Beaucoup de choses s’étaient passées en moins de deux petites journées. L’enquête, les retrouvailles avec son père sous le sceau de la discrétion, son dénouement macabre, les secrets chuchotant encore, lui rappelant de très vagues réminiscences qui s’étiolaient quand son esprit s’en approchait de trop près, ses retrouvailles (ou rencontre plutôt ?) avec Sorel Gallenröd… Oui beaucoup, beaucoup de choses. Un peu trop pour un jeune Sainnûr d’à peine un mois qui n’avait toujours aucun réel souvenir de sa vie passée, quand bien même il jouait le jeu éhontément pour faire croire le contraire. Il sentait toutefois que certains n’étaient pas totalement dupes. Pour ceux qui n’étaient pas déjà au courant bien entendu.
Il pressentait que ce secret-là s’éventerait bien rapidement. Si ce n’est de son fait en commettant une erreur, tout simplement parce que beaucoup de monde le détenait finalement. Et, même s’il savait encore bien peu de choses, il avait compris une chose : quand vous vouliez qu’un secret le reste, il fallait limiter le nombre de personnes le connaissant. Ce qui était mal parti concernant son immaculation, quand on savait qu’une bonne partie de Delimar, toute la délégation présente lors de sa transformation au moins, était au courant. Fort heureusement, il n’était pas dans la nature des délimariens de parler à tout vent. Mais il n’était pas forcément non plus dans leur nature de mentir…
Ilhan chassa alors ses sombres pensées et se força à se reconcentrer sur ce qu’il effectuait présentement. Il observa sa sphère enténébrée. Il avait lu il y a une semaine un souvenir écrit dans son Livre de Vie, le montrant apprendre à contrôler le flux avec l’aide d’un vampire millénaire, d’un mage exceptionnel. Achroma lui avait alors expliqué le fonctionnement du flux et de la trame, même si de façon sommaire. Et son ancien lui avait eu… tel un déclencheur qui avait illuminé la compréhension en lui. Jusque-là son ancien lui disait n’avoir jamais réellement appris la magie, simplement appris des sorts par-ci par-là sur le tas, au fil des besoins. Et depuis cette terrible enquête, Ilhan se demandait présentement si ce n’était pas là le cas de beaucoup des leurs… Apprendre sur le tas, la magie étant réapparu il y a peu dans leur vie. Pour les plus âgés du moins. Ne pas réellement avoir appris à la comprendre… Le nœud du problème était-il là ? Un manque d’enseignement, d’éducation… comme tout art, la magie devait s’apprendre. Il était persuadé alors que l’éducation était une des clés. Et son père semblait partager, du moins en apparence, cet avis.
L’enseignement, l’éducation… L’althaïen se remémora alors ce qu’il avait vu de ce souvenir avec Achroma et tenta de répéter la scène. Il actionna la sphère et observa avec fascination le flux le parcourir, venir nourrir la sphère, l’actionner, et faire naître cet émerveillement magique. Oui émerveillement. Car, si son ancien lui avait pu un tant soit peu "sentir", lui maintenant "voyait". Et c’était… magnifique. Ce n’est alors qu’en cet instant qu’il comprit aussi l’une des sources du problème : lui avait cette chance inestimable de pouvoir voir de ses propres yeux, de pouvoir sentir de tous ses sens, de vivre pleinement la naissance de cette étincelle magique puisant dans la trame pour éclairer leur vie. Mais combien avaient cette chance, cette faculté ? Pour lui, de comprendre, et maintenant de voir, avait été un réel déclic lui permettant de mieux appréhender la magie…
Il en était là de ses réflexions, quand il aperçut soudain un oiseau voleter jusqu’à lui et lui porter en main propre un petit parchemin soigneusement enroulé. Aussitôt Ilhan posa la sphère qui se déactiva et se saisit du message. Cet oiseau titillait sa mémoire, mais il ne parvenait, une fois encore, à en saisir le souvenir. Et dut ronger son frein de frustration. L’oiseau s’évapora aussitôt son courrier délivré, sans qu’il ait pu apporter une quelconque réponse. L’althaïen haussa alors un sourcil, sa curiosité soudain attisée, et ouvrit avec délicatesse le parchemin. La missive était courte, mais courtoise. Dame Falkire l’invitait à diner. Ce nom lui disait quelque chose…
Ah oui, conseillère de Caladon ! Mais plus encore, il avait posté une araignée infiltrée chez elle. Et… Et de ce qu’il avait lu, ils avaient également eu une longue et étrange entrevue. Entre échanges badins, cours de méditation pour l’une et apprentissage d’un fragment de sa vie antérieure pour l’autre… Cette découverte avait eu de sévères répercussions sur son ancien lui, sur le plan mental, même si le roc qu’il était avait réussi à s’en remettre et à retrouver pleinement ses capacités au fil des semaines. Fort heureusement, quand on savait ce qui lui était advenu ensuite d’ailleurs… C’était en lisant tout cela, qu’il se réconfortait un tant soit peu. Il n’était peut-être qu’une brindille de paille, comme certains soldats l’appelaient avec taquinerie lors des entrainements, mais son esprit était plus solide que le corps de certains d’entre eux. Il n’avait certes pas vécu de tragédie telle Morneflamme, comme Dame Falkire ou Aldaron l’avaient vécu, pour tester cette force mentale, et il espérait ne jamais le vivre… Mais là n’était pas la question, se fustigea-t-il en son for intérieur. Il avait une invitation en main et une décision à prendre.
