24 février 1764 - Nuit - Nevrast
L’heure était venue. Elle avançait à grands pas, tandis que la lune montait haut dans le ciel et noyait les quelques nuages languissants de ses rayons incendiaires. Ilhan admirait le spectacle, depuis la fenêtre de la chambrée qu’on lui avait attitrée pour son séjour. Une chambre lui offrant tout le confort qu’il chérissait tant, et tout le raffinement qui faisait chavirer ses sens. Dès qu’il y était entré, Ilhan s’était senti en ces lieux à son aise… et protégé. Oui, protégé. Aussi étrange que cela puisse paraître, quand bien même ses anciens instincts avaient tenu à faire le tour de la pièce pour s’assurer de toute issue ou chausse-trappe inattendue, il ne s’était pas appesanti sur ses contrôles habituels et sentait le poids de l’attention continue s’échapper de ses épaules. C’était étrange et déroutant, car, même en Delimar, rares étaient les moments où il s’était senti ainsi. Parfois avec Naal, dans les rares moments où il s’abandonnait totalement.
Aldaron n’avait pu le voir de suite, dès son arrivée, et lui avait proposé de le voir le lendemain, pour qu’il puisse se reposer. En tant que sainnûr il avait besoin de dormir. Mais Ilhan avait insisté pour le voir dès qu’il le pourrait qu’importe l’heure, même tard la nuit. Et tard, oui il l’était. Mais pour autant fatigue ne le frappait toujours pas de son glas, tant il était impatient de cet instant tant attendu. Le sablier s’écoulait, et Ilhan peinait à détacher son regard de la lune, tendit que son esprit vagabondait.
Quand soudain un appel le tira de ses pensées. Shan, un de ses fidèles à Delimar. Shan qui supervisait tout là-bas, en sa demeure, mais gardait aussi un œil sur les araignées installées dans la cité ou sur les possibles avancées en son absence. Pur appel de formalité en cet instant. Ilhan se doutait que Shan souhaitait aussi s’assurer que le Tisseur était bien arrivé et en sécurité. Après un rapide compte-rendu de ce qui s’était passé, Shan lui fit part que les deux Graärh arrivées à Delimar il y a quelques temps, et qu’Ilhan avait prises sous sa protection, avaient bien reçu tout leur équipement. En effet, Reynagane et Nyana avaient émis la volonté de partir en Néthéril reconquérir leur honneur et aider l’île à combattre les dangers qui la menaçaient. L’althaïen s’imaginait déjà Reynagane avec son arc, son carquois et ses flèches et sa belle armure d’archer, ou encore Nyana dans sa cotte d’armure avec sa dague et l’anneau qui la protégerait un tant soit peu… Elles devaient avoir fière allure. Il n’aurait certes pas la joie de les voir à l’oeuvre, mais il était sûr d’entendre un jour leurs exploits à venir. Ilhan donna alors ses dernières consignes à Shan et le remercia avant de couper la communication.
Se retrouvant de nouveau seul, avec lui-même. D’ordinaire la solitude ne lui pesait pas, bien au contraire. Mais en cet instant l’impatience galopait et lui insufflait une nervosité qu’il peinait à maitriser. Il allait revoir son père. Après tous les événements qui s’étaient passés, notamment à Ipsë Rosea, il allait revoir son père. Cendrelunes. Aldaron. Ils avaient tant et tant de choses à se dire. Mais surtout à partager. Ilhan avait hâte de ces retrouvailles. Non, nulle appréhension réelle en son coeur. Certes, il était conscient que ses propres choix avaient creusé un fossé entre son père et lui. Ils en souffraient tous deux, et le seul réel responsable de cela était lui, lui qui avait décidé de rester oeuvrer près des humains, se faisant même passer pour l’un d’entre eux et allant jusqu’à cacher sa parenté et ce lien auquel pourtant il tenait tant. Il était aussi persuadé qu’Aldaron comprenait, du moins en partie. Quand il l’avait mordu, après tout, il savait. Bien avant tout cela, Ilhan lui avait partagé ses rêves, ses folles utopies. Ses peurs aussi. Oui, Aldaron avait su, et savait. Mais cela n’empêchait sans doute ni la déception ni la peine, et encore moins la douleur. Il savait sans doute aussi qu’Ilhan n’était pas prêt à le suivre sur les sentiers que Cendrelunes semblait vouloir emprunter.
