- Son fils avait quitté le bureau, après leur discussion. Aldaron le retrouverait ce soir mais il avait à faire... Avant cela. Se levant de son confortable fauteuil, ses mires tombaient sur le cadavre décapité qui ensanglantait son magnifique tapis. Les broderies délicates devenaient carmines. Voilà qui serait difficile à rattraper. Mais ce n'était pas le tapis qui l’intéressait. C'était l'homme qui gisait là et dont il s'approchait. Il s'agenouilla et ramassa la tête défaite du corps qu'il mit face à lui... Pour lui parler : « Certains disent que vous avez perdu la tête, avec vos idées. Je crois qu'ils n'imaginaient pas cela au sens propre. » Il eut un rire, amusé et joueur puis sembla faire la tête : « Oh allez, vous pourriez au moins rire à ma blague, elle était bonne. » Mais sans réponse – ce qui était normale puisqu'il parlait à un cadavre – le vampire afficha une moue boudeuse puis roula des yeux : « Ne faites pas cette tête, voyons. Je vous avais dit que j'avais besoin de vous. Ce n'est pas dans cet état que vous me serez utile. Enfin... Pas dans cet état définitif, votre mort aura au moins servi à vous faire oublier. Mais votre vie... » Il replaça délicatement la tête sur le corps, bien que ça ne le ramènerait pas à la vie. « Votre vie servira plus encore. » On toqua à la porte de son bureau, puis la silhouette de son Inséparable se dessina. Le sourire de l'Ast s'était élargi instantanément et ses yeux brillaient d'une lumière radieuse. « Piou-piou, j'ai été obligé de lui défaire la tête. J'avoue, c'était très... Très excitant. » Le pouvoir. Le contrôle sur le souffle d'une vie. « En fait, je le préférais vivant, il était de bonne conversation. Il est aussi buté que son divin Verith mais... Il grogne moins et il va pouvoir nous être utile. Tu veux bien me le ramener ? » Avec des yeux doux, cela passerait forcément. Achroma était un mage d'une envergure telle qu'il pouvait reprendre cette vie avant que son âme ne se réincarne. Et c'était parfait.
***
Ce fut en fin d'après-midi, après avoir discuté avec Eleonnora et avant de retrouver Ilhan qu'Aldaron était revenu au chevet du convalescent. Il avait veillé à placer Achroma en transe pour qu'il récupère du prodige qu'il avait accompli et Vaea avait, lui, était placé à l'abri, à l'extérieur de Caladon, dans le lit douillet d'une maison de campagne. Il avait fait venir ses compagnons Brise-Sorts pour qu'ils soient présents au réveil du Lyssien. Il savait comme les membres de cette ethnie étaient soudés entre eux. Se retrouver ferait un bon début pour cette renaissance. La maisonnée n'était ni grande ni luxurieuse, justement pour ne pas attirer l'attention. Beaucoup ignoraient même que cette demeure appartenait à Aldaron, mais c'était le cas de beaucoup de bâtisses. Le vampire gagnait à paraître insignifiant et doux comme un agneau.
La chambre avait un lit d'une place en bois et un chevet où se tenait une large bougie dans une assiette. Éteinte pour le moment, car la luminosité du jour suffisait encore, passant à travers les carreaux vitrés de la fenêtre. Après le réveil de Vaea, ses compagnons s'étaient retrouvés à la table de la cuisine pour discuter, laissant leur meneur se reposer et se remettre de ses émotions en paix. La porte de la chambrée était néanmoins restée entrouverte, en cas de nécessité. C'est par celle-ci qu'Aldaron porta un regard et constata que le lyssien avait quitté les draps bleutés. Il était debout, en train de se vêtir. L'Ast toqua sur la porte, pour signaler sa présence et entra dans la pièce. « J'avais des brûlures également. Elles sont parties avec la vampirisation, comme les souvenirs. » Il porta sa main à son cou, la refermant sur le pendentif de son collier, cette pierre qui contenait son chant-nom. Il en avait retrouvé une bonne partie, de façon progressive. Il veillait à ne pas tout dévorer et il tâchait d'éviter les souvenirs concernant Morneflamme. Il avait le choix.
Somme toutes, ils avaient, tout deux, trouvé un moyen d'avancer, de se détacher de l'ombre de la prison. Cela valait mieux, tous n'avaient pas survécu. Le volcan avait eu raison de bien des âmes, même après qu'elles furent libérées. Lui-même avait laissé une part de son être là-bas, à tout jamais. Du moins le pensait-il. Et il y avait eu Achroma. Vaea avait eu Verith. « Pas trop secoué ? » s'enquit-il en changeant de sujet pour revenir au présent. Il lui avait fait traverser la mort et son époux l'avait fait renaître. Cela avait de quoi troubler plus d'un esprit, aussi fort soit-il. « La lumière veut plaire, mais l'ombre fait ce qu'il y a à faire. » Voilà qui devrait tout expliquer et si cela n'était pas assez quel, il affirma sans crainte : « Bienvenue au Marché Noir. J'ai quelque chose à vous proposer. »