Les mots du dragon étaient durs, âpres. Affirmer que pour lui les bipèdes étaient plus qu’une simple cause perdue, mais des nuisibles à éliminer, c’était là un jugement bien funeste. Rien qui n’étonnât réellement l’althaïen, qui avait déjà entendu beaucoup de rumeurs concernant la réputation du Dragon de l’Ire. Ce dernier ne portait pas ce nom pour rien. Pour autant, quand bien même ces mots pouvaient paraître cruels, voire aveugles dans leur sentence sans appel, Ilhan y entendait aussi une horrifique douleur. Il entendait l’expérience d’une perte, d’un deuil profond, et d’un désespoir sans nom. Le dragon les condamnait peut-être, eux, bipèdes, mais parce qu’il souhaitait sauver ce monde dans lequel il vivait. Et…
Pour être honnête, même s’il ne partageait pas une sentence si fatale et surtout si radicale, Ilhan devait avouer s’être déjà dit plusieurs fois que les siens étaient des cas désespérés. Depuis sa renaissance, mais cela ressortait aussi dans les retranscriptions de son ancien lui. Ce n’était pas pour rien que ce dernier avait voulu, en arrivant sur l’archipel, s’éloigner de toute politique, de toute manigance, prendre sa retraite et rester un simple observateur. Il en avait finalement choisi tout autrement, quand Tryghild était venue le chercher, mais l’idée l’avait effleuré de tout abandonner, de laisser ses paires se dépêtrer dans les miasmes de leur bêtise avide et de leur aveuglement cupide. Mais il avait rencontré une Reine, du moins à ses yeux, qui lui avait redonné un semblant d’espoir. Ce semblant d’espoir auquel il se raccrochait, encore aujourd’hui, dans ses moments de doute, fort nombreux toutefois. Donc oui, il comprenait, en un sens, le ressentiment du dragon. C’est pourquoi il ne répondit rien à ces assertions accusatrices envers sa race. Ou ses races ? Parfois il ne savait plus trop à laquelle il appartenait réellement…
De même, au sujet du respect de la vie, il l’avait également constaté. Les bipèdes, les humains surtout, semblaient prédisposés à prendre sans donner, à s’emparer de tout ce qui les entourait, sans aucun respect, sans aucune retenue. Oui, cela aussi, il s’en était fait la réflexion. Son ancien lui n’était d’ailleurs pas tout à fait exempt de ce défaut, à aimer posséder pour son propre confort et celui de ses proches. Est-ce que sa générosité, qui le poussait souvent à partager ses richesses avec d’autres et à leur faire profiter de ses largesses, compensait un tant soit peu ce trait ? Il n’aurait su dire. Mais le fait était là : les bipèdes aimaient posséder. Plus, toujours plus. Et plus le dragon parlait, plus la culpabilité rongeait l’Immaculé. Il se sentait coupable oui, même s’il n’était pas seul à la porter. Coupable, si ce n’est de tous ces faits dont on les accusait, lui qui tentait tout de même de respecter la vie de tout être qu’il rencontrait et luttait pour la paix, l'équilibre et l’harmonie autant qu’il le pouvait, du moins de n’avoir pas réussi. Coupable au moins de ses échecs, de ses erreurs…
Et alors, soudain, que le dragon évoquait le savoir ancestral qui lui avait permis de comprendre tout cela, alors qu’il lui affirmait qu’il n’était plus temps de les éduquer, une brusque illumination fusa dans l’esprit de l’althaïen. Voilà ce qu’il leur manquait, à eux, bipèdes, pour retenir pleinement les leçons de l’histoire. La mémoire. Certes, certains comme les elfes en étaient dotés, mais ils étaient souvent bien trop reclus sur eux-mêmes. Mais si l’on considérait les humains, bipèdes les plus nombreux au final, du moins sur l’ancien continent, et surtout les plus coupables des reproches du dragon, leur vie était bien courte, fugace, tel un éclair dans le ciel de l’éternité de ce monde. Ils apprenaient vite, certes, mais il leur manquait… la mémoire de leurs ancêtres, la mémoire de leurs anciens. Il y avait bien des parchemins et des livres d’histoire, mais… combien étaient ceux qui avaient la chance de savoir les lire, de pouvoir les parcourir, qui avaient la chance de recevoir une certaine éducation ? Une poignée tout au plus, dans cette marée humaine.
