Claudius rigola de bon cœur quand il vit que l’Almaréen avait manifestement compris ses grivoises plaisanteries. Plaisanter de la sorte, même si le niveau n’était pas très élevé il fallait bien se l’admettre, ne lui était plus arrivé depuis un certain temps, aussi il profita de cet éphémère moment où il pouvait simplement se contenter de rire.
Il se teinta cependant d’un peu de sérieux quand la question vint sur les avances que lui faisait son épouse, et sa fidélité quant aux engagements du mariage :
“Détrompez-vous Naal ! Mon épouse et moi-même vivons encore de jours heureux même après nos nombreuses années de mariage ! C’est simplement qu’en ce moment, je trouve mon bonheur dans les bras d’un homme, qui fut très majestueux, mais qui est aujourd’hui hélas malmené, voir en piteux état, mais que je m'accroche à sauver mordicus. Il est des choses que l’on ne peut expliquer, mais je l’aime depuis mon plus jeune âge.”
Claudius émit un petit soupir et pris un sourire en coin de nouveau :
“Je vous accorde cependant un point. Ma femme n’a jamais compris la relation quasi fusionnelle que j’ai avec l’Empire, elle en est même jalouse parfois ! Ce n’est pas faute de lui avoir expliqué que non je n'étais pas si souvent derrière l’Impératrice Victoria parce que je désirais la courtiser, mais plutôt parce que la mission qui m’anime me pousse à la fréquenter souvent. Mais bon, vous savez ce que c’est … Quand la foi véritable vous anime, vous pouvez essayer de la transmettre, mais il est difficile d’atteindre sur un autre être, le même engagement qui vous fait battre votre cœur. Ou plutôt le non-cœur me concernant !”
Le Maître de Guerre eut un nouveau petit sourire : après tout, n’était pas Naal du Néant qui le voulait. Il suffisait de contempler le temple pour s’en apercevoir : nombreux étaient tatoués, venaient chercher des réponses, priaient pour le salut de leurs âmes auprès des Huit, et pourtant un seul avait un antique pouvoir véritable et une longévité extraordinaire.
Claudius écouta avec attention le reste de la conversation et accepta avec modestie les compliments qu’il avait reçu de Naal et suivi de près l’Oracle qui l’invita vers la sortie du temple. Le Havremont prêta l’oreil quand le prêtre lui fit part de la situation politique à Delimar :
« Les révélations que je vous ai soufflé au sujet des Elusis, risquent de mettre à mal Tryghild Svenn, notamment dans son rapprochement balbutiant avec Victoria. »
Claudius passa une main dans sa barbe avec attention. Il ne connaissait que l’intendante Svenn que de nom, et comme les nombreuses autres personnalités influentes de l’Alliance il s’en était fait une idée très rapide : une tête qui avait la langue bien pendue envers sa Nation, sans grand intérêt. Au mieux c’était un obstacle à la domination de l’Empire sur Calastin, dans le pire des cas elle représentait un ennemi.
Les choses avaient quelque peu changées depuis l’implication plus marquée de Claudius dans les sphères politiques de son pays. Mais en toute honnêteté, Le Havremont se sentait bien plus proche de personnalités comme Naal et d’autres Almaréens qu’il avait côtoyé dans le temps, plutôt que d’autres personnes.
Aussi fut-il content d’apprendre cette nouvelle, d’autant que cela allait probablement affaiblir la réputation de l’actuelle Impératrice Kohan, et faciliter la vie du Maître de Guerre pour les quelques tractations qui étaient en cours de son côté.
