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descriptionReine naissante et roi déchu [Victoria] EmptyReine naissante et roi déchu [Victoria]

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10 septembre 1763

Tryghild était une femme dévouée. Trop dévouée pour son propre bien. L’Oracle lui avait conseillé, en tant que médecin et en tant que père, de se ménager après l’accouchement qu’ils avaient mené à bien, mais la présence de Victoria la contraignait à faire bonne figure. Naal avait fini par kidnapper Sohen et la nouvelle-née, avec la complicité de ses parents, aux premières lueurs de l’aurore. Les deux enfants avaient l’habitude de réveiller leur mère, en particulier la dernière pour ses besoins vitaux, mais Naal l’avait prise de son berceau et avait entamé un jeu complice avec Sohen, marchant à pas feutrés hors de la chambrée. Voilà qui devrait laisser quelques petites heures de sommeil à l’Intendante et pour le bien-être du mobilier, il valait mieux qu’elle se repose.

Dans la petite salle à manger, il avait placé Sohen sur une chaise qu’il avait rehaussé d’un coussin pour que le garçon, qui ressemblait tant à Thelem, soit à la bonne hauteur pour le pain que Naal lui tranchait. L’enfant avait la vigueur de sa mère, sans nul doute : le monarque n’était pas habitué à ce que ses enfants soient aussi robustes. Au moins avait-il ainsi pu survivre et passer le cap de la mortalité infantile. La petite n’avait pas encore de nom à cet effet. Il était coutume de ne pas nommer un enfant avant qu’il n’ait passé ses premiers mois et l’almaréen avait béni la dernière bien des fois pour qu’elle survive. Il avait fait chauffer un lait de chèvre et le versait dans une corne dont l’extrémité pointue avait été percée et recouverte d’un linge solidement noué pour assouplir la tétée. Il apprenait à Sohen la prière du matin, dans sa langue natale, pour qu’il s’imprègne des sonorités de son patrimoine culturel. Le garçon n’avait pas été baptisé, faute de parrain pour le guider vers la foi. Naal ne perdait pas espoir que Tryghild finisse par accepter le baptême qu’il réclamait.

Il veillait du regard sur son descendant qui engloutissait le pain comme le lait, tout en donnant le biberon à la dernière. Elle n’était pas de son sang, mais elle était de sa famille et à cet effet, il la protégerait. Il apprenait des chansons et comptines à Sohen qu’ils récitaient en cœur. L’almaréen du petit était encore trop hachuré, mais il était en bonne voie, bien plus que Tryghild. La Dame Loup s’était montrée volontaire et fort heureusement, car il y avait du travail. Naal ne comptait plus les fois où il avait serré les dents au massacre de sa langue. Il fallait dire qu’avant le retour de Naal, l’enfant n’avait que trop peu baigné, quotidiennement, dans la langue de son père. Avec le dévot, les choses étaient différentes et il était bien rare que Naal s’adresse à lui en langue commune, obligeant le jeune garçon à passer par l’almaréen pour se faire comprendre par son grand-père. Il l’aidait et lui apprenait, pas à pas, avec une habitude qui avait traversé siècles et millénaires. Combien d’enfants avait-il eu ? Lui-même n’en faisait plus le compte.

Il leva ses mires céruléennes sur la nouvelle venue. A Délimar, il n’y avait pas vraiment de service de chambre comme on pouvait en rencontrer à la Cour. La nouvelle Impératrice se joignait à eux… Ou plutôt à Tryghild, d’ordinaire. Une part de lui avait férocement envie de cracher sur la lignée Kohan, mais la jeunesse de celle qui apparaissait à sa vue lui fit ravaler sa bile. Devait-elle payer pour les erreurs de son père et de son frère ? Il trouvait cela fort injuste. Il lui adressa un signe de tête pour l’inviter à se joindre à eux quand bien même l’Intendante était absente. « Bonjour, Impératrice. Tryghild se repose. Je l’y ai enjoint. J’espère que vous la pardonnerez. Vous pouvez vous joindre à nous. » Nulle courbette, nul ‘majesté’ mais le ton ne manquait pas de respect. Il l’invitait comme il aurait invité un ami à sa table. « Je suis Naal du Néant » Se présenta-t-il, bien que son nom ne soit pas des trois noms de généraux qui ravagèrent les terres d’Ambarhùna. Il était l’inconnu au bataillon, excepté dans les livres d’histoires que les almaréens avaient partagé avec leurs pairs, le présentant comme roi unique et millénaire.

« Je suis le père de Thelem Sarawyn. » Vous savez ? Celui qui était mort dans une guerre pour sa liberté contre votre frère ? Il cloisonnait sa colère, préférant la jauger elle, plutôt que de la regarder par le spectre de ses prédécesseurs. Elle au moins n’avait pas l’esprit déformé par un dragon, par ce Lien honni qui avait corrompu la royauté humaine. « Et par conséquent le grand-père de Sohen. » Il désigna le garçon d’un geste doux du menton. « Enfin, vous pouvez placer devant ‘grand-père’ autant ‘d’arrière’ que vous le voudrez. J’en ai moi-même perdu le compte. » Il esquissa un sourire en coin à cette idée. Sa vie avait été anormalement longue, grâce à Néant, pour un humain. Il n’y avait, néanmoins, pas plus de domestiques qu’il n’y avait de service de chambre. « Servez-vous à votre guise, il y a du pain, de la viande et du fromage. Du thé et de la brioche. » Il cessa d’énumérer. Avait-elle seulement déjà fait la cuisine de sa vie ? Il pinça les lèvres à cette idée. « Hm. » Il aurait bien fait la cuisine pour elle, mais il avait un nourrisson dans les bras : « Préférez-vous tenir la petite et son lait pendant que je vous prépare quelque chose ? » Par Néant, cette royauté qui se faisait servir tous les jours devait au moins bien savoir tenir un enfant, ou cette tâche maternelle était-elle aussi dévolue à des serviteurs ? Il en était curieux.

