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À partir de juin 1763


Ses doigts dansaient entre les cordes de la harpe et la plume sur le papier depuis des heures. Des mélodies différentes qui s’interrompaient entre deux gribouillis. L’instrument était installé dans le bureau depuis le mois de juin, juste à côté de la chaise où elle s’affairait à écrire. Ainsi Autone improvisait, commençant par une note, elle laissait l’inspiration faire voler des idées. Ça n’avait pas besoin d’être compliqué, quelques notes se répétaient puis il fallait ajouter des variations. Parfois, l’on parvenait à créer de choses entrainantes sans y passer des mois. Mais la petite dame remettait constamment en question ses mélodies, essayant des alternatives, des contrastes, elle questionnait constamment la beauté de ses mélodies.

Il y avait déjà quelques années qu’Aramis lui avait appris à jouer cet instrument, juste avant l’avènement du tyran. Évidemment elle n’avait pas pu s’entraîner à Morneflamme, mais après la guerre, elle avait eu suffisamment de temps pour perfectionner sa technique. Évidemment qu’elle n’était pas une prodige, mais la harpe n’avait jamais été pour elle une discipline qu’elle visait à maîtriser parfaitement. Elle s’était laissé entraîner dans la musique pour se souvenir de l’harmonie. Une manière de tout vivre, de tout révéler et de tout laisser couler sans détruire quoi que ce soit. Une habitude d’apprendre pour combattre la mélancolie également. Puis elle était devenue meilleure, à force de jouer, elle s’était offert un précepteur, également, qu’elle payait pour des leçons.

Elle rêvait parfois à des mélodies qu’elle n’avait entendues nulle part et s’éveillant, elle se dépêchait de trouver les notes sur la harpe pour les écrire. Alors des partitions s’empilaient, éparses sur le bureau qui restât en désordre tout l’été. Il y avait les pièces dont elle s’inspirait, qu’elle avait acquises dans son apprentissage, rangées dans un livre qu’elle consultait à l’occasion. Il y avait aussi les partitions complétées, les brouillons et les idées incomplètes, celles dont elle ne se souvenait plus pourquoi elle les avait écrites. Parfois, elle interrompait son écriture en croisant dans le coin de son regard une feuille de papier volante sur laquelle était écrite sans grand soin quelques notes. Elle l’attrapait alors et tentait de se souvenir à quelle histoire elle voulait accoler cette mélodie, ou bien à quelle mélodie elle voulait accoler l’idée de variation.

Et de manière désordonnée elle travaillait, tous les soirs. Quand les enfants dormaient et que la maison était plongée dans le silence, Autone se tournait vers la première partie de ce travail. Retranscrire les histoires de la tradition Graärh. Le plus possible, autant que ce dont elle se souvenait au moins. Déjà, ses échanges avec les natifs, lorsqu’elle était arrivée sur l’archipel, l’avaient aidées dans son entreprise de retranscrire quelques coutumes. Sa plus grande bénédiction était le bavard Purrnendu qui lui avait raconté des histoires à Cordont, alors qu’elle l’avait écouté attentive et intéressée. À présent qu’elle se souvenait de sa dernière vie, elle se souvenait aussi de certaines histoires, racontées avant son sevrage par son père, et par les autres Graärhs de son clan avant qu’elle n’en soit bannie. Autone aurait aimé savoir comment les armes étaient fabriquées, mais elle qui avait été une guerrière, ne se souvenait que de les avoir maniées. Si elle avait su, elle aurait peut-être tenté d’en insuffler quelques inspirations à la forge de Satie.

Jusqu’à l’aube et parfois aux petites heures du matin, elle écrivait les histoires des héros Graärhs, des légendes qu’elle connaissait. Lorsque Satie trouvait la porte du bureau entrouverte, chandelles toujours allumées quelques heures avant le lever du soleil, elle grondait gentiment Autone et la soulevait sans difficultés pour aller la déposer dans son lit. La petite dame protestait toujours, mais ne rassemblait jamais le courage de se relever. Puis, une fois les chandelles éteintes par sa belle-sœur, il n’y avait plus rien à y faire. De toutes manières, elle n’allait certainement pas gagner contre cette femme qui pouvait aussi bien battre le fer que la soulever sur son épaule.
Alors qu’une servante s’infiltrait dans son bureau pour fouiller les papiers, habituellement si ordonnés, ce bureau dont rien ne dépassait, elle surprenait un désordre monumental dans la salle connexe à la chambre. Et parmi les ballades, les lamentations, les transcriptions rigoureuses des héros Graärhs, elle pouvait aussi trouver un parchemin d’écrits bien plus politiques. Une longue énumération d’arguments, développés en profondeur dans un texte suivi. Des annotations exigeantes, l’évocation de la réincarnation comme argument, complètement biffé. Les notes, « Trop dangereux? » et « À réfléchir. »

