Il hocha la tête, appréciateur, un léger sourire aux lèvres. Intérieurement, il était toujours aussi guilleret malgré la gravité de la situation et du sujet de leur discussion. Ce n’était pas par un manque symptomatique de crainte mais la crainte, il connaissait, il l’avait eue au ventre toute sa vie, car il y avait toujours à craindre. Mais la crainte ne devait pas prendre possession de vous, ou s’emparer de votre raisonnement et de vos espoirs, de vos capacités. Et il avait un partenaire stimulant pour une fois, loin de la noblesse Sélénienne. Quelqu’un de capable, qui ne jouait pas et surtout, un allié de circonstances. Il eut un petit geste de la main, alors qu’il le répondait, posture ouverte, engagée. Ce dont ils discutaient tenait pour beaucoup de l’exercice intellectuel, mais appliqué à quelque chose de concret et surtout de très sérieux pour eux deux et leurs entreprises.
“Et pourtant, les elfes n’ont pas eut assez de contacts avec l’humanité pour que cela explique leur décroissance. Mode de vie autarcique, culture très différente, mépris des hommes, les elfes n’ont pas partagés leurs savoirs, et la grande majorité de la dissolution elfique au sein de l’Empire venait soit de l’Ordre, soit de quelques exceptions spécifiques. Vous avez raison de dire que si vous aviez été comme les autres elfes ça n’aurait pas fonctionné… Et regardez le royaume elfique, cela n’a effectivement pas fonctionné. Cela n’a jamais fonctionné parce que ce n’était pas leur volonté. Leur perte ne vient pas d’un rapprochement avec les hommes”
Avec un mouvement d’un quart de buste il se tourna vers la porte puis de nouveau vers l’elfe. Non, ce n’était pas un rapprochement avec les hommes qui avait causé la fuite du savoir. Cela venait d’ailleurs, d’un mécanisme autre, qu’il ne pouvait parfaitement définir ou nommer mais qui devait exister, selon lui.
“Et de toute façon, le savoir ne se volatilise pas du fait de la rencontre entre deux peuples et du besoin potentiel de cohabitation. Les elfes ont une immense tradition orale comme écrite. On peut penser que les écrits se sont perdus pendant la fuite depuis votre continent originel, mais les souvenirs et la transmission orale ? Et qu’en est-il après la traversée ? Ce délitement a eut lieu mais il n’y a aucune explication précise, et elle n’a pas alerté plus que cela. On peut donc penser que c’est quelque chose qui s’est fait sur de très nombreuses générations”
Une chose qui aurait reçu un profond consensus racial et sociétal ou alors qui aurait été conduit de façon très intrusive mais très subtile, comme un empoisonnement à long terme. Il aurait fallu une sacrée motivation et beaucoup de patience pour cela cependant, et cela ne collait guère avec les graarh. alors il penchait pour un consensus, qui collait davantage avec leurs grandes caractéristiques, s’ils se basaient sur ce qu’ils avaient appris de la race jusque là comme une vérité objective. Il était aussi possible que cela ne soit pas le cas, qu’il ne s’agisse pas entièrement d’un consensus mais d’un juste milieu entre les deux possibilités. Une acceptation induite par un individu ou un groupe d’individus, mais ensuite généralisé. Ou encore autre chose. Il s’arrêta pour réfléchir avant de reprendre.
“Est-il illogique, donc, de penser que les graarh puissent avoir connu un sort similaire ? Lorsqu’un peuple, comme un unique individu, fait face à une situation immédiate et rapide, il réagit. Si vous me menaciez, là tout de suite, je réagirais. Mais là, nous avons affaire à quelque chose de parfaitement accepté, dans le cas des graarh et approximativement accepté dans le cas des elfes. Ils ne ressentent pas une menace immédiate. Or la perte de telles sommes de connaissances devrait être une menace sérieuse. C’est donc potentiellement un processus lent…”
Le ton ferme mais fasciné, l’expression pleine de réflexion, il gardait un poing proche de son torse, jouant de ses doigts les uns contre les autres, l’autre main coincée dans le creux de son coude, alors qu’il marchait lentement, puis, à l’aune d’une pensée plus franche que les autres, se tournait de nouveau vers lui en relâchant sa posture, écartant les mains sur un explicatif, paumes en avant, les secouant une fois, avant qu’une main ne retombe, l’autre s’élevant légèrement, pour ne garder que deux doigts dépliés.
