La jeune dracène semblait confiante et sûre d’elle. Selon elle, elle ne risquait rien en ces lieux. Et sa nature sauvage devait la protéger un tant soit peu aussi. Ilhan laissa donc ses craintes s’envoler comme poussières au vent, et s’accrocha plutôt à la joie de la revoir. Il n’aurait jamais espéré pareil honneur et son coeur était comblé rien que d’avoir pu l’admirer une fois encore.
Quand elle lui rendit son petit salut, tout en grâce draconique, Ilhan lui offrit un doux sourire. Pour un peu, il aurait laissé parler l'élan enfantin qui l’étreignait, et se serait jeté à son cou pour lui témoigner toute l’émotion qu’il ressentait alors à ces retrouvailles inattendues. Il dut réfréner cette envie puérile. Mais grande peine lui en prit… S’il réprima ses émotions au fond de son coeur, bien au chaud, là, tout au fond de lui, elles en avaient décidé tout autrement. Et ces fins filaments apparurent doucement dans son dos, dansant presque tendrement, comme s’il berçait un être précieux. Quand l’althaïen en prit conscience, il baissa les yeux, confus et penaud.
Mais les mots qu’elle lui offrit pour appuyer sa salutation apaisèrent aussitôt la honte fugace qui le submergeait et la joie reprit ses droits. Il hocha la tête, signant ainsi avoir compris. Oui, que les vents les portent tous vers de bons augures, songea-t-il. Il imaginait sans peine l’importance de ces mots pour un dragon, seigneur des cieux incontesté, dont les grandes ailes avaient su se faire maîtres du vent… Il songea soudain qu’il rêverait de voler lui aussi… ou de savoir un jour quel effet cela faisait. À cette pensée, son sourire se teinta d’une légère mélancolie, alors qu’il se disait ne jamais avoir cet honneur.
Quelle ne fut sa surprise toutefois de voir soudain la dracène plumes roses se rapprocher et venir lover son museau dans sa main. Ilhan entrouvrit légèrement les lèvres, statufié sur place par ce contact inattendu et inespéré. Tout figé qu’il fut toutefois, il savoura cet instant tout en émoi. Son coeur se mit à battre chamade, leitmotiv lancinant et rythmé d’une danse de joie. Ce souffle chaud contre sa main, ce petit grognement qui vibrait jusque sur sa peau, ses os, résonnait dans sa poitrine et faisait vriller son coeur qui manqua rater un battement… Il aurait bien poussé l’audace jusqu’à caresser ses écailles, mais une étrange pudeur le retint. Ses filaments toutefois vinrent lentement, presque avec tendresse, caresser les ailes de la dracène, avant de se retirer tout en douceur et de disparaître dans le dos du jeune sainnûr.
Sa Nuée… Oui, les dragons avaient raison de se rassembler. De tout ce qu’il avait pu lire, il avait compris que le nombre pouvait faire la force. C’était là d’ailleurs une des principales caractéristiques humaines qui avait permis à cette jeune race bien fragile de faire face à tous les dangers. Même si les dragons n’avaient rien de faible, les derniers événements montraient bien qu’ils n’étaient en rien invulnérables. Qu’ils n’étaient ni Dieux ni Immortels. Eux aussi avaient donc tout intérêt à se rassembler en Nuée pour contrer ce qui les menaçait.
Quand elle évoqua ces fameux événements, Ilhan se contenta de hocher la tête. Depuis sa renaissance, il n’avait pu s’empêcher de trouver la mort triste. Certainement était-ce là un sentiment égoïste, car en fait c’était surtout ceux qui restaient qui souffraient de la perte d’un être cher. La mort faisait après tout partie d’un cycle, d’un cycle éternel, lui avait-on raconté.
Mort, l’une des Sept Déesses, Mort, dont il portait la marque secrète dans son dos depuis qu’un certain pirate la lui avait apposée… S’il avait, lors de sa découverte d'être ainsi marqué, trouvé le choix déconcertant, il avait appris à en aimer toute la symbolique le concernant, au fur et à mesure qu’il en avait appris plus sur les Dieux. Mort semblait la plus douce, la plus posée de toutes les Déesses. Peut-être la plus sage en un sens. Capable de se sacrifier pour respecter sa parole et son honneur, pour protéger leur œuvre commune avec ses sœurs et son frère. Et il sentait vibrer en lui les mêmes aspirations, la même quête pour se montrer digne de ses serments, la même volonté de porter sur toute chose un regard bienveillant, ou du moins compréhensif, la même volonté de se donner tout entier à une grande oeuvre. Il n’était certes pas aussi noble et sage que Mort, oh non, loin de lui l’idée de se comparer à une Déesse. Mais il voyait là en elle le modèle qu’il aimerait suivre. Il devait alors concéder que ce pirate, maudit soit-il, avait tout de même bien choisi. C’était, en partie, pour cela qu’il ne l’avait pas fait retirer alors. Ça, et le fait qu’il ne voulait pas alerter ledit pirate que sa marque avait été démasquée. Cela pourrait lui servir un jour… Autant attendre avant de se précipiter dans une décision trop hâtive.