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Un doux dimanche de juin en après-midi Autone fit ses prières aux esprits avant de se préparer à une ballade en ville. Habillée d’une robe d’un tissu léger, à la coupe modeste et à la teinte sombre, elle sortit accompagnée de ses enfants, de ses deux belles sœurs et de deux gardes personnels. La petite dame prétendait avoir envie d’entendre les ménestrels et la famille fit halte aux endroits où les artistes jouaient habituellement, laissant toujours quelques pièces d’or après une représentation. Après une heure de marche, Kyran était fatigué et demandait à être porté. C’est Yolande qui le prit l’enfant dans ses bras, qui se cala contre l’épaule de sa tante sans s’assoupir pour autant. Odélie, elle, était en pleine forme et il était difficile de la faire tenir en place. Autone se demanda si le cuisinier ne l’avait pas laissé piger dans les sucreries avant le déjeuner.

Un musicien attira l’attention de la petite dame, après une chanson Satie et Yolande s’apprêtaient à recommencer leur balade quand ils remarquèrent que la jeune femme était restée immobile, attendant la prochaine pièce. Au premier regard il n’avait rien de remarquable, grand et mince, un visage doux et des boucles épaisses en bataille. Mais quand il chantait, un charisme se dégageait soudain de lui, l’habilité avec laquelle il faisait résonner les cordes de la harpe et du luth avaient quelque chose d’impressionnant, de captivant. Après deux, puis trois pièces, Autone prit Odélie dans ses bras, la gardant assise sur sa hanche droite. La petite fille, soudainement calme, semblait aussi captivé que sa mère, comme si l’émotion de la dame déteignait sur sa fille.

Un petit regroupement se forma autour du musicien et les applaudissements retentirent autant que les pièces d’or. La petite dame remarqua que sur sa coiffe, le ménestrel gardait sa plume à écrire comme décoration. Son sourire d’enfant répondit à la réception positive du public. Il avait quelque chose de candide, une aura de bienveillance. « Il faut donner des pièces! » fit Odélie, sortant sa mère de ses rêveries. Elle gloussa doucement et posa la petite rousse sur les dalles de pierre. « Tu as raison. Tout travail mérite salaire. » La dame sortit de sa poche une petite bourse de velours. « Je veux lui donner! » fit l’enfant en sautillant, ce qui fit rire le musicien qui prenait une pause pour classer ses partitions et papiers. Autone sourit donc et posa la petite bourse dans les mains de la gamine, tenant son autre main alors qu’elles s’approchaient ensemble vers le musicien. La petite Falkire tendit la bourse, alors que le garçon retirait son chapeau pour le poser sur son cœur, faisant une révérence exagérée à l’enfant avant d’accepter son offrande. Le sourire s’étira sur les lèvres d’Autone. « Comment vous appelle-t-on? » Refermant la main sur la petite bourse il porta alors cette main à son cœur et la main tenant son chapeau derrière son dos avant de s’incliner plus humblement. « Éden, Dame Falkire. C’est un plaisir de faire votre rencontre. »

« Le plaisir est partagé. La dernière chanson, je ne la connais pas. L’avez-vous composé? »


Se redressant, Éden rougit un peu en se grattant la nuque. « Je suis…poète à mes heures, j’imagine. J’ai composé quelques chansons mais… » Les mots du garçon se perdirent dans des marmonnements timides.

« Vous avez trop d’humilité pour votre talent. J’espère que nos routes se croiseront à nouveau. »

Sur ces mots elle partit. Plus tard, en soirée, alors que Éden comptait ses profits, il ouvrit la petite bourse de la Falkire. Le velours était joli, il luisait d’un bleu argenté. Éden se plaisait à imaginer une robe dans cette couleur. Renversant les pièces d’or dans sa main gauche, le ménestrel surprit un petit bout de papier qui s’était habilement glissé dans la bourse. Éden le dépliât, intrigué et un peu fébrile. Il avait l’impression d’être au début d’un livre d’aventure, sur le point de recevoir une glorieuse quête d’une noble dame. Lisant les quelques mots soigneusement écrits à l’encre, un grand sourire lui fendit le visage.

