Lorsque Claur et Aerlinn se furent installés de part et d’autre de Maura et Priscilla à la place en diagonale à sa droite – la diagonale gauche étant occupée par la mère de la commandante – un elfe d’une quarantaine d’années humaines fit son apparition à l’entrée de la pièce et se dirigea vers l’extrémité inoccupée de la table du dîner, s’appuyant sur une canne pour avancer. Visiblement, il avait reçu une blessure quelque peu invalidante qui le contraignait à se déplacer ainsi.
La pâle jeune femme se leva en même temps que la commandante et la mère de cette dernière, afin d’accueillir le nouvel arrivant au dîner. Il s’agissait du père de la commandante.
La jeune rousse écouta le père et la fille discuter, poliment, sans intervenir. Puis un mot prononcé à son attention par le père de la commandante la fit tiquer, bien qu’elle ne relevât pas le moins du monde. Le terme employé était « adannen ». Ne l’ayant jamais entendu nulle part, la jeune femme jugeait qu’il s’agissait là d’un terme elfique, mais elle se garda d’en demander la signification pour le moment, préférant s’informer au court du repas ou après. Elle rangea donc ce sujet dans un coin de son cerveau et continua de suivre la discussion, alors qu’elle se trouvait toujours debout.
Quand le père de la commandante la regarda et s’inclina, la jeune Maura lui retourna sa révérence, avec toute la grâce dont elle pouvait faire preuve, même si elle n’en possédait pas beaucoup.
Puis le père de la commandante se présenta et Maura se rendit compte que c’était la première fois qu’elle entendait le nom de famille et le prénom de la commandante depuis qu’elle l’avait rencontrée. Pourtant, cela ne l’avait pas dérangée plus que cela au court des dernières heures.
Lorsqu’Amandil Thaidforodren pria la Demoiselle d’Obscurvelours de le pardonner pour leur présentation tardive, puis quand il la mit en garde sur le fait qu’il lui faudrait bien du temps pour apprendre les us et coutumes des elfes, la pâle jeune femme se contenta de sourire et de hocher la tête.
Tout le monde se rassit et Amandil frappa dans ses mains. A ce son, une floppée de serviteurs virent disposer de nombreux plats sur la table. Tous les mets étaient constitués de légumes, de végétaux et de diverses salades, mais un unique plat de viande fût amené et placé entre Maura et Priscilla. Des boissons et des carafes furent également disposées sur la table et les serviteurs se retirèrent.
Quand Harthea appela son père, ce dernier expliqua cette parole à son invitée. La jeune femme hocha une nouvelle fois la tête.
La jeune Maura observa tout le monde se servir, attendant patiemment et poliment que son tour vienne. Elle fut pour le moins étonnée de voir Harthea et ses parents se servir une tranche de viande, pensant qu’ils n’en prendraient pas, tout comme l’avaient fait Claur et Aerlinn.
Quand les plats arrivèrent devant elle, la jeune invitée ne prit pas de viande, se contentant de légumes et de salade et faisant ainsi, elle le pensait, honneur à une des traditions elfiques qu’elle connaissait. Et, après tout, manger végétarien ne la dérangeait pas, alors elle le pouvait parfaitement.
Alors que tout le monde commençait à manger, la jeune femme décida demander à Amandil ce que signifiait le terme « adannen » qu’il avait employé pour la désigner, un peu plus tôt. Elle ne savait pas s’il était impoli ou non de parler pendant un repas elfique, mais dans un cas comme dans l’autre, cela serait une instruction pour elle.
C’est donc un peu timidement qu’elle s’adressa au doyen de la famille. Ne sachant trop par quel titre l’appeler, elle opta pour un titre qu’elle jugeait neutre, lui l’ayant appelée « Demoiselle » Septentrius :
- Sir Thaidforodren… Pardonnez-moi… je me posais une question… que signifie le terme « adannen » que vous avez employé tout à l’heure pour parler de moi ?Elle sentit le rouge lui monter aux joues, sans trop qu’elle ne comprenne pourquoi. Et se connaissant, elle devait être rouge comme la variété de même couleur des
amaryllis, ces fleurs magnifiques qu’elle aimait regarder dans son herbier.