L’almaréen penchait doucement la tête sur le côté, pensif. Son visage tatoué semblait si paisible devant cette rencontre pourtant peu commune. « Vous êtes la deuxième Kohan que je rencontre de toute mon existence. » N’était-ce pas amusant ? La lignée la plus célèbre du monde humain et elle n’était que la seconde qu’il voyait en face à face. Les autres dont il avait entendu parlé n’étaient pas les plus glorieux. Fabius avait abusé de son ami Ilhan. Korentin avait bafoué la loyauté de ses sujets. Esmelda avait laissé derrière elle un dragon qui s’était accroché à une autre tête couronnée : Nolan. Beaucoup trop de Liens dans cette lignée, au cours des dernières années. Victoria en avait réchappé et cela lui donnait un peu d’espoir pour elle. Peut-être pourrait-il la conjurer de ce mauvais sort qui frappait sa famille. « Le premier était d’Angellan, cela remonte à si longtemps. Et pourtant malgré les siècles passés, je crois encore voir un peu de ses traits, dans les vôtres. »

descriptionReine naissante et roi déchu [Victoria] EmptyRe: Reine naissante et roi déchu [Victoria]

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Le soleil réchauffa d'abord une main, puis un bras nu et alors qu'il poursuivait sa courbe ascendante dans le ciel, ses rayons filtrés au travers des rideaux grimpèrent jusqu'au doux visage de l'Impératrice. Lentement et avec délice, elle se réveilla dans ce bain de lumière, bercée par les trilles de quelques oiseaux ainsi que le passage des citoyens plus bas, dans la rue. Elle s'étira longuement avant de se prélasser et de remettre le décors qui l'entourait en place. Cela faisait quelques jours maintenant qu'elle était hébergée chez l'Intendante de Délimar, mais chaque fois qu'elle ouvrait les yeux sur la chambre qui lui était allouée, le dépaysement restait total. Se redressant après quelques minutes à contempler pensivement le plafond, elle usa de ses doigts pour essayer de discipliner ses cheveux, mais devant l'ampleur du chantier elle se résigna. Glissant les pieds hors du lit, elle frissonna au contact des pierres froides dès qu'elle quitta le moelleux du tapis qui bordait l'imposant sommier. A petits pas, elle gagna la coiffeuse et utilisa une brosse, puis un peigne et enfin un foulard de soie de sorte à lustrer sa longue chevelure.

Une tresse simple, gardée sur une épaule et tombant jusqu'à sa taille, suffit à retenir son épaisse crinière bouclée et la jeune femme prit quelques instants de plus pour passer un linge humide sur son corps, puis un savon noir althaïen qui hydratait autant qu'il gommait en douceur la peau. Se rinçant, Victoria se sécha puis enfila une chemise blanche cintrée, au col et aux manches bordés de fines bandes de soie bleue pâle, elles-même brodées de minuscules perles en nacre. Ne pouvant serrer son corsage toute seule, elle alla plutôt enfiler un pantalon d'équitation beige qui mettait en valeur le galbe fuselé de ses cuisses et serra la taille ainsi que les hanches d'un large châle au parme clair, rayé de fines bandes blanches et de petits bourgeons sur-cousus en fils d'or. Vu le temps splendide qu'il faisait dehors malgré un automne bien entamé, la jeune fille délaissa ses bottes doublés de fourrure pour prendre de simples souliers à semelles souples. Seul un bracelet et un collier agrémentèrent sa tenue et ce fut sans un regard pour la couronne posée dans son coffret que l'Impératrice quitta enfin sa chambre pour descendre au salon et retrouver Tryghild avec ses enfants.

Toutefois, alors qu'elle franchissait le seuil d'un pas alerte et léger, sourire paisible aux lèvres et quelque mèches vagabondes barrant son jeune visage, ce ne fut pas la haute silhouette de l'Intendante qu'elle trouva attablée… mais celle d'un homme. Figée comme un lièvre pris dans un collet, elle parvint à conserver un masque de courtoise interrogation alors que son cœur bondissait et battait à tout rompre. Un rapide coup d'oeil lui apporta plus d'informations alors qu'elle restait résolument dans l'encadrement de la porte, prête à décamper au moindre signe d'hostilité. L'inconnu portait une tenue sombre, avait le crâne rasé alors que sa peau halée comptait de nombreux tatouages. Suspect donc ! Son premier réflexe fut d'appeler la garde, n'osant user de sa magie de peur de blesser les enfants. Sans les perturbations causées par le Bâoli, elle s'en serait probablement occupée elle-même, mais des circonstances bien malheureuses la contraignaient à user d'aide extérieure. Mais qui, en ce cas ? La tension devint presque palpable tandis qu'ils s'observaient l'un et l'autre en silence pendant une poignée de secondes, puis enfin, l'inconnu prit la parole et Victoria s'autorisa à se détendre quelque peu. Il lui déplaisait toujours de tomber sur un homme sans un seul chaperon en vue, ni que la décision se soit prise sans son aval et qu'elle y soit contrainte au saut du lit, mais elle avait été éduquée pour s'adapter et surmonter toutes les épreuves sociales que le destin voudrait bien lui jeter à la face. Aussi déplaisant cela soit-il.

« - Bonjour, votre altesse. »

Elle le salua d'un signe de tête gracieux, n'ayant pas à s'abaisser davantage en tant qu'Impératrice. D'un autre côté, le manque d'étiquette de son vis à vis la fit à peine réagir, s'étant quelque peu habituée aux mœurs aussi sobres que directes de Délimar. De plus, le ton montrait suffisamment de respect pour apaiser l'humeur massacrante de la jeune femme. Ainsi elle rencontrait Naal du Néant, roi unique et millénaire du peuple almaréen, tout ça dans des circonstances aussi grotesques, qu'en dehors de toutes les convenances ? Très bien ! Elle essayerait d'en tirer le meilleur. Il n'était pas dit qu'aujourd'hui serait le jour où elle jetterait l'opprobre sur les enseignements de son mentor Ilhan Avente. Approchant de la table d'un pas altier, un sourire de convenance aux lèvres, Victoria observa les vivres et ustensiles qui se trouvaient déjà là, puis releva les yeux sur l'homme et haussa un sourcil. Sa voix se fit sucrée, sans faillir à ses efforts.

« - Je sais qui vous êtes. Votre peuple fut très diligent quant à la distribution de ses croyances et de son histoire auprès des gens de l'Empire. »

Vous savez, quand ils étaient arrivés de nul part et avaient forcé leur foi et leurs coutumes sur un Empire qui ne leur avait rien demandé, mettant au bûcher les infidèles et torturant les récalcitrants jusqu'à les voir s'agenouiller devant leur dieu unique ? Elle ravala sa bile avec brio et attrapa plutôt un pichet de lait frais pour s'en servir un verre, ne s'étant toujours pas décidée à s'attabler avec l'Oracle, incertaine sur la véritable raison de sa présence. Permettre à Tryghild de dormir ? Vraiment ?! N'aurait-il pas pu attendre un autre jour pour cela ? Genre, lorsqu'elle aurait quitté la ville… Elle bu plusieurs gorgées, l'observant au couvert de ses longs cils. Sa présence la mettait définitivement mal à l'aise, car elle ne parvenait pas à le déchiffrer. Se montrait-elle trop méfiante ? Certainement, mais la paranoïa était ce qui la tenait en vie depuis si longtemps que sa compagnie s'en trouvait presque rassurante malgré la pollution constante de ses pensées et décisions.

