Départ Calastin - Direction Tiamat
10 novembre 1763
Après une longue errance au sein de l’immense océan, une traversée des mers parfois périlleuse, une visite d’une cité bipédique des plus putrides, puant mort et lente décomposition, après une rencontre inattendue, savoureuse et riche d’enseignements avec deux dracènes liées, après une longue recherche au sein de la putride sans succès, Nephilith avait eu grande peine à se résoudre avoir perdu la trace de son Frère-Coquille. Oh il le savait vivant. Les Voix ne chantaient pas encore encore la sienne, si unique et qui aurait clamé si fort les éloges de sa propre gloire. Nulle inquiétude de ce côté-là, son Frère-Coquille n’avait pas connu de trépas.
Toutefois fort contrarié de ces échecs et de toujours manquer son Frère-Coquille de peu sur son trajet (il avait appris qu’il avait bel et bien séjourné dans la cité putride, mais le doré y était arrivé un peu trop tard pour le rattraper), le Gemme-Ecaille avait décidé de prendre le dragon par les cornes. Puisqu’il ne parvenait à le retrouver par les moyens simples jusque-là à sa portée, il lui revenait d’en trouver un autre. De le créer. Il s’était souvenu alors de leurs rêves partagés quand tous deux étaient dans l’oeuf. Ces moments qui lui manquaient tant, ces moments où ils avaient tant échangé, tant comploté ! Nephilith n’avait eu de cesse de songer à ces rêves et avait fait vœu de parvenir à renouveler cet exploit avec son Frère-Coquille, même une fois sortis de leur oeuf. Et avec d’autres, pourquoi pas. Mais c’était surtout son Frère-Coquille qui l’inspirait. Le retrouver de nouveau dans la contrée de leur imaginaire, dans ce pays de tous les possibles, de toutes les barrières envolées…
Il n’avait pas cessé ses recherches pour autant. Et s’était dirigé vers l’île en forme de croissant que nombre de bipèdes avaient choisi comme siège de leurs nids. Il espérait y retrouver son Frère-Coquille. Et peut-être pourrait-il faire d’une pierre deux coups en rencontrant quelques bipèdes intéressants. Tout le long de son voyage, à chacun de ses sommeils, il s’était alors efforcé de rejoindre son Frère-Coquille, de renouer ce lien unique qu’ils avaient eu dans l’oeuf. Au début rien ne vint et frustration rongea le doré. Puis un jour… il ne sut d’abord comment, mais il y parvint. Dans son rêve, cette contrée belle et ensoleillée, il réussit à attirer l’esprit de celui qui occupait toutes ses pensées ! Son Ssaadjith préféré ! L’unique, le vrai, pour lui, tout entier ! Et ce n’était pas que le fruit de son imagination. Non, il le sentait là, avec lui, dans son rêve. Comme dans l’oeuf ! Il avait réussi !
C’est ainsi qu’il développa cette capacité unique de rêves partagés. S’il ne put rejoindre sur l’instant son Frère-Coquille dans le monde réel, il s’empressa de renouveler leurs rêves, encore et encore. Et à force de partager ainsi, Ssaadjith semblait capable de faire de même et de l’appeler dans ses propres rêves à lui aussi ! Même éloignés, les deux frères gardèrent ainsi un contact et partagèrent leurs découvertes, aventures, et continuèrent à fomenter leurs plans pour l’avenir !
Parlant avenir… Ils avaient assez grandi. Le soleil avait tourné assez de fois autour de leur monde pour qu’enfin ils puissent tous deux passer à l’action. Ils se l’étaient promis il y a longtemps. Ils l’avaient réalisé en rêve et s’étaient jurés qu’une fois grands cela deviendrait réalité dans le monde matériel. Ils étaient grands. Bon, un peu plus d'un mètre au garrot, certes. Mais ils avaient suffisamment grandi. Ils savaient voler ! Ils savaient se nourrir seuls ! Ils avaient voyagé, appris ! Il était temps. Le volcan les appelait !
