Cyrène - 13 mars 1764
Long séjour passé à Nevrast en compagnie de sa famille vampirique. Près de quinze jours qu’il avait profité de leur présence, faire connaissance avec certains, renouer avec d’autres. Il devait avouer que cela lui avait fait du bien, tout en lui rappelant le manque constant qui l’avait rongé depuis sa renaissance. C’était là un de ses choix cependant. Continuer son œuvre auprès des humains, se faire passer pour l’un d’eux et taire son appartenance à la digne lignée vampirique d’Aldaron, son lien avec le clan Elusis. C’était toutefois dans ces moments-là, alors que la saveur de ces instants forts partagés distillait encore leurs doux effluves en son esprit, qu’il se questionnait sur ses décisions. Sur la justesse de la cause qu’il avait choisie antan et qu’il avait continué à suivre jusque-là. Plus il observait les races évoluer en ce monde, plus il se demandait si les humains, et si toutes les anciennes races aussi, n’étaient pas révolues, dépassées, incapables d’apprendre de leurs erreurs passées, enlisées dans un cycle éternel de violence et de haine enragée. Les elfes se mourraient de leur inertie, les vampires s’enlisaient dans le sang, et les humains se déchiraient une île qu’ils auraient dû chérir et protéger…
Bon, pour tout avouer son séjour avait eu également quelques moments forts et marquants. Mais cela n’avait en rien entaché tout le reste, et il chérissait en son esprit cette petite halte de paix, où il avait pu être un peu plus lui-même, un peu plus sainnûr. Il n'y avait eu que dans les instants d'intimité avec Naal où il avait pu être ainsi jusque-là. Il chérirait aussi ce sentiment d’attachement dont il savait, maintenant, ne pas pouvoir se défaire. Quand bien même il ne se sentait pas de suivre les traces de son père. Pas ainsi. Pas maintenant du moins. Il souhaitait tenter d’autres voies, d’autres chemins… Même si le sentiment de désespérance envers les anciennes races faisait lentement son chemin.
L’heure du départ était arrivée toutefois. Il se devait de retourner en Calastin, où d’autres tâches l’attendaient. Notamment il avait un projet d’importance à lancer, qui allait demander du temps et de l’acharnement avant de pouvoir voir le jour. Alerter sur les dangers d’un usage abusif de la magie, comme il en avait fait la promesse informelle il y a quelque temps. Mais pour cela, il lui fallait des soutiens. Shyven était une aide de poids déjà. Une première étape avait eu lieu en ces lieux également. Mais il lui restait encore beaucoup à faire. Sa prochaine cible : la Loge. Et il avait réussi à contacter une des fondatrices, Kälyna Vallaël, par courrier, pour lui demander une entrevue, en vue d’un projet important concernant la magie. Il avait espéré que le mot magie aurait instillé suffisamment d’intérêt et de curiosité pour que la Loge accepte. Et il avait en effet reçu une réponse positive de cette dernière. Il devait la retrouver à Cyrène, puisque Ipsë Rosea était encore isolée et ses portes encore fermées, pour la mi-mars. Cela lui permettrait aussi de vérifier l’avancée des mesures prises pour Ipsë Rosea et la Peste de Corail et de faire son compte-rendu à Delimar.
Son père lui avait proposé alors de l’y amener. Lui-même souhaitait se rendre en Calastin pour prendre la mesure de ce qui se passait aussi près d’Ipsë Rosea. Un voyage dangereux sans doute pour Aldaron, mais Ilhan savait son père suffisamment rusé et prudent pour ne pas courir de risques inutiles. Et puis… un voyage à dos de dragon, cela ne se refusait pas ! Et quel voyage ! Après avoir prévenu Naal par l’anneau qu’il retournait en Calastin et y serait assurément dans quelques jours à peine, et se rendrait directement à Cyrène, ils étaient partis.
