1er février
« Ivanyr… »
Il le sentait, Achroma, lui aussi. Probablement moins intensément qu’Aldaron puisque l’ancien elfe portait l’Alliance du premier des dragonniers. Mais il le sentait : cela recommençait, comme avec Firindal. Il sentait le danger dans toutes les fibres de son âme, la terreur qui lui enserre le ventre si vigoureusement que s’il avait été encore vivant, il en aurait relâché tout son repas. Il sentait la lourdeur de la chute depuis les cieux, quand la terre se fait violente sous son corps d’écailles. Il n’était pas Cynoë, mais il le vivait comme lui. Ses muscles se crispaient, encaissaient l’éclat comme il le pouvait, privé de sa liberté.
Il savait. Il venait s’agripper aux écailles blanches de sa dracène, comme pour se conforter dans l’idée qu’elle allait bien, qu’elle, elle n’était pas aux griffes de ce qui se produisait quelques lieux plus loin. Il ne pouvait pas vraiment aider Nolan, ni le saurien d’améthyste. Dans la poudreuse d’une Nevrast en plein essor, tombé sous le joug de son époux, voyager jusque Sélénia serait bien trop long. Quand bien même il pourrait se téléporter, que ferait-il, seul, alors qu’un dragon adulte ne parvenait à se défaire d’une telle emprise ?
L’Ast laissait les yeux de l’Alliance du Premier voir à travers ceux de Cynoë. Il percevait ces âmes cruelles sceller ses écailles, déchirer ses ailes. Il voyait son dragonnier, l’ancien Empereur Kohan, être éloigné alors que Mort ouvrait ses bras dans un trépas solitaire. Il sentait le sang dans sa bouche, la souffrance dans chacun de ses mouvements quand ses robustes écailles n’avaient pas suffi. Quel était ce massacre, cette barbarie ? Quelles étaient ces âmes désincarnées qui se plaisaient à briser une créature sans le moindre scrupule, sans que personne ne les arrête ? Pire, l’on venait se joindre à eux ? Le désespoir et la douleur blanchissait sa vue, mais il refusait d’abandonner la vision qu’il avait. Son âme hurlait du déchirement magique qu’il ressentait, comme si tous les dragonniers et dragons liés étaient faits d’une même chair.
Il restait près de Cynoë, son âme vibrant auprès de la sienne, pour l’accompagner à défaut de pouvoir le secourir. Il était là, dans sa tête, à travers ses yeux, dans les tremblements de ses muscles. Il le vivait, se mourrait avec lui. Il sentait ses forces l’abandonner. Il criait, hurlait. Ces monstres n’en avaient pas eu assez de Firindal… Quand cela finirait-il ? Quand ces hommes retiendraient la leçon ? L’Ast se recroquevilla, les yeux injectés d’un sang qui, noir, coulait sur ses joues. Tout son corps tremblait, épris qu’il était d’une sensation d’étouffer. On le blâmerait, n’est-ce pas ? Lorsqu’il brandirait l’épée de la vengeance, on viendrait lui dire que c’était lui le monstre.
5 février
Le voyage avait été difficile, non pas parce qu’ils avaient rencontré des difficultés, mais parce que son cœur saignait encore de ce vide qui le torturait. Il avait retenu Nolan. Il n’avait pas eu le temps de le faire avec Orfraie, car celle-ci avait refusé de se battre. Elle s’était offerte à Mort mais le jeune Kohan s’accrochait à sa vindicte. Et Aldaron était venu soutenir son âme, par télépathie, le poussant à tenir bon. Cela avait été particulièrement éprouvant et épuisant pour le nouveau-né vampirique qu’il était, mais on ne peut plus nécessaire.
Il ne soutenait pas le Kohan. Il avait été bien trop déçu par cette lignée, à commencer par Korentin. Nolan l’avait suivi dans cette perspective. Il soutenait le dragonnier. Le Lien était si récrié que trouver des soutiens était particulièrement pénible. Même s’il en voulait à Nolan, Aldaron savait combien il était attaché à lui, malgré tout. N’était-ce pas un paradoxe ? On pardonnait aux personnes qu’on aimait. On fermait les yeux sur leurs erreurs, leurs crachats au visage. On laissait cela couler et on apportait son aide. L’Ast ne pouvait pas oublier les quatre siècles où il s’était trouvé au service de la lignée Impériale. Il avait le cœur serré par leur ingratitude mais… Était-ce stupide de sa part de s’attacher tout de même ? Il y avait ce quelque chose qui le retenait, indéfinissable et pourtant si poignant.
