21 février 1764 – Delimar
Fébrilité pulsait en son coeur depuis le début de cette journée. L’aube n’avait pas dardé ses pâles rayons timides, qu’il en avait déjà senti les prémisses. Et plus le soleil continuait sa course dans le ciel limpide, en ce froid hivernal, plus l’appréhension gagnait en puissance.
Pourtant nul combat en ce jour, nulle bataille en de sanglants atours. Non, rien de tout cela. Non, en ce jour, mariage allait sceller de nouveau son destin. Un sceau qu’il n’aurait jamais cru pouvoir marquer de nouveau sa vie. Il avait recouvré ses souvenirs il y a peu, et avait peiné à se raccrocher à sa nouvelle existence. Après ce vœu fatidique qui avait ravivé peu à peu sa mémoire, lors de cette cent unième lune, l’ombre de sa femme avait plané auprès de lui, jour après jour, tout le mois durant, ou presque. Une ombre spectrale, littéralement, qui l’avait accompagné dans le douloureux cheminement des souvenirs, alors que le sinistre voile des limbes de son esprit se déchirait peu à peu. Il avait eu l’impression de tout revivre, à la fois avec une folle intensité, tant les souvenirs pulsaient parfois en tout sens, et avec une étrange et dérangeante distance, tant tout lui semblait éloigné. Pour autant, la perte de sa femme et de son fils l’avait flagellé de plein fouet, une nouvelle fois, quand il avait revécu leur trépas.
Qui aurait cru alors que la vie lui offrirait cette nouvelle chance ? Une nouvelle épousée, et plus encore : un enfant, cadeau du destin, si fou et si immense. Mais après tout, sa renaissance n’avait-elle pas été le premier pas vers ce renouveau dont il avait tant besoin ? Qu’il avait peut-être, sans vraiment l’admettre, toujours rêvé, sans oser l’espérer ? Aldaron avait-il su lire en lui ce vœu inavoué ? Et lui avait-il alors offert cette nouvelle chance et cette nouvelle vie ?
Aldaron… Son père ne pourrait être des leurs aujourd’hui. Anarorë avait choisi le jour, quand son père marchait dans la nuit. Et en Delimar les êtres tels que lui n’étaient guère les bienvenus. S’il pleurait en son coeur cette absence pour ce jour qui devrait être comblé, il préférait savoir son père en toute sécurité, à Nevrast, sur l’île du froid éternel, plutôt qu’ici, en Calastin, dans une cité qui chercherait à le rendre mortel.
Il était par ailleurs bien entouré. Il avait la joie, l’honneur, de voir la cérémonie célébrée par son cher et tendre Naal. Celui qui lui avait permis de traverser toutes ses dernières épreuves, ces derniers mois si éprouvants. Celui qui avait été un ancrage pour lui, une étoile brillant au firmament de la nuit, un guide quand doute s’écriait en lui. Celui qui avait été là quand on lui avait annoncé cette merveilleuse, et terrifiante, nouvelle que celle d’être père. Celui qui, alors qu’ils étaient amants, s’était réjoui pour lui. Celui qui avait pris soin de sa future épousée également, sans que rancune ou jalousie ne viennent ternir les relations entre ces deux êtres qu’Ilhan chérissait tant.
Naal, qui était là, en cet instant, face à lui, alors qu’ils attendaient tous dans le temple des Huit. Le monument entier n’était pas encore totalement fini, notamment l’immense obélisque dont la flèche cherchait à s’élever dans le ciel et semblait bien partie pour dépasser la citadelle elle-même. Immense flèche qui, tel un symbole de fertilité et de l’âme s’élevant, était une prouesse d’architecture almaréenne, et un réel défi en l’honneur des Dieux. Ils se tenaient tous deux au centre du temple, au milieu des autels, Naal du côté de l’autel de Néant et lui du côté de ceux des Déesses. Un grand nombre de bougies avaient été allumées, un peu partout dans l'édifice, et un grand nombre de fleurs avaient été accrochées sur les divers piliers, murs et sièges, tel à la mode althaïenne.
