pairs, le présentant comme roi unique et millénaire.
« Je suis le père de Thelem Sarawyn. » Vous savez ? Celui qui était mort dans une guerre pour sa liberté contre votre frère ? Il cloisonnait sa colère, préférant la jauger elle, plutôt que de la regarder par le spectre de ses prédécesseurs. Elle au moins n’avait pas l’esprit déformé par un dragon, par ce Lien honni qui avait corrompu la royauté humaine. « Et par conséquent le grand-père de Sohen. » Il désigna le garçon d’un geste doux du menton. « Enfin, vous pouvez placer devant ‘grand-père’ autant ‘d’arrière’ que vous le voudrez. J’en ai moi-même perdu le compte. » Il esquissa un sourire en coin à cette idée. Sa vie avait été anormalement longue, grâce à Néant, pour un humain. Il n’y avait, néanmoins, pas plus de domestiques qu’il n’y avait de service de chambre. « Servez-vous à votre guise, il y a du pain, de la viande et du fromage. Du thé et de la brioche. » Il cessa d’énumérer. Avait-elle seulement déjà fait la cuisine de sa vie ? Il pinça les lèvres à cette idée. « Hm. » Il aurait bien fait la cuisine pour elle, mais il avait un nourrisson dans les bras : « Préférez-vous tenir la petite et son lait pendant que je vous prépare quelque chose ? » Par Néant, cette royauté qui se faisait servir tous les jours devait au moins bien savoir tenir un enfant, ou cette tâche maternelle était-elle aussi dévolue à des serviteurs ? Il en était curieux.
L’almaréen penchait doucement la tête sur le côté, pensif. Son visage tatoué semblait si paisible devant cette rencontre pourtant peu commune. « Vous êtes la deuxième Kohan que je rencontre de toute mon existence. » N’était-ce pas amusant ? La lignée la plus célèbre du monde humain et elle n’était que la seconde qu’il voyait en face à face. Les autres dont il avait entendu parlé n’étaient pas les plus glorieux. Fabius avait abusé de son ami Ilhan. Korentin avait bafoué la loyauté de ses sujets. Esmelda avait laissé derrière elle un dragon qui s’était accroché à une autre tête couronnée : Nolan. Beaucoup trop de Liens dans cette lignée, au cours des dernières années. Victoria en avait réchappé et cela lui donnait un peu d’espoir pour elle. Peut-être pourrait-il la conjurer de ce mauvais sort qui frappait sa famille. « Le premier était d’Angellan, cela remonte à si longtemps. Et pourtant malgré les siècles passés, je crois encore voir un peu de ses traits, dans les vôtres. »