Oreilles-pointues à l'étrange mal [PV Lomion]

Le temps s’écoulait et le monde continuait de suivre son cours, comme si tous les dangers qui le guettaient n’existaient pas ou ne le concernaient pas. Ce qui était peut-être le cas. Car après tout, les dangers pouvaient les exterminer, eux, races conscientes, ou peut-être juste les races bipédiques, mais le monde, lui, continuerait sans doute d’exister ? Différemment, avec d’autres créatures, d’autres essences, mais il serait là. Peut-être à jamais changé, peut-être profondément modifié, mais toujours là… Peut-être terres mortes et stériles ou grandes plaines de nouvelles vies fertiles… Au final, se disait le dragonneau, ils s’inquiétaient des dangers qui les guettaient pour leur propre vie, mais le monde, lui, n’en serait peut-être pas pour autant affaibli. Cela était étrange de sentir une telle pensée l’envahir, une pensée qui soudain lui faisait voir le monde sous un autre angle… bien plus vaste, bien plus infini encore qu’il ne l’avait d’abord cru. Un monde où ils étaient si petits, si insignifiants, même eux, nobles dragons ! C’en était troublant.

Car oui, les dragons étaient les plus belles et les plus nobles créatures, existences suprêmes et supérieures de cette ère du monde, mais au final… ils étaient tout autant mortels que les petits bipèdes et autres créatures qu’ils regardaient de haut. D’ailleurs, parlant créatures…

Nephilith sentit soudain un grand nombre de présences vivantes dans les parages. Il était revenu il y a quelques jours à peine en cette île du croissant. Il voulait revoir Sombre Feu, sa première bipède de collection, et comptait se rendre dans la cité de pierre au nom chantant. Ipsë Rosea. Il n’avait pas eu de ses nouvelles depuis quelque temps. Il était presque arrivé, parvenant, même si avec encore grandes difficultés, à voler, utilisant au mieux les vents porteurs comme son père le lui avait conseillé. Et grâce à sa capacité Eole, il parvenait à maitriser le vent un tant soit peu pour le conduire dans la direction qu'il souhaitait en usant de ses ailes comme de grandes voiles. Le plus dur pour lui était surtout le décollage et l’atterrissage. Une fois dans les airs, même s’il n’était pas aussi à l’aise que dans l’eau, il parvenait tout de même à manoeuvrer en utilisant le vent pour se laisser porter, plutôt que de battre continuellement de ses grandes ailes, au risque de s’empêtrer les pattes dedans.

Il volait alors près de l’eau Emeraude, quand il sentit ces présences. En assez grand nombre. Des créatures non bipédiques, mais des animaux. Cela tombait bien, il avait faim ! Il était devenu assez doué pour attraper son poisson. Mais peut-être était-il temps de tenter de se mettre à la chasse ? Après tout, en digne dragon qu’il était, il devait aussi maitriser cet art-là. Cela ne l’empêcherait pas de respecter toute vie qu’il prendrait et de ne pas prendre plus qu’il ne faudrait. Mais ce petit troupeau amusant serait un bon entrainement !

Et ainsi décidé, il descendit à plus basse altitude, et suivit aussi discrètement que possible le troupeau. Heureusement le vent lui soufflait dans le nez et donc n’apporterait pas son odeur de prédateur aux créatures de curieuse apparence qu’il apercevait au loin. De petits animaux, de la taille des animaux qui accompagnaient parfois les bipèdes en jappant et en sautant comme des fous. Ils possédaient de longues cornes vers l’arrière. Bien, au moins il éviterait de s’éventrer dessus. Étrangement leurs pattes avant possédaient comme de petites ailes. Leurs poils tiraient doucement sur le brun clair voire le blanc. Comme pour se fondre avec les couleurs pâles du froid qui était tombé sur l’archipel. Ils étaient assez nombreux et pourtant ne faisaient quasi aucun bruit. Seuls ses sens de dragons lui avaient permis de les détecter.