Si au début Ilhan s’était cramponné à son père, comme un désespéré jeté à la mer se cramponnait à son rondin de bois, tant le vertige l’avait soudain assailli, il avait peu à peu réussi à se départir de sa peur, se rappelant son mantra intérieur pour regagner un tant soit peu de contrôle et chasser cette peur futile. Jamais son père ne le laisserait tomber des cieux, jamais il ne risquerait sa vie inutilement. Fort de cette conviction, il avait pu alors profiter de toutes les sensations, et s’était même permis un court instant de laisser libre court à une joie presque enfantine, en levant les bras pour en sentir le vent les flageller de sa forte brise, et avait presque crier dans les airs, tel un défi aux terres d’en bas d’entendre sa voix… Certes, Nahui semblait s’être amusée également à lui en faire voir de toutes les couleurs, façon de parler pour une aveugle, en faisant quelques voltiges, certes bien maitrisées, mais qui avaient manqué de faire sauter son coeur hors de sa cage thoracique. Il ne lui en tenait nulle rigueur toutefois, et s’en était même amusé… après coup. Pour tout avouer, s’il avait osé, il en aurait même redemandé. Cette sensation de liberté était si vertigineuse qu’il mourrait d’envie de la revivre un jour.
Le voyage fut alors de bien courte durée à son goût. En trois jours à peine, ils avaient déjà atteint leur destination. Tout près du moins, mais assez loin pour arriver sans être vus de tous, histoire de ne pas alerter tout Calastin de l’arrivée d’un Elusis en ces terres. C’est avec un certain pincement au coeur qu’Ilhan avait dû dire au revoir à son père. Il s’était permis de l’enlacer tendrement, à l’abri de tout regard indiscret, avant de le quitter. Le coeur lourd, mais une volonté de fer dirigeant ses pas.
Bien vite il arriva à Cyrène. Le petit village boueux n’avait que peu changé depuis sa dernière visite la lunaison dernière. Certains le saluèrent, et rapidement trois araignées le rejoignirent, formant sa garde personnelle. Même si a priori il ne risquait que peu de choses ici, il préférait ne pas tenter le loup. Il se souvenait bien trop amèrement son petit séjour chez les pirates… Il arriva le premier sur le lieu de rendez-vous, l’auberge de Cyrène, et y prit une tablée. Il s’y installa seul, alors que ses trois araignées s’éclipsèrent aux quatre coins de la pièce, près des issues et à portée d’Ilhan au besoin. L'althaïen commanda une coupe de vin et la savourait tranquillement, quand une silhouette se dessina dans le cadran de la porte. C’était elle, reconnut-il aussitôt, même si elle restait discrète en apparence. Il n’avait jamais eu affaire à elle en personne, du temps du Tyran Blanc. Jamais directement. Mais il connaissait bien sa silhouette, son allure, son visage… pour l’avoir vu par le biais de ses araignées, dont celles qui étaient tombées en ces temps troublés du passé. Il la connaissait aussi assez bien, elle qui avait ravi sa belle Althaïa, sa si belle cité corrompue alors par la magie du Tyran…
Le jeune sainnûr se força à inspirer profondément et à chasser tous ses vieux souvenirs inopportuns, qui n’avaient pas lieu d’être en cet instant. Tout cela était du passé. La jeune femme s’était depuis lourdement rachetée. Ils se devaient de tourner la page. D’avancer. De construire. Une autre profonde inspiration, et il se leva pour la saluer. Il ne put s’empêcher de lui servir le salut althaïen, s’inclinant légèrement, une main sur le coeur, puis faisant voleter sa main paume vers le ciel en direction de la nouvelle arrivée.
– Nous souhaitons que le soleil illumine vos pas, fit-il de sa voix grave et profonde.
Sans oser prononcer son nom. Il ne savait si elle voulait garder l'anonymat en ces lieux et ne trahirait donc pas son identité si elle ne le souhaitait pas.
Il l’invita d’un élégant geste de main à s’asseoir en sa compagnie.
– Je vous remercie d’être venue en ce lieu. Souhaitez-vous boire quelque chose avec moi ? Ou préférez-vous que nous conversions dehors ?
Dehors… à l’abri des oreilles indiscrètes. Ce qui ne serait peut-être pas un mal, songea-t-il, au vu du projet qu’il allait lui présenter.