30 octobre 1763
Depuis son départ de leur grotte, à la recherche de son Frère-Coquille, il avait beaucoup voyagé, pour un petit dragon. Beaucoup vogué. D’abord à la cité de sa bipède de Feu, puis dans les folles herbes du nord de l'île des bipèdes Hommes, où il avait rencontré Neige Ecailles et son lié, aux oreilles et dents pointues.
De tout ce voyage il avait beaucoup vu, beaucoup observé. Et beaucoup appris. Il avait pu admirer la cité de bipède de feu, Ipsë Rosea de son nom chantant, et ses hautes pierres. Même si cette visite était teintée d’une note plus obscure alors qu’il avait failli se faire attaquer, lui, dragon libre, fils de l’ire… Mais heureusement rien ne lui était arrivé et les bipèdes idiots avaient bien vite décampé, grâce à bipède de feu notamment. Il avait également beaucoup appris sur la nature, sur la terre de cette île magnifique et dangereuse tout à la fois. Il avait beaucoup observé les bipèdes et leurs étranges façons de faire, d’échanger, de parler, d’interagir entre eux. Il lui avait semblé que derrière chaque acte d’un bipède, une intention personnelle était cachée, une attente, un vœu… mais peut-être se trompait-il et n’avait-il rien compris. L’esprit de ces créatures, certes intéressantes et amusantes, était finalement bien plus complexe qu’il ne l’aurait pensé. Même les voix ne savaient pas toujours tout lui expliquer.
Mais son expérience la plus marquante, la plus frappante, qui avait instillé en son esprit mille questions, était sans doute sa rencontre avec Neige Ecailles et l’échange qui avait suivi avec son lié. La question du lien… Mieux, l’expérience du lien ! Et dire que ce n’était qu’une infime particule de ce que devaient ressentir deux liés ! Cela ne lui donnait pas forcément envie de se lier, que son père soit rassuré, mais cela le questionnait. Il n’avait rien vu de profondément néfaste dans ce qu’on lui avait montré. Il avait vu au contraire une relation forte, unique, magnifique. Un partage entier, sans concession. Et il avait ressenti des sensations de sécurité, de réconfort, dans ce qui les liait. Pourquoi alors tant de haine envers le lien ?
Il aurait pu demander à son père, et lui poser toutes ses questions sur le lien, mais il craignait que ce dernier ne soit pas vraiment objectif. Certes, Neige Ecailles et son lié ne l’étaient sûrement pas non plus, d’autant plus quand on savait que Neige Ecailles était née ainsi, n’avait pas eu le choix que de se lier, de trouver son élu, pour pouvoir éclore. Dans le lien, c’était là un des points qui l’irritaient : qu’un dragon soit obligé d’attendre l’arrivée d’un bipède particulier pour pouvoir se libérer lui-même de son œuf ! Un dragon devrait avoir le choix ! Et au final le bipède aussi ! On blâmait les liés, mais la plupart au final n’avaient rien demandé… Le lien devrait être un choix, et non une obligation imposée. L’autre point qui l’inquiétait était ce qu’il avait entendu : le lien renforçait les chimères et pourrait leur permettre de revenir. Comment, pourquoi, en quoi ? Tant de questions dont il voulait trouver les réponses. S’ils parvenaient à y répondre, peut-être le lien ne serait-il plus vu de façon si néfaste ? Et si chaque dragon avait le choix, si chaque dragon était libre d’éclore sans se lier, peut-être le lien serait-il mieux accepté ?
Ou y avait-il d’autres raisons encore de haïr le lien ? Face à cette question, il avait entendu des bipèdes parler de personnes très portées contre le lien plus au Nord encore. Dans une cité nommée Sélénia. Une cité de magie également. Deux raisons qui poussèrent le jeune dragon à monter plus haut dans les terres en direction du soleil levant. Ils voulaient rencontrer ces personnes.
Plus il se rapprochait, plus il entendait des murmures quant à une reine, jeune et belle, à la tête de ce peuple et de cette ville. Une reine qui semblait elle aussi contre le lien. C’était décidé ! Ce serait elle qu’il voulait voir ! Il était hors de question qu’il perde son temps avec n’importe lequel des incultes bipèdes, il lui fallait les meilleurs de ce monde. Et ceux-là, alors, seraient dans sa collection !
Entrer dans la ville ne fut pas le plus difficile en soi. Il avait réussi à se cacher dans une cabane roulante. Une charrette comme les appelaient les bipèdes. Recouverte d’une grande voile de tissu ballotant un peu au vent. Il entra ainsi sans se faire remarquer. Quand il descendit toutefois, il entendit les murmures à son passage. Il se dépêcha de s’engouffrer dans des ruelles, mais les murmures le suivaient. Il parvint toutefois à se faufiler assez pour les semer. Et aperçut de grandes pierres s’ériger de façon magnifique au plus haut de la cité, dominant le tout de son point culminant. Ce devait être là qu’était la princesse. S’il était elle, en tout cas, c’est là qu’il siégerait. En hauteur, pour pouvoir observer tout ce beau monde du haut de son nid. Il tenta donc de se frayer un chemin vers les hautes pierres. Murmures et chuchotis reprirent quand des bipèdes l’aperçurent. L'un d'eux tenta de s’approcher, mais un Vibrécaille parvint à le dissuader. Il gravit alors un long chemin de pierres abruptes, des "marches" lui soufflèrent les voix. Il était presque au but. Assurément, il allait rencontrer cette reine ! La hâte et l’impatience le faisaient frétiller des écailles. Toutefois, quand il parvint tout en haut, il aperçut un grand battant de bois qui menaçait de lui barrer le passage, une porte de ce qu’il rappelait, magnifique de dorures et d'arabesques. Et deux bipèdes munis de grands bâtons à la pointe de fer lui barrèrent le chemin.
Il leur intima mentalement de le conduire à leur reine, mais les bipèdes refusèrent. Il insista, y mit toute sa volonté et fut frustré de ne pas être assez puissant pour leur intimer l’ordre draconique, tout simplement. Leur échange toutefois suscita un mouvement de curiosité. D’autres bipèdes arrivèrent, et un brouhaha s’éleva. Bientôt les lourds battants s’ouvrirent. Peut-être pourrait-il tenter de s’y engouffrer ?
Et sans attendre, il s’élança, passa sous les bâtons croisés, parvint à se glisser dans l’entrebâillement des portes… mais à peine avait-il fait quelques mètres en courant à toute vitesse à l’intérieur du bâtiment de pierre, qu’une patte glissa et s’empêtra dans son aile. Et c’est un dragon tout d’or et de saphir qui s’étala de tout son long dans l’antre du palais...