Ilhan regretta toutefois la perte de contact avec la dracène et, alors que celle-ci semblait s’étirer tel un grand félin devant lui, il releva sa main à hauteur de ses yeux et ferma doucement le poing comme pour s’imprégner de cette ultime sensation, de cette petite chaleur qu’il sentait encore palpiter au creux de sa main, réchauffant et sa peau et son coeur. Il en ferma les yeux pour mieux figer cet instant magnifique dans son esprit. L’incruster dans sa mémoire. Elle était peut-être séquellaire, en lambeaux, mais rien ne l’empêchait de se façonner de nouveaux souvenirs. Et il espérait bien que son acte du soir à venir allait lui permettre de la recouvrer tout entière. Même s’il risquait peut-être d’y perdre aussi l’esprit… Mais ce n’était pas le moment de songer à tout cela, se morigéna-t-il tout en rouvrant les yeux. Et ses orbes sombres pétillant d’or dévorèrent de nouveau la splendide iridescence des écailles roses au soleil.
Il était absorbé dans sa fascination, n’écoutant que d’une oreille, quand un mot le fit aussitôt revenir à l’instant présent. Équilibre ? Étrange qu’elle parle soudain d’équilibre. Étrange et déroutant quand on songeait à l’une des autres personnes qui semblait elle aussi tant tenir à l’équilibre… Non, ne pas penser à lui, ne pas y penser, se fustigea Ilhan, reléguant aussitôt ce nom au fin fond de son esprit. Ce n'était surtout pas le moment d'y songer. Vraiment pas.
– Je comprends votre désarroi, vos questionnements, vos incompréhensions aussi peut-être… je vous avoue les partager quelque peu.
Beaucoup, même.
– Ce monde me… déconcerte. Mon… peuple…
Pouvait-il encore parler des humains comme de son peuple ? Pour l’instant, il le servait encore. Au fond de lui, il se sentait encore une part d’humain. Il se faisait d’ailleurs passer pour un humain, du moins hors de Delimar… Pourtant… Pourtant il ne l’était plus tout à fait. Il était devenu aussi Sainnûr, être imprégné de magie, qui voyait magie, qui mangeait potentiellement magie…
– Enfin les humains… me déconcertent. Ce sont des êtres fascinants… mais au comportement troublant. Je vous avoue ne pas pouvoir vous apporter de réponses à vos questions. Je ne pourrais vous expliquer cette habitude qu’ils ont parfois de considérer les dons qu’ils peuvent avoir comme leurs. Comme un dû, un acquis, plutôt qu’un cadeau à chérir.
Il sourit doucement, et vint lentement, à pas comptés, un peu intimidé d’oser ce geste, s’approcher de la dracène. Puis, tout aussi lentement, il vint s’asseoir près d’elle, sous les arbres qui bordaient la plage, les yeux rivés sur l’océan qui chantait sa mélopée au loin. Il n’aurait pas craint de l’offusquer, qu’il l’aurait enveloppée d’un bras dans une étreinte réconfortante. Mais le respect et la crainte qu’il avait de froisser l’honneur draconique le retint. Au lieu de cela, sa voix chanta les accents d’Althaïa quand il reprit :
– Je vous remercie d’avoir transmis mon message à votre grand-père. J’ai eu l’immense honneur de le rencontrer. Ce fut pour moi… une rencontre mémorable riche d’enseignements et de questionnements. Je ne m’attendais pas à ce qu’il accepte de me voir. Je ne sais ce qui l’a convaincu, mais j’espère me montrer digne de ce qu’il a accepté de me dire.
Il tourna alors la tête vers Shyven et ancra ses perles de jais dans les ambres clairs de la dracène. Il prit une grande aspiration et lui conta alors toute la rencontre.
