Il était à la moitié de son deuxième tour de rempart et était déjà essoufflé, à se tenir les côtes, sous le regard amusé des soldats de garde. Il avait salué chacun à son passage et chacun l’avait salué en retour, avec un petit mot d’encouragement pour son nouvel exercice régulier, ou une petite tape sur l’épaule au passage. Car oui, le voir exercer une telle activité n’était en rien coutumier apparemment. Son ancien lui avait certes l’habitude d’entretenir un minimum d’activité physique, sur la plage, notamment par ses danses méditatives ou ses essais d’entrainement au combat de type Graärh, activités qu'il avait tenté de reprendre également. Mais rien d’aussi intensif. Rien qui ne mette autant à rude épreuve sa bien piètre endurance. Mais s’il y avait une chose qu’il avait vite comprise à côtoyer ses soldats, dont quelques rares Immaculés, lors du trajet de retour, c’est qu’une deuxième chance lui était donnée, et qu’une nouvelle force lui était offerte aussi. De ses écrits, il avait lu que le corps et l’esprit étaient un tout. Peut-être était-il venu pour lui le temps d’entretenir un peu plus son corps et de le rendre un peu plus robuste.
Oh certes, il ne serait jamais un véritable guerrier, il n’en avait ni l’étoffe ni la véritable prétention. Mais rien ne l’empêchait de s’exercer un tant soit peu. De renforcer son endurance, de ne plus être le point mort, ou du moins le point faible, physiquement parlant, dans cette cité de l’honneur. C’est ainsi que depuis son arrivée en Delimar il s’adonnait à quelques exercices de ce genre, course d’endurance et mouvements de renforcement musculaire, exercice de coordination aussi, tout cela sous l’oeil attentif d’un maitre d’entrainement qui avait accepté de le prendre en charge. Et qui ne le ménageait en rien. Heureusement, son deuxième tour prit fin, et ce fut un Ilhan au bord de l’asphyxie, plié en deux, mains sur les genoux, qui écoutait les critiques, conseils et avis de son entraineur attitré. Il opina du chef, incapable de parler, et fut autorisé à rentrer chez lui. Sa pause prenait fin, mais il lui restait encore un petit moment avant de reprendre ses fonctions. Autant que faire se pouvait en tout cas, avec sa mémoire plus que lacunaire…
Quelle ne fut sa surprise en rentrant à sa demeure de recevoir une invitation de Kehlvelan Vairë, Cawr, Baptistrel d'Ocean et Gardien du Domaine. Rien que ça. Ce nom lui disait quelque chose, plus même. Il en avait lu des mentions à maintes reprises dans ses écrits. Nombreux écrits : son Livre de Vie, ses carnets, des lettres, des factures de cadeaux qu’il avait faits, notamment à de nombreuses anciennes connaissances, amicales ou simples relations. Cadeaux parfois étonnants, il devait l’avouer (non parce que… en avait-il réellement offert un à Claudius de Havremont, notoriété de Sélénia, Maitre de guerre, ancien pro-Fabius, lui qui pourtant semblait avoir détesté ce fameux Fabius, et pour cause de ce qu’il avait pu lire ? Qu’est-ce qui était passé par la tête de son ancien lui pour offrir un bâton du bourdon à un prix si exorbitant, alors que cet homme voulait certainement lui faire la peau, à lui, le traitre ?…). Bref, il avait trouvé tout un fatras peu à peu au fur et à mesure qu’il résolvait des énigmes laissées par son ancien lui. Et Maitre Kehlvelan avait été nommé à plusieurs reprises, avec souvent une certaine déférence, voire admiration, dans les mots employés. C’était là quelqu’un qui semblait lui avoir été cher. Il ne savait à quel point. Ils avaient eu une relation de maitre à élève, cela était évident, mais… il doutait qu’il y ait eu plus. Même si dans ses écrits transparaissait un certain regret à cet égard. Du peu qu’il avait compris, il avait été au Domaine quand il avait été malade, peu de temps avant de… bref, vous savez quoi. À quoi avait assisté le Cawr exactement ? L’althaïen n’en savait pas plus.