Bon, ce n’était pas tout, mais il lui fallait choisir une proie. Une assez faible, un peu fragile, de celles qui trainaient en arrière et qui auraient du mal à filer quand il foncerait dessus. Pas qu’il choisisse forcément la facilité, mais pour une première chasse, il préférait ne pas voir trop grand. D’autant plus qu’il n’était pas encore bien doué au vol. Les créatures étaient en train de chercher quelques brins d’herbes rares et d’autres lapaient le lac gelé. Une des leurs était un peu à l’écart. Et en écoutant les battements de coeur de la frêle créature, Nephilith comprit… elle se mourrait. Son coeur se faisait vacillant, tremblotant, bien plus lent que les autres. Une bonne proie. Et il lui accorderait une mort digne, l’honneur d’être mangé par un dragon. On ne pouvait rêver plus belle mort !

Fort de ce choix, il fonça alors sur le troupeau. Comme il s’y attendait, tous fuirent, presque sans bruit à son grand étonnement, et il aurait bien manqué la proie qu’il s’était choisie, qui, bien que vacillante, tentait de fuir aussi. Quand elle sauta par-dessus un rocher, il tenta de la happer d’un coup de mâchoire, mais elle parvint à l’éviter. Toutefois, quand ses pattes retouchèrent le sol, la frêle créature tangua, une patte flancha sous son poids et soudain elle tomba raide. Nephilith allait rugir de contentement quand lui-même sentit son corps vaciller. Il était trop bas pour que les vents le portent parfaitement et il ne pouvait à cette altitude battre des ailes sans qu’elles touchent le sol, immenses qu’elles étaient. Il allait lui aussi atterrir… sauf qu’il ne s’y était pas préparé. Et c’est dans un grand nuage de poussière qu’il toucha terre… les fesses les premières, les pattes arrière ripant au sol pour freiner sa course, tandis qu’il déployait grand ses ailes en arrière pour en faire de larges voiles qui diminueraient sa vitesse. Cela marcha un tant soit peu… mais il n’évita tout de même pas le gros rocher qu’il embrassa presque de ses deux pattes avant.

Mortifié d’un tel échec cuisant, il grogna pour lui-même. Heureusement, personne ne semblait l’avoir vu. Alors, il s’empressa de revenir en arrière et d’aller chercher sa proie. Bon d’accord elle était morte seule, son coeur avait cessé de battre avant même qu’il ne la croque. Mais peu importait ! Et puis personne n’avait besoin de savoir ! Et après avoir gratifié sa proie d’une patte l’honorant de son respect, il la savoura pleine et entière.

C’est ainsi repu et rassasié, qu’il se dirigea enfin vers la cité de pierre d’Ipsë Rosea. Cette fois, il décida d’y arriver en volant et d’atterrir sur un toit. Challenge difficile… qu’il rata encore une fois.

Alors qu’il posait une patte sur le toit, il glissa, la glace le recouvrant le prenant en traitre, et il déferla du toit jusque par terre sans grâce aucune. Heureusement, il avait eu la présence d’esprit de choisir un quartier assez tranquille où il n’avait senti que peu de coeurs battants. Il était alors ailes par-dessus tête, quand il daigna relever ses grands saphirs pour regarder autour. Et il tomba alors sur deux grands yeux gris clair tels un orage clément, et un visage fin d’oreilles pointues, orné d’un étrange dessin sur le front. Il se redressa avec toute la dignité qu’il put et soupira de soulagement de voir qu’il n’y avait aucun autre témoin de sa calamité.

"Belle créature aux oreilles pointues, je suis Nephilith, le digne et noble Gemme-Ecaille, fils de l'ire et de l'orage."

Autant annoncer la couleur de suite. Même si ses écailles brillaient au soleil et auraient dû parler pour lui et pour sa flamboyance ! Il avait compris une chose : son ascendance faisait peur à certains bipèdes et lui assurait, pour certains, une certaine tranquillité. Les bipèdes semblaient bien moins enclins à l'attaquer quand ils savaient à qui ils auraient affaire s'il lui arrivait quelque chose...

"Et toi, Oreilles-pointues, quel est ton nom ?"

Il sut envoyer ses pensées tout en douceur, ayant appris, à force de rencontrer quelques bipèdes, à mieux maitriser la force de cet impact sur ces esprits plus faibles que les grands esprits draconiques.

Il était impatient de revoir Sombre Feu, mais en même temps, il se disait que si le ciel l’avait fait atterrir aux pieds de cet oreilles-pointues (oui, oui, c’était le ciel qui l’avait fait atterrir ainsi ! Ne le contrariez pas !) c’est qu’il y avait une raison. Et jusqu’à présent les oreilles pointues s’étaient révélés intéressants, charmants… et il adorait leur langue chantante.