Il ne pourrait jouir toutefois des mêmes festivités, qui en son ancienne contrée durait une semaine entière, et il ne bénéficierait sans doute pas des mêmes cérémoniels si chers à son coeur, tels les mains liées devant une grande arche, ou les rituels pour honorer chaque élément… Sans compter qu'en Delimar un mariage n'était pas sujet à de telles excessivités, sa femme avait semblé en effet très gênée, quand il avait évoqué toutes les fêtes qui suivaient un mariage althaïen, et il avait voulu ne pas la mettre plus mal à l'aise encore. Ce mariage devait être sien, leur, à tous deux, en choeur. Si elle n’aimait pas les grandes célébrations et autres banquets, il pourrait se restreindre et profiter de ce qui leur serait accordé. Au moins avait-elle accepté cette cérémonie et quelques décorations en l’honneur de sa belle et si chère Althaïa.
Ilhan peinait à décrocher son regard sombre de l’homme à la peau plus sombre que lui et à la chasuble immaculée. Il lui accorda un doux sourire, qui, il l’espérait, cherchait à lui transmettre tout ce qu’il ressentait alors. Joie immense et douce affection, fervente reconnaissance de sa belle passion, tendre amour et folle appréhension, le tout valsant dans un maelstrom d’émotions qu’il peinait à contenir et qui illuminait ses orbes de jais d’éclats dorés.
Combien de temps son regard resta-t-il ainsi ancré sur lui ? Il n’aurait su dire. Mais cette seule vue parvint à le rasséréner quelque peu. Son coeur calma ses frénétiques battements pour redevenir un calme tambour battant. Il put alors se tourner vers l’assemblée, qui siégeait là, déjà installée sur les bancs, de chaque côté de la grande allée. Nombreux de ceux qui comptaient pour lui étaient là. Sa maisonnée, et tout Althaïa vivant en Delimar, mais également le Conseil, l’Intendante actuelle… et l'ancienne. Nombre de délimariens avec lesquels il avait noué quelques liens étaient là aussi. Mais surtout… son témoin, Belethar. Son presque frère, son ami depuis si longtemps… Lui qui l’avait connu en plein désarroi à l’époque pouvait partager maintenant sa joie ! C’était un réel honneur qu’il soit parvenu à faire tout ce chemin pour être là. D’un sourire, Ilhan l’en remercia encore. Et son regard se tourna sur celui qui siégeait aux côtés du baptistrel : Sorel, son autre frère, même si cette fois de secret et en secret. L’elfe avait tenu aussi à être là, représentant en silence de leur famille commune qui ne pouvait être des leurs.
Chaque visage, chaque silhouette, lui réchauffait le coeur et lui rappelait la chance qu’il avait. Cette destinée étrange et déroutante qui avait mené ses pas jusque-là… devant cet autel, devant Naal, à l’aube de son mariage maintenant imminent. Oui, chanceux, il l’était. Plus que son épousée, quand on y songeait. Elle était pour sa part entourée d’étrangers, ou presque. Peu de ses connaissances, proches ou amis avaient pu se déplacer. Trop loin, trop accaparés… ou trop dangereux pour eux. Ilhan ne pouvait qu’imaginer combien ce moment, qui aurait dû résonner de bonheur, devait être terni de ces absences. D’ailleurs, quand on parlait de son bel oiseau…
La voilà qui enfin apparaissait, à l’entrée du temple, au bras de Valmys qui alors avait accepté de la mener aux autels. Valmys, qui serait le témoin de son épouse aussi. Valmys, son frère, si doux frère, qu’il chérissait et dont chaque rencontre semblait bénie. Un sourire amusé flotta un instant sur ses traits quand il songea à toutes les péripéties qu’il lui avait fait vivre en rêve. Un sourire qui bien vite se teinta d’un doux émerveillement, quand il remarqua la sublime silhouette de sa femme. Et si sa magnifique robe n’y était pas pour rien, il pouvait assurer que sa femme était belle de nature et n'avait besoin de rien pour réchauffer son âme et illuminer son chemin. Mais il semblait qu’en ce jour les Déesses l’aient bénie plus encore. Ilhan inspira profondément, son sourire se faisant plus doux et presque rêveur, tandis qu’il réajustait sa tunique d’un blanc immaculé. Il avait choisi de porter une tenue toute althaïenne : long pantalon blanc tombant jusqu’aux chevilles, longue tunique blanche cintrée allant jusqu’aux genoux, rehaussée d’une large ceinture tout aussi blanche qui soulignait encore sa fine silhouette, et d’une large étole volant librement de part et d’autre de son épaule gauche.
Ses yeux sombres dévoraient alors sa future femme qui avançait à pas lents dans la grande allée. Il comptait presque les grains de sable qui la séparait de ce moment ultime où elle franchirait la limite du cercle formé par les autels des Déesses pour arriver jusqu’à lui.