Ilhan sentit clairement une hostilité crépiter dans l’air, émanant de la Graärh au pâle pelage. Il entendait également parfaitement le tambour battant de l’autre, qui semblait plus timorée. Il s’était souvent demandé s’il devait considérer l’immaculation comme une bénédiction ou une malédiction. Mais plus le temps avançait, plus il en apprenait au sujet de son ancienne condition humaine, si faible et si fragile, et plus il en venait à apprécier les avantages de sa race. Quand bien même il cachait savamment sa nature actuelle et se faisait toujours passer pour un humain, comme ses proches le lui avaient fortement conseillé. Jamais auparavant il n’aurait pu percevoir tant de choses, de sons, de subtils détails…
Sans ces petits signes, très légers, à peine perceptibles, sans doute aurait-il pensé que tout était perdu et qu’il ne reverrait plus ces deux Graärh. Le "nous verrons" de la Graärh aurait pu le refroidir et lui faire comprendre un "non", là où le coeur et le regard de la rousse lui criaient en silence un "peut-être oui". Il s’accrocha donc à ce petit espoir, sans savoir pourquoi les revoir lui tenait tant à coeur soudain. Sans doute parce qu’il avait l’impression de sentir une profonde détresse en elles deux ? Ou parce que… parce que c’était là renouer en quelque sorte avec les actions de son ancien lui en faveur des Graärh ? Peut-être un peu des deux oui. Le Ilhan humain avait souvent agi ainsi : tendre une main, secourir quelqu’un et finalement se trouver ainsi des alliés, des soutiens. Sans forcément toujours calculer sur l’instant les bénéfices acquis pour autant. Sur le moment, il voyait juste de l’aide à apporter, une âme qu’il voulait sauver, ou un potentiel détecté. Il fallait croire que cette part de lui était restée malgré sa, ou plutôt ses, transformations.
Ilhan ne répondit rien toutefois, quand il les vit reprendre leur sac et partir. Il se contenta d’un léger hochement de tête, adressé à chacune d’elle, et d’un léger sourire se voulant encourageant quand la rousse passa près de lui. "Oui, venez, n’ayez crainte, je ne vous veux aucun mal", criaient ses orbes sombres qui pétillaient soudain de petits éclats dorés. Il serait au port, assurément. Il attendrait, le temps qu’il faudrait. Autant de temps que le lui permettrait l’heure de son propre départ à venir.
L’althaïen les regarda donc partir, et pria les Huit et les Esprits-Liés que les Graärh viennent quand même. Et alors qu’une touffe rousse disparaissait au détour d’une ruelle, son regard se reporta sur les étals autour de lui. L’activité du marché avait repris. Il était actuellement dans une section du marché dédiée surtout aux marchands d’étoffes et d’objets, qui tentaient d'attirer les badauds sur le départ. Dont lui. Il allait s’en détourner, quand son œil accrocha un éclat qui lui rappela quelque chose…
Il s’approcha alors de l’étal et aperçut un bijou, précieux objet, parmi bien d’autres. Un bijou qu’il avait déjà vu dans un de ses souvenirs du Livre de Vie. Une promesse des honorés… Un bijou précieux et inestimable chez les Graärh, qu’un des leurs, Jangali Pakaana, avait partagé avec lui pendant un temps. Un tel objet ici ? Sans doute un objet volé à un esclave… Cette pensée rembrunit aussi les pensées de l’althaïen qui manqua fusiller du regard le marchand. Il se retint toutefois et parvint à garder un visage de marbre, et un sourire faussement avenant, quand il releva les yeux sur lui.
Et une autre pensée lui vint aussitôt : il avait croisé les deux Graärh devant cet étal. L’une d’elles avait-elle aperçu l’objet, elle aussi ? Et sous l’émoi, ne l’avait pas vu et l’avait ainsi renversé ? Pour lui, sans qu’il ne sache pourquoi, c’était là en tout cas un signe des Dieux. Il désigna alors l’objet et tenta d’en marchander le prix. De savoir que ce forban allait se faire une fortune sur la peau d’un Graärh sans doute maintenant aux fers lui faisait assez mal comme ça. Mais il lui fallait cet objet ! Absolument ! Pour lui, il était prédestiné aux deux Graärh qui semblaient si unies.
Il parvint à l’avoir à un assez bon prix. Et rajouta même quelques pièces pour acheter sa discrétion. Chut, silence, secret, entre vous et nous et les Dieux. Peut-être y en avait-il même un de trop, pensa-t-il à part lui, retenant des envies meurtrières.