“Qui n’éveille pas de réaction violente et vive de préservation. Et on sait déjà, notamment grâce aux temples et au Baoli, que la race graarh ne date pas d’hier. Si je fais un nouveau parallèle avec les elfes, sans comparaison exacte mais en me basant sur des points de similarités généraux je dirais qu’ils ont connu un grand bouleversement, comme l’arrivée sur Ambarhuna et les guerres avec les vampires pour les elfes, un bouleversement qui a focalisé leurs esprits et leurs affects de sorte qu’ils restent tournés vers les conséquences immédiates et visibles de ce bouleversement plutôt que vers des changements plus profonds et plus lents qui se sont opérés par leur volonté de panser les plaies dues à ce bouleversement”
Sa voix prit un tour sensiblement plus grave, légèrement retenu alors qu’il revenait sur ses pas pour explorer une route parallèle à celle qu’il avait suivi jusque là, métaphoriquement. Il essayait de faire sens u retour du pirate, qui était intéressant car pointait du doigt des points à expliquer s’il voulait étoffer une théorie avec les éléments qu’ils détenaient. Mais était-ce seulement faisable ? Il n’en avait pas la moindre idée. Peut-être qu’il se perdait en oisiveté.
“Une hypothèse similaire mais qui diffère sensiblement serait basée sur le mécanisme d’auto-préservation psychologique à grande échelle via le déni. Il y a eut un bouleversement, quelque chose de si horrible pour cette race qu’elle a choisi de tout oublier pour continuer à avancer. Et dans ce cas, les créations comme ce portail seraient reliés au bouleversement en question. Ce ne serait pas difficile à imaginer. Une explosion du portail raserait Athgalan, au moins. Et le portail n’est rien en comparaison du Baoli. La possibilité existe”
Mais si cette hypothèse s’avérait être la bonne, savoir exactement de quel bouleversement on parlait pouvait être excessivement important, ne serait-ce que pour éviter de reproduire les mêmes erreures. Son but n’était pas de faire un trou dans leur monde ou de raser l’Archipel. Son but était de préserver son peuple, exactement comme les autres. Il n’était en rien différent, il voulait ce qu’il y avait de mieux pour les siens. Confort et sécurité. Croissance. Et il y avait cette mine d’opportunités.
“Pour concrétiser quelque hypothèse que ce soit il faudrait faire des recherches historiques, et je suis un peu trop occupé à bâtir le futur pour jouer les archéologues”
Il n’avait pas les moyens temporels de s'en occuper pour le moment. Il y avait trop à faire.
“Mais ce n’est pas un sujet que l’on pourra reléguer indéfiniment au second plan. Ne serait-ce qu’à cause des couronnes de cendres”
Purnendu lui avait parlé de Rog, et il savait reconnaître un danger d’importance quand on lui en montrait un. Pour autant, il n’avait pas toujours pu agir sur ces dangers comme il l’aurait espéré. Il suffisait de voir ce qui s’était passé avec Edwyn. Se rembrunissant, il expira profondément, croisa les bras, et eut un sourire aigre et acéré.
“Mais je m’enthousiasme à nouveau… Les Tarenth, oui. Mieux vaut que vous sachiez, je pense”
Alors il expliqua autant qu’il pu mais sans se défaire des secrets que Edwyn lui avait confié, notamment tout ce qui avait trait à l’histoire du premier ordre des dragonniers, la formation du lien, les relations entre Edwyn et les déesses. Mais il parla librement du peuple Tarenth dans son ensemble, de son histoire et de sa disparition. Il expliqua néanmoins que l’ordre des dragonniers, et le lien, avaient été avant tout constitué sur deux opposés : l’amitié des tarenth avec les dragons, mais également la volonté d’Edwyn de dépasser les déesses. Ce n’était pas de gaîté de coeur qu’il exprimait les manquements de celui qu’il avait perçu comme un père spirituel, mais il n’avait aucune réelle raison de les dissimuler. Fort heureusement, ils avaient encore tant à dire et échanger qu’il ne ressentit pas le besoin de s’attarder non plus.
