27 Février 1764, au port de Nevrast.
Concentration. Discipline. Poing sur les tempes. Ne pas abandonner. Il suffisait de faire preuve d’un peu de patience.
Il ne fallut pourtant que quelques minutes à Asolraahn pour feuler dans ses coussinets sur la foule et son cortège de vacarmes, alors que le port lui-même semblait désirer lui gronder son excitation des grands jours. Voilà bien quelque chose auquel il aurait du mal à s’habituer. Il régnait en effet sur la baie de Nevrast un vacarme et une cohue comme il en avait rarement entendu. Ce jour-là, de nombreux navires étaient amarrés à la baie couleur topaze : cogues, nefs, chalands et parfois frégates s’aiguillonnaient en rafale dans la forêt de leur mâts. Ici, sur les quais, des mouettes s’invectivaient au-dessus de sa tête, et l’odeur du bois mouillé emplissait l’air, accompagnée de celle de l’eau de mer et du poisson.
Un poisson manifestement pas frais.
En comparaison, les bruyantes cérémonies du village de la légion Vat’Em’Medonis auxquelles il avait participé longtemps auparavant faisaient l’effet d’un sinistre mausolée. Le port avait bien changé depuis sa toute première venue. Il s’avérait que des galeries avaient même été creusées pour que des vampires puissent y habités, chose que le géant opalin trouvait bien singulière, mais loin d’être incompréhensible. Les êtres nocturnes avaient cette caractéristique autrement plus singulière de ne pas considérer le soleil comme leur plus tendre ami. De fait, la place du marché était gigantesque. Elle était entrecoupée par les bâtisses en obsidienne qui se dressaient partout dans la cité : des bâtisses froides, à la hauteur du blizzard ténu qui envahissait le port ce jour-là.
Asolraahn fit un pas pour laisser passer un convoi. Il faillit trébucher sur les pavés sombres de la place. Maudite caillasse, songea-t-il. Une bonne terre humide avec de l’herbe, c’était tout ce qu’il réclamait. Une bonne raison pour ne pas demeurer dans les parages. Et puis, le regard des vampires dans son dos ne lui disait pas grand chose de bienveillant. Parfois, il oubliait que le peuple de la nuit faisait également peu cas du froid parce qu’il en était lui-même issu.
Il poursuivit son chemin sur la baie, jusqu’à prendre un embranchement qui le mena dans les quartiers plus éloignés du port. Bientôt, le brouhaha se dissout derrière lui et l’on ne vit plus que la pointe des mâts au loin. Bien que le centre portuaire soit la place la plus fréquentée, Nevrast avait également dévoré le reste des côtes. Partout, l’on voyait de petites bicoques établies dans l’ombre. Les plages cueillaient les petites barges qui ne pouvaient se faire une place dans la rade principale. Il s’agissait de lieux bien moins agités, où les établissements se faisaient rares. L’araignée ne lui avait pas donné de localisation précise. Mais il n’en avait pas réellement besoin. A entendre le silence tomber peu à peu, le géant opalin savait qu’il allait dans la bonne direction. Il atteignit finalement un lieu où l’on ne pouvait plus que voir sa silhouette massive dans la pénombre des petites habitations. Il resta là, à observer les passants d’un œil torve. Les vampires faisaient leur chemin sans lui jeter un regard. Ce spectacle de non-vu le divertit plus qu’il ne voulut bien l’avouer.
Il s’installa sur un tonnelet vide, tenant son bâton comme d’une ancre. Il resserra lentement ses griffes dessus. Il attendait depuis un moment déjà. Ce n’était pas lui qui avait proposé le lieu de la rencontre. Il aurait préféré que cela se fasse loin d’ici. Mais qu’y pouvait-il ? On ne contactait pas la Toile sans se plier à ses règles.
Lui-même n’aurait pas cru qu’il soit si dur de se rapprocher de ses membres. Sans l’aide de son ami Jangali, cela aurait même été impossible, car il n’avait alors pas même conscience de leur existence. Seul le graärh au pelage tigré avait été capable de lui trouver la localisation de l’un de leurs informateurs, basé sur Néthéril dans un village de côtier qui se trouvait non loin du domaine Baptistral. Un humain bien peu loquace, dont la langue ne s’était pas déliée dès le premier regard. Là aussi, la patience du félin avait été mise à rude épreuve. Ce qu’il avait alors besoin, c’était de renseignements, ni plus ni moins. A cette époque, Atghalan la Perfide venait de tomber, scellant le sort des marais d’Athvamy. Dans les structures en ruine des pirates, le géant opalin avait été incapable de découvrir si Taar’Melaah avait réussi à fuir le carnage, si elle avait fait partie des victimes de ses tortionnaires ou si elle avait été emmené autre part. En cela, résidait sa première souffrance, car ne pas connaître le destin de sa fille avait été et était toujours comme une lame brûlante grattant sa poitrine.