La mémoire, l’enseignement, l’éducation… Tous ces mots tournèrent en boucle dans l’esprit du Sainnûr, en même temps qu’il écoutait le dragon. Était-il encore temps ? Le dragon pensait que non. Mais… qu’est-ce que cela coûtait d’essayer ? Ils semblaient après tout déjà condamnés, ils n’avaient donc au final rien à perdre à tenter quand même ? Pour Ilhan, en tout cas, l’enseignement, l’éducation, était la clé et l'arme la plus puissante contre l'ignorance qui les flagellait de son sceau depuis tout ce temps. Une des clés du moins. L’élément crucial qui permettrait aux races bipédiques de s’élever de leur condition et de parvenir à une meilleure compréhension de leur monde… Et alors que ce constat s’affirmait dans son esprit, plusieurs pistes commençaient déjà à se dessiner. Des pistes qui demanderaient des efforts titanesques, qu’un seul homme, un seul sainnûr plutôt, ne pourrait pas accomplir seul. Des efforts si énormes, aux potentiels effets si longs, qu’il n’en verrait peut-être pas même les bénéfices lui-même. Pouvait-il oser les évoquer, ici, là devant le Dragon de l’Ire, alors que ce dernier venait de les condamner ?
Alors qu’il parlait d’eux comme une gangrène à amputer. À ces mots, Ilhan sentit un étau resserrer sa poitrine et son coeur battre plus fort. Il fut tenté de baisser la tête, mais se força à ancrer ses orbes sombres, pétillant de l’or de ses émotions, sur les écailles rougeoyantes.
« Toutes ces questions, c’est peut-être avec Vaea que tu aurais dû en discuter, au lieu de me les poser. Où serait l’intérêt, si c’était à moi d’y répondre ? »
Il avait essayé, fut-il tenté de répondre. Toutefois il se tut, bien que sa pensée fut suffisamment forte sans doute pour que le dragon la reçoive. Oui, il avait posé des questions à Vaea et avait demandé à comprendre. Mais ses questions avaient sans doute été mal comprises et s’était-il sans doute mal exprimé. Quand il entendit toutefois le dragon répondre que les Sainnûr n’étaient pas, par leur seule existence, un usage irraisonné, il en sentit un certain soulagement et l’étau se desserra. Ce ne fut qu’à cet instant qu’il constata que ses filaments étaient sortis et dansaient un ballet empreint d’une profonde tristesse dans son dos. Ils cessèrent tout doucement de s’agiter et se rétractèrent lentement quand il se força à reprendre le contrôle.
– Oui, la mort de Vaea est regrettable, et j’aurais aimé parvenir à l’éviter.
Mais il avait échoué. Là encore.
– Merci de vos réponses, fit-il en s’inclinant légèrement, sans lâcher le dragon des yeux. Elles sont pour moi riches d’enseignement.
Et de douleur, ajouta-t-il mentalement.
– Je suis désolé si vous avez pensé qu’en me présentant à vous je présumais de quoi que ce soit, ou que j’espérais que vous pourriez arranger les actes des bipèdes que nous sommes. Loin de moi cette idée. Je suis venu pour comprendre et… pour apprendre.
Cette fois il baissa un court instant les yeux, cherchant ses mots, puis les releva, une lueur déterminée brûlant au fond de ses perles de jais.