“Je ne crains pas vos pillages, Nathaniel. Vous êtes un forban mais vous voulez vivre. Ce qui signifie qu’à peu de choses près, si vous avez quelque chose entre les mains qui pourrait faire sauter le monde, vous éviterez de le faire sauter. En revanche, je ne suis pas persuadé que les dragons soient capables de toujours faire le bon choix. Comme nous, ils ont des affects et des sentiments. C’est une donnée très volatile. Quand un être avec des sentiments possède des envies matérielles, cela me va. Quand cela entre dans des questions métaphysiques… C’est là que je commence à en perdre mes transes. Et avec les dragons, c’est souvent métaphysique”
Il ne trouvait pas l’histoire logique. Pour lui, il manquait de sérieuses pièces, ou de sérieuses remises en cause. Et même s’il était parfaitement d’accord sur l’aspect nocif du lien et les imbécilités que les bipèdes avaient fait par le passé sur le vieux continent, il ne pouvait pas non plus pardonner le fait que ceux qui avaient signés l’arrêt de mort d’Ambarhuna en premier lieux, c’était les dragons. Pas les bipèdes. C’était juste trop simple de leur rejeter la faute. Les dragons liés avaient suivis aveugléments leurs liés bipèdes et les sauvages n’avaient rien fait de concret avant de partir. Alors oui, il perdait le sommeil parce que jusque là, les détenteurs et transmetteurs de la vie étaient capables de grossières erreurs de jugement, d’une totale subjectivité et de réactions, et décisions, prises sous le coup de la colère et de l’affect irrationnel. Du jour au lendemain, il n’y avait plus eut de magie, pouf, et si les bipèdes n’étaient pas blancs, il était clair et net qu’aucun des partis n’y avait vraiment mit du sien. Il n’avait pas envie que cela recommence. était-ce si dur à comprendre ? Il avait peur de l'irrationalité lorsque la créature mise en cause avait autant d’importance et de puissance en elle. Les dragons ne devaient pas pouvoir avoir droit de vie et de mort sur tout un continent.
Expirant, il se rendit compte, avec gêne, qu’il avait pensé trop fort. Pas parce qu’il avait affirmé tout cela à voix haute mais parce qu’il venait d’établir un lien télépathique avec Nathaniel et que celui-ci avait apparemment tout entendu. Digne, il décida cependant de ne rien montrer de son trouble à s’être ainsi ouvert d’un point crucial de ses plans mais surtout, d’avoir établit un lien comme celui-ci avec le pirate sans le prévenir. Même si c’était un accident, cela restait du travail d’amateur de la part de celui qui avait éveillé les premiers dragonniers à ce lien qu’ils partageaient tous. Adoucissant son sourire, il reprit à voix haute sans faire de commentaires et en se refermant autant que possible.
“Je ne dis pas que j’ai raison de ne pas voir en vous une menace principale, mais vos propres mots me poussent à croire que je peux me tourner vers des êtres plus préoccupant pour la survie du monde”
Il pencha la tête, avec une interrogation taquine.
“Peut-être que je me trompe ?”
Après un instant, le vampire glissa plus bas, avec plus de sérieux.
“Vous êtes plus intelligent que vous voulez bien le montrer…”
Puis, plus haut, comme pour chasser cette suggestion plus personnelle, il poursuivit sur ce que le pirate montrait du doigt.