Mais la Toile n’était pas un petit groupuscule à prendre à la légère. Et aussi sûrement qu’il lui fut déplaisant de se soumettre à leur subtile système d’informateurs et de messagers, il devina rapidement qu’il touchait là de la griffe son seul moyen d’arracher une information sur les esclaves naguère en partance d’Atghalan. Cela avait fini par payer. De fil en aiguille, les contacts de l’informateur à Néthéril lui avaient finalement obtenu une audience.
Le géant opalin dut admettre qu’en dépit des apparences, la Toile était bâtie sur une loyauté quasi indéfectible envers ses strates hiérarchiques, en particulier lorsqu’on souhaitait se diriger vers le haut. Dénicher une araignée, c’était comme tendre le doigt vers l’un de ses cercles, le pincer et provoquer l’onde de choc qui allait avertir ses congénères de son appel. Asolraahn n’avait rien d’un espion chevronné, mais il avait rapidement compris cette réalité. Il l’avait compris au moment même où on lui avait expliqué que sa rencontre aurait lieu à Nevrast. Tout comme il avait décidé que cela ne lui plaisait guère. Le voile qui entourait cette organisation était nimbé de mystère. Le félin appréciait les choses simples de la vie. Ce qu’il faisait aujourd’hui n’en faisait pas partie. L’inconnu avait ses avantages et ses inconvénients. Mais il espérait qu’il ne s’était pas empêtré dans quelque chose de trop grand et de trop dangereux pour lui.
Car Asolraahn ne voyageait plus seul désormais : son petit-fils aux yeux d’ambre, qu’il avait sauvé des décombres d’Atghalan, était son seul lien avec Taar’Melaah depuis les quatre dernières années. Bien qu’il réside pour le moment chez Kavalys à la taverne de la Lune sanguine et soit en parfaite santé, le mettre en danger était pour lui hors de question. Asolraahn n’avait de cesse de s’interroger : avait-il pris la bonne décision ? Etait-il sur la bonne voie ? Ou risquait-il leur sécurité, à son petit et à lui ? Tant qu’il serait sur le territoire des vampires, il allait devoir se méfier des agissements de tout ceux qui pourraient leur nuire à tous les deux. Il en allait de son devoir envers sa fille.
Le blizzard venait des terres et soufflait en direction de la mer. Des vapeurs de brume accompagnaient les nuages sombres et masquaient le soleil suspendu au-dessus du port. La prise sur son bâton se resserra encore. Ses pensées avaient alourdis ses perceptions. Il faillit ne pas voir la silhouette nouvelle qui surgit dans son champ de vision, qui ne pouvait pourtant qu’attirer son attention. Car il s’agissait de la première personne à venir dans sa direction. La truffe d’Asolraahn se rebiffa et sa mâchoire se serra inopinément. L’homme ne portait pas les odeurs de son espèce, mais plutôt un parfum délicat qu’il n’avait encore jamais senti. Une inspection plus poussée répondit à ses interrogations : Il n’était en réalité ni humain, ni vampire. Voilà qui était intéressant. Il ne connaissait pas l’identité de son contact. On lui avait uniquement indiqué que le messager aurait une broche attachée à son vêtement.
On ne lui avait cependant pas expliqué pourquoi son odeur contiendrait en outre quelques soupçons de relents appartenant à une chèvre.
Il ne sut que penser de son arrivée. A première vue, ce n’était pas un guerrier. Pourtant, et Asolraahn ne le savait que trop bien, les apparences étaient souvent trompeuses. Le félin resta sur ses gardes. Il le fixait toujours, l’air de dire qu’il n’avait pas encore décidé s’il pouvait lui faire confiance ou non. Soudain, il sourit innocemment et déclara en langue commune :
-Assis-toi donc, l’ami. Ne crains rien. Je n’ai encore jamais mordu quelqu’un et par les Esprits, ça ne risque pas d’arriver !