– Je viens de renaître en ce monde, où je dois tout réapprendre, où tout est nouveau… et où tout me paraît abrupte violence et tyrannie en pleine essence. Je dois vous avouer avoir partagé par instants, que ce soit mon moi de maintenant ou celui d’avant, votre désespoir concernant mes paires. Pour autant, quelques êtres ont su m’insuffler une petite lueur d’espoir. Je me battrai alors pour cette lueur, pour que mes paires apprennent, comprennent, et que nous parvenions, peut-être un jour, à vous montrer que nous pouvons devenir digne de vivre en ce monde en le respectant. Peut-être échouerai-je, mais je serais un lâche si je baissais les bras. Est-ce que nous aurons assez de temps pour ce faire ?
"Est-ce que le dragon ne les aurait pas finalement exterminés d’ici là ?" était sa question non exprimée sous-jacente.
– Maints dangers nous attendent encore…
Un fin sourire s’esquissa alors sur ses lèvres.
– Et nous faisons au moins de la bonne chair à feutonerre ?
Finalement devaient-ils bénir toutes les puissances tyranniques, qui cherchaient à les détruire, pour leur faire gagner ainsi un petit répit face à l’Ire d’Aile de mort ? Son sourire taquin s’effaça toutefois bien rapidement et il porta une main sur le coeur en signe de demande de pardon. Il ne souhaitait en rien se moquer ou se montrer insolent. C’était d’ailleurs plus de l’autodérision qu’autre chose, si le dragon le lui concédait.
– Je ne puis affirmer comprendre toute la portée de la sagesse que vous avez daigné partager en cet instant, mais je puis au moins vous promettre de méditer sur ces mots-là. Vous m’avez donné beaucoup à penser et insufflé de nombreuses inspirations.
Oserait-il en dire plus ? Ou se tairait-il par peur de l’outrager ? Non, s’il était venu ici, c’était pour avoir des réponses. Il devait oser. Aller jusqu’au bout de sa pensée du moins.
– À vous écouter, je crois avoir compris une chose. Peut-être est-ce que je me fourvoie. Mais… je pense qu’il manque cruellement une chose aux bipèdes. La mémoire. L’enseignement et la sagesse qu’elle apporte. La compréhension du monde, des choses et de la magie.
Il inspira, prenant tout son courage pour développer son opinion et son idée.
– Quand la magie est apparue, je n’ai personnellement reçu aucun enseignement la concernant. Trop accaparé par… des histoires de bipèdes, la politique et autres urgences dont vous connaissez les noms…
Almaréens, Néant, la Guerre des Dieux, le Tyran Blanc, les Chimères… Tout comme le dragon avait eu bien trop à faire pour prendre le temps de tuer les bipèdes, peut-être eux aussi avaient-ils eu beaucoup à gérer pour prendre le temps de comprendre la magie ? Certes leurs ancêtres l'auraient pu, lors des temps de paix qu'ils avaient connu... Et on en revenait alors à la mémoire, au savoir ancestral perdu...
– Mon moi d’alors a appris sur le tas, par-ci par-là, sans en comprendre les fondements. Il a fallu qu’il rencontre il y a peu un haut mage de renom, pour qu’il comprenne un tant soit peu ce que pouvait être réellement la trame, son flux, et l’énergie qui reliait alors toute chose et tout être. Et même là je pense qu’il ne faisait que toucher du doigt ce qu’était la magie. Il m’a fallu renaître…
Il passa un bras devant lui pour se désigner tout entier.
– Tel que je suis, race magique parmi toutes les races bipèdiques, pour la "voir". La sentir. La comprendre peut-être mieux un jour alors. Et s’il n’a pas pris le temps, ce n’est pas par mépris ou désintérêt, c’est… par l’urgence de situations autres à gérer. Et encore, il avait la chance d’avoir reçu une certaine éducation, de connaître un peu l’histoire de notre monde, de nos races… de savoir lire et écrire… combien d’entre les bipèdes peuvent se targuer d’une telle chance ? Voilà le problème des bipèdes. De l’une de leurs races du moins, les humains. La plus nombreuse et peut-être la plus…
Coupable ?
– Critique.
Oui il n’osait appeler un chat, un chat, mais bon.