Quoiqu'il en soit, elle n'était pas venue à Délimar pour chercher querelles, surtout de bon matin, et encore moins sur un sujet aussi abstrait et secondaire que la religion ou l'histoire houleuse d'Ambarùhna lors de l'invasion almarréenne. Mais elle n'était pas là non plus pour éponger un possible paternalisme, surtout venant d'un homme dont le regard lui rappellerait presque celui des nobles opposés à son couronnement à cause d'une raison aussi triviale que son appareil reproducteur. L'Impératrice interrompit son geste et reposa le verre presque vide. N'était-elle pas en train de projeter ses propres peurs et incertitudes sur Naal ? De façon moins biaisée, Victoria avait reçue une éducation adaptée à la présence étrangère et avait ainsi dévoré plusieurs livres d'histoire almaréenne en plus de son cursus habituel tout cela dans l'unique intention de ne pas fauter lors des réceptions et autres rencontres formelles avec leurs nouveaux « alliés ». Aussi, rencontrer en chair et en os celui dont le nom suffisait à noircir plusieurs chapitre d'Histoire étrillait sa curiosité ainsi que sa soif de connaissance. Voilà de quoi ajouter à son malaise et lui donner l'impression de marcher sur des charbons ardents.

« - Merci. Tryghild m'a déjà expliqué le fonctionnement de la maisonnée. »

Ce qui ne l'aidait pas davantage à se sentir en confiance. Se servir elle-même n'était pas dans ses habitudes et malgré tous ses efforts pour ne pas paraître aussi bête qu'un poisson sorti de l'eau, la jeune Impératrice paraissait mal à l'aise alors qu'elle regardait le couteau à pain ou encore l'épaule entière de jambon sec à découper soit-même. Peut-être allait-elle sauter ce repas... Mais son ventre criait pourtant famine tandis qu la fraîcheur matinale qui se ressentait davantage dans le sol et les pièces du rez-de-chaussée l'invitait surtout à boire un bon thé brûlant plutôt que le lait tiède qu'elle venait de consommer. Encore hésitante, la proposition que lui fit Naal lui arracha un sursaut et elle répondit du fond du cœur un :

« - Non ! »

Beaucoup trop hâtif, ce qu'elle le réalisa dès qu'elle l'eut prononcé. S'immobilisant, embarrassée, Victoria expira doucement, inspira puis bloqua une seconde son souffle avant qu'elle ne redresse les épaules et retrouve une certaine contenance. Cette fois, elle parla plus posément :

« - Hm... Bien que j'apprécie la confiance dont vous me graciez, je me vois contrainte de refuser. Le nourrisson semble beaucoup trop à l'aise en vos bras, je ne voudrais pas déranger son repas et lui causer des bulles dans l'estomac. »

Elle resta à observer la petite chose minuscule et son sentiment de malaise grimpa de plusieurs crans. Elle ne savait pas comment tenir un nourrisson et ne se le pardonnerait jamais si elle le blessait. Les joues légèrement rosées d'embarras, elle se détourna et préféra s'occuper les mains en remplissant une théière en fonte d'eau avant de la disposer sur le four où chauffaient déjà plusieurs plaques de métal et grilles. Elle ne voulait pas qu'un roi s'abaisse au rôle de serviteur et ne voulait pas non plus paraître totalement assistée en tant qu'Impératrice. Il valait mieux qu'elle se ridiculise en essayant d'apprendre quelque chose de nouveau plutôt qu'en restant confortablement cloîtrée dans ses intérêts égoïstes. Dos à l'Oracle, sa fine silhouette mouvait avec aisance alors qu'elle humidifiait les feuilles de thé séché avec un linge avant de les verser dans la théière lorsque l'eau commença à frémir. Surprise par l'affirmation, elle se tourna vers lui et l'observa avec une expression génuine de curiosité polie. La seconde Kohan de toute son existence ? Voilà qui était singulier. Et flatteur en un sens.

« - Vos paroles me touchent énormément et je vous en remercie. J'espère que notre rencontre se révélera sous de bons auspices… malgré notre rencontre inopinée. »

Elle vint s'asseoir et tira vers elle la brioche pour se servir une tranche qui se révéla légèrement de guingois dans la découpe. Elle prit le beurre et s'en tartina une fine couche avant d'attendre patiemment que son thé infuse. Sohen mangeait de bon cœur sa tartine alors que le nourrisson tétait à la corne de toutes ses forces. En oublierait-elle sa paranoïa et ses préjugés que le tableau de ce petit-déjeuner en serait presque paisible. Et qu'est-ce qui l'empêchait de le faire ? Elle ne savait pas trop, une habitude peut-être. Une mauvaise, bien sûr mais n'était-ce justement pas celles là qui avaient la vie dure ? Victoria baissa les yeux sur sa tranche de brioche et soupira en silence. Naal n'avait rien à voir avec ce qu'il s'était passé sur l'ancien continent. Lui en tenir rigueur revenait à agir de la même façon que ceux qui lui reprochaient les tords de son frère ou de son père.

« - Accepteriez-vous de me parler davantage d'Angellan ? »

Elle hésita un instant, pondéra ses choix, puis décida de se jeter à l'eau :

« - Ainsi que la véritable foi du Néant ? Celle qui fut appliquée à votre époque, jadis… car je crains de n'avoir reçu que les versions déformées et arbitraires de cette époque, lors de l'invasion, biaisant ma vision sur le sujet. Vous voir ici, sachant votre histoire et celle de votre peuple d'après les livres mais surtout les expériences passées que j'ai pu vivre, je ne peux que supposer que votre version sera bien différente, beaucoup plus magnanime et ouverte sans quoi jamais Tryghild ne vous aurait autorisé une telle complicité. Elle est certes femme de caractère, mais elle prône la tolérance et la modération, que ce soit au sein de son peuple et de ses mœurs, que dans ses croyances. »

N'avait-elle pas rallié des peuples entiers sous une même bannière, réussissant là où l'Empire avait échoué ? N'avait-elle pas avancé l'abolition de l'esclavage, l'acceptation des immaculés anciennement vampires ? Elle était allée au-delà des traditions ancestrales de son peuple, s'était forcée à s'ouvrir et à s'adapter. Si Naal était autorisé à siéger dans son salon et à embrasser ses enfants, alors il méritait bien d'être écouté. Victoria croqua enfin dans sa tartine, sans réaliser combien elle avait distillé de ferveur et d'admiration dès qu'il s'agissait de la glacernoise, puis se rappela enfin que son thé infusait toujours. Gardant la tranche de pain entre ses lèvres, elle s'empressa de filtrer les feuilles et se versa une tasse, puis en proposa une à son hôte avant de se mettre à chercher du miel ou du sucre sur la table.

descriptionReine naissante et roi déchu [Victoria] EmptyRe: Reine naissante et roi déchu [Victoria]

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    Altesse ? Voilà bien des siècles qu'on ne l'avait pas nommé ainsi. Cela remontait au temps jadis d'Angellan lorsqu'il succéda à son père et à ses frères sur le trône des siens. Une Altesse qui fut empoisonnée par sa propre Cour désireuse d'un homme capable de prendre des décisions plus promptement. Altesse n'était pas un bon souvenir, mais Victoria, dans son respect, ne pouvait savoir où elle mettait les pieds. Il trouvait le titre assez amusant, au demeurant. Altesse, majesté. Tout ces blasons pour placer ces dirigeants au dessus d'un peuple, comme des figures divines posées sur terre. Naal n'avait été ni majesté, ni altesse. Il avait été un homme qu'on appelait Oracle ou même simplement Naal. Il était toujours particulier, pour lui l'étranger, comme les Ambarhùniens courraient après la grandeur sans jamais la connaître. Le plus grand royaume. Le plus imminent titre. Où était leur pureté d'âme, leur foi et piété ? Les choses lui échappaient, sans qu'il ne les trouve mauvaises pour autant. En vérité, il avait simplement l'impression d'être dans un autre monde qui avait grandi et évolué autrement du sien. C'était le cas et il n'était qu'intrigue face à tant de différences. Il éprouvait de la compassion pour ce peuple qui n'avait pas été béni par Néant, abandonnées des Déesses, et qui avait eu besoin de créer ces titres pour placer de simples hommes au dessus d'autres afin de faire régner l'ordre. Oui, ils avaient sa pitié et sa compassion et il louait le Tout Puissant de les avoir épargné de tant d'orgueil, des siècles durant.