Au Palais, certains l’avaient regardé de travers, lui et son époux. Aldaron n’avait pas tardé à comprendre pourquoi. La mission à Ipsë Rosea avait été un échec. L’alliance des vampires avec les pirates devenait un odieux soupçon, si criant de vérité et il y avait cette famine dont souffrait Sélénia et à laquelle le Marché Noir semblait être lié. On ne retenait que ce qu’on voulait bien retenir, n’est-il pas ? La présence des vampires pour maintenir l’ordre à Sélénia suite au récent débordement ? L’aide que la Triade avait toujours apporté au Kohan avant de se faire cracher au visage et humilier par Korentin puis Nolan, sans aucune raison valable ? Sa volonté de sauver l’empire humain d’une couronne décadente ? Non, on ne retiendrait rien de tout cela. N’était-ce évident ?
Alors, lorsque son venin s’infiltra dans les veines du jeune Nolan Kohan, il n’eut pas le moindre remord. Il ne pourrait que faire de lui un être meilleur. Cela ne pouvait pas être pire que l’ingratitude de tout ce qu’il était, lui et sa lignée gangrenée.
7 février
Il était son enfant, leur enfant, à tous les deux. Le venin le maintenant dans un état de mi-vie, mi-mort, tandis qu’Achroma, avec le légendaire cœur de Skade, purifiait leur enfant du Lien qui l’entrainait vers la mort. Il purgeait sa mémoire pour que son cœur s’apaise. Bientôt, il se réveillerait, vampire. Ast. Héritier du clan Elusis. N’était-ce un jour glorieux ? Et pourtant les bruits de couloir n’étaient de bon augure. Il sentait que les vampires ne seraient plus les bienvenus très longtemps ici… Du moins pour leur clan ?
Dans la chambre royale, Aldaron se délectait du silence, tenant son fils en transformation dans ses bras. Cela faisait plusieurs jours qu’il vomissait son sang, le cœur en sueur. Le processus était long, douloureux… Mais nécessaire. Vu l’état psychologique de Nolan, il aurait été dangereux de le vider de son sang en lui ouvrant la gorge. Il ne voulait pas le perdre par erreur, prudence était de mise. Les draps blancs en satin étaient devenus carmin. La pièce était plongée dans une demi-pénombre pour protéger le nouveau-né à venir. L’encens diffusait une odeur prenante et enivrante, facilitant la transe dont Aldaron avait tant besoin pour prendre des nouvelles, dissimuler le Marché Noir et organiser leur protection si Sélénia s’enflammait à nouveau.
Ses mires verdoyantes se posèrent sur la porte qui s’ouvrait, dévoilant la haute silhouette du Maître des Armées. Le regard du vampire était froid, presque suspicieux. D’un geste paternel, instinctif, il resserra son étreinte sur son enfant, comme s’il craignait qu’on vienne pour le lui arracher. Lèvres scellées, Aldaron ne pipa mot, expectatif sur la raison de la venue de Claudius. Il ne savait pas s’il devait s’inquiéter ou relâcher la tension. Il était difficile de savoir ce qu’on pensait de lui. La Triade ne faisait pas l’unanimité. Si certains gardaient du respect pour lui, d’autres lui crachaient dessus sans vergogne et il avait été, tant de fois, confronté à la déception qu’il n’était plus vraiment à une de plus ou de moins. Il avait côtoyé les Havremont. Il les avait aidé et respecté. Il avait été un elfe parmi les humains, gravitant au sein de la noblesse. Il avait lutté contre le Tyran Blanc avec le Marché Noir comme cordon de survie pour le Protectorat… Mais ça ? Tous avaient la mémoire courte.
Aldaron ne pouvait pas leur reprocher. Il était devenu un méchant vampire maintenant. Son expression se fit blasée alors que sa tête se penchait sur le côté. Il réalisait que cela faisait beaucoup trop de temps que le silence existait entre les deux hommes, depuis l’arrivée de Claudius et pourtant ? Il ne trouva pas à ouvrir la discussion. Il ne savait pas même s’il en avait envie. Il alla enfouir son nez dans le cou de son enfant pour y déposer un baiser, promesse qu’il le protégerait, quoi qu’il se passe ici. Furtivement, le regard d’Aldaron s’était dirigé vers son épée blanche, laissée sur la commode… Puis revint sur Claudius. Aurait-il à se battre ? Il n’en avait pas la moindre idée.