Pour autant… le lien qui les unissait était toujours là, fort. Du moins il palpitait dans le coeur d’Ilhan. Il sentait, au fond de lui, que, quoi que fasse son père, quoi qu’il choisisse, quand bien même violence et sang sillonneraient son chemin, Ilhan ne pourrait ni le lui reprocher ni le lui en vouloir. Peut-être ne le suivrait-il pas, peut-être ne brandirait-il pas les armes et la rage de concert avec lui, mais… Non, il ne pouvait le blâmer. Tout ce qu’il craignait réellement, c’était de voir grandir le nombre des ennemis de son père. Et cette peur de voir celui-ci périr sous la lame d’un traitre ou d’un fourbe assassin grandissait de jour en jour.
La lune était maintenant à son zénith, constata-t-il entre deux songes. L’impatience grandissait, à tel point qu’il en triturait sa pythie, sans même s’en rendre compte, à deux doigts de la déclencher, même si en un geste discret, alors qu’il restait toujours immobile à la fenêtre. Geste assez coutumier qui lui permettait souvent de recouvrer un semblant de sérénité. Mais cela semblait échouer en cet instant. Quand soudain un coup à la porte manqua le faire sursauter. D’une voix faussement calme, il permit à l’intrus d’entrer. Un serviteur venait le chercher, Aldaron lui proposait de descendre au salon. Ce même salon où il avait rencontré un peu plus tôt son frère de croc, Ivanyr. Une rencontre qui l’avait surpris, agréablement surpris, mais qu'il avait chérie.
Personne n’était encore présent. Le seigneur des lieux ne tarderait pas à arriver, lui promit le serviteur, avant de s’éclipser. Ilhan hocha la tête en sa direction, en un remerciement silencieux, avant de finalement se retourner vers la pièce. Des victuailles, toutes fraiches, étaient installées sur une petite table. Une attention qui lui était spécifiquement dédiée. Y trônaient en effet les petites boules qu’il aimait tant. En fait, constata-t-il, toutes ces friandises préférées lui tendaient les bras. Un doux sourire étira ses lèvres. Pour autant, son impatience ne s’apaisa pas et monta encore d’un cran, si ce fut possible.
Il s’avança alors vers la fenêtre. Mais même la vue de l’astre lunaire, aussi magnifique qu’un diamant dans le firmament, ne suffit à le calmer. Il s’assit alors en tailleur sur le sol, devant la fenêtre, et entra rapidement en méditation, par de profondes et lentes inspirations. Il mit un petit temps à calmer les battements frénétiques de son coeur et à retrouver un semblant de paix intérieure. Il commençait enfin à sentir ses muscles se dénouer un à un, quand enfin un bruit de pas se fit entendre. Aussitôt Ilhan rouvrit des yeux qu’il n’avait pas eu conscience de fermer, et tendit l’oreille aux aguets. Nullement inquiet. Juste… curieux, avide, impatient, et… heureux. Oui, heureux. Cendrelunes arrivait. Il était persuadé que c’était lui, tant et si bien qu’il ne se retourna pas tout de suite quand enfin la porte s’ouvrit dans son dos. Il inspira profondément, s’imprégnant des effluves paternels, certes toutes vampiriques, mais pourtant rassurantes à ses sens sans qu'il ne sache pourquoi, et de cette aura de puissance qu’il pouvait presque sentir palpiter.
Lentement, il se redressa alors sur ses pieds. Tout aussi lentement, il se retourna. Peu confiant en sa voix, il ne put toutefois saluer son père dignement, et seul un fin sourire entre joie et mélancolie se dessina d'abord sur ses lèvres. Une autre profonde inspiration. Puis il lui offrit le salut althaïen, en simples gestes. Il s’inclina avec respect, mais la main qu’il porta sur le coeur s’attarda longuement, comme s’il souhaitait en extirper toute son affection… avant de l’envoyer vers son père en un geste doux, tendre, la paume vers le haut. Sa paume s’attarda un instant encore dans l’air, avant de descendre doucement.
– Que l’astre de la nuit guide vos pas, Cendrelunes.
Ou comment dire à son père qu’on était si heureux de le revoir en langage ilhanesque. Ses accents althaïens le chantaient pour lui.
Il se retint d’avancer plus encore. Et réfréna l'impulsion qui le poussait à se jeter dans ses bras, en une embrassade dont il avait tant rêvée, mais qu’il n’osait ni réclamer ni imposer. Ce furent ses filaments d’or toutefois qui exprimèrent tout ce qu’il réprimait. Ils s’élevèrent doucement dans son dos, en une lente valse hypnotique, tendant leurs doigts vers Aldaron en une invitation muette. Et les éclats d’or qui envahissaient en une myriade d’étoiles le ciel noir de ses yeux trahissaient d’autant plus l’athaïen.
Un cri du coeur.
Un appel du fils.