    Il ne manqua pas le tacle auquel son peuple était habitué, la rancune qu'on vouait à la manière dont ils étaient arrivés sur Ambarhùna. Cela n'avait rien d'extraordinaire. Était-elle alors comme tous les autres ? Un agneau blessé, tant obnubilé par la contemplation de ses propres blessures qu'il ne voyait pas que ceux qu'il prenait pour des loups étaient aussi des agneaux blessés ? Leurs déesses furent aussi très diligentes quant à la distribution de leur croyances, lorsqu'elles vinrent sur Almara livrer une guerre à Néant pour l'enfermer, broyant, de leur puissance divine, tant les pierres qui érigeaient leurs villes que les chairs qui composaient les croyants, qui se trouvaient là. Almara avait été ravagée et le peuple meurtri. Il ne répondit pas, alors, refusant d'être un agneau blessé obnubilé par ses propres blessures. Il savait Ambarhùna être un agneau et ce peuple avait sa compassion et son regret. Il refusait d'être un agneau blessé avec des crocs pour mordre. Qui était le loup, en vérité ? Il fut ravi qu'elle ne poursuive pas sur cette lancée.

    Il cligna des yeux à ce ''non'' expectoré si viscéralement et cette justification venant combler le vide que créait la surprise, en cet instant soudain. Que voilà alors une étrange ''mère'' du peuple qui se refusait à nourrir un enfant. Le royaume humain n'était-il qu'un château de cartes forgé sur des préceptes et des carcans qui n'étaient que mensonge ? Un mensonge pour cacher le vide de leur légitimité. Elle était bien jeune... Mais elle était toutefois en âge d'être mariée et de porter un enfant. Il n'insista pas, par respect pour l'embarras qui marquait ses joues royales d'un rose révélateur. Il la laissa préparer son thé et opta pour une autre discussion : la ressemblance qu'elle avait avec le précédant Kohan qu'il eut à rencontrer. Il répondit d'un discret sourire, comme une promesse de faire de leur rencontre un bon souvenir, si Dieu le voulait. Et Dieu sembla le vouloir lorsque dans Sa merveilleuse sagesse, il poussa Victoria au courage des questions curieuses. L'admiration qu'elle portait à Tryghild semblait sincère. Il acquiesça d'un signe de tête, confirmant son propos. Il était bon qu'elle éprouve ce sentiment à l'égard de l'Intendante. Qu'une telle femme lui serve de modèle ou ne serait-ce que d'inspiration était salvateur.

    Lorsque la corne fut vide du lait qu'elle distribué, il la posa sur la table et accepta la tasse de thé que Victoria lui proposait. Il portant l'enfant contre lui, sa tête reposant sur son épaule. Il lui tapotait délicatement le dos d'un geste mille fois exécuté. « Nous avons été dupés. Et nous avons commis de graves erreurs. Je n'aurai jamais assez de ce qui me reste à vivre pour obtenir le pardon que j'implore pour mon peuple auprès du vôtre. » Lorsqu'il disait ''vôtre'', il ne voyait d'avantage au sens large : il parlait des Ambarhùniens. « Les blessures sont profondes. Les guérir prendra du temps. Tryghild a eu la diligence de ne pas attendre cela lorsqu'elle scella son pardon par un mariage avec mon fils. Je crois... Je crois que les guerriers ont tout simplement l'habitude de vivre avec leurs cicatrices et leurs plaies ouvertes. Ils n'attendent pas la guérison pour retourner au combat. C'est une très grande force qui ne s'applique, chez eux, pas qu'à la guerre. Vous ne seriez pas ici si elle n'avait pas ce don de Dieu. » La blessure formée par Korentin, agrandie par Nolan, était encore fraîche. Si elle avait écouté cette douleur, Victoria ne serait pas son invitée. Il soulignait là que tout un chacun n'était pas exempt d'erreur. « Je crois qu'on a tous droit de se tromper. Cela fait parti de l'apprentissage. Je vous aurais montré comment nourrir un nourrisson, si vous me l'aviez demandé. Je l'aurai tenu avec vous jusqu'à ce que vous puissiez le faire seule. » Était-ce maladroit ? Il ne maîtrisait pas l'étiquette le moins du monde. Il n'y avait toutefois, dans son ton, ni rivalité ni paternalisme, rien qu'une volonté de transmettre comme il apprenait en retour d'elle depuis le début de leur entretien.

    Ce fut le moment que choisi la petite dans ses bras pour régurgiter un peu de son lait sur son épaule. Il retira l'enfant de contre lui pour la déposer délicatement dans son landeau. Ici, elle pourrait reprendre le long chemin de son sommeil. Il la couvrit avec soin et retira le plus naturellement du monde sa coule. Il pressa plusieurs fois la pompe qui apportait l'eau dans un bassin et nettoya l'endroit souillé avant d'enfiler son habit à nouveau et de venir se rasseoir à table. Il prit sa tasse de thé et lorsqu'il releva ses mires bleutées sur l'Impératrice, il fut surpris par le teint carmin de son visage. Cela était venu si brusquement ! Son regard se posa sur Sohen, se demandant si l'enfant avait fait quelque chose d’inapproprié, mais celui-ci dévorait tout aussi goulûment sa tartine qu'un peu plus tôt. Il regarda l'endroit où il avait été prendre de l'eau, refaisant mentalement ses propres gestes pour y saisir ce qui avait pu à ce point mettre mal à l'aise Victoria. Il lui fallut quelques secondes pour que la compréhension se fasse enfin : « Oh. » Il eut un rire gêné par la situation alors qu'il vint se frotter la nuque, à la base de son crâne rasé. « Seigneur, je suis désolé. Il y a encore beaucoup de choses qu'il me faut apprendre, moi aussi, sans nul doute. Je ne désirais point vous... » Vous quoi ? Pour lui le corps était une vision des plus sublimes, la création la plus extraordinaire en ce monde. Alors, il ne désirait point quoi ? La choquer ? Était-ce cela ? Était-elle choquée ? Ou blessée ? Ou intimidée ? Touchée ? Il n'en savait trop rien. Il ne savait que ce qui fut, jadis, en Almara. Il était un étranger. « La véritable foi de Néant est l'émotion, la créativité, l'inventivité. Toutes ces choses qui viennent de Rien, et qui surgissent à travers le corps. L'humanité qui s'exprime depuis... » Notre être physique. Il ne voulait pas insister : « Nous n'avons pas de pudeur tant de nos sentiments que de nos créations, tant de nos idées que de notre chair. Je suis navré de... » Il baissait la tête, confus. « Préférez-vous que je vous laisse ? » finit-il par demander, contrarié par son échec.

