Douleur.
Le monde n’était plus que douleur. Son agonie s’étirait en une lente litanie. Il n’avait jamais eu peur de la mort, et l'avait même appelé de ses voeux il fut un temps, mais il devait avouer avoir espéré qu’elle ne soit pas aussi douloureuse. Il savait qu’il allait mourir, qu’il n’avait plus que deux semaines devant lui, mais il avait l’impression que la marche vers Mort s’était accélérée, intensifiée, sans qu’il ne comprenne pourquoi ni comment...
Douleur. Agonie. Elle l’étreignait de ses doigts glacés et l’enveloppait dans ses filets acérés, sans lui laisser aucune échappatoire. Même les remèdes de Naal peinaient à faire effet. Au moins avaient-ils l’intérêt de le bercer dans les limbes de l’inconscience. Et dans son inconscience, lui revinrent des bribes de souvenirs. Des bribes de rêves.
Rêve.
Aldaron. Douleur. Tels furent les mots qu’il commença à marmonner entre deux sommeils agités et dans un souffle court. Aldaron. Se pourrait-il… ? Mais quand compréhension se fit clairement, qu’il sut que rêve avait été réalité, et qu’il allait… Il était trop tard et il fut incapable de s’exprimer avec clarté. Ces deux petits mots furent les seuls qu’il parvint à répéter en boucle. Ceux-là et Tryghild, Naal. Ces noms d’êtres chers qu’il appelait dans ce long tunnel cauchemardesque où l’ombre le happait et l’extirpait de la lumière. Ces ombres aux bras voraces, au long manteau glacé et à l’haleine brûlante. Ces ombres qui finalement le happèrent sans qu’il ne puisse plus résister.
Douleur. Agonie. Ténèbres. Il sombra alors dans ce gouffre sans fond. L’infini lui tendit les bras, et une nouvelle toile se tissa devant lui…
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Un doigt qui repousse. Des ongles qui réapparaissent. Des cicatrices anciennes ou, plus nombreuses, récentes, qui s’effacent. Une peau lacérée ou délabrée qui redevient aussi douce que celle d’un nouveau-né.
Un coeur toujours sourd pourtant. Un corps toujours glacé de sang…
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« Naal ? »Naal ? Qu’était-ce Naal ?
« Je suis désolé, Tryghild... » Tryghild ? Qu’était-ce Tryghild ?
Des sons. Des bruissements non loin. Des tambour battant. Un doux leitmotiv qui l’appelait. Des bruits presque assourdissants. Tout de blanc autour de lui. Son monde était mille sons. Sur sa peau nue mille sensations. Émotions frappant son esprit renaissant aussi. Un tourbillon sombre palpitant de tristesse et de peine qui l’enivrait dans cette douce danse au rythme lent et lancinant.
Et soudain tout devint couleurs vives embrasant sa vision. Mille lumières. Pour autant, il ne cligna pas des yeux et les garda grand ouverts. Il ne voulait rien perdre de ce qui s’ouvrait à lui. Une main s’approcha. D’instinct il l’évita d’un petit geste. Stupeur. Incompréhension, ressentit-il. Sans savoir si cela venait de lui ou de l’autre. Des deux peut-être aussi. Hummm quel délice que ces sensations-là, songea-t-il alors qu’il dévorait sans honte ce qu’il ressentait émaner de l’homme. Ou de lui. Ou des deux.
Il s’enivrait, quand un son le frappa de plein fouet. Un son qu’il ne parvenait à comprendre.
Vampirisation.
Vampirisation ? Qu’était-ce la… vampirisation ? Coeur sourd. Effectivement il n’entendait pas son propre coeur. Corps froid. Effectivement cette main lui tenant le menton était brûlante sur sa peau glacée. Pourtant aucun froid ne le happait. Uniquement cette sensation délicieuse à ce toucher. Et ces émotions vives tournoyantes qu’il s’empressa de dévorer de nouveau.
Faim.
Il avait faim. Et on lui offrait là un repas de roi. Naal, lut-il. C’était Naal. L’homme était Naal. Il aimait bien le son.