« Si vous êtes intéressé par un mécénat profitable et inhabituel, rejoignez-moi à la taverne de la biche d’or, demain soir, une heure avant la minuit. Je changerai mon apparence, cherchez le rossignol. »


Preuve qu’elle s’était préparée à l’avance et qu’elle avait écrit ce message dans le but de chercher un ménestrel dans la journée. Autone avait écrit la note au matin et avait laissé sécher l’encre avant de plier le papier. La bourse serait pour le ménestrel qu’elle choisirait. Elle prenait un risque, peut-être ne tomberait-elle pas tout de suite sur quelqu’un de favorable à sa cause. Elle avait eu un coup de cœur pour le garçon, peut-être à cause de sa candeur. Elle y voyait un potentiel de charisme qui n’était pas suffisamment exploité. Et les vers du jeune homme l’avait touché, même si Autone savait contenir ses réactions en public.

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Autone tenait le peigne à la racine de ses cheveux, forte hésitante devant la glace, elle faisait une grimace en répétant un « S’il te plait fonctionne, fonctionne, fonctionne… » la trame était instable, elle la sentait comme s’embrouiller, incapable de décrire la manière dont elle la voyait. Prenant une grande respiration, Autone laissa descendre le peigne dans ses cheveux en expirant. Elle écarquilla les yeux en voyant la mèche de cheveux aussi noire que le jais, priant tout ce qu’il y avait à prier qu’elle parviendrait ensuite à faire fonctionner ce glyphe lorsqu’il serait le moment de retrouver ses cheveux normaux. Elle prit un long moment avant de parvenir à changer la couleur de toute la tignasse. Elle sépara ses cheveux en plusieurs sections, les attacha de rubans, puis le moment redouté se présenta alors qu’elle attrapa les ciseaux. Son cœur battait la chamade pendant plusieurs minutes, craignant de se retrouver coincée de la sorte. Puis elle se lança d’un coup, comme elle l’avait fait après avoir été libérée de morneflamme.

La petite dame ramassa longues mèches de cheveux par terre et les cacha dans un tiroir, ne sachant trop où les mettre. Elle trouverait bien un endroit spécifique, mais pour l’instant elle devait simplement éviter les questionnements si l’on trouvait ses cheveux au sol. C’était étrange de couper toutes ces années de patience, de conformisme aux dictats de beauté de la cour. D’un coup, d’un seul, une partie de ces années s’étaient détachés d’elle.

La corneille observa dans la glace son nouveau portrait, ses cheveux courts et sombres. Cela lui ressemblait peu, mais c’était l’objectif. Elle poudra son visage, cacha ses taches de rousseurs, pâlit un brin son teint et avec quelques illusions, changea un peu la forme de ses yeux, à l’aide du Khôl sur ses paupières. Le rossignol écrasa un peu sa poitrine avec un corset en coton qui ne couvrait que le haut de son torse et se lançait dans le dos. Le dernier détail à changer était ses chaussures. La petite dame enfila une paire de bottes qu’elle ne portait habituellement pas. Elles étaient faites pour pouvoir contenir un faux talon, donnant quelques centimètres de plus à la jeune femme. C’était habituellement quelque chose qui était porté par les hommes, mais il avait suffi d’en commander une paire plus petite.  

Clé de sa maison en sa possession, Autone verrouilla la porte de sa chambre et s’enfuit par un volet du couloir, descendant l’étage en faisant des pas dans les airs, l’esprit lié du gerridae avec elle. Ses vêtements étaient moins opulents, mais elle ne portait pas des haillons non plus. La différence principale était le port des pantalons et la longueur de sa robe, qui lui arrivait aux mollets et sous laquelle elle cachait ses dagues. Une légère cape courte et ses cheveux épais cachaient son visage. Elle portait des couleurs terre et un rouge foncé, qui ne se laissait pas éclater parmi les autres couleurs. Autone veilla à ne pas être vue, ni en sortant de la maison, ni en sortant de la rue. Elle attendait de s’éloigner des rues avant de sortir de l’ombre et de se mêler aux gens. Une fois qu’elle s’était glissée dans la populace, elle tentait de ne pas paraitre faire un effort spécifique pour cacher son visage. Elle travailla à ne pas se faire trahir par des tics ou les expressions faciales qui lui étaient propres.