Toutefois, il ressentit un certain émoi, une certaine joie aussi, d’avoir l’honneur de recevoir une telle invitation. Et s’empressa de répondre par l’affirmative, tout en envoyant une missive à la citadelle, exposant son obligation diplomatique à répondre à une invitation urgente et le rendant indisponible pour quelques heures. Il se ferait un devoir de les rattraper le soir même ou le lendemain, bien entendu. Il s’était découvert un côté acharné au travail, restant souvent à son bureau, à dévorer tout écrit passant sous sa main, jusqu'à des heures indues. Une caractéristique qu’il partageait avec son lui d’avant lui avait-on dit. Mais il voulait ardemment rencontrer cet elfe qu’il avait apparemment tant estimé par le passé. Il s’empressa alors de se rafraichir, à gestes presque tremblants, tant il était empressé et troublé. Il ne voulait pas faire attendre l’elfe, pour autant il voulait se présenter à lui avec une mise honorable.
C’est ainsi vêtu de ses atours à la couple la plus raffinée, dans tout l'art althaïen, même si simples d’apparence, et d’un léger parfum typique de la romantique, qu’il se rendit au lieu de rendez-vous. Il était curieux, et plus que tout impatient, d’avoir une chance de renouer cette relation. Même si une certaine fébrilité l’étreignait aussi à chaque pas qui le rapprochait de sa destinée.
Certes, destiné était un bien grand mot. Il ne se rendait après tout qu’au quartier des Arts pour prendre un thé. Mais pas avec n'importe qui ! Avec un elfe ! Et pas n’importe lequel ! Un Cawr ! Son ancien Maitre ! Oui, il était enfiévré à cette idée et si un il-ne-savait-quoi ne le retenait pas, il aurait couru à travers les rues pour ne pas faire attendre plus encore son hôte de marque. Peut-être un zeste de décence et de volonté de se contrôler, comme on le lui rappelait sans cesse depuis son retour. Les apparences, il devait garder les apparences… Il se força donc à avancer d’un pas calme et posé, malgré son agitation intérieure. Quand il aperçut la fontaine au dauphin, un léger sourire amusé flotta, alors qu’il se souvenait du récit de sa création. Elle était toujours là finalement.
Mais bien vite son sourire s’estompa quand il le vit. Là, devant lui, se relevant avec élégance… Sa vue perçante ne le trompait pas, même s’il était encore au bout de la rue. Son coeur battit chamade et ses yeux pétillèrent tandis qu’il se rapprochait. Sans qu’il ne s’en rende compte, il ralentit très légèrement l’allure, comme pour se donner le temps de mieux contempler ce chef-d’oeuvre vivant. Oui, chef d’oeuvre. L’elfe était de toute beauté. D’un charisme charnel qui l’attirait inexorablement. Il était soudain incapable de détacher ses orbes sombres de ses traits altiers. De ses étranges et envoutantes oreilles effilées. De cette chevelure qui semblait flotter, et qu’il devinait de la soie au toucher.
Quand enfin l’althaïen fut devant le Cawr, ce dernier lui offrit un salut à la mode elfique. Cela, il l’avait vu dans son Livre de Vie. Il ne s’en souvenait pas lui-même, mais il avait retenu le geste. C’était pourtant, pour son lui de maintenant, la toute première fois qu’il allait l’offrir à son tour. Lentement, il rendit donc le salut, avec une solennité tout en émoi.
“Salutation, Seigneur Avente”
Oh, ils ne s’appelaient donc pas par leur prénom ? Il ne sut alors que lui répondre, tant ces simples mots le troublèrent. Il ne savait pas, plus, comment s’adresser à l’elfe alors. Maitre à élève. Apparemment rien de plus. Quel dommage, ne put-il s’empêcher de penser, alors que ses perles de jais détaillaient avec fascination chaque courbe de ce visage impassible. Mais le silence s’étirant l’invitait, l’obligeait même, à répondre. Ce fut alors d’une voix chaude et grave, aux accents chantants de son ancienne cité perdue, qu’il parvint à dire enfin :
– C’est un honneur de vous rencontrer… à nouveau… Maitre Kehlvelan.