Soudain il sentit une humeur sombre voltiger près de lui. Une femme, grande, repoussa l’autre homme et dégaina un objet acéré. Il ne le reconnut pas vraiment, mais il sentait que l’objet était dangereux. La femme était dangereuse. Émanait d’elle un grondement sourd, telle une terre tremblante de colère, se contenant à peine pour ne pas tout ensevelir sous son irruption brûlante et sa lumière éclatante. Tryghild, lut-il. Il en aimait bien le son, mais visiblement elle ne l’aimait pas lui. Son esprit se heurta à un mur infranchissable tout de haine pétri et de sourdes menaces, tandis qu’une pointe acérée vint se loger contre sa gorge, prête à la lui transpercer au moindre geste.
D’instinct, le nouveau-né montra les crocs. De petite taille, mais effilés, ceux-ci paraissaient peu menaçant sans doute. Un autre instinct lui soufflait d’attraper cette lame, de l’écarter, et de fuir… Mais un bref regard vers ce qui semblait une issue lui révéla deux hautes silhouettes non loin. Et plusieurs coeurs battants au-dehors. Ces hautes et fortes silhouettes… il sentait une force en lui, mais il semblait bien petit… et seul contre plusieurs. Seul contre beaucoup trop. Il dut réfréner alors l’appel des crocs et sa volonté de survie l’emporta. Son rictus carnassier s’effaça donc, au profit d’une fausse tranquillité. Fourbe patience qui n’attendait que son moment.
Monstre ? Qu’était-ce monstre ? Était-ce lui ? Naal était l’homme, Tryghild la femme, et lui... monstre ? Monstre… ce mot avait un écho abominable et sonnait douloureusement en lui. Monstre… n’était-ce pas ainsi qu’on nommait ce qu’on souhaitait éliminer ?
Mais n’était-ce pas justement ce que la femme désirait ? Palpitait en elle ce désir, oui, il le sentait. Il en avait à peine goûté, en trouvant la saveur bien trop amère. Mais il l’avait senti. Un désir réfréné… par un autre plus sourd, plus étouffé… un espoir, fol espoir, qui illuminait un peu ce sombre esprit… Une petite lumière qui éclairait soudain les ténèbres du nouveau-né et ce monde violent dans lequel il venait de se réveiller. Mais pouvait-il atteindre cette lumière ?
Elle semblait avoir un nom.
Immaculation. Mais qu’était-ce l’immaculation ? On voulait qu’il trouve la voie vers l’immaculation ? Mais s’il ne savait ce que c’était, comment pouvait-il trouver ? Il tourna alors un regard apeuré, inquiet et empli d’incompréhension vers les deux coeurs battants à ces côtés. Ce n’était plus un fauve qu’ils avaient devant eux, mais une bête acculée. Une bête qui ne comprenait pas ce qu’on lui demandait.
Sombre peur qui soudain serra son coeur et foudroya son esprit quand Loyale s’abattit tout près de son visage, à quelques pouces à peine. Cette fois panique le submergea. Aucune issue non. L’éclat bruyant avait fait se rapprocher les autres coeurs battants. Il était cerné. Il ne pourrait fuir.
Aucune issue ? Si, une. Une seule, unique. Elle venait de le lui dire :
immaculation. L’immaculation, sa seule issue. Mais comment immaculait-on ? Il dévora alors tout ce qui passait, sans plus de tri. Et les pensées de l’homme lui soufflèrent ce qu’était l’immaculation. Une transformation. Changer le monstre. Changer le vampire. Immaculer ou mourir. Immaculer ou mourir…
Immaculer ou mourir, furent ce qu’il mangea en boucle alors que ses yeux sombres, maintenant pétillants d’or, étaient rivés sur la femme.
Immaculer ou mourir, furent ses seules propres pensées, quand la lame se fit plus menaçante sur son cou, faisant perler un sombre sang.
Immaculer ou mourir ! Immaculer ou mourir ! se répéta-t-il, apeuré, le coeur étreint d’un instinct bestial de survie, quand la lame de nouveau se leva, prête à frapper, quand les émotions palpitèrent en lui et autour de lui. Peur, peine, angoisse, détermination, haine du monstre, espoir d’un retour…
Immaculer ou mourir ! La lame s’abaissait déjà !
Immaculer ou mourir !