Quand elle arrivât à la taverne, elle se commanda un pichet et deux chopes et prit une table en retrait. Quelques papiers étaient cachés dans sa besace et dans sa main, elle jouait avec le rossignol, inanimé, figurine rouge en bois. La petite dame laissa les choppes vides jusqu’à l’arrivée d’Éden, passant clairement le message qu’elle attendait quelqu’un. Lorsqu’elle le vit franchir la porte, elle regarda en sa direction, attendant que les yeux du garçon se posent sur elle. Lorsqu’il la vit, semblant hésitant, elle lança d’une main qui se transforma en vrai oiseau, avant de retomber dans sa forme normale dans sa main, d’un geste suffisamment subtil pour ceux qui ne regardaient pas.

Éden s’assied devant la dame, semblant ne pas trop savoir où se mettre, bien curieux et intrigué.

« J’espère pouvoir vous rassurer en vous disant que je n’ai rien d’illicite à vous proposer. J’ai simplement besoin de rester discrète. Un verre? »

Le garçon cligna et restât un moment troublé avant d’hocher la tête. Elle le servit, ne lui laissant le temps de prendre l’initiatives, toutes bonnes manières qu’il avait. Puis elle se servit et trinqua avant de prendre une gorgée. L’alcool la laissait indifférente, elle n’aimait pas dépenser ses pièces à boire, mais cela paraissait certainement mieux de boire dans une taverne. Le rossignol sortit de sa besace une pièce de papier et une partition. Elle donna d’abord le papier à l’homme, où était écrit les paroles de la chanson qui était transcrite sur la partition.

« Dites-moi d’abord ce que vous pensez de cette chanson. J’essaie d’écrire, je ne suis certainement pas poète. C’est pour cette raison que j’ai besoin de vous, à vrai dire. »

Éden fronça les sourcils d’un air intrigué et bût en lisant attentivement. Il prit un moment avant de comprendre qu’il s’agissait d’une histoire Graärh. Ses yeux devinrent ronds et grands, mais il ne semblât pas agressif. Autone camoufla sa nervosité, c’était le moment où elle saurait si le jeune homme pouvait avoir la moindre sympathie à sa cause.

« Eh bien…Je ne sais pas ce que ce dernier refrain signifie parce que je ne connais pas cette langue mais… Peut-être qu’on pourrait retravailler un peu quelques rimes. Attendez. »

Un sourire d’espoir se dessina sur les lèvres du rossignol. Elle rougit tant son cœur battait de satisfaction. Elle avait eu raison de croire que sa candeur serait une grande qualité. Elle venait de lui mettre un poème en langue Graärh sous le nez et lui, sourcillait aux rimes. Autone se pinça les lèvres pour s’empêcher de rire de joie. Alors que le garçon lisait et relisait la chanson.


Le moulin de la vie tourne, jusqu’au volcan de ta crémation
Vaalaamuk t’observe impuissante, tes rives endeuillées
Entre les strates de vérité, nul n’est épargné
Celui qui tiens l’ancre de son nom
Demeurera toujours imbrisé

Tu nourrissais les tiens sans compter
Tu aimais esprits, êtres et créatures
Une pierre en récompense t’a été donné
Dont la valeur ne résidait dans la beauté

Le cheval t’a promis que tu entendrais chanter
Mésanges et geais dans la langue de tes ancêtres
Le cri du renard en poésie s’est transformé
Et de tes exploits avec le cerf tu pouvais discuter

Mais pour cet enchantement de ton silence tu dus payer
Car l’hermine te prévient de la seule limite à ce cadeau
Si les murmures des créatures tu devais révéler
Sans voir ta prochaine aurore, en pierre tu serais changé

Un jour alors que tu t’en allais chasser
Les oiseaux chantèrent leur sagesse et toi de les écouter
prévenir les leurs que vite ils devaient quitter
car du feu du volcan, les rives seraient bientôt inondées

Honorable Hailibu, ta tribu tu courras sauver
Or aucune parole des oiseaux tu ne pût répéter
Et bien que de ta tribu tu fusses respecté
Nul ne comprit ta soudaine hâte de déserter
les rives de Vaalaamuk, ton tombeau

Shikaaree au grand cœur
Au prix de ta peau tu agis par honneur
En prévenant les tiens tu devins
La statue de ton éternelle mémoire
Honorée par les conteurs et les anciens

Le moulin de la vie tourne, jusqu’au volcan de ta crémation
Vaalaamuk t’observe impuissante, tes rives endeuillées
Entre les strates de vérité, nul n’est épargné
Celui qui tiens l’ancre de son nom
Demeurera toujours imbrisé

Chakki chal rahi, Vaalaamuk baitha royee
Dono pud ke beech me saajha na nikle koi
Chakki chal rahi Vaalaamuk baitha joyee
Khoonta pakdo nij naam ka
To sajha nikle jo soyee


