- Le Sucre d'Orge sauvage était un animal boudeur et rancunier. Si Naal avait fait montre de respect en ne lui imposant pas sa présence plus que nécessaire, il devait avouer avoir remarqué être savamment évité. Savamment, oui, tout à fait. Le plan d'évitement était digne d'une d'une profession de foi tant il semblait y mettre du cœur à l'ouvrage, particulièrement ritualiste et rempli de bonnes excuses pour ne pas se trouver au même endroit que lui. Était-ce inconscient ? Il l'espérait. Sans quoi cela signifiait que le mal était plus profond encore. Tout almaréen qu'il était, l'Oracle se faisait une habitude épuisante que de faire face à la rancune légitime des Amburhùniens envers son peuple. Il se demandait si les enfants des Déesses se croyaient être des entités parfaites qui ne commettaient jamais d'erreurs, qui ne pouvaient être abusés, trahis et utilisés aux fins d'un tyran décidé à se servir d'eux. Il ne les blâmait guère, sans pour autant exclure de grincer des gens à pareil comportement.
Naal ne niait pas le bien fondé du mal-être du peuple Ambarhùnien : ils avaient été maltraités, torturés et assassinés. Ils l'avaient été avec un fanatisme que rien ne pouvait estomper et une véhémence monstrueuse : la guerre. Car cela était bien de cela dont il était question. Un affrontement où chacune des parties était persuadée d'être la victime de l'autre. Il avait connu cela, jadis, sur la première terre des Hommes qu'on appelait Angellan, il y avait des milliers d'années. Puis il avait connu cela, à nouveau, lorsque Néant se retrancha en Almara et que les déesses vinrent généreusement détruire leur terre, leur peuple et enfermer leur Dieu. L'on voyait souvent midi qu'à sa porte, hélas, mais lorsqu'on prenait de la hauteur, on voyait que les deux peuples avaient été tout autant meurtris, secoués et que le grand gagnant dans ce chaos n'était autre qu'un abominable dragon. Dans leur aveuglement généré par la poudre aux yeux qu'était la magie... Le voyaient-ils ?
Il l'avait donc évité, ne cherchant à le provoquer. Il avait passé du temps à faire des aller-retours entre le Domaine et les galeries des Karapts pour informer et réquisitionner des vivres. Cela lui fut coûteux en énergie, si bien qu'il passa bien plus de temps dans les quartiers de guérisons de Purnendu qu'ailleurs. Lorsqu'il était sur pieds, l'ancien monarque se joignait aux efforts de Kehlvehan pour débarrasser la ruche de Rog. La perle de Néant, offerte par son frère, s'en trouvait alors être une parfaite façon de propager le chant, ces vibrations libératrices qui devait nettoyer leur corps, leur âme et surtout leur chant-nom. Si la tolérance avait été possible les premiers jours, il n'en demeurait pas moins que de passer son quotidien avec une personne qui l'évitait soigneusement commençait à lui courir doucement sur le haricot. Il se savait patient mais n'était pas exempt de défauts et la paranoïa en faisait partie. Quand on avait été assassiné une première fois par le poison au sein de sa cour puis une seconde fois par la lance d'un homme qu'il avait élevé comme son fils, il y avait de quoi nourrir des sentiments persistants d'insécurité.
Aussi l'inimité silencieuse que Belethar lui manifestait faisait grandir, en lui, ce mal-être viscéral. Cela à plus forte raison que l'Oracle se savait effectivement paranoïaque et que tous les signes qu'il percevait de Belethar ou croyait percevoir étaient accentués par cette crainte de façon fort injuste et déplacée. Ainsi était-il, comme beaucoup d'autres : parfaitement humain et capable de se tromper. Il s’efforçait de se persuader que l'apprenti baptistrel ne lui vouait aucune haine mais la sourde angoisse dessinait en son cœur une crainte démesurément absurde mais réelle. Il se devait de désamorcer ceci... ou du moins essayer ? Ce fut alors lorsque Belethar s'affairait à préparer ''cette petite spécialité Espérancieuse, une recette qu’ils gardaient de générations en générations sans jamais la divulguer'' que le croyant s'approcha. L'apprenti semblait vouloir attraper les bols pour le service, sans pouvoir, lâcher la cuillère qu'il tenait au dessus de la marmite avec son autre main. La distance entre les deux ne permettant pas de saisir ces bols sans lâcher la cuillère, la situation de ce pauvre Sucre d'Orge était assez amusante, tout bras tendus entre ses deux objectifs incompatibles.
Le fanatique le pencha pour saisir les bols et approcha du feu, pour s'accroupir à proximité et tendre les bols à l'humain. Ses lèvres restèrent closes un instant et son regard d'un bleu céruléen coula sur le contenu de la marmite avant de revenir sur le cuisinier. « Pourquoi m'évitez-vous ? » La diplomatie et l'enrobage des mots n'étaient pas son fort. Naal était une personne authentique qui ne tergiversait guère sans une bonne raison. Pour être honnête, il n'avait pas envie d'essayer d'entamer une conversation à laquelle Belethar aurait rechigné à participer. Entrer dans le vif du sujet s'était révélé être l'option la plus adéquate à ses yeux : « Vous fais-je peur ? » La question pouvait paraît innocente et elle ne l'était car l'ancien monarque poursuivit, après un court silence : « Vous me faites peur. » Belethar n'avait pas de crocs et de grifes, il n'avait montré d'hostilité véhémente à son encontre. C'était toutefois le sentiment qui logeait dans sa poitrine et, Néant soit loué, il devait de donner le véritable nom des sentiments qui l'habitaient. Il avait peur de ce rejet car le rejet se fondait sur la haine et la haine faisait perdurer des guerres pourtant révolues.