Pour se calmer, il décida de continuer à déambuler un peu avant que le marché ne ferme. Grand mal lui en prit, car, acheteur compulsif qu’il pouvait être, il aperçut rapidement deux autres objets qui lui semblaient de beaux cadeaux aux Graärh. Tel un gage de paix ou de bonne volonté de sa part de les aider, à sa manière. Certes, il s’imaginait bien qu’en tant qu’esclaves, elles devraient cacher ces possessions, mais il les espérait suffisamment intelligentes pour trouver un endroit sûr et sécurisé. Avec une petite pensée pour son comptable qui allait certainement lui faire une leçon mémorable à son retour, il céda à sa pulsion et acheta un Murmure des esprits, magnifiques boucles d'oreille en cuivre brossé, de tradition Graärh, auxquelles était accrochée une griffe animale, ainsi qu’un Pankahbeek, une curieuse arme d’origine Graärh aussi, munie d’une petite lame double biseautée, longue de quinze à vingt centimètres en forme de goutte d’une belle teinte métallique, et équipée d’une bague de cuir renforcée pour s’accrocher au bout de la queue. L’arme était équipée d’un petit réservoir à poison, ce qui lui rappela le petit aiguillon que lui-même possédait, bien caché.
Des achats peut-être inutiles, si les deux Graärh ne venaient pas finalement, songea-t-il alors qu’il quittait le marché. Mais non, au final, peu importait. Il trouverait toujours quelqu’un à qui les offrir au pire des cas. Et il se devait d’aller à ce rendez-vous, en gardant espoir, sans partir d’un esprit négatif. Il devait y croire. Les Huit et les Esprits-Liés avaient sans doute entendu sa prière et inspireraient les deux Graärh ! Obligé ! Oui, il devait y croire.
Et c’est ainsi qu’il se rendit au lieu de rendez-vous sur le port, emmitouflé d’abord de brumes magiques, pour mieux se fondre dans l’ombre d’un entrepôt, tout en ayant une bonne vue dégagée. Il avait faussé compagnie à ses garde-loups en douce, et n’avait pris en escorte que des araignées, qui savaient elles aussi se fondre dans la masse et les ombres et rester discrètes à bonne distance. Il préférait garder cette rencontre-là sous le sceau du secret, autant que faire se pouvait. Il ne savait pourquoi ni comment, mais son instinct, et surtout sa pythie, lui soufflaient que les deux Graärh préparaient quelque chose… Il ne voulait pas les dissuader, mais préférait qu’il n’y ait pas de liens directs avec Delimar. Il avait donc revêtu aussi son masque des mystères pour cacher son vrai visage, le temps qu'elles arrivent.
C’est ainsi qu’il attendit. Attendit. Attendit encore. Il commençait à désespérer, et l’astre diurne commençait déjà à descendre doucement sa course dans le ciel, quand enfin… il les aperçut.
Ce ne fut d’abord qu’une queue rousse. Puis une plus pâle. Et enfin les deux silhouettes se confirmèrent. Il sentit son coeur battre un peu plus fort sous la joie et le soulagement.
– Par ici, souffla-t-il aussitôt, en langue Graärh, quand toutes deux furent à portée.
Rapidement, il ôta son masque, pour qu’elles puissent avoir confirmation qu’il s’agissait bien de lui.
– Venez, par ici, s’il vous plait.
Se disant, il les invita à se faufiler dans l’ombre entre deux entrepôts. Une ombre calme, où il n’y avait quasi aucun passage, et surtout où quelques caisses les masquaient aux yeux des passants de la rue. Il se doutait qu’elles hésiteraient à le suivre en ce lieu.
– J’ai quelques petites choses à vous donner… et je préfère que vous ne soyez pas vues en de telles possessions, souffla-t-il rapidement en un murmure, espérant leur faire comprendre ses réelles intentions.
"Au risque qu'elles leur soient directement reprises", ajouta-t-il en son for intérieur. Un non dit qui flotta toutefois clairement dans l'air.
Et rapidement, il s’enfonça dans les ombres, espérant qu’elles le suivraient. Qu’elles se diraient ne pas être venues jusqu’ici pour rien. Puis, sans un mot, il se retourna dans leur direction, s’abaissa et posa un genou à terre, devant un petit paquet enveloppé de tissu posé là. Avec un sourire taquin et amusé, il défit lentement le tissu et leur laissa observer les objets qu’il avait achetés le matin même. Il releva alors ses orbes sombres, priant pour qu’elles l’aient suivi et avides de voir leur réaction.