Ses questions, suite aux événements de Caladon, ses craintes aussi, son trouble, lui qui avait vu des Sainnûr utilisés pour manger la magie, semer le trouble, commettre des crimes et rompre l’équilibre à leur insu, telle une marionnette que l’on utilisait… Il lui rapporta dans les grandes lignes l’échange qu’il avait eu avec son grand-père : le fait qu’il n’avait rien demandé à Vaea, qu’il n’avait jamais voulu et ne voudrait jamais être considéré ainsi tel un Dieu à qui l’on offre toute sa dévotion, qu’il ne voudrait jamais être un autre Tyran Blanc, que le Brise-Sort avait agi sous ses seules décisions, en son âme et conscience, même s’il avait reçu effectivement un certain enseignement du dragon de l’Ire quant à l’urgence de la situation sur la magie ; le fait que Verith ne voudrait jamais s’ériger en guide ou en aide pour les bipèdes, qu’une fois les dangers écartés de leur monde il n’épargnerait peut-être pas les bipèdes… il lui expliqua aussi ce qu’il avait cru comprendre du message du dragon rouge : sa volonté de protéger la magie, et les siens, eux dragons qui étaient le pont entre la trame et ce monde, sa volonté de faire comprendre que la magie devait se respecter, était un don, un cadeau, une offrande, que l’on devait estimer, chérir, et non avec laquelle on devait jouer…
Puis il lui expliqua ses fous projets pour tenter de trouver une autre voie que celle de Vaea pour porter ce message aux siens :
– Quand je parlais d’éducation, je ne parlais pas dans le vent.
Il offrit un petit sourire taquin à ce jeu de mots, reprenant la symbolique du vent que la dracène semblait tant aimer.
– En Delimar, une école de magie a déjà été construite, sous l’aval de notre Intendante Tryghild. Je crois que c’était une impulsion de mon ancien moi…
Il espérait ne pas perturber la dracène en parlant de son lui d’avant tel un étranger…
– Cette école n’enseigne toutefois que la théorie, et le respect de la magie. L'enseignement pratique ne se fait pas dans l’enceinte de la cité. Ceux souhaitant alors poursuivre un enseignement plus poussé dans cet art doivent se rendre en Caladon, ou éventuellement en Ipsë Rosea, depuis notre rencontre avec la Loge.
Même si peu d’entre eux certainement s’y étaient rendus. Caladon semblait toujours un choix privilégié en la matière pour les rares hauts mages délimariens, pour l’heure.
– J’aimerais alors pouvoir ériger des écoles ailleurs, dans tous les grands royaumes de l'archipel, mais cette fois des écoles magiques où on enseignerait le respect de la magie au-delà de la théorie. Des écoles où on la mettait en pratique, en montrant par l’exemple ce que pourrait être un usage raisonnable et raisonné. Ce serait le premier pan. Les mages au potentiel de maître et qui n’auraient pas les moyens seraient pris d’office en charge, même s'il faudra trouver comment…
D’un regard gêné, il s’excusa soudain de ces détails. Les litiges économiques de leur société bipédique, ou les inégalités entre les classes, devaient être des notions qui passaient bien au-dessus des cornes des dragons. Il s'arrêta donc et évoqua plutôt le second pan de ce projet.
– Mais il faudrait aussi impulser une volonté politique.
Il pencha la tête quand il évoqua ce point-là. Ce pouvait être, là aussi, un côté compliqué à comprendre pour un dragon, aussi intelligent soit-il.
– Pour mieux vous faire comprendre l’importance de ce deuxième pan du projet, il faut que vous sachiez que nos sociétés bipèdiques, quelles qu’elles soient, sont régies par des hommes ou des femmes qui décident de l’avenir de leur peuple, qui prennent des décisions sur tout un tas de choses les concernant. Des lois sont ainsi données, des sortes de règles que le peuple qu'ils dirigent doivent suivre...
Ses mains voltigeaient devant lui, comme pour appuyer ses mots. Comme pour leur donner forme.
– Et les règles d'usage de la magie font partie, en quelque sorte, de ces choses dont ils peuvent décider. Si l’on veut agir à grande échelle et faire comprendre l’importance de respecter la magie dans son usage, il faut toucher les dirigeants, qui, eux, décideront, qui, eux, choisiront éventuellement des lois, des règles, et qui, eux, convaincront leur peuple ensuite. Si eux comprennent l’enjeu et acceptent de prendre des mesures pour le contrer, alors nous pourrons enfin espérer une avancée.
Puis, contrit, réalisant qu’il s’était laissé de nouveau emporter dans son élan de projet et d’avenir, il baissa les yeux et son sourire se teinta de gêne.
– Mais je suis désolé, je vous prie de me pardonner si j’ai pu vous ennuyer avec ces idées et ces affaires de bipèdes.