descriptionReine naissante et roi déchu [Victoria] EmptyRe: Reine naissante et roi déchu [Victoria]

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Le miel fut aisément trouvé et elle s’en empara d’une main habiles, rien rien renverser sur la table et plus encore sans créer d’accident avec cette tartine qu’elle mordait toujours fermement. Il s’agissait d’un miel brun, granuleux, issu des abeilles sauvages que l’on retrouvait dans les collines et qui butinaient des arbres tel que le chêne plutôt que des fleurs bien trop éparses dans les bois denses, étouffants de ronces mûriers et de buissons aux baies aigrelettes. Une portion de cuillère fut suffisante et bien vite la jeune Impératrice releva les yeux sur l’homme qui tapotait le dos du nourrisson. Pourquoi faire d’ailleurs ? Le geste à la délicatesse infinie n’était absolument pas en raccord avec la discussion qu’ils engageaient, créant un tableau en deux temps qui déstabilisa quelque peu Victoria bien qu’elle n’en montra rien. Composée malgré la curiosité dans ses yeux bleus, elle se contenta de prendre enfin sa bouchée dans la tartine et savourer un petit déjeuné qui n’avait que trop tarder. Tamponnant doucement le coin de ses lèvres d’une serviette, elle prit le temps de mâcher avant d’avaler, ne sachant absolument pas quoi répondre à tout cela. Ce ne fut d’ailleurs pas uniquement le pain qu’elle déglutit, mais aussi les aveux de l’Oracle car ses paroles ne portaient aucune menaces et pourtant elles frappaient plus fort et plus juste que toutes les gifles.

La question alors se posait : saurait-elle accorder la même chance, le même pardon aux Almaréens ? Songeuse, elle attrapa une cuillère et touilla lentement son thé, laissant ses yeux se perdre dans les volutes ambrés du miel et de l’infusion. Tryghild avait pu surmonter les différences avec ce peuple, épousant leur Prince et donnant vie à l’adorable Sohen. Ce fut cette même force qui la rendit capable de faire de même avec à sa famille en acceptant de lui donner une chance. Elle-même était ici pour effacer les rancœurs, pour essayer de repartir sur une base saine dans l’espoir de recréer des liens durables. Pourrait-elle toutefois le faire si elle continuait d’alimenter sa colère envers un tiers du peuple de Délimar ? Elle n’avait guère pensé à cela en venant et maintenant qu’on lui mettait le nez dessus, elle s’en mordait amèrement les doigts. Obnubilée par Tryghild et les glacernois, elle avait totalement ignoré le reste du problème. Une erreur qui risquait de lui coûter beaucoup dans le support et les faveurs de ses partisans. Beaucoup détestaient les Almaréens pour ce qu’ils avaient causé sur l’ancien continent, beaucoup en avaient toujours peur. Mais maintenant ils étaient là, aussi diminué que le reste des peuples, déracinés et jetés de force sur une Archipel encore bien hostile. Ils avaient saignés autant qu’eux face aux Chimères...

Un instant perdue dans ses pensées la jeune femme manqua louper la suite, mais la mention des erreurs et de leur apprentissage, plus encore la proposition d’être éduquée à nourrir un bébé… Ça, elle l’entendit et releva vivement les yeux sur Naal sans pouvoir s’empêcher cette fois encore de rosir délicatement. Aurait-elle pu se vexer si l’homme qui lui faisait face n’avait pas eut ce ton paisible, cette constante lucidité avec l’affirmation d’une vérité plate, plutôt que l’orgueilleusement d’une vision biaisée et rongée de paternalisme ou pire encore ; de condescendance. Lèvres entrouvertes pour répondre enfin, ce fut ce moment que choisi la petite pour régurgiter de son lait dans un rot humide. Victoria fronça un peu le nez, mais comprit enfin la raison à tout ces tapotements et ne pu s’empêcher ensuite d’avoir un léger sourire. Pour le coup, une simple serviette posée sur l’épaule aurait protégé Naal d’avoir sa tenue souillée. Presque attendrie du spectacle, la jeune femme observa ce dernier se lever et coucher le bébé dans son landau. Ses gestes étaient tellement doux, tellement tendres ! Un instant, elle se demanda si Korantin avait eut les mêmes gestes à son égard… puis elle se rappela de son rang et de bien d’autres raisons qui avaient probablement forcé son père à ne pas s’occuper d’elle comme le faisait en ce moment l’almaréen. A quel moment s’était-on dis qu’il était normal de réduire tous les liens affectifs entre des parents de noblesse et leurs enfants ?

Voir Naal couvrir l’enfant, se soucier de son bien être jusque dans les moindres détails était déconcertant, mais rassurant. Quel homme mauvais pouvait trahir une telle affection pour une créature si faible et dépendante ? Voir ensuite l’homme retirer sa coule et se révéler dans un naturel confondant vêtu de sa plus simple et parfaite nudité était… NU?! Victoria tressaillit et en laissa tomber sa tartine sous le choc. Figée comme un petit lapin pris dans les feux d’une calèche au galop, elle resta totalement bloquée sur le landau quand bien même l’homme avait quitté son champ de vision. Nu. Un homme entièrement nu se baladait à quelques mètres à peine de sa personne comme si rien n’était étrange dans cet acte. Un homme NU par les Déesses !!! La jeune Impératrice sentit le rouge lui monter au joues, puis sur les oreilles et vint cuir sa nuque alors qu’elle parvenait enfin à lever une main pour la plaquer sèchement sur son visage, dépitée et confondue d’embarras. Aucun des cours de son tuteur Avente ne l’avaient préparée à ce genre de situation. Comment auraient-ils pu ?! Qui irait penser qu’un homme, de royal lignée qui plus est, aurait l’affront de se défaire du moindre vêtement en présence de l’Impératrice Sélénienne !?