« Le poème, à la fin, qu’est-ce que ça signifie? » Demanda-t-il

Autone sourit doucement, elle appréciait que, comme elle, il savait baisser le ton de sa voix.
« C’est une chanson traditionnelle. Vaalaamuk est assise, regarde le cycle de la vie tourner. La traduction ne peut pas être parfaite, dans cette langue, cette partie signifie … Entre les strates de vérité et de non-vérité, nul n’est épargné. Mais cela faisait long et je voulais garder un rythme assez égal. »


« Cela fonctionne tout de même ainsi. » remarqua-t-il, approuvant la décision. « Donc Vaalaamuk sont…les terres natales de ce héro dont la vie est contée. C’est bien cela? »

Il sembla prendre un moment pour réfléchir. Autone lui laissât le temps dont il avait besoin, brisa le silence après une minute. « Ce n’est pas un secret que je travaille à l’abolition. Cela fait plusieurs mois que je me bats avec mes collègues. Je tente de réinventer la roue à chaque rencontre mais elle tourne dans le même sens » La petite dame soupira, bût une autre gorgée, se souvenant soudain de la raison pour laquelle elle ne buvait habituellement pas. « Si le débat privé ne fonctionne pas, je dois arrêter d’être gentille et leur offrir un débat public. J’ai joint Caladon parce que je crois que le peuple a son mot à dire. Je veux savoir ce que les gens pensent de l’esclavage. Ou plutôt, je veux que les gens y pensent, qu’ils en parlent. Mais d’abord, je veux qu’ils les humanisent. Qu’ils voient ces gens comme des personnes, conscientes, pas des animaux. Et l’art…La musique propulse les voix bien plus fort que la politique. Vous le savez probablement. »

Le garçon hocha la tête, souriant un peu tristement. Cette dévotion, cette combativité l’inspirait, mais il avait mal du sort des Graärhs. Et il se sentait tout petit, impuissant.

« Même si j'avais l’âme la plus guerrière de tout l’archipel, je ne peux combattre une armée seule. J’ai besoin d’aide. J’ai besoin d’âmes de poètes comme vous. D’humains qui peuvent regarder un poème Graärh et sourciller sur les rimes plutôt que de porter un jugement injuste. Croyez vous qu’ils devraient être enfermés tels qu’ils le sont, Éden? Croyez vous que nous ayons le droit, nous humains, d’arrivés ici réfugiés et d’asservir les gens sur leur terre natale? »


« Non bien sûr que non… »

« Non. Vous croyez en la bienveillance, n’est-ce pas? Je ne vous demande pas d’être un guerrier. Laissez moi me battre. Je vous demande de chanter pour moi. De corriger mes vers, de m’aider à composer. Je vous demande de construire cela avec moi, des dizaines de chansons, parlant des Graärhs, de leurs exploits, de leurs sentiments, de leurs légendes, de leurs traditions. C’est en les faisant connaître que nous pouvons combattre ceux qui disent à tous qu’ils ne sont que des bêtes insensibles. Combattre l’ignorance avec la connaissance, une connaissance accessible à tous, chantée dans les rues, dans les tavernes, dans les salons un jour. »


L’espoir brillait dans les ambres de la corneille qui se penchait un peu vers la table, s’approchant ainsi d’Éden alors qu’elle lui parlait tout bas. Elle attrapa son regard et lui sourit, bienveillante, motivée. L’envie de se laisser entraîner était forte, mais Éden devait penser au pire. Il risquait tout, sa réputation, qu’est-ce qu’un musicien sinon sa réputation? Si l’on venait à le haïr à cause de ces chansons, à le lyncher, il perdrait tout profit et devrait peut-être trouver un autre métier. Mais les ménestrels avec le plus de succès n’étaient-ils pas ceux qui avaient pris le plus de risques? Autone regardait régulièrement et subtilement autour d’elle, vérifiant que personne ne tentait de les écouter. Bien sûr étant en retrait et au ton de voix auquel ils parlaient, elle serait fort étonnée que quelqu’un puisse les entendre. Mais elle ne voulait prendre aucun risque.

