28 Février 1764
…
…Inspirer…
…
…Expirer…
…
…Encore une fois…
…
…Inspirer…
…
…Expirer…
…
…Remuer…
… Se détendre…
…Se concentrer…
…Une dernière fois…
…
…Inspirer…
…
…Expirer…
…
…Et au bout de ce dixième profond souffle…
Ouvrir les yeux…
…
… Et foncer !
Et me voici, galopant comme un étalon lâcher au milieu d'une interminable plaine, savourant la caresse du vent dans sa crinière, la bouche ouverte pour goûter au délectable délice de l'air asséchant la langue et le palais. C'est une liberté qui ne se partage pas, qui ne se transmet pas et dont on n’hérite pas. L'herbe n'appartient à personne, le ciel est le même pour tous les yeux lui cherchant des distinctions pour justifier la jalousie et l'envie. La nature ne paraît pas, elle est. Et je cavale, les muscles parés, le regard dirigé vers les arbres devant moi, les ailes qui se déploient petit à petit. Mon poux s’accélère, mes membres se tendent. Je sers les dents. Je cours, je cours !
Ailes déployées, je pousse de toutes mes forces, les faisant claquer contre le souffle du Zéphyr tandis que je bondis, tout le corps tourné vers l'horizon.
Et d'un coup, d'un seul, j'ai quitté le tapis de verdure. Je ne m'abandonne pas et poursuis mes larges mouvements de membranes, cherchant à m'appuyer sur un support invisible, désireux d'atteindre l'infini bleutée que j'entends m'appeler. Elle s'approche de moi, je la sens effleurer la peau sensible, la chair sous mon armure épineuse, j'en frissonne. J'approche de l'extase, je la vois au fond de mon regard !
Je ne souffre point. Aucune courbature ou muscle menaçant de rompre. Mes os tiennent bon et tout mon être se relâche, puis se contracte et poursuit ainsi pour me permettre d'approcher le paradis. Je monte, je monte. Aller ! Encore un effort ! J'y suis !! Je pénètre au cœur d'un nuage mais ne me laisse pas attendrir. Pas si près du but ! Je dois gravir se mur insaisissable !
Là ! De la lumière !
Je jaillis dans une volute de mousse légère, bondis dans mille et un rayon de lumière. Je jurerais qu'elle s'est installée ici juste pour m'accueillir. Elle m'embaume, signe de ma fierté, symbole de ma majesté. Preuve de ma victoire. Je déploie grand mes ailes. Le soleil les traverse doucement, les imprègne de l’éclat du bronze, brillant, étincelant. Le cou dressé, les pattes écartées.
Mes veines bouillonnent, il pulse dans ma poitrine. Les émotions, malgré moi, s'emballent. Je les sens se déverser dans mon corps, dans mon esprit, tel une fontaine de bien-être.
… Et ce silence…
…Il me submerge…
J'ai besoin de… de le remplir… d'exprimer cette joie… cette excitation !
Ma gueule s'ouvre d'elle-même. Et mes poumons remplis, torse bombé...
JE POUSSE LE PLUS GRAND RUGISSEMENT QUE LA CRÉATION AIT CONNU !!!
…
Et puis, le vide…
Comme dirait communément les humains, le temps s'est arrêté. Plus rien n'existe. Une solitude bienveillante, apaisante, affublée de la pureté du diamant.
Après tout ce que j'ai accomplis, toute la peine sue j'ai enduré, toute l'aide que l'on m'a offert, j'ai enfin réussi.
C'est un véritable miracle… si j’étais un être humain, ma joie serait telle que je m’effondrerais d’allégresse face à l'astre du jour.
Est-ce donc cette sensation que les bipèdes recherchent par-dessus tout ? ce qu’à ressenti Luna et sans doute Orfraie ? Ce que l'on nomme… le Bonheur ?
En aurais-je eu un fragment ?
Je pourrais très bien le croire.
Ma chute n'en n'est que plus douloureuse… mon corps s'alourdit le temps d'un souffle. Et maintenant, je retombe.
Curieusement, mon premier réflexe n'est point de me ressaisir et de reprendre mon vol plané. Non. Des images me viennent en tête. Elle passent en boucle devant le filtre de mes paupières.
Je revois les baptistrels du domaine, préparant leurs drôles de mixtures.
Ma mère, son museau contre le mien, tendre.
Mon cher Kaalys et son visage amical.
Mon père et ses yeux pleins de fierté fixés sur son enfant.
Firindal, mon petit frère tant aimé. Lui sur qui j'avais promis de veiller.
Luna, ma Liée-dorée, que je chéri plus que tout au monde.
…
La dernière vision…
Elle passe si vite, mais je la reconnais…
Tout ceux que je vois alors, comme s’ils étaient auprès de moi, je le comprends bien vite. C'est à chacun d'eux que je dois d'en être arrivé à ce point crucial. Ils m'ont rendu ce dont j'avais été privé à la naissance. Le don de voler. Et avec lui, la noblesse de mon espèce.
Je n'arrive pas à y croire…
Je suis enfin, un véritable dragon.
J'ai volé…
…Je vole !
Le rideau se lève, ma vue se ravise et je me voit, corps inerte s’apprêtant à s’écraser au sol.
Je me retourne, et mes ailes, d'un seul geste, se déploient. L'air stoppe ma descente.
Tout du moins… pour un court moment !
Mon aile droite se tort indépendamment de ma volonté. Je… je perd l’équilibre ! Et je chute !
Je ne contrôle plus rien ! Pourtant la terre ferme se rapproche à une allure inquiétante. Mes ailes se débattent à la façon d'un lézard piégé, mais je ne parviens qu'à détourner maladroitement ma trajectoire. Près de mon précédent point d'impact, même si je suis en train de virevolter et de tournoyer sans pouvoir rien y faire, je me vois d'ores-et-déjà plonger au beau milieu de ce petit étang, non loin d'un chemin de voyage.
Une chance pour moi !
Je referme alors mes ailes. Tout du moins une.
C'est un énorme plongeon que j’exécute, faisant jaillir quelques bons mètres d'eau cristalline hors de son lit dans un bruit qui, selon moi, serait comparable au chant d'un canon à poudre.