Le "à nouveau" lui semblait soudain tant équivoque…
À la proposition d’un thé, il hocha de nouveau la tête, une main sur le coeur avec une légère inclinaison du buste.
– Avec plaisir, Maitre.
Il se laissa alors guider par le Cawr qui avait vraisemblablement déjà choisi l’endroit. Tous deux s’installèrent, dans un silence à la fois calme et troublé. Ilhan peinait encore à apaiser les battements de son coeur, même s’il parvenait à garder un visage un tant soit peu serein. En apparence du moins. Son sourire dénotait une certaine timidité et son regard pétillait d’or, le trahissant éhontément.
Quand enfin ils furent installés, aussitôt un homme vint prendre leur commande. Enfin, plutôt celle de Kehlvelan, car, quand il se tourna vers l’althaïen, aussitôt il proposa :
– Et pour vous, je suppose la même chose que d’habitude.
Ilhan ne s’était pas rendu en ce lieu depuis son retour, depuis sa renaissance, et, lui, ne connaissait pas cet homme. De le voir ainsi pourtant si familier avec lui, de le voir si bien connaître ses goûts, ses habitudes, le troubla plus que de raison. Il offrit alors pour toute réponse un hochement de tête avec un léger sourire. C’était dans ces moments-là où il se demandait pourquoi. Pourquoi et à quoi rimait cette "renaissance", cette immaculation. Pourquoi revenir d’entre les morts pour ne plus rien se souvenir. Les gens vous connaissaient, mais vous ne le connaissiez pas. Ils savaient des choses sur vous, que même vous ne saviez pas. C’en était… dérangeant.
Ilhan resta un instant le regard rivé sur le dos de l’homme qui partait, avant de prendre conscience du lourd silence qui s’était soudain abattu. Il se secoua alors mentalement et reporta toute son attention sur Kehlvelan. Et toute sa fascination. Son sourire se fit plus léger, plus vrai et plus sincère, quand il reprit la parole. Il avait envie de lui poser mille et une questions, et sa curiosité revenait au galop. Il dut se forcer à réfréner son instinct compulsif d’enfant impatient et curieux qui avait mille pourquoi à demander. Il avait déjà remarqué que ses pourquoi semblaient agacer certains individus. Et il n’avait aucune envie d’agacer son ancien maitre. Il lui faudrait donc calmer ses ardeurs. Et non, ne pas toucher à ses oreilles pointues si magnifiques et si captivantes… Non, ne pas toucher Ilhan, ne pas toucher, se répéta-t-il intérieurement, forçant son regard à se planter dans les yeux clairs de son vis-à-vis.
– Je ne sais comment nous nous appelions par le passé, ni… ni quelle était notre relation. Mais…
Un léger soupir lui échappa. Peut-être pouvait-il se montrer un peu sincère avec lui ? Lâcher un peu les apparences ? Après tout, si ce qu’il avait lu des Cawrs était vrai, Kehlvelan pouvait tout savoir de lui avec son chant-nom. Et… cette fois, loin d’être dérangeant, cela lui était apaisant. Avec lui, peut-être pouvait-il être vrai. D’ailleurs, mieux valait ne pas mentir en sa présence. Il paraitrait que cela leur causait de la douleur… Cela serait affligeant de torturer un hôte si honorable.
– Je vous avoue que vous entendre m’appeler Seigneur Avente me gêne un peu. M’appeliez-vous ainsi par le passé ? Si cela ne vous dérange pas… J’aimerais assez… que vous m’appeliez simplement par mon prénom. Et si cela vous dérange… mon nom tout simplement ?