– Cette race est bien trop éphémère, vit et meurt trop vite, pour qu’ils parviennent à conserver leur mémoire fidèlement de génération en génération. Et ils ne l’ont pas entretenu non plus tels les elfes. Ce n'est pas une excuse à leurs méfaits, ni aux tords qu'ils ont pu commettre envers les vôtres. mais peut-être en est-ce, au moins en partie, une explication.
Outre le caractère cupide et avide de certains bipèdes... mais ceux-là étaient alors sans doute bel et bien des cas désespérés...
– Je me dis qu’il leur faut peut-être trouver un moyen d’avoir… leur mémoire ancestrale à eux. Certes, elle ne sera pas digne de celle des dragons. Mais… Il leur faut une mémoire. Il leur faut donc… un système d’enseignement et d’éducation. Et ce, que ce soit pour la magie, mais aussi pour bien d’autres choses, comme tout ce qui concerne le monde qui les entoure. Est-ce trop tard pour cela ?
Oui, peut-être…
– Je ne saurais le dire. Selon vous, oui, mais qu’ai-je à perdre à essayer ?
A part de l'énergie. Et du temps. Mais il en avait maintenant... Il inspira de nouveau.
– J’aimerais alors créer des institutions d’enseignement, de magie essentiellement dans un premier temps, pour tout être doté d’un potentiel important pouvant porter préjudice s’il ne le maitrise pas. Nous avons déjà commencé à créer des écoles enseignant les théories de la magie à Delimar… mais pourquoi se limiter à cette cité ? Et pourquoi ne pas aller plus loin encore ?
Il s’humecta les lèvres.
– Mais pour cela, il va me falloir convaincre. Notamment les dirigeants de chaque royaume, chaque cité, mais pas seulement… Et il va falloir en parallèle prendre des mesures plus urgentes encore. Comme une régulation de l’usage de la magie peut-être, en attendant que le système d’enseignement porte réellement ses fruits. Pour cela… il nous faudrait sans doute lancer un Congrès de la Magie, pour réunir chaque dirigeant et chaque haut mage, chaque acteur important de la magie, dragons compris si vous le désirez, pour exposer à tous l’urgence de la situation quant à la magie, pour les convaincre et pour les pousser à prendre des décisions. Tel un traité de bon usage de la magie, validé par chaque dirigeant, explicitant les usages raisonnés et raisonnables de la magie, les infractions et les peines encourues…
Il réalisa soudain qu’il se laissait emporter par ses idées et que sans doute il commençait à effriter la patience du dragon.
– Je vous prie de me pardonner, fit-il aussitôt, une main sur son torse. Je m’emporte, je m’enflamme. Mon ardeur à vouloir sauver les miens sans doute… J’abuse de votre patience et de vos largesses. Toutefois, j’aurais aimé…
Il s’humecta les lèvres une fois encore, le coeur battant, à la pensée de ce qu’il allait oser.
– Je sais ma demande sans doute abusée, vous qui avez dit ne pas vouloir nous guider. Mais… Pour convaincre les acteurs majeurs d’agir, il me faut… des arguments. Il me faut… comprendre moi-même pleinement, et surtout pouvoir leur exposer des faits. Vous allez me dire que nous avons déjà eu des signes, des indices, des méfaits d’un usage abusif et malsain de la magie. Le désert d’Esfelia en serait un bon témoin. Toutefois… Chaque balafre, chaque signe, a toujours été en lien avec un événement majeur, un combat de puissances qui nous dépassaient. Voilà ce que mes paires voient souvent, je pense, dans ces signes. Plus qu’une alerte sur leur propre usage intensif de la magie au jour le jour, ils voient les signes de combats de divinités, de déités puissantes et éthérées, de chimères venues d’un autre monde… Comment puis-je donc les convaincre pleinement alors ?
Pouvait-on, au moins, lui donner les armes ? Ce combat contre ces paires lui semblait déjà bien âpre et bien ardu, telle une montagne acérée qu’il faudrait escalader pouce après pouce. Si au moins on pouvait lui donner… un bâton sur lequel s’appuyer ?