Cyrène - 1er février 1764
Sombre affaire que celle-là. Le nom d’Elusis résonnait encore dans sa tête et mille questionnements, mille pensées s’agitaient en lui. Aucune ne lui permettait d’apporter une solution satisfaisante à cette histoire qui puisse apaiser son coeur et sa conscience. Il avait l’impression de se retrouver, encore une fois, dans un entre-deux, de devoir prendre des décisions cruciales… et de devoir choisir. Choisir entre sa cité, ou plutôt Calastin, et sa famille vampirique, même si gardée secrète. Et au final, ici, en cet instant, pour cette affaire, son choix était fait. Il l’avait déjà fait au moment où il avait décidé d’intervenir, coûte que coûte, et d’entrer dans ce maudit temple malgré tous les obstacles, alors même que les hypothèses qu’il redoutait n’étaient pas encore vraiment confirmées mais avaient pris forme dans son esprit de façon assez marquée.
Oui, un choix il avait fait. Et quand bien même il savait qu'il aurait fait le même s'il pouvait revenir en arrière, il sentait son coeur se déchirer. Deux aspirations différentes, qui ne pouvaient coexister. Tel avait été déjà son sentiment dès sa renaissance. Tel avait été le déchirement lancinant qui n’avait cessé de le lacérer en son coeur et son esprit. Et il savait, au fond de lui, qu’un jour, il serait plus acculé encore devant l’inéluctable choix définitif auquel il se refusait, même encore aujourd’hui.
La voix de Thôrmyr le coupa soudain dans ses songes déprimants. Ilhan releva alors la tête, d’un air faussement impassible mais les traits tirés de fatigue. Il aperçut l’almaréen et un des gardes partir, sans doute pour obéir à ses directives. Il hocha alors simplement la tête en direction de l’homme qui lui tendait déjà des esquisses. L’althaïen nota le trait de dessins, sûr, précis, sans accroc, et la netteté des détails.
Le lyssien… Il s’agissait clairement de Vaea. Le dessin n’était peut-être qu’une esquisse, mais ses traits bien particuliers ne trompaient pas. S’il se sentait trahi par la duplicité dont avait fait preuve son père, en ayant tué Vaea sous ses yeux pour mieux le ressusciter ? Oui et non. En un sens, il était pour le mieux qu’il n’en ait rien su. S’il avait eu connaissance de cette information, il aurait dû la livrer à Delimar, ou n’aurait pu prétendre en tout cas à la mort de Vaea et à une quelconque résolution de l’affaire. Connaissant l’Intendante, elle aurait certainement voulu traquer les renégats, du moins l’homme à leur tête, s’il se refusait à se livrer de lui-même à Delimar pour un jugement. Ce qui aurait alors non seulement mis le feu aux feutonneres, mais rompu tout secret quant à l’implication des Brise-Sorts dans les meurtres de Caladon. Oui, qu’il ait été gardé dans l’ignorance avait été le plus sage. De même qu’il avait préféré, sciemment, ne pas creuser la question de l’appartenance d’Aldaron Elusis à la Confrérie des pirates. Quoique… au vu des derniers événements et de l’alliance entre les Elusis et les pirates, cela confortait ses soupçons passés. Au point où en était rendu le clan Elusis, le Tisseur pouvait bien se lancer dans la quête de cette information, ou dans sa confortation du moins.
Quoiqu’il en soit, si les révélations précédentes l’empêchaient de garder tout secret pour préserver, un tant soit peu, l’honneur du clan de son père, ses portraits ne faisaient qu’enfoncer le clou sur l’inéluctable. Non, pour cette affaire-ci, aucun secret ne serait permis. Pire encore, certains autres allaient être révélés. Et Delimar allait devoir faire face à des questions, de lourdes questions. L’Alliance courait de nouveau un risque majeur, qu’il allait falloir rapidement endiguer, pour éviter que des conflits n’éclatent. Ce n’était vraiment pas le moment…
Il observa les autres portraits, toujours hochant la tête à chacun d’entre eux. Il ne pouvait prétendre connaître les vampires par eux-mêmes, ni même l’homme avec lequel Vaea avait fui, mais il n’allait pas manquer de se renseigner à leur sujet.
– Merci pour ces esquisses. Je note que vous avez un remarquable coup de plumes. Ces portraits sont remarquables.
Il releva les yeux vers l’homme nommé Thôrmyr, résistant à l’envie de goûter ses pensées ou ses émotions.
– Puis-je les conserver ? Ils nous seront très utiles pour les événements et décisions à venir.
Son regard sombre achoppa alors l’elfe et son frère alité, et il réalisa avoir quelque peu négligé leur présence. Et n’avoir pas répondu aux politesses et à la prévenance de l’elfe.
– Je vous remercie de votre attention, fit-il alors enfin à Lomion. Je suis heureux de vous voir vivant aussi. De vous voir tous, vivants, si ce n’est sains et saufs.
Il jeta un coup d’oeil inquiet vers son frère qui semblait encore bien éprouvé. Mais il était temps de s’extirper lui-même de ce lit. Il tenta alors de se redresser totalement et de s’asseoir sur le rebord. À ce simple geste, le monde sembla soudain tournoyer dans une valse frénétique qui manqua le faire chavirer. Il s’agrippa sur le rebord et manqua grimacer au toucher de sa main noircie sur le drap. Il n’en avait… qu’une vague sensation. Comme si… sa main était engourdie, alourdie de glace, et que tout mouvement lui demandait un effort surhumain pour ne serait-ce que bouger le petit doigt. Morte… sa main semblait comme morte. Quasi insensible à toute sensation, qui n’était alors qu’un lointain écho de ce qu’il aurait dû sentir… Il jeta un regard sombre sur sa main. Regard qui eut le mérite de le focaliser sur un point et de calmer son vertige momentané.
Il avait utilisé beaucoup de ses forces, en faisant appel à la magie à répétition, sans compter sans doute le contrecoup de cette attaque magique dévastatrice qui aurait pu, dû, lui coûter la vie, s’il n’avait pas eu la chance d’utiliser une potion d’ultime secours juste avant. Il allait sans doute devoir y aller plus lentement qu’il ne l’aurait voulu.
– J’espère que vous n’avez pas été blessés vous-mêmes, ajouta-t-il alors d’une voix basse, en regardant tour à tour l’elfe et Thôrmyr.