« Son amitié pour Aldaron est aussi tendre que malheureux. Je pense qu’elle croit encore en lui, comme une sœur qui attend le retour d’un frère égaré. Mais je doute qu’il revienne tel que jadis. Il n’a pas été seulement vampirisé… Il a été Lié. Vous, les Amburhùniens, vous avez souvent pris le parti de penser que se lier à un dragon était un honneur. Vous en oubliez que leurs esprits à tous les deux, dragon comme bipède, se mélangent et se tarissent. En étant de natures incompatibles, leur union les aliènent. Aldaron n’aura plus jamais les mêmes considérations humaines qu’avant. Il est au-delà. Mais je crois que Tryghild ne peut l’entendre. Mais placée entre lui et Victoria, son intendance ne saurait subsister. Elle dit vouloir se retirer, ne pas pouvoir faire face. »
Claudius se frotta la barbe, et haussa les épaules quant à cette dernière remarque. Certes il eût été mentir de dire qu’Aldaron n’avait pas changé ces dernières années, mais quant à savoir la cause … Si Naal était convaincu que la faute du lien était prépondérante, ce qui n’étonna guère le Havremont qui se souviendrait encore longtemps de leur première rencontre, son point de vue était plus nuancé :
“Vous avez peut-être raison. Pour autant, si je pense que le feu qui anime Aldaron est peut être alimenté par son Lien, je pense que bien d’autres raisons l’ont poussé à faire ses propres choix. L’amour inconditionnel qu’il porte pour son époux qui l’a amené à embrasser le destin des vampires en tête de ligne. Si Tryghild s’entendait bien avec lui, je ne peux que comprendre sa peine, car c’est aussi mon cas. Mais bon, tout ceci ne sont que des analyses d’un simple humain mortel, qui n’est pas grand chose si ce n’est sa propre personne. Vous êtes sûrement plus à même de trouver la réponse exacte à tout cela.”
Claudius soupira. Après tout, à la différence de son comparse du Néant ou même d’Aldaron, il n’avait rien d'exceptionnel. Il n'était à sa connaissance pas sous la bonne grâce des dieux, il n’avait pas d’époux étant un vampire millénaire dont la place était plus dans les livres d’histoire plutôt que dans la vie réelle, et surtout il n’avait aucun passe droit face à la mort. Bien qu’il le cachait, Le Havremont faisait toutes ses actions car il était simplement convaincu que c’était les bonnes choses à faire, se contentant de son instinct et de son amour pour son pays comme simple boussole.
Il ne comprenait pas tout, et n’avait jamais eu l’ambition de vouloir tout comprendre, laissant les faits extraordinaires de leur monde à des gens tout aussi extraordinaires. Et depuis qu’il avait tué Cynoë, il avait scellé son destin. Il avait choisi de prendre part à des conflits qui dépassaient bien souvent la pensée d’un simple humain.
En vérité, s’il vivait encore aujourd’hui, la peur que tout s’arrête le lendemain était bien réelle.
Une fois qu’ils furent dehors, Claudius écouta avec un certain amusement Naal parler d’Angellan. Il semblait justement en parler comme si tout cela était absolument normal. Si on avait dit un jour au petit Claudius qu’il allait côtoyé des personnages de ce genre, qui faisaient partie de récits légendaires, et bien s’entendre avec, il ne l’aurait jamais cru. Le Destin le surprenait de plus en plus en ce moment. Le Maître de Guerre qui n’avait connu rien d’autre qu’Ambarhùna, et les terres de Tiamaranta, eut un petit sourire avant de dire :
“Après tout, il fallait bien un événement exceptionnel pour que je vienne de moi-même à Delimar”
Claudius fit un clin d’oeil au Roi d’Almara, avant d’acquiescer ensuite quand il évoqua sa fille. Minerva Sarawynn : voilà également un nom qu’il n’avait pas entendu depuis des lustres. Il fut cependant content d’entendre de ces nouvelles. Le duel amical qu’il avait mené avec elle du temps de Fabius lui avait laissé des traces, bien qu’il l’eut gagné. C’était une sacrée femme, à bien des aspects.
“Je suis content de l’entendre, et pour elle Minerva est une femme méritante, qui dans mon souvenir ne laissait personne indifférent. C’est très certainement un très bon choix pour votre cité. J’aurai bien évidemment plaisir à collaborer avec elle, si le destin le veut bien également.”
Claudius s’était permis cette dernière phrase, car si l’idée de retrouver une entente et une collaboration saine avec Minerva le tentait bien, il était tout à fait conscient qu’avant tout cela, Le Havremont allait devoir survivre à ce qui attendait l’Empire. Ce qui n’était pas gagné d’avance, bien au contraire.