« Bien sûr on peut parler de salaire. Je crois que ma réputation me suit, concernant le fait que je ne suis pas avare avec les gens qui travaillent pour moi. »

« Je vous suis. »
« Mais si vous craignez les conséquences d’un tel risque je peux vous… Pardon? »

« Je suis avec vous. Je vais me battre avec vous. Vous avez raison, les Graärhs ne méritent pas l’asservissement. Je suis reconnaissant de Caladon, des terres sur lesquelles j’ai trouvé refuge. Alors je vais prendre ce risque. Pour eux. »

Autone cligna un moment, il l’avait interrompu, semblant sortir de ses pensées. Elle prit un moment avant de comprendre qu’elle avait réussi. Puis elle aurait pu le prendre dans ses bras tellement elle était heureuse. Mais au lieu de cela, elle lui offrit son sourire le plus sincère et le plus joyeux.

« Vous ne savez pas combien je suis heureuse d’entendre ces mots. »


Elle avait trouvé son ménestrel. Elle avait trouvé un allié. Reprenant son sérieux, Autone étala les détails de sa proposition. Elle allait lui apprendre différentes histoires ainsi que la prononciation des paroles si un extrait était en langue Graärh. Elle lui commanderait des compositions et lui, l’éclairerait sur les chansons qu’elle composerait. Ils travailleraient ensemble sur la musique et trouveraient des idées ensemble. Puis lorsqu’ils seraient prêts, ils tenteraient une première présentation dans une taverne particulièrement axée vers la musique et les arts. Et finalement, si les esprits liés le permettaient, Éden jouerait le plus de pièces possibles dans le plus d’endroits possibles. Si d’autres ménestrels se montraient intéressés à apprendre les chansons, Autone ferait des copies des partitions et Éden leur en ferait cadeau. Autone proposa également d’engager un garde du corps qui se dissimulerait dans le public lors de leurs premiers essais, pour rassurer Éden mais également pour le protéger. Si quelque chose lui arrivait par sa faute, elle ne se pardonnerait jamais.

« Dites-moi, y-a-t-il des tavernes où vous êtes particulièrement populaire? »


Un grand sourire s’encra sur le visage du musicien. Bien évidemment.

« Je vais me créer un personnage. Vous me présenterez et l’on construira une réputation positive dans ces endroits. Mais pas tout de suite. D’abord, nous avons long à préparer et beaucoup de travail. Je vous recontacterai par mes oiseaux et nous auront un nouveau point de rendez-vous pour travailler ensemble. »

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Tout l’hiver Autone et Eden se rencontrèrent dans des petites tavernes, les soirs, parfois une fois par semaine, parfois toutes les deux semaines. Ils emmenaient leurs partitions et leurs travaux de la semaine pour en discuter ensemble et se corriger mutuellement. Souvent, ils ramenaient une partition de l’autre à la maison et passaient la semaine à voir comment ils pouvaient l’améliorer, avant de la ramener à son auteur pour lui proposer des modifications. Ainsi ils travaillaient collaborativement et rigoureusement.

Autone continuait de retranscrire les légendes Graärhs dont elle se souvenait et était tentée de se remettre à voyager pour trouver des gens de son ancien peuple qui pourraient lui rappeler les morceaux brisés de sa mémoire. La petite dame avait aussi engagé un précepteur pour l’aider à perfectionner ses techniques musicales. Après cinq mois de travail, de rencontres, de révisions et de fatigue, le duo parvint à rassembler une dizaine de chansons satisfaisante et quelques poèmes. Une diversité de styles, tant des ballades, des lamentations, que des rythmes faits pour la danse ou pour installer une ambiance joviale.

Le point commun de ces pièces était leurs thèmes : Des héros et des légendes Graärhs. Certaines chansons allaient jusqu’à piéger le public, commençant d’abord par des vers qui ne semblaient pas désigner la race féline, jusqu’à ce que quelques mots ou prénoms dans la langue étrangère résonnent. Après tout, un guerrier était un guerrier, un héros était un héros. Car l’objectif n’était pas seulement de choquer, mais de créer une perspective de semblance, de véracité. Montrer que les Graärhs n’étaient ni monstres, ni bêtes sauvages. Qu’ils étaient des êtres conscients, intelligents, sensibles. Que leur faire du mal revenait au même que faire du mal à un humain. Mais aussi que leur histoire était belle, unique et grande.

Bien sûr, pendant ces mois de travail, Autone était toujours déguisée, comme leur de leur premier rendez-vous, pour rencontrer son collègue musicien. Mais quand un soir, ils regardèrent leur œuvre accomplie en réalisant qu’ils avaient suffisamment de matériel pour le présenter au public, les complices choisirent d’une date de première tentative, en décembre. Cela coïncidait avec la présence de Luna chez les Falkire, mais Autone pouvait tout de même s’éclipser en soirée, verrouillant la porte de sa chambre comme à son habitude.