Et c’est ainsi que les deux frères se retrouvèrent en Calastin. Ils avaient entendu la veille un appel déchirant. Une voix avait rejoint les autres dans leur mémoire ancestrale. La dracène Aïasil avait péri, déchue, et avait rejoint tous les leurs dans leur esprit. Nephilith avait été tenté de rejoindre le corps pour se recueillir auprès d’elle, même s’il ne l’avait pas connue. Son tragique destin, qu’il avait pu lire dans leur mémoire ancestrale, l’intriguait. Mille questions l’agitaient. Mais père leur avait demandé de ne pas y aller. Verith irait, lui, et les rejoindrait après. Pour le doré, ce serait le temps des questions, et il était sûr que le dragon de l’ire le savait. Sans doute préférait-il protéger ses fils de cette vision triste et sinistre qu’était la perte d’un des leurs. Nephilith avait donc concédé de réfréner son instinct. Mais son frère et lui avaient alors décidé de ne plus perdre de temps pour exaucer leur premier vœu. Car cet appel, cette perte, leur avait fait réaliser, du moins au doré, que leur vie pouvait être courte, aussi éphémère que les plus petites créatures de ce monde.
Ce jour, serait le leur. Ce jour, ils partiraient vers le centre de l’archipel qui les avait appelés dès leur oeuf. Cette âme palpitante de magie qui grondait en son sein serait à eux, serait leur nid. Nephilith sentait impatience frétiller en lui. Et il peina à contrôler parfaitement sa trajectoire, même en s’aidant de son Eole, alors qu’il volait pour rejoindre son frère.
Et quand il aperçut la silhouette fine et sombre aux reflets rougeoyants de son Frère-Coquille se découper sur le ciel encore assombri, là, assis majestueux sur une petite esplanade, que le doré devinait avoir été savamment choisie pour mettre sa digne et noble prestance à l’honneur, il accéléra encore. Tant et si bien que, quand il atterrit auprès de lui, il souleva un énorme nuage de poussière. Et manqua tomber au bas du plateau pointu que Ssaadjith avait choisi comme point de retrouvailles et comme départ pour leur mission cruciale. Il s’accrocha toutes griffes sorties, plantées dans le sol, ailes battant fort derrière lui, pour le retenir face au vide qui menaçait de l’appeler. Il manqua flanquer une grande claque d’aile à son frère dans le mouvement, et parvint enfin à se stabiliser. Une de ses pattes tout juste au bord. Doucement, à petits pas précautionneux, il recula. Sait-on jamais !
"Jolie vue, Frère-Coquille."
Il lui transmit alors toute la joie et la plénitude qu’il ressentait à l’avoir retrouvé. Et bien vite se rapprocha doucement de lui pour venir couler son cou tout contre celui de son frère. L’enlaçant, tel qu’ils le faisaient dans l’oeuf, unissant leur couleur en un tourbillon irradiant, l’ombre et la lumière en douce symphonie s’harmonisant. Le doré avait l’impression de retrouver enfin sa moitié, celle qui lui avait tant manqué. Il avait beau irradier au soleil, sans Ssaadjith il errait dans l’ombre. Il n’eut nul besoin de lui transmettre toutes ses pensées. Il était sûr que son Frère-Coquille les percevait, les comprenait. Le fait qu’il se soit tant acharné à créer cette capacité ultime, pour qu’ils se retrouvent en rêves, avait été une preuve en soi déjà.
"Notre nid nous attend. Il nous appelle à sa conquête. Sa chaleur nous enveloppe déjà et sa magie pulse fort en toi et moi. Ne le sens-tu pas ?"
Il observa alors l’horizon qui s’éclaircissait doucement, alors que le soleil montait en une paresse lente dans le ciel. Les doigts rosés de ses rayons caressaient les grandes étendues d’eau salée de douces irisées chatoyantes. Il aurait bien goûté encore un peu de ces douces et magnifiques palettes qui composaient ce que les bipèdes auraient appelé un beau tableau. Nephilith avait savouré quelque peu l’art des bipèdes. Et il devait avouer apprécier certains de leurs attraits. Leur langue chantante, leurs étranges instruments symphoniques, leurs dessins aux douces couleurs harmoniques… Oui, il aimait tout cela. Ils arrivaient à capturer des moments saisissants que la nature leur offrait. Et Nephilith grava alors cette image-là en son esprit, rêvant de la "peindre" un jour lui aussi : leurs deux silhouettes unies devant cette majestuosité aux couleurs de l’arc-en-ciel et du jour naissant, leur tendant les bras, les invitant à en savourer tous les instants, et à croquer la vie à pleines dents.
Mais ils devaient partir. L’île du volcan les appelait, et ce soir-même elle serait à eux ! Foi de Nephilith !
"Es-tu prêt ?"