Claudius suivit paisiblement l’Oracle, contemplant avec lui les remparts et abords de Délimar, et haussa un sourcil quand Naal lui demanda ce qu’il ferait pour le peuple, s’il était amené à avoir la Couronne entre ses doigts. Le Maître de Guerre le regarda un instant, avant d’inspirer, et de répondre :
“Eh bien, voilà une bonne question. J’ai toujours eu comme intime conviction personnelle que nous devions retrouver l’âge de grandeur de notre pays, tel qu’il était il y a de nombreuses années. Mais bien que je ne le dise pas souvent, ce serait mentir que de ne pas admettre que de nombreuses choses ont changé depuis tout ce temps. Notamment à cause des derniers Kohans à la tête de ce pays, la Couronne a grandement perdu en crédit, tout autant que les nobles dont je fais partie. Je pense donc que ma première mission irait en ce sens. Je voudrais redonner ses lettres de noblesse à notre Nation, la faire redevenir un Empire, et que le peuple cesse de croire que nous sommes des élites bonnes qu’à soutirer leurs deniers et s’empiffrer avec. Qu’ils nous voient plutôt comme un modèle, une source d’inspiration, atteignable par des efforts faits au service de la nation. Cela sera le socle pour bâtir un nouveau projet.”
Claudius eut à nouveau un petit rire, songeant à quel point tout ce discours sur la noblesse et les élites devaient paraître si lunaire pour un délimarien. Mais Le Havremont restait persuadé qu’un Chef, c’était fait pour Cheffer. Et que peu de monde ne pouvait s’en targuer.
“Du reste, j’ai de nombreuses idées en tête, tantôt empruntées à mes expériences, et tantôt à l’Histoire. Par exemple, je voudrais que tout enfant naissant dans l’Empire, et que tout citoyen de Selenia, puisse avoir une éducation minimum.”
Claudius fit un petit clin d’oeil à Naal avant d’ajouter subtilement :
“Les Déesses sont avec nouuuuuuus !”
En agitant les mains, et en ayant un regard tel qu’il faisait croire qu’il avait vu la personnification des Huit devant lui. Il eut un petit rire, donnant une petite tappe sur l’épaule de son compagnon, avant de reprendre plus sérieusement :
“Je veux également que l’on redéfinisse ce qui fait de nous des Séléniens, et que l’on établisse de véritables valeurs autour de cela. Ce sentiment d’unité nous manque, et a tendance à se perdre depuis que de nombreux prédateurs sont à l'affût autour de notre territoire. L’Empire a beaucoup souffert de ses récents déboires.”
Le Havremont soupira, avant d’à nouveau regarder Naal, et d’ajouter :
“Je pourrais vous expliquer en long en large et en travers tout ce à quoi je songe, car ce sont des questions que je me pose chaque jour. Nous en aurions alors très certainement pour la nuit à écouter mes divagations, mais disons que essentiellement, j’espère que l’Empire dans lequel je me projette sera une nation forte, qui n’ignorera pas son passé, mais surtout qui aura la volonté de construire des choses nouvelles et inédites jusqu’à lors. Un rapprochement de plus près que de simples visites diplomatiques avec votre cité en serait un bon exemple, mais aussi avec les Graärh, qui semblent être une peuplade aux convictions sembables aux nôtres.
J’aimerai aussi que l’on entretienne un lien beaucoup plus centré sur la proximité avec nos citoyens. Si je ne puis tous les connaître de leurs prénoms comme avec mes hommes à l’armée, je sais qu’ils ont beaucoup souffert de cet éloignement qui s’était beaucoup marqué ces dernières années avec les Kohans. C’est quelque chose que j’aimerai revoir à ma façon. Je n’ai pas l’intention de leur laisser la mainmise sur le pouvoir, mais j’aimerai qu’ils comprennent à quel point le rôle de l’Empereur est important, et pourquoi il est bon de le suivre.”
Claudius haussa les épaules avant de finalement faire d’un petit air laconique :
“Tout un programme en somme. De quoi bien s’occuper pour cette vie, et toutes celles à venir.”
Le Havremont quitta les yeux de l’almaréen une seconde pour s’appuyer sur les remparts de la ville un instant, et souffler un grand coup. Encore fallait-il qu’il survive à cette vie, pour mettre tout cela en place.