Décision au demeurant évidente en fait. S’il se rendrait à l’invitation ? Bien entendu. Il s’agissait d’une conseillère de Caladon et en tant que diplomate de Delimar il ne pouvait refuser. Il jeta un coup d’oeil à sa clepsydre. Il avait encore un peu de temps devant lui pour se préparer, mais il devait s’activer dès maintenant s’il ne voulait pas être en retard…
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Ce fut ainsi un Ilhan tiré à quatre épingles, dans toute l’élégance et la délicatesse althaïennes, qui se présenta à la porte de la maison Falkire, ses gardes se postant alors le long du mur. Ils attendraient au-dehors, tout le temps qu’il serait à l’intérieur, ayant insisté pour attendre qu’ils sortent qu’importe le temps que prendrait cette visite. Ilhan n’avait pas insisté, les délimariens pouvant être fort entêtés… Une servante lui ouvrit. Il ne la reconnut pas, mais elle apparemment si. Elle lui offrit de dignes salutations, qu’il rendit selon son propre rang, et aussitôt par signes discrets lui indiqua lui être affiliée en tant qu’araignée. Oh… C’était donc elle. Ilhan acquiesça en silence et joua le jeu. Il aperçut dans l’autre pièce une belle jeune femme avec un enfant sur les genoux, tous deux à la harpe. L’enfant finissait une douce mélodie, presque sans fausse note. Il laissa la servante prendre cape et chaussures et lui offrir des chausses d’intérieur, quand la dame des lieux vint l’accueillir.
« Sir Avente, je suis heureuse de vous revoir. J’avoue avoir craint que le corbeau ne vous rejoigne pas. La trame est si instable, mon message aurait pu se perdre je ne sais où. »À ces mots, un doux sourire affable teinté d’une légère tristesse se dessina sur le visage althaïen. L’instabilité de la trame… cela le renvoyait encore au souvenir récent de cette maudite enquête. Il parvint toutefois à garder un visage composé, et son regard pétilla un très court instant de petits éclats d’or.
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Je suis honoré d’avoir reçu votre invitation, Dame Falkire, répondit-il alors de ses accents chantants, tout en lui offrant une salutation digne d’un noble à une dame de la Cour.
Il se retint toutefois de lui prendre la main pour lui offrir un baise-main digne de ce nom. Cet usage n’avait, normalement, pas lieu d’être en Caladon. N’était en tout cas pas un code de mœurs comme cela l’était à la Cour de Sélénia. Et il ne pouvait affirmer qu’ils se connaissaient assez pour pouvoir se permettre une telle liberté. Rester formel semblait sécuritaire.
Quoique… quand il entendit les mots qu’elle lui offrit ensuite, il se demanda si les formalités seraient totalement de mise entre eux. Il avait lu que leur dernière entrevue avait été chargée d’émotions et de partage, en tout bien tout honneur. Avaient-ils noué alors un lien plus fort qu’il ne le croyait ? Il lui faudrait trouver alors un équilibre entre formalités diplomatiques et amicalité naissante, sans doute. Équilibre précaire, il le pressentait, avec sa mémoire lacunaire.
Il pouvait lire en tout cas bien des choses dans le regard de la jeune femme, et même sur son visage, son sourire. Elle semblait… réellement ouverte à lui. Confiante aussi. Pouvait-il se montrer de même ? Son ancien lui se serait-il montré aussi ouvert aussi ? Soudain, il se sentait confus et avait l’impression de jouer les funambulistes au milieu d’un gouffre de plusieurs mètres de hauteur. Un vertige manqua le happer et il dut faire appel à toute sa maitrise pour ne pas y céder. Il fixa alors ses perles sombres dans les ambres pétillants de la jeune femme, y cherchant un ancrage, un point d’amarrage, pour arrêter cet affreux tangage.
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Je me porte bien, et vous remercie de vous en soucier, répondit-il.
Physiquement du moins, ajouta-t-il mentalement.
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J’espère que santé et paix vous accordent leur faveur, malgré ces temps troublés.Heureusement cet échange fut interrompu par l’arrivée de l’enfant. Et aussitôt, dès que son regard sombre se posa sur la petite silhouette, le sourire de l’althaïen s’éclaira complètement, perdant de cette teinte nostalgique et triste. Il sourit plus encore au salut, presque impeccable, que l’enfant lui offrit. Ilhan lui rendit sa révérence, comme s’il était devant un noble adulte du même rang que lui, avec sérieux et respect, même si son sourire bienveillant rendait le geste moins protocolaire. Puis, décidant de faire voler en éclats le protocole, il s’agenouilla devant l’enfant pour pouvoir le regarder dans les yeux sans l’affliger de la supériorité de taille. Il ne répondit pas de suite à la question de Dame Falkire et se concentra de hocher la tête à son attention, tout en se concentrant sur l’enfant.
Étrange. Depuis sa renaissance il se sentait particulièrement attiré par les enfants. Était-ce le manque latent de son ancien lui, cette terrible perte qui l'avait affligé, qui faisait écho même dans son amnésie ?
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Je vous ai entendu jouer de la harpe, Kyran, et vous jouez admirablement bien. J’espère avoir l’honneur de vous entendre de nouveau un jour.Il lui offrit un doux sourire et ses yeux pétillèrent d’or, avant qu’il ne se relève souplement.
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La faim ne me tiraille pas, Dame Falkire, concéda-t-il enfin d’un ton posé, accordant de nouveau toute son attention à la jeune femme qu’il se permit cette fois de détailler du regard.
Et il devait avouer la trouver fort jolie dans toute son austérité. Nul besoin d’apparat pour révéler l’éclat de son visage et de sa chevelure de feu.
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Même si je ne pourrais refuser une collation en une si belle compagnie.Pour qui le connaissait, il ne disait jamais non à une collation. Ni avant sa renaissance, ni maintenant. C’était une constante qui était restée. Ça et le goût du sucre. Ah le sucre… tout un poème !