“Quant à savoir pourquoi les graarh sont ce qu’ils sont, et bien… peut-être qu’on devrait plutôt se demander quand exactement ils vont se mettre à se poser des questions similaires et à nous imiter. Pour moi, tout porte à croire que l’hypothèse du déni par auto-préservation est la bonne hypothèse. Le problème c’est que même si nous avons pour l’instant un avantage sur eux, nous sommes faibles, Nathaniel. Le jour où ils vont se réveiller, on risque d’avoir mal si nous ne sommes pas prêts”
Parce que ça arriverait. Il ne le voyait pas autrement. Cela allait vraiment se passer. Les graarh finiraient par retourner leurs techniques contre eux et s’ils avaient le Baoli en main, cela ferait très mal. Mais ce n’était pas une menace sur laquelle ils ne pouvaient pas agir, au contraire ils pouvaient tout à fait se préparer, militairement, diplomatiquement, économiquement. Voilà pourquoi construire était si important, et pourquoi leur alliance devait fonctionner.
“Je peux demander à quelqu’un de surveiller le Baoli et avoir des renseignements au travers de lui, mais pour une analyse en profondeur, j’aurais besoin d’entrer moi-même et je ne pourrais faire cela qu’en entrant par effraction ou en dépensant des efforts colossaux en diplomatie”
Cela devrait se glisser tardivement et avec énormément de précautions. Il allait déjà avoir le plus grand mal à se faire accepter des légions, alors entrer sur leurs terres sacrées ? heureusement que Purnendu était là pour lui prêter main forte et être son soutien auprès des graarh de Vat’Em’medonis. Mais il n’y avait pas que cela.
Et c’était aussi pourquoi qu’il se retrouvait à prendre des cours de navigations avec le roi des pirates. Non que cela soit déplaisant, le bougre était plutôt capable, comme professeur et lorsqu’ils sortirent, le vampire se fit très attentif et aussi curieux qu’il pouvait l’être. Comment ressentait-on le vent exactement ? Il avait beau être mage, il n’était qu’un capitaine amateur et certainement pas un elfe en communion avec la nature. Prit par les épaules, le haut mage ravala sa vexation de se trouver légèrement plus petit que le pirate et se laissa manipuler et positionner. Décidément, Nathaniel prenait son rôle à coeur.
“Je vois, fort bien”
Il hocha la tête, s’essaya à ce que le pirate lui indiquait. Achroma restait attentif, voulant réellement comprendre et effectivement, il y avait des nuances dans l’écoute et la sensation. Curieux. Enfin pas tant que cela, il n’était pas un rat de bibliothèque non plus mais quand même ! Il ne s’était pas imaginé que sentir serait si important, physiquement en tout cas. Peut-être voyait-il trop la taille du bâtiment et non ses possibilités… Il hocha la tête, oui, un drapeau ou un ruban était un bon moyen d’avoir une béquille. Un instant il observa les alentours, les mâts de la Vagabonde. avait-il un outil tel que celui-ci qu’il n’aurait pas pris en compte ?
“C’est donc inné, pour vous. Vous ne vous posez plus la question”
Il faisait instinctivement au mieux avec toutes ces possibilités car il les connaissait bien, toutes. Donc en un sens, s’il apprenait tout cela et s’entraînait, il arriverait également à un point où il n’aurait plus besoin de réfléchir. C’était en forgeant qu’on devenait forgeron après tout. Au final cela fonctionnait également pour la magie, il avait apprit le flot avant d’apprendre à lancer des sorts. Il pouvait peut-être user de ses connaissances en magie pour aider son apprentissage de la navigation au travers des connaissances prodiguées par Nathaniel et qu’il ne pouvait pas inventer tout seul.
“Va pour la surface”
Il eut un sourire et ils s’approchèrent tous deux de la barre. En le lorgnant, Achroma ricana légèrement, venant de nouveau le taquiner.
“Quelle poigne, vous allez me faire rougir”
Qu’il était mignon, à être aussi content de manier la Vagabonde. Se détournant un instant, il serra la boussole de Lyssa entre ses doigts, autorisant le pirate à manipuler le navire et dénouant la magie qui l’habitait. Il ne lui donna pas pour autant le rang de capitaine, n’étant pas stupide. L'équipage se figea un instant en étant interpellé mais le vampire hocha la tête et, de nouveau, autorisa.
“Faites”
Il observa ses hommes se mettre au travail puis vint se poster près du pirate.
“Comment voulez-vous procéder ?”
Ils quittaient le port pour la haute mer.