Keet-Tiamat - 11 décembre 1763 - soirée
Elle était suivie. Surveillée. Mille yeux la guettaient. Chaque coin de rue l’attendait. Chaque angle pouvait la menacer d’un couteau, comprit-elle rapidement. Ils étaient certes discrets, mais elle était une habituée de telles manœuvres. Déguisement trompeur et rôle incarné étaient son quotidien, à elle aussi. Elle n’était pas dupe : tous ces mendiants, qu’ils le soient ou non vraiment, avaient une mission. Surveillance, espionnage, écoute… Après tout, qui se méfiait des haillons qui languissaient contre un mur ? Qui se méfiait d’un bâton blanc tâtonnant le sol à la recherche de son chemin ? Qui se méfiait du mutilé qui, de rue en rue sur son morceau de bois, se trainait ? Personne. Ou si peu. Les insignifiants, les sans importance, les oubliés… les ombres négligeables que plus personne ne voyait.
Mais, elle, elle les avait vus. Elle, elle en avait l’habitude. Elle savait qui ils étaient pour la plupart. Des gredins et des forbans prenant ces masques anodins pour se fondre dans la masse. Maintenant qu’elle était elle aussi démasquée, elle devait doublement se méfier d’eux. Elle ne pouvait plus rester. Sa vie était clairement menacée. Elle savait qu’au moindre faux pas, qu’à la moindre question de trop, un couteau l’accueillerait entre les côtes pour toute réponse.
Partir. Il lui fallait donc partir, s’exfiltrer, et vite. Après avoir lancé un sort rendant tous ses mots inaudibles autour d’elle, elle appela l’araignée qui lui était immédiatement supérieure. L’ordre d’exfiltration fut confirmé. Tout avait déjà été préparé depuis longtemps dans cette éventualité. Des années d’espionnage en situation précaire du temps de l’usurpateur, des almaréens ou du Tyran blanc avaient affûté leurs organisations et leurs réflexes. Un bateau était toujours prêt au cas où. Le capitaine à leur solde, l’un des leurs. Jamais le même, les voiles toujours différentes, un pavillon toujours variant, mais un bateau attendait en tout temps, avec constance. Celui actuellement présent battait pavillon noir avec une rose rouge. Elle s’empressa alors, même si par chemin détourné, de le rejoindre. Même quand elle mit pied sur le pont, elle se savait obserée. Ce bateau ne reviendrait jamais en ces contrées. Pas avec ces voiles, ni avec ce pavillon en tout cas. Changer de nom aussi il lui faudrait. Mais le bateau avait lui aussi l’habitude de se déguiser continuellement…
C’est ainsi que l’araignée partit. Une autre prendrait la relève. Quand bien même tous savaient que la piste était maintenant perdue, que leur homme s’était déjà envolé et que le livre était définitivement volé, les araignées n’abandonnaient pas la place. Même si… peut-être devraient-elles s’y résoudre…
L’Empire elfique commençait à montrer quelques signes inquiétants. Des distances seraient prises en tout cas, une surveillance de loin serait conservée, du moins autant que faire se pourrait…
Delimar - 11 décembre 1763 - Nuit
Fichtre. Le bougre était fort pour avoir su échapper à une de ses araignées. Et pire même, la démasquer. Bien entendu, son araignée n’était en rien perdue, elle pourrait toujours, sans souci, s’infiltrer ailleurs, dans une autre place. Un autre visage, un autre costume, un autre nom. Caladon sans doute. Il aviserait.
Il avait en tout cas affaire à un gredin de première main. Et cela lui plaisait autant que cela le contrariait. Même s’ils en avaient perdu la trace pour le moment, nul doute que la Toile allait maintenant ouvrir l’oeil et veiller. Ils n’oublieraient pas cet épisode, et se feraient un malin plaisir à traquer cet homme à la moindre occasion. Un jour, quand le temps viendrait, ils le trouveraient. Patience avait toujours été leur fort. Et avec la patience, ils trouvaient toujours…
Ilhan mit fin à la conversation de son araignée qui venait de lui faire un compte-rendu complet. Une chose de sûre, songea-t-il en caressant le livre d’un air distrait : le document que constituaient les trois livres était d’importance. Du moins d’intérêt suffisant pour que des malfrats aient mis autant de soin et de moyens pour voler les feuillets concernés. Si pour cette manche il avait perdu, le Tisseur ne s’avouait pas vaincu pour autant. Un jour, il trouverait ce livre. Un jour, il déroberait à son tour le document. Un jour, qu’importe le temps que cela mettrait. En attendant, il guetterait toute nouvelle méthode de calfatage de bateau qui serait développée par d’autres cités… ou par certains forbans. Il mettrait quelques lyssiens sur le coup, ils étaient plus qu’experts en la matière pour parvenir à observer de telles nouveautés sur les bateaux concurrents. S’il ne pouvait suivre la trace de l’homme, peut-être pourrait-il remonter à la source d’une autre façon… en surveillant le résultat plutôt que le moyen. Il avait déjà agi ainsi par le passé, et cela avait plus que payé.
Dans un soupir, Ilhan lâcha enfin le livre qu’il délaissa sur le bureau, et se perdit un long moment dans ses pensées. Ses souvenirs. Tous n’étaient pas encore revenus, mais nombreux étaient ceux qui affluaient. Parfois en masse, le laissant alors comme abattu et léthargique, tant il devait lutter pour ne pas perdre l’esprit et parvenir à faire front à ce raz de marée, parfois de façon plus sporadique, comme en l’instant, le laissant alors un court moment songeur et perdu, face à cette unique réminiscence passée. Une réminiscence qui se dessinait également sous ses yeux, en même temps que le souvenir se jouait en son esprit, tandis que la silhouette éthérée de sa femme décédée dansait devant lui. Cette silhouette appelée par la fiole, si fidèle à son modèle, et pourtant si différente aussi. Si intemporelle, si… si peu elle-même. C’était sa femme, sans l’être. Et si cette silhouette lui mettait du baume au coeur, elle le lacérait également tout autant. Peut-être Naal avait-il raison. Peut-être n’était-il pas bon de jouer avec tout cela, un tout qui ne faisait que remuer ces vieux tourments.
Oui, Naal avait raison. Il lui fallait affronter ses émotions, et non les renier et les refouler. Les affronter, les regarder en face… et cesser de s’accrocher à ces images du passé. Le passé était révolu. Le présent n’attendrait pas et l’avenir lui ouvrait les bras. Il lui fallait juste…
Juste trouver la force de tourner la page. Non pas oublier, il ne le pourrait pas, songea-t-il tout en caressant le doux visage, même si sa main ne sentait que le vide sous ses doigts… Non, il ne pourrait oublier. Il n’avait pas voulu oublier, il avait fait tout cela pour se rappeler justement, pour retrouver sa mémoire, ses souvenirs altérés, et se retrouver lui-même, tout entier, pour déchirer les limbes de son esprit enténébré. Il n’oublierait pas, il n’oublierait plus. Il avait réussi cette mission ultime : retrouver ses souvenirs, même s’il lui restait encore à en recouvrer. Il lui fallait juste… trouver la force de tourner la page.
Tourner la page… et avancer. Trouver la force…
Oui, trouver la force. Force d’âme et d’esprit… Mais l’avait-il seulement ? L’aurait-il seulement ?