Maintenant ! Immaculer ou…
Et soudain, il suffoqua. Il suffoqua réellement. Pas seulement d’esprit, perdu dans ce maelstrom d’émotions et de pensées, mais également de corps. Il inspira une grande goulée d’air… en vain. Ses poumons brûlèrent. Il inspira encore… il sentit la lame se retirer. Une onde d’étonnement angoissé et de sourds espoirs l’enveloppa vaguement, l’encourageant dans cette voie, mais il était bien trop happé par la soudaine douleur. Fulgurante sensation de se noyer. L’air ne semblait pas vouloir le nourrir. Ses poumons suffoquaient. Son coeur se serrait, convulsant dans une vaine tentative d'imiter un tambour. Ses muscles se crispèrent, et tout son corps s’arqua alors qu’il ouvrit grand la bouche pour avaler tout l’air possible. En vain. Ses mains griffèrent le drap sous lui et l’agrippèrent à l’en déchirer, n’en laissant que des lambeaux délabrés… Il se noyait ! S’enfonçait dans un lac sans fond ! Il voulait immaculer, pas mourir ! Immaculer ! Pas mourir !
Une autre suffocation… il se roula sur le côté tant il se débattit… puis tomba au sol. Dans son dos, d’étranges marques de brûlures marquaient ses épaules, telles d’anciennes traces d’un passé éprouvé, d’un morne héritage. Des brûlures qui, sans être laides, dénotaient sur cette peau ambrée et vierge de toute autre cicatrice. Une peau qui sembla soudain comme onduler… alors que tout doucement se dessinaient d’envoûtantes arabesques cuivrées sur le haut du dos, courant lentement sur les épaules et serpentant avec langueur sur les bras, les enlaçant en de fins bracelets au dessin délicat à jamais incrustés…
Et dans un dernier spasme, il retomba, inerte et inconscient. Sombre et douce inconscience qui mit fin à ses affres et son déclin. Combien de temps resta-t-il ainsi ? Il n’en eut aucune idée.
Quand il rouvrit les yeux, il aspira une grande bouffée d’air qui lui brûla les poumons et le fit sourdement gronder de douleur. Son coeur reprenait chamade, devenant un leitmotiv assourdissant, un tambour effréné, comme s’il cherchait à sortir de sa cage, tel un oiseau emprisonné. Tous ses muscles criaient leur agonie. Et chaque mouvement semblait une douloureuse litanie. Il avait été retourné, Naal et Tryghild agenouillé de chaque côté de lui. Dès qu’il aperçut la femme, et surtout sa fidèle lame, il s’empressa de ramper à reculons, s’acculant contre la toile de la tente, peu conscient de sa totale nudité. Telle une bête apeurée, acculée… Avait-il immaculé ? Ou allait-il mourir ? Elle ne semblait plus le menacer, constata-t-il. Il sentit même une onde de soulagement l’envelopper de son chaud manteau, émanant des deux êtres qui le regardaient avec stupeur mais bienveillance.
Bienveillance. Avait-il donc immaculé ? Avait-il réussi ? N’allait-il donc pas mourir ? Le manteau de soulagement l’enveloppa si bien que bientôt il fut totalement sien. Son coeur s’apaisa, même si ses orbes sombres pétillaient encore bien trop d’or.
Douleur. Tout son corps hurlait douleur.
Peur. Tout son coeur pleurait sa peur. Allait-on encore le menacer ? Lui, le monstre ?
Faim. Tout son esprit criait à la faim. Il sentit et vit palpiter autour de lui Mère Magie. Magie, douce magie… qui l’attirait de sa savoureuse senteur… Sa main happa un petit objet non loin, qui vibrait de magie, et tenta de le croquer avec délectation. C’en fut si exquis qu’il en ferma les yeux. Avant qu’une main ferme ne se pose sur la sienne et ne lui retire l’objet des mains. Non, lui disait-on. Non, pas ça. Non, pas de peur à avoir. Non, pas de crainte. On ne lui voulait aucun mal. On allait s’occuper de lui. Naal… beau Naal aux si douces sonorités. Ses orbes sombres soudain plus apaisés s’ancrèrent dans les perles de l’homme et il sembla le dévorer des yeux, incapable de s’en détacher. Il attrapa la main de l’homme et la serra, s’accrochant à lui tel à un navire de sauvetage venant le chercher en pleine tempête.
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Faim, parvint-il à croasser.
J’ai faim.Tels furent ses premiers mots de nouveau-né. Des premiers mots, dont, plus tard, il aurait quelque peu honte. Même s’il ne l’avouerait jamais. Une honte savamment calfeutrée, sous le sceau du secret...