Chevilles croisées et jambes repliées sous sa chaise, accoudée sur le bord de la table de sorte à pouvoir enfouir son visage brûlant au creux de ses mains, Victoria écouta l’Oracle faire sa lessive impromptue, puis s’habiller -ENFIN- et revenir s’installer comme si de rien était. La silhouette tatouée, musclée et NUE de l’almaréen lui brûlait encore la rétine et elle se refusa donc à le regarder en face tant qu’elle n’arriverait pas à se calmer. Qu’il se débrouille tout seul pour deviner ce qu’il avait fais de mal ! Elle était certaine que sa voix tremblerait si elle tentait de l’aiguiller sur la bonne voie. Lèvre inférieure mordue, la jeune femme n’aurait jamais cru voir quelqu’un d’autre que son époux dans le plus simple des apparats. Le plus mortifiant n’était pas tant la nudité en elle-même que le confondant naturel avec lequel Naal s’était ainsi exposé. Agissait-il de la même façon devant Tryghild qui était une femme mariée ?! Oh par les Sept, les traditions de Délimar la repoussaient définitivement dans ses derniers retranchements. Le soudain rire la fit encore tressaillir et elle osa enfin poser un regard de biche effarouchée sur l’adulte en face d’elle, lorgnant timidement entre ses doigts écartés. Quelques mèches couvraient son visage encore joliment coloré et elle attendit pour des excuses qui ne tardèrent pas. Des excuses maladroites, incomplètes, mais qui surent contenter la demoiselle qui abaissa totalement les mains pour venir les serrer autour de sa tasse.

« - Naal… Vous pouvez rester. Non, vous le devez. S’il vous… plaît. »

La voix était encore un peu étouffée et sa gorge serrée manqua de la faire bafouiller à plusieurs reprises. Elle prit une longue inspiration, baissa de nouveau les yeux avec un regain de pudeur et resta quelques secondes silencieuse avant de venir boire une gorgée de son thé. Les saveurs et la chaleur parvinrent à faire fondre le nœud dans sa gorge et elle soupira. Si ses pensées étaient encore confuses, Victoria vint saisir l’occasion pour parler à cœur ouvert, sans le carcan de son éducation ou la peur que ses actes soient jugés, décortiqués et exhibés en place publique. Ce naturel, elle apprenait lentement à l’apprivoiser en présence de l’Intendante et maintenant, elle voulait donner sa chance à l’Oracle. Elle pria pour que son instinct ne la trompe pas.

« - Je ne connais rien de la véritable foi de Néant. Tout ce que je sais de lui n’est que destruction et oppression. J’ai vu ce que ses perles pouvaient causer et ce qu’un peuple mal dirigé peut provoquer. »

Elle se mordilla encore la lèvre inférieure, mais poursuivit :

« - Et… Je ne connais rien à la maternité, autant parce que je ne connais rien à l’amour et à toutes ces choses, mais surtout parce que les femmes de noblesse ne s’occupent généralement pas de leurs enfants. Nous les mettons au monde, puis une nourrice se charge du reste. Même allaiter est une activité que beaucoup se refusent à donner. Ma propre mère… »

Sa voix trembla et elle soupira. Une autre gorgée de thé et enfin elle commença à se calmer. Sa carnation retrouva des teintes plus posées, ne laissant qu’une légère rougeur assombrir ses joues veloutées.

« - Tout cela pour dire que si Tryghild est d’accord, j’apprécierai énormément que vous m’accordiez du temps pour m’apprendre à manipuler un nourrisson. Mais réellement, l’inverse ne me vexerait pas, car j’ai conscience qu’un tel moment est un véritable privilège au sein d’une famille. Un moment que je me reprocherai d’ôter à la mère et au … grand-père ? »

Elle pouffa légèrement, s’étant retenue de justesse d’ajouter une pléthore de « grand » avant le père, juste pour taquiner et détendre l’atmosphère. Mais cet instant s’estompa quand elle comprit qu’elle restait, malgré tout l’accueil et la générosité dont on lui faisait égard, qu’une étrangère ici. Étrangement, elle sentit son cœur se serrer lorsqu’elle réalisa qu’à Sélénia aussi elle n’avait pas réellement le sentiment d’être « chez elle ». Nolan partit et la couronne sur son front, le Palais lui semblait davantage à un piège mortel qu’un foyer chaleureux. Victoria s’ébroua mentalement pour chasser de bien lugubres pensées et força un sourire à ses lèvres alors qu’elle relevait les yeux sur Naal. Elle fut fière de ne pas se sentir redevenir rouge pivoine.

« - J’aimerai aussi que vous m’appreniez cette véritable foi. »

Elle observa Sohen.

« - Vous avez raison ; tout le monde mérite une seconde chance, si ce n’est pour nous… au moins pour les enfants qui n’ont rien connu de cette époque. Je suis la première à clamer ne pas vouloir supporter et payer les erreurs commises par mes prédécesseurs, combien il me serait hypocrite de l’imposer à la prochaine génération n’est-ce pas ? »

Ses traits se durcirent de cette résolution alors qu’elle reportait son attention sur Naal.

« - Je ne peux pas vous promettre que mon désir de pardonner parlera au nom de tout Sélénia. Quand bien même suis-je son Impératrice, je ne veux pas forcer la main à mon peuple. »

Elle sembla hésiter, puis souffla :

« - J’ai déjà bien assez l’impression de le faire avec l’intégration des Clans vampiriques, mais de cette même façon que nous nous montrons capable de tendre une main aux créatures de la nuit, d’avoir la volonté d’effacer leurs nombreuses trahisons… nous pourrions effectivement travailler sur le pardon des maux causés par votre peuple. Petit à petit. Pas à pas. »

Elle ramassa sa tartine qui, forcément, était tombée sur la table côté beurre. Victoria prit une serviette et nettoya le bois avant de venir tartiner une nouvelle couche de beurre sur le pain. Avant de mordre une nouvelle bouchée, elle lâcha avec un ton légèrement cynique :

« - Mais s’il vous plaît… par égard pour mon cœur, tâchez de contenir vos enseignements à la transmission orale. La leçon sur la transmission et la création au travers du corps est… je vous l’assure… très bien comprise. »

descriptionReine naissante et roi déchu [Victoria] EmptyRe: Reine naissante et roi déchu [Victoria]

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    Rester. Elle le lui demandait malgré le teint rouge qui marquait son visage d'une gêne certaine. L'almaréen acquiesça d'un signe de tête, bien qu'il ne sache pas exactement où se mettre. Si elle était sidérée par son comportement à lui, lui était sidéré par la honte qu'elle éprouvait. Leurs cultures si différentes se heurtaient dans un instant de perplexité partagée où les deux protagonistes de cette conversation altérée réalisaient combien le fossé entre leurs civilisations était assez vaste. Respectueux, il resta silencieux, son regard tombé sur l'enfant qui mangeait, morceau après morceau, sa tartine, loin de saisir les tenants et aboutissants de ce qui venait de se passer entre les deux adultes. Lui-même, bien que jeune, avait pour habitude de côtoyer des figures plus ou moins vêtues. Tryghild ou son père ne rechignaient pas à faire tomber le haut.