Afin de cacher son trouble, elle baissa les yeux sur son assiette et y picora quelques morceaux de légumes et une feuille de salade avant de faire passer le tout avec une gorgée d’eau. Elle avait l’affreuse impression que, dans la quiétude paisible du repas, le moindre petit bruit qu’elle produisait était démultiplié et qu’elle faisait de ce fait un vacarme phénoménal. Chaque cliquetis de fourchette, chacune de ses déglutitions lui semblait pouvoir être entendus dans toute la maison comme un grondement de tonnerre.
La pâle jeune femme se força à essayer de se calmer, se disant que c’était le fait de se retrouver dans cette famille si accueillante qui la mettait mal-à-l’aise, mais que d’ici peu, elle s’y ferait et sa timidité s’évanouirait. D’autant plus qu’elle se devait de surmonter sa timidité, car, comme l’avait dit Harthea, la commandante, la famille Thaidforodren n’hébergeait pas les ombres. Elle allait devoir se forcer et dominer son mal être.
Une nouvelle fois, l’esprit d’Adarius enlaça affectueusement le sien, comme pour lui dire que, si elle avait besoin de se retirer, de se reposer et de lui laisser le contrôle quelques temps, il pourrait le faire pour elle. La jeune femme en était reconnaissante à Adarius, mais elle devait essayer de faire face seule et de ne faire appel à lui qu’en cas de situation critique.
Et c’est alors qu’une nouvelle fois, en à peine quelques heures, l’horreur se produisit de nouveau pour la jeune humaine. Une horreur qu’elle n’aurait pu contrôler, même si elle l’avait voulu.
Alors qu’elle relevait la tête de son assiette, elle vit les plats de légumes les plus proches d’elle se mettre lentement à grouiller d’insectes et de vers et se flétrir à vue d’œil, les mets pourrissant dans les récipients. Cependant, le plat de viande, lui, semblait comme régresser, revenir avant sa cuisson, alors que les tranches de chair crue se mettaient à baigner dans un sang d’un rouge profond. Les boissons prirent également la teinte du sang, qu’il s’agisse des boissons tièdes ou des carafes d’eau fraiche. Il se produisit les mêmes effets sur les mets présents dans les assiettes et dans les verres des autres convives attablés, ne se doutant pas un seul instant de ce que voyait la pauvre humaine. La végétation fraichement cueillie pour le chemin de table se flétrit et prit la teinte noire de ce qui est calciné, tandis que la nappe commençait à roussir, crépiter et cloquer par endroits comme sous l’effet d’un incendie. Et l’odeur piquante de fumée et de choses brûlées ne tarda pas à suivre, mêlée à celle ferreuse et poisseuse du sang et celle presque douceâtre de la pourriture des légumes et au bruit des insectes et des asticots grouillants.
Lorsqu’elle baissa de nouveau la tête vers son assiette afin de se soustraire à la vision – ne pouvant se soustraire qu’à ce qu’elle voyait – la jeune Maura remarqua que celle-ci ne contenait plus des légumes et de la salade, mais exclusivement du sang d’un rouge profond, tout comme son verre.
Alors seulement, en dernier recours, elle ferma les yeux très fort, cherchant à calmer les battements frénétiques de son pauvre cœur affolé et sa respiration devenue saccadée, se cramponnant de toute ses forces à ses couverts – en s’enfonçant par la même occasion ses ongles dans ses paumes – comme si cela pouvait l’aider d’une quelconque manière, totalement indifférente aux réactions qu’elle pouvait bien provoquer chez la famille en agissante de la sorte. Elle souhaitait juste que tout cela s’arrête.