Mais la soirée fébrile de décembre où ils avaient prévu faire leur premier essai, Autone décida d’utiliser une potion qu’elle avait longtemps gardé en réserve, au cas où elle ait besoin de changer drastiquement d’apparence. Dans sa chambre, la dame bût la potion du cygne* et coupa ses cheveux. Elle enfila une chemise simple et des vêtements qui appartenaient à Matis. Son mari avait été bien plus large d’épaules qu’elle, même transformée ainsi, Autone était mince et n’avait pas les bras d’un guerrier. Mais avec une cape, une ceinture et quelques tricheries, il y avait toujours moyen d’ajuster ses vêtements. Bien sûr elle ne manqua pas de porter les bottes à talons camouflées, qui lui permettaient d’adopter une démarche légèrement différente. Elle changea aussi légèrement la couleur de ses cheveux, devenant encore plus roux qu’ils ne l’étaient naturellement. Finalement, le rossignol usa de maquillage pour accentuer les traits déjà masculins et élargir ses sourcils.

Autone avait préalablement fourni un montant à Éden pour engager un mercenaire, pour ce soir-là. Quelqu’un qui resterait en retrait et serait prêt à intervenir si un ivrogne voulait commencer une bagarre à cause des thèmes des œuvres. Bien sûr elle avait préalablement prévenu son complice qu’elle utiliserait cette potion et lorsqu’elle arriva à leur point de rendez-vous, elle allât directement vers lui, la posture confiante et joviale. Le garçon discutait avec des amis, bière à la main, à ce moment. Autone commanda alors une bière, qu’elle faisait semblant de boire, pour se joindre à eux, socialisant peu authentiquement, mais avec beaucoup d’aise et amicalement.

Elle avait pratiqué des postures, des manières, de s’asseoir, de parler, de boire, qui étaient moins féminines, mais pas ridiculement fausses. Le simple fait de ne pas faire attention à déposer sa choppe sans bruit, ou de ne pas croiser les jambes en s’asseyant, par exemple. Quand vint le temps de performer pour le musicien, les deux complices étaient nerveux, ressentaient la fébrilité l’un de l’autre d’une manière tacite. Autone offrit un sourire et une tape sur l’épaule du garçon, d’un hochement de tête, elle lui communiquât sa confiance.

Et la musique commença, il avait d’abord commencé par une chanson qui faisait partie de son répertoire habituel, attirant l’attention vers lui. Puis commençât la musique joviale des exploits de l’Aleeshan Kamda Karaptia, un modèle qui l’avait inspiré Smilodaene et de son histoire, elle n’avait oublié aucun détail. Et retenant son souffle, Autone vit les réactions partagées de la taverne, certaines personnes même crier des injures. Heureusement assez de gens appréciaient au moins le rythme, sinon le fait d’avoir une nouvelle chanson et une nouvelle histoire, pour leur dire de quitter s’ils n’étaient pas contents. Bien sûr en début de soirée quelques couteaux volaient bas, mais avec le temps et l’aide précieuse de l’intimidation du mercenaire, les têtes échauffées se calmèrent et des discussions moins dangereuses commencèrent. Ce qu’Autone aimait retirer, c’est que les chansons parvenaient à faire danser les bons vivants et que la bonne réputation d’Éden aidait, puisque les amis du garçon entretenaient une ambiance joviale pour l’encourager et l’aider. Ils étaient les premiers à danser, à taper des mains et à recommander des boissons. Et Autone se joignait à leur jeu sans hésitation, payant même une tournée.
Plus tard, le rythme s’adoucit et quand Éden prit une pause, Autone surprit une conversation qui tournait au débat et devenait de plus en plus commune. Les gens plus et moins ivres participaient au débat qui devenait le centre de l’attention. La petite dame, en habit de gentilhomme, se contenta de se taire, un petit sourire aux lèvres. Un petit quelque chose qui avait le goût du succès s’approchait de son cœur, l’espoir.

Dans les journées qui suivirent, Éden et Autone sollicitèrent encore les services du mercenaire, qui restât dans le public, à proximité du ménestrel, alors que ce dernier performait dans la rue et dans les tavernes. Après quelques jours, quelques ménestrels montrèrent enfin leur intérêt à apprendre les chansons et Éden leur fournissait avec plaisir une copie des partitions désirées. La composition était signée Éden & Summer.