    Le silence finit par être gênant. Quelques secondes de plus et il aurait repris la parole pour mettre un terme à cette ambiance, néanmoins, il fut gré à la jeune Impératrice de le faire d'elle-même. Mais ce ne fut que pour tomber des nues. Quelle genre d'humanité privait une mère de ses enfants ?! Et surtout, les enfants de leur mère ?! Naal avait la sensation vertigineuse de découvrir quelque chose de nouveau à chaque fois. La noblesse Ambarhùnienne était définitivement très singulière et aimait se faire du mal. Il l'avait constaté auprès d'autres : la noblesse se parait d'un masque de marbre pour camoufler ses réels sentiments. Si en son for intérieur, il trouvait cela fort horrible, il déplorait que cette mise ne scène ne soit que la conséquence flagrante de ce manque d'amour. Il resta un instant à cligner des yeux, incrédule de ce qu'il entendait. Outré, profondément choqué, et cela se lisait sur ses traits qui ne camouflaient rien de ses sentiments : « Que…? » La question resta bloquée dans sa gorge sans qu'il ne parvienne à la formuler. Existait-il des mots ? Et s'ils existaient, avait-il le droit, en présence d'une Impératrice, de les poser ? Tout était si compliqué avec les ambarhùniens.

    Elle en souffrait. Sa voix avait tremblé en évoquant sa mère. Avait-elle été absente ? Oui, à n'en pas douter. Il avait devant lui une orpheline qui avait été éduquée par une autre femme que sa mère, qui n'avait pas été destinée à régner mais qui s'était retrouvée avec une couronne sur la tête par la force du destin. Il éprouvait une certaine compassion pour elle. Sa famille avait été ruinée, réduite par le Lien, par des dragons affamés par le pouvoir que possédait la famille royale. De la compassion, oui. Et de la colère. Il esquissa néanmoins un sourire sincère à la taquinerie qu'elle lui adressait en passant outre tous les 'arrière' que l'on pourrait mettre devant le 'grand-père' : « Vous n'ôteriez rien à personne, je vous assure, à prendre cette enfant dans vos bras… » souffla-t-il, bas : « L'amour n'est pas une… Denrée d'une quantité fixe qu'il faut partager, segmenter. C'est une corne d'abondance. On peut y piocher autant que l'on souhaite. Il n'y a rien que vous nous ôteriez, je suis même certain que vous auriez beaucoup de choses à lui apprendre. Nous pouvons toutefois attendre que Tryghild se lève pour le lui demander, si vous désirez obtenir son aval. » Elle avait, en effet, beaucoup à transmettre, malgré son petit âge. Rien que sa culture, les égards de la noblesse. Il y avait tant de mœurs et savoirs que sa propre famille ne pourrait pas lui donner.

    Il était reconnaissant de sa volonté de faire table rase avec les almaréens, bien qu'elle ne puisse s'engager pour son peuple tout entier. Il savait néanmoins qu'un dirigeant charismatique pouvait entraîner la foule avec lui, dans ses idées. Avec le temps et une influence poignante, elle pourrait convertir son peuple. Mais elle était loin, la ferveur envers la Couronne. La rébellion de l'Alliance avait effrité son fragile équilibre. Il pinça ses lèvres épaisses, comprenant la difficulté de la situation., puis il eut un rire à mi-chemin entre la gêne et l'amusement avant de répondre : « Je crois, en effet, que je ne recommencerai pas cela de sitôt. » Non, vraiment. Cette seule expérience nu lui avait bien suffi. Il se leva, non pas pour se déshabiller, cette fois, mais pour aller se saisir d’un panier de fraises cueillies la veille. Il le posa sur la table avant de reprendre place, attirant le regard de Sohen et son grand sourire d’enfant désirant obtenir quelques uns de ces fruits sucrés. Il leva un index, délicat, vers le garçon, l'intimant par ce geste à un peu de patience. « Angellan était une terre divisée. » C'était ce qu'elle lui avait demandé, un peu plus tôt. Pour lui expliquer ce qu'était que la foi Néant, il en fallait le commencement même. « Des dizaines de royaumes avec leurs propres mœurs, leurs propres lois. Des alliances se faisaient et se défaisaient au rythme des guerres. La cupidité et la trahison gonflaient les cœurs de rancunes tenaces. Nous n'étions qu'une jeune race, à peine quelques siècles, lorsque je vins au monde, et pourtant, nous avions, comme des bêtes, déjà compris la loi du plus fort. Votre ancêtre était venu me trouver. »

    Son regard devenait flou alors qu'il voyageait, mentalement, dans ses lointains souvenirs. Il équeutait minutieusement les fraises, leur ôtant leur corolle verdoyante pour ne garder que le fruit qu'il déposait dans un mortier. « Il n'était point roi, seulement un homme ambitieux avec beaucoup de fidèles. Il désirait prendre de force un royaume qu'il estimait lui revenir de droit. Il me promettait une alliance prospère et profitable pour nos peuples, une fois qu'il serait sur le trône. J'ai refusé de me mêler aux guerres intestines des dévots d'Océan. Je crois que son peuple m'en a tenu longuement rancune... Et même le mien. Je fus empoisonné par mes propres fidèles. » Et il mourut. Il savait combien le poison était terrible. « Mes descendants acceptèrent l'Alliance avec votre ancêtre. Ils boutèrent le roi en place pour que les Kohans accèdent au trône, mais lorsque les rebelles chassés, des siècles plus tard, menèrent une offensive contre mon peuple, il nous fallut quitter les terres d'Angellan, assaillis. Nous étions maudits d'avoir mis le pied dans des querelles qui ne nous regardaient pas, mais auxquelles nous avions participé par quête de profit et de grandeur. N'est grand que Dieu et nous l'avions oublié. Notre errance en mer eut le don de nous guider vers la piété que nous avions égarée en chemin. »

    Il coupa un citron qu'il pressa aisément d'une poigne si forte qu'elle était surhumaine. Le jus coula dans le mortier et il prit un pilon pour transformer les fraises en marmelade. « Néant plaça mon âme dans le corps d'un dévot. Pendant 1700 ans, je fus le premier et le seul Serviteur de Néant. Un seul Oracle, pour mener un seul peuple, croyant en un seul Dieu. Là était notre foi, Victoria. » Avait-il le droit de l'appeler ainsi, par son prénom ? Il ne l'était autorisé, sans vraiment avoir conscience de ce que l'étiquette imposait en la matière. « Ne faire qu'un. Nous ne cherchions pas nos propres intérêts, nous savions que la grandeur personnelle ne menait qu'à la chute. Seul l'Unique était glorifié. Comme tout Dieu, le Néant n'est ni bon, ni mauvais. » L'océan pouvait être clément et nourrisseur autant de profonde tempête. Le feu détruisait et purifiait. « Il est le Vide incarné, effrayant, vertigineux et pourtant, si simple, si présent. Nous ne possédons Rien vraiment, tout n'est qu'emprunt à ce monde. Notre existence même est insignifiante, qui que nous soyons, quelque soit le sang qui coule dans nos veines. Regardez comme je me vêts. » Ou ne se vêtait pas, en l’occurrence. La coule était d'une simplicité pieuse qui n'attendait pas surprendre ou attirer le regard. « Regardez comme je m'exprime. Il n'y a aucune fioriture. Aucun surplus, aucune exagération, aucun masque, aucun mensonge. Rien. Rien que ce qui est vrai. »

