Voler n’était pas un problème, surtout dans cet environnement. Les immenses plaines de Calastin offraient à la dragonne une certaine sécurité quant aux obstacles qui pouvaient la rencontrer une fois dans les hauteurs. Cela faisait bientôt deux mois qu’elle avait effectué son premier vol, en compagnie de Lié. Elle avait beaucoup progressé. Ses envols étaient moins chaotiques.
Mais il fallait qu’elle s'entraîne encore ! Se débrouiller n’était pas suffisant pour ses ambitions. Une tête de Nuée se devait d’avoir le plus magnifique des vols, et le plus efficace. Aussi espérait-elle faire naître en Lié ce sentiment de fierté qu’elle appréciait tant il caressait son propre orgueil. Il y avait aussi cette congénère au goût sucré, dont elle espérait obtenir l’admiration, afin qu’elle rejoignît d’elle-même sa Nuée et demeurât à ses côtés. Elle allait chasser pour elle. Car faire apparaître la nourriture était une chose, mais savoir chasser en était une autre, qui démontrait bien des qualités, et assurait qu’aux côtés de la belle des neiges nul ne connaîtrait la faim.
La mère de Nahui avait rêvé de la voir grandir et, dans le présent qu’elle lui avait laissé, ces écailles translucides posées sur les yeux de sa fille, le songe vivait, sous forme de magie. Honorant ce souhait, l’enfant avait pris, avant de s’envoler, une taille d’environ deux mètres au garrot ; un juste milieu pour parcourir d’acceptables distances sans utiliser plus de forces qu’elle n’en gagnerait par son repas. Si cela pouvait, de surcroît, l’entrainer à ce corps qui porterait Lié, cela lui convenait tout à fait.
Ses immenses ailes pourfendaient les airs et les nuages. Le vent glissait le long de ses écailles, caressant son chanfrein et son encolure. Nahui s’appropriait le ciel, maitrisait cette aspiration vers les hauteurs, et l’immensité sous son corps. Ses écailles ressentaient la moindre modification de chaleur, au gré des ombres et reliefs du sol. Paradoxalement, elle avait vite deviné comment chasser. Étendant son esprit, elle cherchait les consciences et présences des êtres en-dessous, s’en servait pour se repérer. Un cervidé avait attiré son attention. Solitaire, adulte, il représentait la proie idéale, simple à attraper par son isolement, mais assez grand pour impressionner Lié et Dragonne-Sucrée.
Nahui entama alors la partie subtile de sa chasse. Elle se surprit elle-même, s’en sortant plutôt bien. La vitesse de sa descente avait été maîtrisée, assez rapide pour potentiellement attraper une proie fuyante, assez lente pour lui permettre d’appréhender le rapprochement avec le sol, et calculer un ensemble de distances : la distance entre ses pattes et le sol, entre sa tête et le sol, entre sa tête et la proie...
Ses crocs claquèrent dans le vide, la proie prenant une brusque accélération et un virage de côté. Il fallut à Nahui ses meilleurs réflexes pour ne pas entrer en collision avec sa concurrence. La présence disposait de peu de magie, était bipède, avec une odeur très distinctif de félin, femelle. Lié-de-Lié avait un ami comme cela, à mi-chemin entre le grand chat sauvage et le bipède. En temps normal, Nahui n’avait rien contre. Mais là, le félin en question en avait après sa proie. Elles n’allaient pas être amies du tout si la féline ne reconnaissait pas la dragonne comme supérieure.
Le grognement de frustration était très clair. Les Grands Chats avaient au moins ceci de bon qu’ils parlaient plus aisément le Langage que les humains, elfes ou vampires. Nahui répondit dans le même langage, avec un grognement rauque d’avertissement qui fit vibrer toute sa gorge. Ses pattes s’étaient lourdement posées sur le sol, faisant trembler celui-ci. Son encolure s’était enroulée, tant pour ne pas heurter la Graärh que pour rappeler combien elle était plus grande, plus forte, combien les droits lui revenaient. Mais elle n’avait pas plus de temps à accorder à cette créature. La proie étaient encore à quelques foulées. La dragonne s’élança au galop, suivant le son de la course effrénée de l’animal, et la trace de son odeur.
Et elle s’élançait si vite, si fièrement, avec tant d’assurance, qu’elle omit que les plaines n’étaient pas que grandes et plates étendues d’herbes. Elles avaient leurs crevasses et leurs buttes, leurs terriers et buissons. Bref, ses pattes s’emmêlèrent dans une crevasses, et elle se retrouva le torse contre le sol, les pattes arrières battant le vide au-dessus de sa tête, avec une blessure profonde à son amour-propre. Sur le coup, elle ne s’en préoccupa qu’à moitié, préférant vite reprendre son envol. Cette méthode-là était peut-être, au final, plus sûre. Aussi se jeta-t-elle d’un coup sur la proie, enfonçant ses griffes entre ses côtes, poignardant son cou de ses crocs, brisant ses hanches sous son poids. Les os émirent un craquement sinistre, la chair déchirée et le sang giclant proposèrent une symphonie plus visqueuse. Un bruit sourd, un nuage de poussière, indiquèrent la chute des corps sur le sol. Le cervidé poussa un brâme qui fut son dernier souffle.
Le repas n’avait pas le goût escompté. Il avait le goût du mal-fait, de la honte, et du douloureux rappel de ce chemin qu’elle devait parcourir, que les autres dragons n’avaient pas à connaître. Rapidement, son esprit se trouva à établir un plan immédiat pour limiter les dégâts, lécher un peu la plaie.
Ainsi se retrouva-t-elle à revenir vers la présence faiblement teintée de magie, à l’odeur féline. Elle avait gagné quelques mètres en plus, afin de pouvoir plus facilement prendre le cervidé entre ses crocs, et le déplacer avec elle. Ses pas étaient lents, prudents, cette fois. Arrivée à la hauteur de cette jeune bipède-là, Nahui déposa sa proie à terre, et mit une patte dessus. Son esprit vint toucher une première fois celui de la féline, tant pour effectuer une sorte de salut poli, demande de consentement, que pour l’habituer à un contact draconique. Après quelques instants, le temps d’une longue respiration, son esprit lui transmit quelques concepts, bruts : elle voulait que la Féline ne communique pas sur ce qu’il venait de se passer dans l’immédiat. Elle voulait savoir si une part de gibier permettait d’obtenir son silence.
Ce disant, elle ne la regardait pas dans les yeux. Sa tête était haute, son regard vide paraissait porté vers l’horizon. Ses ailes s’étaient rabattues. Son museau et ses pattes se teintaient de sang, et son poitrail de terre.