Et alors que les chansons voyageaient dans les rues de Caladon, les débats et les discussions s’embrasaient avec elles. Il ne suffisait qu’à attendre que ce brasier s’enflamme, ou alors tout faire exploser. Une certitude, c’est qu’elle userait encore de papier.

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1er mars 1764

Chose bien étonnante de voir soudainement Autone habillée de couleurs, en soies Althaïennes. Elle avait changé, depuis son absence en Délimar. Elle était plus vraie, moins effrayée, mais tout aussi fière. Et lorsqu’on lui avait demandé d’expliquer publiquement son absence, demande totalement inappropriée selon elle, supposément comme excuse d’aborder publiquement ce problème de demandes de rançons, elle n’avait pas protesté. Autone avait décidé que certaines personnes ne valaient pas la peine de s’obstiner. Elle leur souriait plutôt, avant de les poignarder dans le dos.

« Au dixième jour du mois de janvier, le navire le voyageur fût abordé par des pirates. Des citoyens de Délimar et de Caladons les mieux nantis furent capturés, servant d’otage pour des demandes de rançons. Si vous, ou votre famille ayez été touché par ces demandes de rançons, je vous offre toutes mes sympathies pour les souffrances causées par ces criminels. Je sais également que vous comprenez mon dégoût que ces mêmes forçats vont librement dans notre port, marchandant parmi notre économie comme s’ils étaient des nôtres.

Laissez-moi aujourd’hui vous répéter quelque chose que je répète à chaque conseil, dans l’enceinte les murs clos du palais où vous, n’ayez injustement ni oreilles ni voix.

Chaque pièce d’or déposée entre les mains d’un pirate est une pièce d’or perdue pour Caladon.
Chaque pièce d’or dépensée dans la traite d’esclave est une pièce d’or qui aurait pu circuler dans notre marché, qui aurait pu payer un artisan, et être dépensé par cette personne pour se trouver dans la roue qui fait tourner Caladon.

On m’a demandé d’expliquer mon absence, et de parler de ces demandes de rançon. Je parlerai, alors, mais non sans m’adresser au conseil devant vous. Vous nous avez élu pour avoir une voix, alors je veux vous entendre, vous lire, vous écouter. Croyez-vous qu’il soit juste que l’on marchande avec des criminels qui enlèvent, pillent nos proches et nous demandent notre or pour revoir les membres de notre famille?

J’étais à bord du voyageur ce matin de janvier. Je me suis battue, j’ai tenté d’arrêter cette attaque. Et je n’aurais probablement pas cessé de me battre si le capitaine du navire n’avait menacé de jeter un Graärhon à la mer. C’est pour cela que je me suis rendue et c’est aussi pour cela que j’ai fui. L’on m’a enfermé avec des Graärhs et je suis parvenue à sortir de ma cellule, avec, sous leur demande, l’enfant Graärh. C’est pour cette raison que j’ai rejoint Délimar. J’ai été chanceuse, lorsque je me suis échouée sur la plage avec une jambe cassée, d’être sauvée par nos alliés.

Je suis une mère, mais je ne crois pas qu’il soit nécessaire d’avoir enfanté pour avoir cette compassion humaine. Je n’aurais pu laisser cet enfant aux mains de ces forçats. Je sais que beaucoup de femmes auraient eu la même empathie maternelle. Les Graärhs ne sont pas des animaux. Vous avez entendu les chansons dans les rues et les tavernes. Vous comprenez qu’ils sont conscients, intelligents et sensibles. »


Elle laissa un court silence couler, observa les regards devant elle. Autone ne voilait pas son empathie, sa dévotion, son sentiment d’injustice. Elle savait que les sentiments pouvaient toucher les gens. Elle savait que son visage de marbre était un bouclier qui servait en d’autres moments, qu’il n’était pas temps de le dresser devant elle.

« Vous avez le droit d’être en colère, de vouloir être écoutés. Tout comme j’ai élevé ma voix pour Caladon, élevez vos plumes, écrivez au conseil. C’est vous qui élisez vos dirigeants. Alors rappelez leur que votre voix est importante.

J’ai cru et je crois en Caladon pour ce qu’elle m’a inspirée lorsqu’elle s’est battue pour sa liberté et son droit de parler. Aujourd’hui n’est plus le temps pour les épées, mais pour l’encre.

Mon combat fût, est, restera celui de la liberté. De protéger Caladon et tous ceux qui l’habitent. Je me battrai pour vous et pour les Graärhs qui sont asservis. Je me battrai contre les pirates.
Et je vais mettre fin à la traite des Graärhs. »

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