    Sur ces mots, il cessa de réduire les fruits en marmelade et coupa une tranche de brioche d'un geste franc, venant effacer la pente en guingois précédemment formée. D'une petite cuillère, il s'apprêtait à étaler la mixture de fraises quand Sohen réclama à le faire. Il lui approcha ce qu'il lui fallait et corrigeait les gestes encore un peu maladroits de l'enfant, tout en le laissant faire des erreurs, à corriger, afin qu'il apprenne d'elles. « Aimez-vous quelqu'un, Victoria ? » demanda-t-il, avant de se dire que là aussi, il pouvait s'agir d'une question mal placée : « Vos parents, votre frère peut-être, un prétendant ou qui que ce soit d'autre. Si vous aimez quelqu'un, ou si vous haïssez quelqu'un, vous sentez cela au fond de vous. Vous ne sauriez pleinement l'expliquer, c'est viscéral. Évoquer son nom remue, en vous, des sentiments, qui n'ont, parfois, même aucun nom. Cela vient de nulle part, c'est sans origine, c'est juste... Là. Parfois, tenu et balbutiant. Parfois démesuré et monstrueux. » Il indiqua un coin de la tartine qui n'était pas recouverte à Sohen pour qu'il s'en occupe.

    « Vous disiez ne connaître de la foi de Néant que destruction et oppression... Je ne saurais le nier, tout comme je ne puis renier ces actes. Ils font partie de notre foi. Ce n'est que le fruit de ce que j'ai instauré, au sein du culte de Néant. Et que je n'ai pas pu arrêter lorsque cela a été utilisé par le Tyran Blanc. Victoria, si la personne que vous aimez le plus au monde venait hurler sa douleur dans votre tête sans répit, à quelle folie seriez-vous prête pour apaiser sa peine ? Je leur avais appris à aimer démesurément Néant. Cela faisait notre cohésion, notre plus grande force. 1700 ans de paix, sans famine, sans querelle. Rien que par le pouvoir de l'adoration. C'est en aimant démesurément Néant qu'ils sont venus sur vos terres, dans l'espoir que cela l'apaise. Ils ont convertis les vôtres comme des offrandes sacrificielles à la gloire de l'Unique. Ces actes sont horribles et beaux à la fois. C'est peut-être ce qu'il y a de plus terrible, au fond. Aldakin m'a tué en croyant défaire Almara d'un usurpateur. Ce faisant, il a accompli ce que je lui ai appris, depuis son plus jeune âge : aimer Néant par dessus tout. Je n'ai pas mené cette guerre mais j'ai bien plus de sang sur les mains qu'aucun Almaréen. » La mine grave, il eut un sourire triste à cette évocation.

    La tartine finie, il proposa à Sohen : « Souhaites-tu partager ? » La langue almaréenne était à la fois sèche, tonique et arrondie dans son accent. Le garçon sembla hésiter, voulant garder la tartine pour lui seule, mais accepta finalement après avoir trouvé, au fond de lui, que le partage lui ferait plus de bien que d'avaler cette tranche à lui seul. « Un » fit-il en almaréen, le doigt pointer sur Naal. « Deux », fit-il en se désignant lui-même puis son regard bleuté coula sur l'Impératrice, timide : « Trois ? » Naal eut un rire par le nez, amusé : « Si c'est ce que ton cœur veut. » L'enfant acquiesça et l'oracle lui tendit un couteau par le manche pour que le petit coupe la tartine en trois part. Il surveillait ses gestes en reprenant : « Tous les sentiments, toutes les idées, les innovations... Tout ce qui vient de Nulle part, du Vide... Voilà ce qu'est la Foi de Néant. Nous inventons pour sa gloire. Nous bâtissons en son nom. Chaque rire, chaque larme est un cadeau de l'Unique, une récompense que nous louons... Que nous refusons de cacher, de renier. Nous le partageons. » Il désigna d'un geste du menton ce que faisons le petit Sohen : « Car partager offre plus de gloire que de posséder pour soi-même. De s'enorgueillir, de se gaver en délaissant les autres. » Il reprit le couteau de l'enfant et l'éloigna de lui. Il accepta la présent de sa part et l'enfant tendit, les joues rouges, la part qu'il attribuait à Victoria d'un geste intimidé. Il pouvait comprendre, Victoria était d'une telle beauté qu'il était difficile de s'y montrer indifférent. Il ne l'était lui-même et probablement que son charme le pouvait à s'ouvrir à elle. « Merci Sohen. » fit-il, en almaréen avant de manger sa part avec un peu de thé.

    « L'être humain est le pont entre Néant et ce monde. Tout comme les dragons sont un pont pour la magie. C'est probablement là que nos mondes s'opposent, en vérité. La magie est capable de déformer les émotions, elle donne une impression de toute puissance et avec elle, la convoitise et l'orgueil. Probablement offre-t-elle aussi de bonnes choses. Rien n'est bon ni mauvais. Nous avions fait le choix de vivre sans, et de nous recentrer sur le Vide, en nous, d'où naissent déjà tant de richesses. Cela doit vous paraître bien loin de vos mœurs, n'est-ce pas ? La noblesse humaine est probablement la plus éloignée de notre Culte. Pourtant, j'ai l'impression que cela lui ferait du bien de baisser les armes et les masques, respirer. Plutôt de d'être en permanence sur ses gardes et se prémunir des coups fourrés. » Il esquissa un sourire, pâle et bref : « Vous vous donnez du mal pour réunir différents peuples. C'est à votre honneur, je ne vous blâmerai certainement pas de bénéficier de votre clémence. Je m'interroge seulement sur les raisons qui vous poussent à cela. Il est malaisé de réunir des peuples si différents. Angellan est la seule expérience du type que je puisse avoir et cela ne s'est pas montré probant. Tout comme ignorer les autres n'est pas plus probant, à dire vrai. » Refuser la demande du Kohan, jadis, n'avait pas plus à tout le monde. « Ce n'est pas la mission la plus simple. Elle est controversée, divise votre peuple déjà divisé. C'est ambitieux. » Il n'y avait pas de jugement dans son regard. Une ambition n'était ni bonne ni mauvaise, elle était faite d'opportunités et de risques qu'il fallait mesurer ou saisir au bon moment, avec les bonnes personnes. « Et je me demande où cela vous mènera et pourquoi vous empruntez ce chemin, vous me rendez curieux. »

    L'enfant demanda à quitter la table et Naal accepta à condition qu'il reste dans la maison, à portée de surveillance. « Êtes-vous malheureuse de votre entourage, à la Cour, pour venir chercher la compagnie de figures étrangères ? Ou... Cherchez-vous de nouvelles forces ? Des inspirations ? Je ne sais pas si ce genre de questions de posent à une Impératrice... » confia-t-il finalement, étouffant doucement sa curiosité débordante : il n'avait pas souvent eu l'occasion de discuter avec d'autres dirigeants au cours de sa longue vie.

descriptionReine naissante et roi déchu [Victoria] EmptyRe: Reine naissante et roi déchu [Victoria]

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